« - Excusez-moi, vous savez s'il y a du crabe là-deda-
- Ac-cha ! Ch'est d-drès bon ! » fis-je tout en pointant le canapé de l'index, suffisamment près pour le toucher du bout du doigt et inspirer un sentiment de dégout à son propriétaire.
Celui-ci le laissa donc derrière et me tourna le dos, me laissant l'opportunité de déguster le petit four à sa place. Une pointe de saumon, de citron et du pain toasté ; rien de compliqué mais toujours un délice.
Bon, qu'y avait-il d'autre ? Une spécialité du sud avec un fromage crémeux ici... des drôles de cubes pâteux aromatisés là. Des spécialités chimiques dans un bol imitant peu ou prou les saucisses, que je laissais volontiers à l'enfant qui me tenait lieu de concurrent. Bah, tant qu'elle ne tapait que dans ce que je ne voulais pas manger...
Mais plus d'une fois nos regards se croisèrent, alors que nos mains se confrontaient sur des plateaux, dans des bols. Nous en étions même arrivées à nous pincer l'une l'autre, une fois, pour un toast de tarama.
« - Z-zi tu gont-tinues gueu... vais v-boire tes pare-ents ! »
La menace ne devait pas être très effrayante, car la seule réaction de l'enfant fut de me tirer la langue et saisir un mini-friand au fromage. Peste, c'était le dernier ! Je me vengeai donc en croquant, devant ses yeux, le dernier falafel, générant une moue de hargne et de déception sur le petit visage inamical.
Loin des époux dansants et des belles robes, des instruments animant le bal où se pressaient les belles gens, le combat se poursuivait encore bien des minutes après entre celle que j'avais fini par surnommer « la Chieuse » et moi-même.
Elle s'appela Maddie et elle avait onze ans. Que faisait une petite fille seule dans le bal du palais ? Elle essayer de mettre dans sa bouche tous les petits fours du buffet. Et elle se régalait.
C'était une enfant des rues, assez petite pour son age, avec une belle cheveulure blonde et des yeux verts émeraudes. Une enfant des rues n'aurait jamais pu rentrer au palais. Mais cela faisait un an qu'elle préparait son coup : l'an dernier déjà, elle avait voulu rentrer mais on l'avait refusée à cause de son apparence. Alors cette fois elle avait tout prévu : depuis des lunes elle confectionnait sa robe de bal : toute verte avec de la dentelle récupéré sur les robes usagées que les nobles jetaient et des morceaux de verres en guise de pierre précieuses. Elle s'était lavée et de loin, on pourrait la prendre pour une petite fille de noble.
A l'entrée on voulu la refuser, non pas pour son apparence mais parce que les gardes se demandaient qu'est-ce qu'une enfant venait faire ici toute seule. Mais elle avait répondu avec assurance : Mais mes parents sont à l'intérieur ! Je suis désolée... J'étais distraite à observer les fleurs du jardin et je n'ai pas vu qu'ils étaient déjà rentré sans moi... Cela aussi elle l'avait répété. Elle fit sa petite comédie devant le garde, les larmes aux yeux. Et ce dernier ne se fit pas attendre pour céder et la laisser passer.
Tout heureuse, elle couru jusqu'à la salle de bal : l'endroit était très joli, elle n'était encore jamais entré dans le palais et ses yeux pétillaient. Mais ce qui attira son attention n'était pas les décorations ou les jolies robes de princesse des nobles dames. Mais le buffet.
Sans attendre, elle se jeta dessus et mangea goulument tout ce qu'elle pouvait avaler. C'était un véritable festin !
Une fois Elina récupérée au concours, Zahria a presque pu passer une bonne soirée. Quoi qu'en scrutant la foule pour essayer d'apercevoir le moindre signe de son barbu préféré, elle a quand même pu danser et boire, immortalisant même leurs costumes éblouissants et leurs têtes d'ivrognes avec son cadre magique, dans ce qu'on appellerait aujourd'hui un selfie. Mais à force de danser et boire et scruter, il commence à se faire faim, alors la brune embarque la blonde au buffet que cette dernière ne connait que trop bien. En plus, il faut qu'elle lui parle d'un truc, elle vient de s'en souvenir. S'enfournant quelques petits fours dans la bouche, elle prend ensuite son amie par les épaules, et la met en face d'elle, la regardant droit dans les yeux.
« A'ors comme ch'a, ch'a fffricote ave' Ch'ack ?
- Hein ? »
Elle déglutit, puis reprend.
« Alors comme ça, ça fricote avec Jack ?
- C'qui J... Chack ?
