-Yo, je cherche une certaine... Jeliz' ?
Dans les ruelles, les passants se reconnaissaient au bruit de leurs pas. Alors que les peureux martelaient le pavé d'un trot bruyant, anxieux, que les ivrognes perdus clopinaient dans leur syncope, et que les assassins ou les gardes cherchaient à simplement ne pas faire de bruit. Les habitués se distinguaient, aux oreilles de la jeune femme, au rythme de leurs pas, à la lenteur mesurée, calculée avec laquelle ils alignaient un pied devant l'autre. Une démarche à l'aspect nonchalant, leste, semblable à celle des chats de gouttières, prêts à décoller au moindre signal, que ce soit pour fuir un danger... ou sauter sur une proie facile. Toute faible physiquement qu'elle fut, Jelizabeth profitait en l'occurrence pleinement de la menace latente de la magie, inconnue permanente qui se posait chez chaque individu. Comme pour lui donner raison, trois escogriffes passèrent en silence, se contentant de la scruter attentivement.
Il faisait frais, aujourd'hui, et la jeune femme était recouverte de la grosse cape de laine qui la protégeait du vent et des intempéries. Son capuchon, qui reposait pour le moment sur ses maigres épaules, la rendait plus identifiable tout en libérant sa vue, et le second point valait pour elle bien facilement l'éventuel inconvénient du premier. Jeliz' était encore une inconnue ou presque à la Capitale, après tout.
- C'est pas mal ici hein...
Presque. Pour ce qui l'amenait ici, alors qu'elle marmonnait gaiement entre ses lèvres, ce "presque" était de mise, indéniablement. Tout commençait doucement mais sûrement à se mettre en place, pour la blonde. Comme elle pouvait s'y attendre, la plus grande ville du Royaume regorgeait de drôles de larrons et d'affaires louches et lucratives, il n'y avait plus qu'à faire son choix. Et si, pour le moment, mieux valait rester sage et joueur la prudence, avec de menus profits parfois un peu laborieux, il ne faisait aucun doute que... Jelizabeth tendit l'oreille. Quelqu'un approchait d'un pas rapide et nerveux, clac-clac-clac. Un drôle d'énergumène passa presque en courant quelques mètres devant elle, poursuivi par un scintillement à l'origine manifeste. La jeune femme eut un fin sourire, se plaisant à imaginer ce qui avait bien pu conduire à cette scène fugace. S'y plaisant tant qu'elle fut presque surprise lorsque retentit une voix masculine dans son dos.
- Yo, je cherche une certaine... Jeliz' ?
Le premier de la journée. L'intéressée prit le temps de pivoter sur la pointe de son pied gauche et de lancer un regard espiègle avant de répondre. Grand et mince, cheveux clairs et longs, apparemment la vingtaine, la longue cape dissimulant bien trop de choses à son goût et la canne dans une main incitaient à la prudence, surtout dans un coupe-gorge. C'est aussi dans ces moments que la jeune femme appréciait tout particulièrement les ruelles sombres pour une raison bien plus pratique : son pouvoir, qui lui sapait en ce moment même son énergie, profitait très bien de ces conditions. Au vu du temps qu'elle avait passé là, l'endroit était déjà saturé de ses spores, impossibles à distinguer dans la poussière et l'ombre. Jelizabeth ne s'approcha pas plus, invitant l'inconnu à avancer d'un petit geste, mettant ses mains bien en évidence alors qu'elle répondait.
- Jeliz', vraiment ? C'est fou ça ! Quel heureux hasard, c'est moi. Et qu'est-ce qui amènerait à me chercher, hmm ?
-Je euh...
-Sacrée coïncidence en effet. C'est pas comme si on m'avait dit que je la trouverais ici eh. On m'a aussi dit que je pourrais sans doute... Faire affaire avec elle. Mais avant tout, comment tu peux me prouver que tu es elle ? Ou qu'elle est toi, peu importe.
