Calixte n’aurait su dire exactement comment est-ce qu’il en était arrivé là. Enfin si. Mais l’histoire comprenait tellement de méandres, de détails et d’erreurs improbables, qu’il contemplait encore incrédule le résultat de sa dernière mission. Mission piste. Enfin le résultat. Les paquets de nénuphars nocturnes qu’il avait entre les mains ressemblaient bien à un résultat, encore allait-il falloir qu’il s’extirpe des entrailles de la bête aux allures de thogosus, puis de l’entrepôt dans lequel la pauvre bête attendait d’être découpée en quartiers de choix pour les fines bouches de la Capitale, avant de crier victoire. Et franchement, fallait-il pas être un chouilla tordu pour profiter du trafic qu’une plante rare surtout connue pour filer des diarrhées potentiellement mortelles ? C’était quand même vraiment sale comme manière de procéder… Enfin. Ça n’était pas son rôle de juger ses trouvailles, ou les réseaux qu’il mettait à nu, ou les malfrats dont il élucidait l’implication. Mais quand même. Le visage couvert d’éléments putrides, les cheveux agglomérés de sucs digestifs divers, des restes de poissons en cours de fermentation pendouillant à ses vêtements comme de sinistres écharpes, et la silhouette repeinte à d’hémoglobine et de viscères, Calixte estimait qu’il avait le droit de critiquer un minimum les choix stratégiques du groupe qu’il avait infiltré. Son petit sac sans fond allait garder une odeur et des couleurs mémorables de cet épisode.

Fourrant d’un geste résigné et quelque peu rageur une partie des très – trop – nombreux paquets par l’interstice de son petit sac sans fond, il se félicita d’avoir noté les autres éléments incriminants de son enquête avant d’avoir les deux bras – et le reste du corps – partis entièrement dans la créature à la recherche des fleurs trafiquées. Et surtout d’avoir marqué ses observations au fur et à mesure. Parce qu’en rentrant à la Caserne, il s’écroulerait sur son lit sans une pensée pour autre chose. Enfin, après une bonne douche. Enfin, après avoir largué ses notes faisant temporairement office de rapport sur le bureau de Zahria. D’ailleurs, c’était pour quand l’entretien auquel elle l’avait convoqué ? L’infiltration avait duré un peu plus longtemps que ce qu’il avait initialement estimé – il avait entre temps passé quelques brèves nuits à dormir d’un œil dans des points d’observation un peu étriqués –, et bien qu’il n’ait pas vu la lumière du jour depuis un certain moment, une petite voix lui soufflait qu’on devait bien approcher de la date – et de l’heure – de la convocation du Maître-Espion. Du nouveau Maître-Espion. Ou Maîtresse-Espionne. C’était quoi le terme approprié ? Et peut-être qu’il y avait eu un peu de fuite en avant à se lancer sur cette piste d’espionnage de derrière les buissons sur un coup de tête, mais sur le moment ça lui avait paru une bonne chose pour se changer les idées. Tout comme pour pouvoir réfléchir à cette nouvelle dynamique d’équipe. Visiblement, ça ne lui réussissait pas de vouloir réfléchir. M’enfin ça faisait aussi un petit moment que ses maigres neurones n’avaient pas profité d’un vrai sommeil réparateur. Bref.

Les derniers paquets qu’il lui semblait intéressant de prendre sagement rangés dans son petit sac sans fond, il avisa un instant le reste des entrailles de la bête, toujours grassement chargés de la marchandise frauduleuse. Ses lunettes de jour sur le nez, dégoulinant elles aussi de liquides divers dont il ne souhaitait pas trop faire tout de suite l’état des lieux, il fronça les sourcils et refit un tour de la cavité devant lui, déplaçant quelques paquets et cadavres du dernier repas de la grosse créature. Ou avant-dernier. Ça serait bête de louper quelque chose et de devoir revenir. Pas qu’il n’aimait pas son taf, mais y avait une limite à son masochisme. Une fois convaincu de ne pas avoir laissé de côté quelconque objet d’intérêt, il fit demi-tour pour sortir par la gueule de l’animal. La chair sous ses pieds nus lui donnait la désagréable impression de cheminer sur des mollusques, qui explosaient au passage lorsqu’il s’agissait de viscères. Il essaya de ne pas y penser et de se concentrer sur la mâchoire costaude de la bête morte. A force de contorsions, de persévérance et de jurons soufflés tout bas, il réussit tant bien que mal à s’extirper des boyaux de l’animal marin. S’il n’avait pas été principalement végétarien, il aurait pu récupérer suffisamment de sang sur ses vêtements pour en faire du boudin.

