Vrenn est parti la veille, à pied. Ça fait une trotte pour aller jusqu'à la Capitale, alors il a décidé de partir le plus vite possible. Zahria, elle, a bien décidé de mettre à profit ce pass de téléportation qui allait avec son poste, et a préféré passer une nuit sur place avant de repartir. Mais maintenant qu'elle y repense, ça ne l'excite pas trop, d'aller s'enfermer dans son bureau pour remplir des rapports. Quant à Elina, elle a déjà dû reprendre ses activités au sein du Blizzard, elle ne peut pas aller la déranger. Et puis elle ne va pas zoner au manoir, quand même... Déjà, il y fait froid, et puis toute seule, ça a moins de saveur. Elle sait que si elle rentre, elle ne pourra pas y couper, son nouveau secrétaire tout droit arrivé de l'Etat-Major ne la laissera pas s'en sortir aussi facilement. Pas de vacances pour le maître-espion.
Une riche idée lui vient alors. Elle n'a qu'à faire le trajet à pied, elle aussi. Elle n'aura qu'à prétexter un rendez-vous avec un espion dans la forêt, sur le trajet, loin de tout portail de téléportation disponible. Ça lui fait gagner quelques précieux jours avant de se remettre au travail, et ça fait une petite balade pour s'aérer l'esprit et oublier un peu l'assignation. Personne ne pourra rien lui dire, de toutes façons, si elle fait le trajet seule, pas de témoins. C'est le plan parfait.
Elle prépare rapidement ses affaires. Heureusement, le manoir contient tout le nécessaire pour ce genre d'expédition, et elle est vite parée à partir. Il est encore tôt quand elle passe les portes de la Forteresse et entame la descente des montagnes. L'air frais est revigorant, rien de tel pour commencer une randonnée de plusieurs jours.
Deux nuits sont déjà passées, et la montagne a laissé depuis longtemps place à la forêt. Les cauchemars n'ont pas complètement disparu, mais ils sont de moins en moins nombreux, puisque le sommeil de Zahria est de plus en plus réparateur et qu'elle a plus d'énergie avec chaque jour qui passe. Il faut dire que ces dernières lunes n'ont pas été simples, et qu'elle a peut-être pris une assignation un peu trop dure pour elle pour son retour sur le terrain. Elle avait besoin d'action, elle en a eu.
Loin d'être une petite nature, Zahria a déjà eu son lot de morts sur les bras, mais là il y avait quelque chose de spécial, à travailler avec ses deux amis d'enfance. Elle n'a voulu l'avouer, mais la brune aurait préféré qu'ils soient restés tous les deux à la surface, de façon à ne prendre aucuns risques. Ça lui fait bizarre, de se préoccuper des gens, elle qui a toujours été si solitaire. Même pour Calixte ou Vaelin, elle n'a jamais hésité à les mettre elle-même dans des situations de danger pour voir comment ils s'en sortiraient... Quoi que, c'est vrai qu'avec Calixte, pour qui elle a une tendresse particulière, elle s'en est toujours fait un peu plus. Elle se ramollit, en vieillissant, faut croire.
Il est bientôt midi et une pause serait la bienvenue. Mais alors qu'elle se dirige vers une clairière non loin de là, elle se rend bien vite compte qu'elle n'est pas la seule à connaître l'endroit. Et que ce visage barbu n'est que trop imprimé dans sa mémoire, maintenant qu'elle est immunisée à son pouvoir. Ils se dévisagent quelques secondes, puis elle pose son paquetage contre une souche pour se rapprocher de Vrenn.
« Ombre...
- Qu'est-ce que tu fous là, Vrenn ?
- Ah, c'est fini les noms de code ?
- On est seuls.
- Ch'avais pas. T'étais pas censée être là, me suis dit que t'étais p't'être en mission.
- Nan, je... y'avait la queue aux portails et puis... Roh mais j'ai pas à me justifier devant toi ! Qu'est-ce que tu fous là, toi, t'es parti une bonne journée avant moi, tu glandes ou quoi ?
- J'me suis p't'être un peu perdu. »
Zahria pouffe. Elle se doute que ça cache une histoire bien plus drôle qu'il ne le laisse paraître, et elle a bien l'intention de le cuisiner à ce sujet. D'ailleurs, en parlant de cuisiner...
« Je voulais juste faire une pause pour manger un bout, tu fais pareil ?
- Ouais.
