Lorsque c’est finalement l’heure habituelle où toute la maisonnée se réveille, tu décolles de tes draps, tu ouvres ta porte et tu ne peux contenir ton sourire qui hante tes lèvres depuis tout à l’heure. Tu as trouvé l’excuse idéale à dire pour tes parents. Déterminé, tu passes non loin de Mavis, qui est encore en train de bailler tout en tenant son chiffon-peluche. Elle est à peine intriguée par ton comportement, trop ensommeillée. Par contre, ce n’est pas le cas avec tes parents, qui t’accueilles avec suspicion dans la cuisine. Tu leur souhaites le bon matin, tu t’assois rapidement pour déguster un bon petit-déjeuner tout en gardant ce fichu sourire qui ne veut pas s’effacer. Ta mère ose enfin prendre la parole en te demandant pourquoi tu es si prêt pour la journée. Après avoir déglutit ta bouchée, tu rétorques, tout fier, que tu as prévu une journée extra en compagnie de Looki, ton ami de voisinage. Tu rajoutes que vous irez, toi et Looki, derrière la bibliothèque, car il semblerait qu’il y ait de vieux livres cachés aux yeux du monde. Ton père et ta mère s’échange un regard, que tu interceptes, puis ils haussent des épaules. Tu enfouis ton poing fermé de victoire sous la table en constatant que ton mensonge a été un franc succès.
Aussitôt le petit-déjeuner complété et le reste de ta routine aussi, tu lances un au revoir à ta famille et tu quittes à la course. Ton cœur reprend son accélération, un mélange joggé et excité. Tu te diriges vers les rues bondées de la Capitale et tu aperçois facilement oncle Magnus, accoté sur un mur. Dès qu’il remarque tes boucles frisées, il se redresse et te fait un signe de la main. Tu le rejoins, heureux comme un gamin qui reçoit des bonbons ou qui revoit son chien après trois jours. Après les salutations (et un gros câlin au passage), vous prenez le chemin de la guilde. Ton oncle te demande si tu es vraiment certain de ta décision, ce à quoi tu réponds que tu n’as jamais eu une aussi belle opportunité qu’aujourd’hui. Tu es prêt à tout et tu veux avancer dans le grand schéma des choses. Magnus t’observe, tu l’observes en retour. Un silence règne, troué par le bruit de vos pas et de l’arrière-plan capitalien. Il t’adresse un sourire résolu et te dit qu’il te croit. Tout joyeux, tu gambades désormais à ses côtés jusqu’à destination.
Arrivés devant la porte d’entrée de la guilde, ton souffle disparait, tes yeux s’agrandissent, ton corps se raidit. Ça y est, c’est l’heure de vérité. Encore droit comme une barre, tu te retournes machinalement vers oncle Magnus qui rigole de ta posture. Il te donne une tape amicale (mais pas trop forte) dans le dos et déclare que tu seras le meilleur, qu’il a confiance en toi. Tu sens l’honnêteté et le léger apaisement qu’il tente de te transmettre. Tu ne peux plus reculer en arrière ; tu dois essayer et prouver à ton oncle que tu es un homme (un garçon) fiable. Tu hoches de la tête, tu proposes à ton oncle de t’attendre à l’entrée, puis, tu franchis les portes par toi-même.
Dès que tu es à l’intérieur, le discours que tu as tant pratiqué hier soir te revient à l’esprit. Voyant qu’il y a des personnes plus loin, mais que tu ne peux les cerner précisément – dû à ta myopie – tu t’armes de courage et tu proclames d’une voix quand même assez forte :
- Bonjour ! Je voudrais proposer ma candidature pour vous aider dans les dossiers et les archives de la guilde, et ce, gratuitement ! Où puis-je écrire mon nom et me présenter et commencer ? Ah, oui, c’est vrai, je recommence : je suis Bastian Stonks, je suis le neveu de Monsieur Magnus et, heu, je suis ici pour vous aider. Voilà, c’est ça !