Réempruntant le chemin aérien à travers la boucherie-poissonnerie-droguerie en veillant à ne pas laisser de traces sanguinolentes de son passage – et heureusement que les propriétaires avaient une notion du ménage tout à fait relative – il s’en fut dans un murmure. Et une odeur de mélange d’iode et d’hémoglobine.


L’aube ne s’était pas encore levée sur la Capitale, mais l’on devinait que la nuit s’étirait pour bientôt laisser place au jour. Les rues étaient encore désertes, même si l’intérieur des foyers commençait doucement à s’animer. Le retour vers la Caserne serait calme, mais allait tout de même lui demander un peu de gestion et de vigilance, s’il ne voulait pas effrayer un passant matinal et ameuter la Garde. Quoi qu’il se demandait comment est-ce que Zahria gérerait ce genre de crise : espion intercepté par ses camarades de la Garde à son retour de mission car ressemblant de manière suspecte à des entrailles ambulantes. Est-ce qu’un détour par la Rivière Luisante s’imposait pour se débarrasser de ses viscéraux oripeaux ? Ça lui ferait faire un détour… Et puis bon, autant avec son précédent supérieur il aurait sans hésiter choisi le plongeon dans la rivière, autant sa mentore l’avait déjà vu dans pires états. Enfin peut-être.

Après un instant d’hésitation, il décida d’emprunter le réseau des caniveaux. Il irait parfaitement avec le paysage, et s’il y croisait quelqu’un, ça ne serait certainement pas le genre à s’intéresser à son apparence actuelle.

Quelques bons couples de centaines de mètres de promenade matinale les pieds pataugeant dans les déchets de la ville, frissonnant de froid et de fatigue regrettant presque la chaleur relative des entrailles de la bête marine, il bifurqua pour se rendre au bureau du Maître-Espion avant de retourner à la Caserne. Compte-rendu rapide, puis douche et dodo.


Un glapissement l’avertit de la présence de la jeune fille avant qu’il ne la voie. Ce qui était un peu dommage, car elle avait visiblement eu à l’esprit de le surprendre… et c’était un peu compliqué maintenant qu’il avait entendu son étouffement choqué. Enfin, elle ne semblait plus avoir cette idée en tête, car elle déboula devant lui avec un grand sourire à la fois moqueur et horrifié. Ses mains étaient plaquées sur son nez avec détermination.

- N’énait quoi na minion ?!
- Pas maintenant, Ruth, gémit Calixte en passant devant la jeune recrue alors qu’elle lui ouvrait la porte menant au bâtiment où se trouvait le bureau du Maître-Espion. Demain, aux quatre mains.
- N’énait hier e quat’mains, fit Ruth d’un ton ennuyé.
- … quoi ?
- C’était hier, le quatre mains !

Comment ça hier ? Fronçant les sourcils, Calixte réalisa qu’il avait dû s’emmêler les jours avec cette infiltration où les heures s’étaient enchaînées sans qu’il ne les compte vraiment. Après les cinquante premières heures où il n’avait dû fermer l’œil qu’un couple de trentaine de minutes par-ci par-là, il n’était plus sûr de rien.

- Blood est déjà là, lui indiqua Ruth d’un air conspirateur.
- Mmm.
- Je pense qu’il a réveillé le maître, depuis le temps.
- Mmm.
- Franchement tu ressembles à rien, t’veux pas emprunter la cuvette des chiottes pour… ?

Son geste se finit en désignant sa personne en entier, et Calixte soupira. Déjà qu’avec son déguisement de môme – jeune adulte, poussons pas trop – des rues il savait qu’il ne ressemblait pas à grand-chose, mais c’était voulu, alors il imaginait bien que sa silhouette actuelle évoquait surtout le grand n’importe quoi. Les cheveux noirs de sa perruque empruntaient des chemins plus ambitieux que ceux de Zahria au réveil, son maquillage rajeunissant avait tenu il ne savait pas quel miracle mais celui à l’hémoglobine l’avait de toute façon en grande partie recouvert, ses membres à nu initialement assombris de charbon pour évoquer la misère étaient à présent réellement couverts d’immondices, ses habits déjà pas grandioses avaient atteint des summums niveau encrassement et indigence… Il aurait pu se présenter au concours costumé du festival du Solstice comme un mélange d’entrailles d’humain et des rues de la Capitale.