-Moi c'est Erland. Salut !
On a fait mieux, comme phrase d'accroche. Mais cela ferait au moins office de preuve de bonne foi...
Ne serait-ce qu'au vu du regard qu'il posait sur elle, d'une insistance assez particulière. Qu'il soit étonné par l'apparence délicate de la receleuse en herbe n'avait rien que de très habituel, mais ne pouvait tout expliquer. L'idée que le pouvoir du gus soit lié au regard effleura rapidement la jeune femme, et elle garda cela dans un coin de son esprit. L'homme cherchait ses mots, avec, il fallait bien le noter, dans les yeux une lueur qui n'aurait su relever uniquement du calcul froid.
D'un naturel difficile à impressionner, Jeliz' ressentit tout de même un petit début de gêne, qu'elle étouffa dans l’œuf promptement. Finalement, c'était à peine s'il ne la déshabillait pas du regard, cet énergumène... Comme s'il s'en rendait soudain compte, il s'anima enfin, peignant sur ses traits un air vaguement aimable et matois.
- Sacrée coïncidence en effet. C'est pas comme si on m'avait dit que je la trouverais ici eh. On m'a aussi dit que je pourrais sans doute... Faire affaire avec elle. Mais avant tout, comment tu peux me prouver que tu es elle ? Ou qu'elle est toi, peu importe.
A ces mots, la jeune femme retint un sourire un peu trop spontané. "En voilà une question faussement finaude...", se dit-elle alors que, comme pour faire preuve de bonne volonté, on la gratifiait d'un nom qu'elle n'avait pas encore demandé. Elle le mémorisa, s'autorisa une petite seconde pour battre des paupières et retenir un dernier petit sursaut d'hilarité.
- Pas la peine de me regarder avec des yeux de merlans frit alors, mon cher Erland. Et bravo pour ta méfiance ! Normalement, si la personne qui m'a conseillé n'a rien oublié, elle a dû te parler de ça.
Et ce disant, Jelizabeth ouvrit son manteau, porta la main à son cou, ceint d'une fine chaîne sous le col de son chemisier sombre. Au bout, un petit pendentif assez caractéristique, petit disque d'or terni par les ans, un peu déformé par de drôles de marques. En bas relief, des initiales simplistes - un J inscrit dans un H - se laissaient apercevoir. La jeune femme s'approcha encore d'un pas, avec sur sa main tendue le colifichet nonchalamment entrelacé, laissé à osciller devant le regard dudit Erland.
- Si l'on ne m'a pas assassiné, il ne peut qu'être sur moi. Tu vois les marques ? Ce sont mes dents qui ont fait ça.
D'un geste presque joueur, elle souleva un peu plus son bras et souffla sur le collier, lui laissant voir ce que ses petites dents avaient accompli sur l'or, puis montra ses dents ostensiblement avant de remballer le tout avec un petit rire. Ce faisant elle reprit sagement une position plus reculée. Il était temps d'aller un peu plus loin pour Jeliz', et cela impliquait aussi de tirer les vers du nez de son vis à vis, dans la mesure du possible. Alors qu'elle réajustait son col, la cape ouverte, elle reprit la parole.
- Et si on ne t'avais rien dit, ta question était un mignon petit bluff. Laisse moi deviner, c'est le vieux Bix qui a donné mon nom ? Ou cette bougresse d'Astrid, peut-être ?
Aller à la pêche aux informations ainsi se révélait toujours utile, même s'il était rare d'avoir une réponse directe. Ce que la blonde cherchait surtout, c'était savoir qui connaissait qui, comment, qui dissimulait et dans quelle mesure, continuer de croquer dans son esprit tous les petits liens qui formaient la grande toile dans laquelle elle évoluait.
-Si j'étais vraiment méfiant, je te demanderais de mordre dedans pour vérifier les marques, eheh...