- Vu qu'on est là, autant faire la route ensemble. Tu me raconteras ton histoire, je suis sûre que ça va être drôle. »
Et joignant le geste à la parole, elle ouvre son sac pour sortir quelques fruits et un peu de viande séchée, de quoi constituer un petit casse-croûte en attendant de reprendre la route. De son sourire de chat, elle attend avec impatience qu'il se décide à raconter ses mésaventures. C'est étonnant comme la compagnie de Vrenn la rend toute jouasse, maintenant qu'il est du côté des gentils. Si elle ne peut s'empêcher de se méfier de lui et ses travers, il est aussi étonnamment l'une des personnes sur lesquels elle peut le plus compter. Certainement parce qu'elle sait très bien comment il pense. Des lunes à le traquer, ça crée un certain lien...
De manière générale, c’est désagréable de passer pour un con. Enfin, quand c’est avec soi-même, ça va. On se met une p’tite tape sur la joue, on réfléchit à comment tourner l’histoire pour faire rigoler les copains à l’occasion, et on tâche de faire mieux la prochaine fois. Mais bon, on s’arrange pour pas avoir l’air d’un blaireau devant certaines personnes. Le bon côté, c’est que ce coup-ci, finalement, c’est pas si pire.
J’sors une ration de mon sac, et j’m’assois en face, sur une grosse pierre pas trop dégueulasse. Pas que j’en ai quelque chose à foutre, remarque, faudra quand même tout laver en arrivant à la Capitale.
« Quand j’suis parti, j’ai croisé un autre voyageur, un gars de Grand Port, qui allait aussi vers la Capitale puis, de là, chez lui. Il avait un accent un peu bizarre, à couper au couteau, tu vas voir, c’est important. »
Très sympa, au demeurant.
« Puis on est arrivé à un croisement. Le panneau en bois qui indiquait les deux directions était cassé, et il était impossible de connaître la bonne direction.
- Oui ?
- Donc on était bien emmerdé. Là, y’a un vioque qu’arrive sur une charrette tirée par un âne, le genre décrépit, aussi bien pour l’homme, l’animal, et le véhicule. Bref, un monceau de ruines ambulantes. Donc on s’tourne vers lui, et on s’dit que c’est forcément un local.
- Ah bon ?
- Ben ouais, j’vois pas sa charrette merdique faire plus de cinq bornes, en fait. Donc le gars de Grand Port lui demande, avec son accent chantant, là, par où c’est pour la Capitale. Et il nous répond, mais on bite rien. Enfin, moi, en tout cas. Donc on lui demande de répéter, et on comprend, ce coup-ci. On le remercie, il se casse, voilà. »
J’avale péniblement un morceau de bœuf séché, maintenant qu’il est enfin ramolli par ma salive.
« On décide de casser la dalle, et de se remettre en route. Sauf qu’on n’a pas compris la même direction, que le vieux débris est plus là, et que du coup on peut pas avoir de certitude. Donc on argumente, on essaie de reparler comme lui et de décomposer, et on ergote pendant une bonne demi-heure. Finalement, on tombe pas d’accord, donc on s’sépare, chacun persuadé d’avoir raison.
- Et c’était pas toi.
- Ben nan. J’ai pris la route que j’pensais être la bonne, et le lendemain, j’étais revenu au même embranchement, après avoir fait une belle boucle. Et j’recroise le vieux con. J’lui repose la même question, pour voir, vu qu’il m’aura forcément oublié. Et là le gars, il parle tout à fait normalement, de façon parfaitement intelligible, malgré ses chicots pourris, et m’indique la direction que le type du sud a pris. L’enculé.
- Et du coup t’as fait quoi ?
- Ben normalement, je lui aurais cassé le bassin avant de me barrer, mais j’ai cru comprendre que j’avais plus trop le droit… »
Elle me jette un regard pénétrant, pour jauger si j’dis la vérité sur cette dernière partie. Puis elle éclate de rire. Bon, au moins, l’histoire marche bien. J’ai un sourire en coin à voir qu’elle s’amuse. C’est déjà ça.
« Et toi, tu devais pas te téléporter au bureau ?
- J’ai décidé de prendre le temps de réfléchir sur le chemin.
- De glander, et profiter de la balade, tu veux dire.
- Hmm. Parle pas comme ça de ta supérieure, dit-elle en me jetant un bout de mie de pain. »
J’l’attrape et j’le gobe, par principe.
Puis on reprend la route, jusqu’au soir, en discutant de temps en temps de tout et de rien, du bureau du qui se profile, du rapport qu’il faudra écrire. Ça non plus, ça n’a pas changé de d’habitude, en terme de métier. Quand on pose le campement pour le soir, elle propose de mettre en ordre la p’tite clairière dans laquelle on va pieuter, pendant que j’vais chercher du bois. Chef, oui chef.
J’ramasse tranquillement les morceaux morts qui vont permettre au feu de crépiter gaiement, quand au milieu d’un genre de nid, mais en ruines, avec un œuf au centre. Ça a dû mal se passer pour les parents, vu l’état du coin, avec des branches cassées et tout. Et tout cas, j’ai la dalle, j’en ai marre des morceaux d’humain et la bouffe séchée des rations. Ce soir, c’est omelette.