Oui, bon, ton discours est devenu décousu avec la gêne (et la grande anticipation), mais tu prends le blâme. Dès lors, tu attends une réponse de la part des personnes qui sont situées plus loin. Deviendront-elles moins flou ?
Le lundi matin, c’est aussi l’occasion de saluer tout le monde et de se renseigner sur le week-end de tout le monde. Enfin, pas de tous, hein, parce que Gégé, on sait bien qu’il l’a passé au bar. Pas comme moi. Et puis, il y a aussi Lou Trovnik, l’examinateur en chef. Lui, il a surement pas quitté la guilde, occupé à trier des vieux papiers pour qu’ils s’empilent parfaitement dans l’une de ces nombreuses archives. Il a dû passer un super moment, comme tous les autres, puisqu’il n’exprime jamais aucune autre émotion que celle d’une indifférence cadavérique. Et puis, le lundi, c’est le moment des affectations de la semaine et je préfère éviter de le croiser pour qu’il me file un boulot dans un coin civilisé manquant de débit de boisson acceptable. Certains diront que parler autant le matin, c’est perdre un temps fou. Mais on voit bien que ce sont des gens peu intéressants qui ne se préoccupent absolument pas du bien-être de la Guilde. Echanger avec les gens, c’est entretenir de bonnes relations entre tous les organismes de la Guide pour que cette belle machinerie puisse continuer à fonctionner dans l’efficacité et la sérénité. Qu’est-ce qu’on ferait si on était fâché avec le Marketing ? Les Ressources Humaines ? Pire ! La Cantine !
Vous voyez. C’est un boulot très important. Et on le fait gratos, la main sur le cœur.
Les filles de l’accueil, par exemple, c’est toujours agréable de papoter.
-Alors, Jack, bientôt prêt pour le solstice ?
-Ah bah ça, oui. On attend encore quelques cargaisons de boissons, mais ça devrait être.
-On passera volontiers.
-J’espère bien, c’est quand même le stand de la Guilde !
-Et puis, tu es sympathique.
-Je sais. Mais tout le monde est sympathique ici.
-Tu es trop gentil, Jack.
-Je sais. Et …
On est interrompu par une voix plutôt fluette. Une voix d’enfant et on se retourne. Il y a comme un instant de stupeur, un petit blanc, puis trois hôtesses d’accueil s’approchent du pas rapide de celles qui ont vu la dernière robe à la mode trônant seul au milieu du magasin.
-Ooooh ! Qu’il est chou !
-Je voudrais le même à la maison ! Le mien ne fait que parler de jouer à Fort Nat avec ses amis. Un vrai désespoir.
-Ah bon ? Le mien ne pense qu’à jouer à la balle pour devenir comme Céair Seth, une espèce d’idole dans les quartiers sud.
-Tu as quel âge, mon petit ?
-Je dirais pas plus de douze ans, moi.
-Troooop mignooooon.
-Le Marketing a lancé une campagne de promotion chez les plus jeunes dernièrement ?
-Tu as dit que tu étais le neveu de ?
-Monsieur Magnus.
-ça me dit quelque chose…
-Ah oui ! C’est pas n’importe qui ! C’est un excellent aventurier.
-Et puis, il n’est pas dénué de charme.
-Rooh. Allons, pas devant le petit.
Je me suis approché doucement. Et quand ça recause de Magnus, je cerne le personnage. Ouai, c’est un bon. Efficace et sympathique. Le jour où il arrête le service actif, il aura une place bien chauffée pour le Conseil des Aventuriers. M’enfin, je m’en vais secourir le pauvre garçon, parce que dans les mains des filles de l’accueil, c’est l’assurance de le retrouver en petit morceau avec la fin de la matinée.
-Mesdames. Je crois que c’est une mission pour Whiskeyjack.