- J’ai pas l’intention de m’éterniser… commença Calixte alors que la jeune recrue lui poussait la porte du bureau du Maître-Espion. Ah, percuta-t-il enfin en avisant la silhouette impeccable de Vaelin.

Ah. C’était peut-être le moment de la convocation de Zahria. C’était le moment de la convocation de Zahria ? On était quel jour si le quatre mains aurait dû avoir lieu la veille ?

- Heuuuum, fit-il intelligemment dans un effort de reconnexion de ses neurones engourdis par le froid et la fatigue.

Et c’était quoi ce bordel dans le bureau qu’il avait jusque-là connu impeccable. Enfin impeccable. Si on passait sous silence la période immédiate après la mise à pied de Zahria par le précédent Maître-Espion.

- Ruth, si tu me rapportes une bassine d’eau… genre la plus grosse que tu puisses trouver parce que y a du taf ; on fait le quatre mains tout à l’heure. Après… ça.
- Cool ! s’exclama la jeune fille en détallant pour trouver de quoi aider l’espion à retrouver une apparence passable en société.

Se mettant dans un coin du bureau pour éviter de tout dégueulasser le temps que la recrue revienne, après une salutation de la main à Vaelin, il observa le nouvel agencement de la pièce.

- T’as refait la déco, ne put-il s’empêcher de faire remarquer à Zahria avec un sourire amusé.

Bon, c’était un peu l’hôpital qui se fichait de la charité, mais il n’était plus à ça près. Ruth revint lui déposer une bassine d’eau fumante – qu’elle était pleine de ressources cette brave petite – et finit par s’éclipser après un échange de regard insistants – bon elle était peut-être aussi un peu trop téméraire –.

- Heuuuu on est le jour où tu nous avais convoqués ? Oui, on dirait bien que oui, évidemment, réfléchit-il à haute voix tout en s’asseyant à côté de sa bassine et commençant à se décrasser. Désolé pour l’odeur. Principalement.

Le regard de Calixte s’arrêta sur les cadeaux du lutin exposés dans la vitrine, puis la veilleuse du festival. Zahria avait visiblement quelque chose pour les trucs brillants et vaguement inutiles. Peut-être lui refilerait-il ses propres cadeaux du lutin. Ou bien s’en servirait-il pour la faire chanter. Comme s’il en était capable. Levant sarcastiquement les yeux au sourire félin de sa mentore, débarrassé de ses notes sur la mission, il s’assit dans son coin et entreprit de se décrasser. Retirant sans hésitation les haillons couvrant partiellement son buste, il plongea avidement les mains dans l’eau chaude. Un pain de savon flottait même négligemment dans un coin de la bassine. Brave Ruth.

La porte du bureau s’ouvrit à nouveau, et il stoppa momentanément son grand nettoyage. L’homme qui venait d’entrer dans la pièce n’était visiblement pas un habitué des lieux. Mais il n’avait pas non plus l’air complètement étranger. Et tant mieux, car c’était un peu moyen si le tout venant pouvait se pointer tranquillement chez le Maître-Espion sans plus de complications. Reprenant le frottage intensif de ses bras, son regard glissa sur la silhouette de Zahria, suivant les mouvements de l’inconnu. En dehors de la fatigue, elle ne présentait pas de signes d’étonnement, de nervosité ou de réserve. Et se laissait approcher sans crainte. Ses propres épaules se détendirent à cette confirmation implicite. Et une petite étincelle s’alluma dans son esprit lorsque l’homme se présenta. Vrenn. A la fois étonnement familier et parfaitement étranger. Ça sonnait comme l’obsession de sa mentore.

Laissant Vaelin répondre pour eux, il entreprit de défaire la perruque de cheveux noirs trônant sur sa tête. Les doigts glissant sur des particules gluantes, le visage perdu entre les mèches pendouillant lamentablement alors qu’il galérait à trouver le clip emprunt de magie, il réalisa qu’il ne serait peut-être pas très poli de laisser son camarade faire toutes les présentations. En même temps, qui comptait ?

- Calixte, se présenta-t-il sommairement en essayant de ne pas avaler les cheveux encrassés se promenant un peu trop près de sa bouche.