J’ramène ma trouvaille et un fagot de bois, et on met le feu en marche avec les pierres de feu. Un outil tout à fait utile, ça. Et alors qu’on envisage de faire cuire la bouffe, l’œuf se fendille, et une bestiole en sort, me regarde, puis s’enroule sur mon avant-bras avant même que j’aie pu réagir. Et là, ça ronronne, ou un truc du genre, en me regardant fixement de ses grands yeux.
« Bordel, c’est quoi cette saloperie ? »
Putain, je déteste les animaux.
Quand ils décident de s'arrêter le soir, c'est tout naturellement qu'elle se met à préparer la petite clairière, rassemblant quelques rochers pour faire un feu de camp, dressant les sacs de couchage. Elle regrette de ne pas avoir acheté ce plaid compact ou encore mieux, la tente chauffante, qu'elle avait vu en vente il y a quelques temps chez son enchanteur. Mais c'était des éditions limitées, et puis c'était au moment où elle avait plus de boulot et devait économiser pour essayer de choper Vrenn sans finir sur la paille. Donc maintenant, faudra juste s'assurer d'entretenir le feu pour pas mourir de froid pendant la nuit, parce qu'il fait encore plus frais que les deux nuits précédentes. Vrenn revient avec un bel oeuf. Voilà qui les changera des rations de survie, une omelette ne fera pas de mal.
Mais quand il éclot sans crier garde et qu'un petit serpent vert en sort pour venir s'enrouler autour du bras d'un Vrenn dégoûté, Zahria ne peut s'empêcher d'éclater de rire. Bien que la situation ne soit pas spécialement comique, c'est la surprise qui la fait réagir ainsi, parce qu'elle ne s'attendait pas à ça, et encore moins à voir cette grimace sur le visage de son nouveau collègue.
« Calme-toi, c'est juste un sertrêfle, c'est inoffensif. »
Elle tend la main pour l'inciter à venir sur elle, mais le bébé ne semble pas vouloir lâcher Vrenn.
« Et visiblement, il t'a pris en affection... C'est peut-être un familier ? Mais son oeuf ne ressemblait pas vraiment à un oeuf de familier... Et puis, tu lui as pas donné de nom, il me semble ?
- Pourquoi j'aurais fait ça, je m'apprêtais à le bouffer !
- Ouais. En plus, j'ai jamais entendu parler de sertrêfle familier. Ils sont plutôt rares, comme bestioles. C'est étonnant d'en trouver un ici.
- C'est pas censé vivre dans les champs de trèfle, normalement ?
- Si.
- Et on en fait quoi ? »
Ils se regardent, et la même pensée les traverse, vu qu'ils jettent le même coup d'oeil aux rations peu appétissantes qui les attendent, faute de mieux. Mais Zahria, un peu plus renseignée, secoue la tête.
« Nan, on peut pas faire ça, c'est une espèce en danger. Et puis c'est un bébé... chais pas toi, moi j'ai bouffé assez de bébés pour toute une vie... »
Un frisson la parcourt en repensant à l'assignation, puis elle reporte son attention sur le petit serpent. Sa main toujours tendue, elle l'avance un peu plus, frôlant le bras de Vrenn, jusqu'à ce que le petit se décide à monter sur son bras à elle. Elle reste quelques secondes dans cette position, le temps qu'il s'habitue, pour ne pas l'effrayer, et quand ses yeux croisent celui de Vrenn, resté immobile, il y a comme une gêne, vite dissipée par les petits bruits que fait l'animal.
« Et puis je suppose qu'il va falloir le nourrir, en plus...
- Apparemment, ouais...
- Donc non seulement on perd notre repas de ce soir, mais en plus on doit se priver pour lui ? Mauvaise affaire... T'es sûre qu'on peut pas... ?
- Catégorique. Doit y avoir un champ de trèfles dans le coin, c'est pas compliqué... On va bien retrouver sa famille.
- Bah y'en avait clairement pas là où je l'ai trouvé... On est en pleine forêt, quoi.
- Hmm... Ouais. »
Comme le bébé réclame encore de l'attention, Zahria cueille quelques touffes de gazon qu'elle essaye tant bien que mal de lui faire rentrer dans le gosier, mais l'animal se refuse à avaler quoi que ce soit d'autre que des trèfles.
« Si on trouve pas rapidement du trèfle, il risque de mourir...
- Et c'est une mauvaise chose ?