-Ah oui ? Les archives, il a dit. Il faudrait peut-être appeler monsieur Trovnik.
-Non. Je ne pense pas que ce soit une bonne idée de laisser ce jeune… Bastian, c’est ça ?
-Oui, monsieur.
-Moi, c’est Whiskeyjack. Mais tu peux m’appeler Jack. Donc, une bonne idée de laisser ce jeune Bastian connaitre la guilde au travers du regard de Trovnik.
-C’est vrai. Tu es si serviable, Jack.
-Je sais. Tu m’accompagnes, Bastian ? Je vais t’amener chez les examinateurs.
Je suis sûr, il y a des tas de paperasses administratives à remplir, de quoi y passer des jours. Et Trovnik va voir rouge ; métaphoriquement, hein ; quand il verra que son trente-septième processus n’a pas été respecté. Mais bon, il ne faudrait pas montrer à ce jeune passionné les mauvais côtés de la guilde. Pas que l’administration soit une mauvaise chose, non, mais c’est un art, voire même un plaisir, qu’il est difficile à appréhender, même pour les plus passionnés des aventuriers. Chaque chose en son temps. On a là une graine d’examinateur et ça serait quand même con de le laisser dépérir dans le mauvais pot, non ?
C’est tout moi d’être serviable.
Comment ça, je ne vous ai pas raconté la suite de cette histoire ? Quel mauvais conteur je fais. Je m’en vais vous la faire rapide, hein, parce que j’ai du travail.
Sur le chemin menant aux archives, j’ai tenté de discuter avec le gamin. Pour vous avouez, je m’attendais un gamin plutôt timide qui, après avoir balancé tout son discours d’entrée, se serait muré dans un silence gênée. Et bien pas du tout. Figurez vous que Bastian était plutôt ouvert et curieux de tout. On a mis un peu de temps pour archiver aux bureaux des examinateurs, c’est qu’il s’arrêtait partout, posant mille et une questions dès lors que je l’ai invité à poser toutes les questions qui pouvaient passer par sa petite tête. Levant ses yeux foncés vers moi avec cette petite lueur dans le regard qui vous interdit de ne pas lui répondre, on a progressé avec la lenteur d’un examinateur devant rendre un rapport en retard à Lou Trovnik.
Des gamins, on en croise souvent. Même si parfois, l’éducation, c’est un peu dure, ils sont souvent plutôt sympas. Parfois facétieux. Bastian, je peux vous dire, c’était une perle. Aimable avec tout le monde. Courtois. Il disait bonjour à tout le monde d’un ton chantant et plein de bonne humeur. Un moment, je me suis même dit qu’il serait capable de dérider Lou. Bon, je vous avoue que ça ne s’est pas passé comme ça le moment venu. Il portait un carnet avec lui sur lequel il notait plusieurs observations et certaines de mes réponses que je lui fournissais avec plus ou moins de rigueur. Il y a des choses, bon, on sait pas forcément à quoi elles servent dans la guilde, mais on passe à côté en se doutant qu’il doit bien y avoir une utilité, hein, sinon quelqu’un en parlerait. Non ? C’est dans ces moments là qu’on se dit que le regard neuf d’un enfant, ou d’un nouveau en fait, ça peut être utile. Bah plus nouveau que celui d’un enfant, il n’y a pas.
J’ai pas souvenir qu’on ait souvent eu des stagiaires. Notamment parce que les gens voulant travailler chez les examinateurs ne sont pas forcément très légion. Même si, du coup, toucher un public jeune est une bonne idée pour planter la graine de la passion administrative dans les futures générations. Chez les aventuriers, c’est encore plus compliqué. On va pas envoyer des gamins sur des choses potentiellement dangereuses. Et même sur les choses pas dangereuses a priori, c’est de la logistique à prendre en compte que les aventuriers ne veulent pas gérer. Les stagiaires, c’est limite les tous jeunes recrues à la guilde qui peuvent faire office de stagiaires, mais on perd un peu le sens.