L’attache céda enfin sous ses doigts, et il retira dans un soupir d’aise la masse informe et odorante qui lui avait tenu de chevelure. Jetant un coup d’œil à l’organisation toute relative du bureau, il tira un bout de journal de sous une pile d’objets divers. Quelques moutons de poussière vinrent avec. S’assurant qu’il ne s’agissait pas de quelque chose de potentiellement intéressant, et jugeant que la page sur « glamour en toute occasion : osez les porte-jarretelles en laine de boucton ! » ne manquerait pas au nouveau Maître-Espion – quoi que – il y déposa sa perruque. Et le haut de ses haillons. Peut-être pourrait-il encore se servir de ces affaire salement souillées – plus vraies que nature – à l’occasion. Ou peut-être pourrait-il aussi simplement les brûler et oublier cette sombre mission ayant plongé son odorat dans un coma d’une durée indéterminée.

Il réceptionna les vêtements de Zahria avec un regard faussement courroucé. Dépliant la boule froissée, il fut cependant presque déçu de la simplicité des habits, et de leur caractère tout à fait mixte. Adieu curiosité et challenge, bonjour retour tranquille à la Caserne. En même temps, s’il s’agissait des affaires de dépannage de la jeune femme, il était plus logique qu’elles tiennent du passe-partout que de la tenue de soirée. Alors que Zahria reprenait la parole pour débuter officiellement la réunion, faisant le choix de sacrifier sa pudeur pour essayer de regagner un peu de dignité, il se défit du reste de ses odorantes guenilles, et finit le lourd décrassage qu’il avait entrepris. Toutes les viennoiseries du monde ne suffiraient pas à couvrir ses relents d’égout et de boudin s’il n’allait pas frotter à ces places là.

Lorsque Ruth revint avec le petit déjeuner, Calixte avait globalement reprit forme humaine, et retrouvé un parfum plus neutre. Après avoir roulé dans le papier journal ses affaires sales, il les laissa aux mains vives de l’apprentie avant que cette dernière ne s’éclipse, accompagnée d’un Ferisen somnolent. Dans un élan de générosité pour ménager les sens de ses camarades, il les rejoint en prenant garde de s’assoir un peu à distance. Juste un peu. Fallait quand même qu’il soit à distance raisonnable de la bouffe. Piochant dans son petit sac sans fond, il récupéra son livre mémoire et imita Vaelin qui observait le nouveau venu, le nouvel espion. Mais si Vaelin tentait visiblement d’être discret, Calixte était bien ouvertement curieux de l’homme. Les pages imbibées de magie croqueraient mieux que sa plume la silhouette de Vrenn, et imprimeraient avec plus de fiabilité les propos de Zahria, mais il ne pouvait s’empêcher de l’examiner sous toutes les coutures avec des yeux de hibou. Cette dernière part était peut-être due à son manque de sommeil.

Attrapant une tasse de thé au hasard et la portant à ses lèvres, il laissa son attention glisser sur la nouvelle Maître-Espion alors qu’elle évoquait les changements dans l’organisation de leur branche. Avoir un supérieur en promenade – tout comme une secrétaire chez les espions – était une drôle de notion, mais il était curieux de voir comment les choses évolueraient alors. Ses doigts piochèrent distraitement un bout de pain au chocolat – ou chocolatine ? – qui trainait, et il posa son regard sur la posture droite de Vaelin qui prenait la parole. Et dont les propositions lui paraissaient tout à fait honnêtes. En même temps, il n’avait plus tellement de neurones pour s’adonner à la critique, et il était de nature conciliante. Mais la mission qu’évoquait son camarade espion paraissait relativement simple, bien qu’importante, et probablement suffisante pour avoir une première évaluation des capacités de leur nouvelle recrue. Et Calixte était bien content que Vaelin se propose comme partenaire pour Vrenn, car déjà qu’il avait du mal à se gérer lui-même, alors un nouveau venu… Il en profita pour relire quelques notes précédemment encrées dans son livre mémoire.

- Perso j’ai pas de préférence pour les Capitaines, et autres cibles potentielles parmi nos camarades de la Garde, déclara-t-il en haussant les épaules. J’irai où tu voudras.

Finissant son bout de viennoiserie, il imita Vaelin et s’empara de l’un des dossiers avec intérêt. Une tasse de thé dans une main, la chemise en équilibre précaire sur les genoux, il commença à feuilleter du bout des doigts les fiches d’informations relatives à la Cabale. Certains propos notés lui parurent un peu familiers. Du mouvement au coin de son champ de vision attira son attention, et il posa brièvement le regard sur le lumios de Zahria pointant le bout de son nez, et filant droit sur les restes de nourriture. Tel maitre… Rappelé à l’ordre par les interrogations de Vaelin, il replongea dans le dossier sur ses genoux.

- Y a d’autres éléments en communs entre les diverses… activités suspectes ? Ou juste le symbole ? demanda-t-il distraitement en parcourant des yeux les notes. On connait sa signification ?