-Atta, atta... Répète ?! Astrid ?! Astrid, comme dans Astrid Dalgaard ?
-Ouaiiiis, non. Du coup désolé mais ça va pas être possible qu'on fasse affaire toi et moi. M'en veux pas. Tiens, par contre je te laisse ma carte si jamais tu veux qu'on aille boire une bière après le taf. En attendant, ciao !
Et vite, car le bougre semblait déjà prêt à prendre la poudre d'escampette... Le temps de la réflexion se résumait à une petite poignée de secondes. Dans ce petit laps de temps, la jeune femme voulait trouver le moyen de faire quelque chose d'aussi impitoyable qu'intrépide. Elle voulait, sans même vraiment savoir ce que la situation était, coincer ce cher client qui se désistait au dernier moment. Et pas le temps de trop se creuser la tête.
La frêle blonde ne s'imaginait que très peu en venir aux mains, et utiliser son pouvoir serait trop risqué et radical, dans pareille situation. En outre la menace que son pouvoir pouvait représenter était, dans pareille situation, une arme à double tranchant. Aucune idée de ce que son vis à vis avait sous le coude, trop de risques pour rien. Ne restait donc qu'une solution : de même qu'elle avait ferré son merlan par les bons mots, elle ne pourrait le ramener qu'en trouvant les bons leviers de parole.
Sauf que Jeliz' n'avait pas le luxe de la réflexion pour tisser son filet... Les éléments encore présent dans son esprit furent donc son seul matériel. L'émotion vive de Merland, la manière dont il avait répété et complété le nom de l'être craint, la volte-face subite. Mais aussi son comportement précédent, la gaucherie étrange avec laquelle il se tenait là, son hésitation. Enfin la façon dont il avait tourné ses propos, son attitude présente. À quel point connaissait-il Astrid, quels étaient précisément ses rapports avec elle ? Jelizabeth ne savait pas, ne pouvait pas deviner.
Elle chercha donc à ratisser large dans sa formulation et, tout en avançant la main pour prendre la petite carte qu'on lui tendait, ses doigts fins retinrent avec nonchalance ceux du jeune homme, d'une prise très légère. Le geste se voulait doux, de cette douceur insolente qui semblait brouiller les sens de ce cher Erland. Autant appuyer partout où l'on pouvait, n'est-ce pas ?
- Oh, tu es sûr ? Bon... C'est vrai qu'il serait bête que certaines choses se sachent, n'est-ce pas ? Tu sais, je sais être discrète quand je le veux, j'ai mon indépendance, mais si tu insistes...
Le sourire qui accompagna ses mots était charmant, presque incongru dans cette situation. Mais le regard, en contraste du ton de la jeune femme, avait une lueur espiègle, qui jetait sur toute son attitude quelque chose d'ambigu, insidieux. Mais déjà elle avait empoché la carte, faisait mine de se détourner, sans se presser cependant.
- Un verre après ton travail, ben voyons... Allez, bon vent alors !
Elle avait beau dire, Jelizabeth n'espérait qu'une chose, que ce maudit Merland tombe dans son piège approximatif. Malgré l'adrénaline que ce genre de situation tendue et tout en faux-semblants provoquait, elle ne goûtait pas vraiment d'être ainsi mise dans une posture délicate, du avec peu d'options. C'était inévitable après tout, et elle l'avait déjà vécu. Mais ça n'en rendait pas l'expérience plus plaisante...
-Attends.
-Ok... J'ai... « trouvé » ces deux trucs. Je cherche à les refourguer. Au meilleur prix évidemment. Rapidement si possible. Et surtout discrètement. Comme on pouvait s'y attendre, il avait insisté sur ce dernier mot. Tu crois que c'est dans tes cordes ?
C'était sans doute une des raisons pour lesquelles il avait arrêté ses activités illicites. Et probablement pour ça qu'Astrid lui avait interdit de recommencer...