- C'est un gars bien, tu devrais y aller, tu sais. Il est vraiment sympa. Ça te ferait pas de mal de te dévergonder un peu, en plus. Et c'est pas le genre à te faire du mal, bien au contraire, si tu vois ce que j'veux dire ! »
Elle rit un peu, puis avale tout rond deux ou trois autres petits fours. Et là, ça y est. Tout son corps lui lance le signal.
« Ch'v'ais êt' ma'ade.
- Ar... abval-euh abant deuh p-barler... C-comprends rrri-en kess... t-tu dzis... !
- J'vais être malade. »
Zahria se précipite vers la sortie, et un joli rosier vient accueillir le contenu de ses tripes. Quand elle se relève enfin, Elina a encore disparu, une fois n'est pas coutume. Avec un peu de chances, elle a écouté ses conseils et elle est partie déclarer sa flamme à Jack. Bon, il va falloir y retourner par contre, parce que du coup, elle a faim maintenant. Alors qu'elle s'apprête à entrer de nouveau dans le palais, elle croise un barbu avec un déguisement presque aussi exubérant que le sien. Un barbu qu'elle a beaucoup trop vu en image. Il lui faut quelques secondes pour sortir son cadre magique et vérifier, et entre temps, le gars est déjà devant les portes du palais.
« Vrenn, arrête toi ! »
Y'aurait-il peut-être fallu ne pas l'avertir qu'elle se mettre à le poursuivre. Parce qu'il vient de partir en trombe. Merde. Bon, bah y'a plus qu'à courir.
La bouffe est bonne. Il me fallait bien ça, pour me caler le bide. J’commence à bien décuver, en plus, et j’me suis abstenu de reprendre de la picole à l’intérieur du palais. En vrai, c’est complètement con d’être venu ici : mon pouvoir marche pas, et j’suis sans filet. Mais maintenant que j’ai les idées plus claires, j’me dis qu’il serait temps de se faire la malle. En plus, de mémoire, j’ai un peu déconné dehors…
En même temps, le carosse était tellement moche, j’ai pas pu résister. J’ai sorti une scie de mon sac sans fond… Nan mais pourquoi j’avais une scie, bordel ? Et j’ai découpé les rayons de la roue. Ah ça, elle est pas prête de repartir, la connasse qu’est venue là-dedans. Ou alors elle a une roue de secours, j’sais pas. Pas mon problème. T’façon, personne m’a vu. J’suis fort, à ça.
Mais bon, il était temps de s’barrer, et p’tet bien d’aller pieuter un coup.
Surtout quand j’ai entendu une voix appeler mon prénom. Ça arrive pas souvent, ça. Encore moins une voix féminine, dans une forme ridicule en… grenouillère ? Mais c’est Zahria, encore elle, putain, elle a pas autre chose à foutre le soir du festival du solstice, non, faut qu’elle vienne me gâcher mes soirées, alors que j’m’amuse enfin…
J’démarre sans tarder. Hors de question que j’reste une seconde de plus.
Dès que j’sors de la bulle d’anti-magie, j’me sens mieux. Le champ des possibles s’ouvre à nouveau, et mon pouvoir devrait faire effet pour qu’elle se lasse, ou ne parvienne pas à m’chopper.
La course s'accentuait avec la gamine, depuis que celle-ci avait profité de mon absence temporaire suite au retour de Zahria pour voler mes petits fours. Quelle indignité, quel manque de fairplay ! Évidemment, j'étais inquiète pour mon amie qui était partie sans revenir, mais il me fallait au moins embarquer quelques derniers canapés pour la route.
Voilà donc deux minutes qu'elle était partie prendre l'air, lorsque je m'aventurais à l'extérieur et découvris le bouquet de roses peinturluré de...
« - B-beur..ghh... »
Mince, le spectacle peu ragoutant et les odeurs qui en remontaient m'avaient poussée à surenchérir. Dommage pour le palais, mais lorsque je me passai le dos de la main sur la figure pour en effacer les grumeaux, je distinguai une silhouette courant difficilement dans la nuit.
« - Oh... Z-za...sah ! »
Inutile de crier, elle était trop loin. Je descendis donc les marches du palais quatre par quatre pour me précipiter à sa suite et m'évader dans les ténèbres à mon tour. Sa piste semblait mener vers les stands, peut-être voulait-elle retrouver mon ami Jack, dont elle me parlait plus tôt avec tant de ferveur ?
À vrai dire, sa déclaration d'amour pour lui me touchait énormément et je voulais la soutenir dans ses choix. Il fallait à tout prix que je sois à leurs côtés à tous deux. Elle ne savait pas pour ce qu'il s'était passé.
C'était un véritable héros, un homme qui la rendrait enfin heureuse !