Puis il reposa son regard de hibou sur Vrenn.

- Tu en avais entendu parler lors de tes occupations précédentes ?

La mention de son nom de code lui fit relever brièvement la tête, avant de se replonger dans les notes de son livre mémoire et son bout de viennoiserie n’attendant que d’être dévoré. Calixte était rarement accompagné lors de ses missions officieuses, et était rarement lui-même lors de celles-ci. Il était exceptionnel qu’il ait à se servir du surnom, ce qui n’empêchait pas Apolline de s’amuser à lui en trouver des dérivés improbables lorsqu’elle cherchait à l’ennuyer. Ce qui arrivait assez souvent, à son grand damne. Il était par contre certain que les dossiers administratifs du Maître-Espion regorgeaient de cette mention. Zahria n’était pas la seule à lui avoir donné des cheveux blancs. Reposant son regard sur Zahria alors qu’elle reprenait la réflexion sur les Capitaines de la Garde, il croisa son regard et attendit ses ordres. Qui ne vinrent pas. Et c’était peut-être mieux ainsi, pour le moment. Les dernières semaines avaient été assez mouvementées, peut-être que certains changements pouvaient attendre.

La tasse de thé aux lèvres, le dossier de la Cabale en équilibre précaire sur les genoux, il écouta distraitement les questions de Vrenn – Sbire – concernant certains points organisationnels concrets. Un léger sourire s’étira sur son visage à la mention par Zahria du palace de la Ville Aquatique et de l’avance des cristaux. Il y avait tout du même du bon à être subventionné par la Garde. Enfin pour eux. Le Maître-Espion avait dû s’arracher les cheveux à la justification de ces frais de mission alors que leurs comptes-rendus d’assignation ne ressemblaient pas à grand-chose. A l’image de la dernière en date, dans le tripot de la Forteresse. L’objectif avait été atteint, mais après combien de péripéties et détours improbables ?!

Reposant son attention sur Vrenn pour qui le dossier de la Cabale faisait visiblement écho, il attendit patiemment – et de toute façon son cerveau en mode veille ne lui permettait pas grand-chose d’autre – que l’homme ait fini de feuilleter le rapport sur l’organisation. Et, apparemment, il avait tout de même pas mal d’informations à leur partager. C’était assez remarquable, d’ailleurs, qu’il leur donne toutes ces données – même si elles restaient globalement assez générales et vagues en dehors de la mention du père du Capitaine Von Andrasil – sans rechigner. Avait-il vraiment à l’esprit de s’intégrer au mieux dans les rangs de la Garde, parmi les espions, dans cette nouvelle vie ? Ou savait-il simplement s’adapter au mieux en fonction des situations ? Il n’aurait pas été étonnant que son pouvoir favorise ce dernier trait.

Zahria sembla aussi arriver à la conclusion que les lumières du nouvel espion sur le sujet étaient intéressantes, et lui demanda – ordonna – de les mettre par écrit. Peut-être que l’exercice lui ferait revenir en mémoire davantage d’informations. Et elle enchaina sur un épisode personnel de sa vie, visiblement en rapport avec la Cabale. Ce qui était assez rare, et captiva l’attention de Calixte. Pour toute son aisance verbale, la nouvelle Maître-Espion semblait particulièrement mal à l’aise de devoir partager un souvenir, un moment de sa vie passée, privée. Mais peut-être était-ce là une difficulté commune à la plupart des espions, bien plus habitués à faire parler qu’à parler d’eux. Ou tout du moins, dans l’intime. Et, encore une fois, le nom de la Capitaine du Blizzard ressortit. Coïncidence ?

Les interrogations de Vaelin étaient tout à fait justifiées, et Calixte reposa son regard sur la nouvelle Maître-Espion dans l’attente de ses réponses. Il avait des doutes concernant le magicien, car elle ne l’aurait probablement pas présenté ainsi. Mais le fait qu’elle choisisse de leur montrer le dossier à seulement eux trois… A moins, justement, qu’elle n’y aille petit groupe par petit groupe pour mieux contrôler l’affaire ? La dernière question de Vaelin lui fit revenir en mémoire l’entrainement d’assassin d’Arban Höls et il se crispa légèrement. Ironiquement, il était probablement celui que tuer dérangeait le plus dans cette pièce. Mais il avait aussi une loyauté ridicule et absolue pour sa supérieure, et il ferait ce qu’elle avait décidé.