Bref, j’ai fini par l’amené aux bureaux des examinateurs. Ça m’a fait un peu mal au cœur, mais il a fallu tenir Gégé à distance. Pas qu’il a une passion disproportionnée pour les gamins, ne me faites pas dire ce que je n’ai pas dit, mais il avait bu suffisamment la veille pour que le petit Bastian devienne saoul rien qu’en lui disant bonjour. Et ramener un gamin complètement torché au vieux Magnus, je me sentais soudainement moins vaillant. Les filles du bureau, évidemment, ont craqué pour sa petite bouille d’ange. Et il était encore plus craquant quand il essayait de faire le sérieux sans y arriver, évidemment. Quand Lou est arrivé, j’ai eu un peu peur. On a expliqué la situation et il m’a chargé de l’encadrer. Je sais pas si c’était une punition dans sa tête, mais moi, j’aimais bien l’idée. Du coup, on a fait les archives comme prévu. Une de rares fois ou j’allais aux archives de bon cœur si vous voulez mon avis.
La journée est passée très vite, en vérité. On a rangé des trucs, mais j’ai surtout répondu à des tas de questions du petit Bastian. Il a essayé de me faire raconter mes quêtes, mais comme j’étais examinateur, j’en avais pas fait. C’est fou ce que les gens peuvent croire. Genre tous les gens à la guilde on fait des quêtes. Genre il ne peut pas exister du petit personnel qui n’a pas passer un peu de son temps à risquer sa vie ? C’est la plupart des examinateurs. Respectez-nous, quoi ! Alors, Bastian, il était très respectueux. Et il montrait un réel intérêt dans le boulot d’examinateur. Il comprenait l’importance de ce rôle et a rapidement perçu le caractère ingrat du boulot. Rouage invisible de la machinerie de la guilde, il n’en est pas moins indispensable. A midi, on a pris un sandwich à la buvette. J’ai même pas pris de bière pour donner l’exemple. Incroyable, non ?
Plus le temps passait en sa compagnie et plus je me suis dit qu’il était bon d’offrir de son temps à plus jeune. J’offrais déjà du temps, c’est vrai. Pour la guilde. Pour autrui, avec mes petits potes. Non là, je pensais davantage à des sortes de protégés. Des jeunes pleins de potentiels ayant besoin d’un soutien pour accéder à leur rêves. Il y a une sorte de récompense ultime à satisfaire la curiosité et les besoins d’un jeunot. Pour moi, c’est juste du temps. Ça pourrait être quelques cristaux. Quelques conseils. Quelques coups de mains de copain. Mais pour eux, c’est beaucoup de choses. Ça peut être toute leur vie. Le coup de main d’un instant. Puis plus j’y pense, plus ça me tire vers des pensées plus profondes. Peut-être que ce désir soudain d’aider les autres, c’est pour combler un manque dans ma vie. Vrai que j’ai la trentaine passée et qu’à mon âge, mes parents m’avaient déjà sur leur genoux. Alors, les histoires de paternité, c’est compliqué, notamment parce que ça ne se gère pas tout seul. Que je passe beaucoup de temps au boulot et que je me préoccupe pas trop de plus l’être, seul.
‘fin, j’ai pas enlevé Bastian, hein. Rassurez-vous.
A la fin de la journée, assez tard même, on a rendu le gamin à son oncle. Il avait l’esprit rempli d’informations et de nouvelles questions, mais il était satisfait. Et ce fut une bonne journée, même si j’ai pas avancé sur mes dossiers, ce que Lou ne manqua pas de me rappeler. C’était donc ça le coup fourré. Bastian m’assura qu’il reviendrait une autre fois et que le travail d’examinateur lui plaisait beaucoup. Vous savez quoi ? ça fait vraiment plaisir à entendre. Donner la vocation, c’est quelque chose.
Plus qu’à attendre qu’il revienne.
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