Reposant sa tasse vide sur la table, il sortit de sa ceinture son cristal de communication et le tendit à l’adresse de Vrenn pour le lier au sien.

- On sait jamais, répéta-t-il songeur.

Evidemment, ça aurait été trop beau que le mage fou ait été accessible. Et à la confirmation d’une possible taupe parmi les espions, Calixte grimaça. Il était difficile pour lui de croire que malgré les liens serrés de l’unité, l’un d’eux ait choisi de les trahir. Sans que cela n’ait été plus précisément suspecté. Son cerveau embrumé marqua un temps d’arrêt à l’échange de regards entre Zahria et Vrenn. Si la nouvelle Maître-Espion n’acquiesça pas ouvertement à la proposition de sa nouvelle recrue, il était assez clair qu’elle n’était pas opposée à l’idée. Et Calixte avait entièrement confiance en sa mentore. Mais aucune envers Vrenn. Même si ses réflexions personnelles étaient bien plus complexes concernant l’ancien aventurier, il ne pouvait s’empêcher de garder de « l’affaire Zahria-Vrenn » et du jugement en ayant découlé une certaine prudence circonspecte vis-à-vis de l’homme.

Lorsque Vaelin posa ouvertement la question de la nature de leur relation, il observa avec attention les deux concernés. Parce qu’en dépit de leur ancien lien via la traque, le procès, et celui actuel professionnel, rien n’était moins évident que celui, plus profond, ayant stimulé l’intérêt et la motivation de Zahria, puis sa clémence et enfin sa confiance. Mais qu’étaient-ils prêts à leur avouer ?

La réunion touchait visiblement à sa fin, et celle-ci fût précipitée par l’intervention de Ruth et Ferisen les alertant de l’arrivée d’un coli. Enfin d’un terrarium. Avec des gloobys. Apparemment étrange cadeau de l’ancien Maître-Espion. Qui visiblement n’en avait pas fini de leur refiler tous les trucs dont il ne souhaitait plus. Tournant la tête à cette pensée, il se leva pour aviser le mobilier du bureau. Rangé sur une pile d’affaires, l’échiquier des espions ne comprenait pas encore la pièce de Vrenn. Passant distraitement le doigt sur les autres, il se demanda laquelle serait la prochaine à sauter, si l’on retrouvait effectivement une taupe parmi eux.

Le remue-ménage des deux jeunes recrues débattant sur leur choix de glooby rappela son attention, et il s’approcha des créatures et du terrarium concentrant l’intérêt des espions. Le sourire que lui adressa Zahria le fit se préparer au pire, mais lorsqu’elle lui indiqua qu’elle nommait son glooby « Wendy », il ne put s’empêcher de rire doucement. Puis Vaelin réenchérit, et il éclata franchement de rire.

- « Mon cochon » ? cita-t- il les larmes aux yeux. Oh Vae, le sérieux te va tellement mieux.

Laissant son rire s’estomper peu à peu, il se pencha par-dessus l’épaule de Ferisen qui s’écarta un peu. Peut-être par politesse, plus certainement à cause des résidus odorants. Comme les deux jeunes recrues ne savaient toujours pas quel glooby prendre, Calixte se saisit de celui avec une petite moustache blanche et le déposa aux côtés de « Wendy ». Il le nommerait plus tard, lorsqu’il retrouverait quelques neurones.

- Je t’en parlerai lorsque toi-même tu seras plus loquace sur la question, répondit-il avec humour à son frère d’armes. Même si j’entends que la concurrence soit rude parmi les shalupins, et que tu ne saches pas arrêter ton choix sur l’un d’eux, ajouta-t-il en observant Cassis escalader le bras de son ami qui était lui-même un peu trop bruyant dans ses réflexions.

Son regard s’arrêta sur Vrenn qui ne semblait pas tellement plus à l’aise d’avoir été gâté d’un œuf plutôt que d’un glooby.

- Moins zoophile que Blood, hein ? Au pire ça doit pouvoir faire une bonne omelette.

Se détachant du terrarium, il récupéra ses affaires qui traînaient et passa une main dans le pelage de Dhim.

- Demain matin le quatre mains, indiqua-t-il à Ruth et Ferisen dont l’attention accaparée par les gloobys ne parurent pas déçus. Et bonne nuit, adressa-t-il aux autres espions avec un signe vague de la main.

Pas que leur compagnie était déplaisante, mais il avait besoin d’un vrai bain. Et de retrouver son lit. Le cerveau trop embrumé pour ajouter autre chose, il s’éclipsa.