- Vrenn, bordel, mets-y un peu du tien ! »
Il grommelle, puis se lève pour fureter un peu autour de la clairière. Zahria, le sertrêfle toujours enroulé autour de son bras, fait de même de l'autre côté. Incroyable comme cet homme peut être borné et de mauvaise volonté, quand il s'y met... Elle bougonne intérieurement. Dire qu'ils s'apprêtaient à passer une bonne soirée... Elle essaye d'en vouloir au petit serpent, mais de ses yeux suppliants de bébé, il la fait fondre tout de suite. Comment en vouloir à cette pauvre créature ? La brune finit par trouver quelques touffes de trèfle, et Vrenn de son côté, malgré qu'il traîne le pas, en fait de même. C'est suffisant pour nourrir le petit et le calmer pendant un moment. Il profite de l'accalmie pour se faufiler à nouveau sur le bras de Vrenn.
« Je crois qu'il t'aime bien...
- Tu veux pas le garder, toi ? T'as l'habitude, avec ton rat brillant !
- J'en ai suffisamment d'un. Et puis, encore une fois, je doute que ce soit un familier. »
Elle repense à Dhim, resté à la Capitale. Il aurait pu être utile pendant l'assignation, mais déjà pour lui, elle a préféré ne pas mettre en danger un bébé.
« On doit trouver son champ, Vrenn.
- Maintenant ?
- Euh... non, pas forcément, on va rien voir, de toutes façons. Mais demain.
- Si tu le dis.
- C'est un ordre, Sbire.
- Oui, chef. »
Ah. Bah c'était plus facile que prévu. Elle sent qu'il est moyennement sarcastique, mais de toutes façons, il a pas le choix. Et puis s'il veut pas venir, elle ira seule, tant pis pour lui. Passablement agacée, elle entreprend même de le renvoyer sur le champ.
« Tu peux rentrer à la Capitale, si tu veux, je m'en occupe, moi.
- Nan mais c'est bon, je viens. C'est un peu ma nouvelle assignation, non ?
- Mouais. »
Elle est bougon. Aurait-elle préféré qu'il soit enthousiaste à l'idée de ramener l'animal chez lui ? Certainement, mais elle sait qu'elle ne devrait pas trop lui en demander... Ils mangent en silence, puis elle prépare un petit nid à base de fleurs, brindilles, d'une couverture chaude et des quelques trèfles restants près du feu pour le bébé, qui vient s'y lover, quittant à contre-coeur le bras de Vrenn. Ils se couchent sans s'être reparlés. Très bien, s'il veut rester sur un rapport professionnel, c'est ce qu'elle fera. Ça ne lui pose aucun problème. Ça évitera de s'inquiéter pour lui en mission, ou de se demander à quel point il est proche des autres femmes, comme Elina, qu'il avait l'air de bien connaître... Nan mais c'est quoi cette pensée ! Zahria se gifle mentalement, avant de se retourner dans son sac de couchage. Le sommeil est long à venir, mais elle finit par s'effondrer.
Elle est réveillée en pleine nuit par l'un de ses cauchemars. Elle a vu du sang, encore, beaucoup, et du ragoût, sauf que cette fois, c'était Vrenn et Elina dedans. Et le bébé sertrêfle portait une soutane jaune, mesurait trois mètres de haut et essayait de l'avaler tout rond. La dernière image qui lui cogne à la rétine est le visage du Sbire, soigneusement découpé par un cuisinier en soutane qui lui vantait les mérites du partage de sang. Elle se relève, haletante, et essuie la sueur sur son front. Le bébé sertrêfle est toujours en train de dormir. Vrenn, à côté, par contre, la fixe de son regard noir. Allez, va expliquer à ton subordonné que tu fais des cauchemars débiles sur votre dernière mission, histoire de passer encore plus pour une incapable...
Réveillé en pleine nuit, alors que j’dormais tranquillement d’un œil, j’observe Zahria. La chef, Ombre, maintenant qu’on est à nouveau officiellement en assignation, d’ailleurs, pour sauver le bébé saloperie. On peut être officiellement en assignation quand on est espion ? Ou tout est officieux ? Enfin, pas que ça change grand-chose, cela dit… Nan, par contre, elle bouge beaucoup dans son sommeil, cette nuit en tout cas. Cauchemars. Pas la conscience tranquille, ça, pas bon pour le boulot.
Elle halète devant moi, en regardant autour d’elle pour s’assurer qu’elle n’est plus dans sa tête. Les braises du feu rougeoient doucement, et on a la lune et les étoiles plus haut. J’ai sorti mon plaid compact et mes vêtements de solstice pour me tenir chaud, et le sommeil est venu vite, malgré le ventre quasiment creux. La viande séchée, c’est à peine meilleur que ce qu’on a bouffé pendant la mission, mais un peu moins glauque.
J’attrape une branche, j’remue les cendres pour amener les braises au contact de l’air, et j’balance les branchages qui traînent à côté dedans, pour faire repartir le feu.
« Ça va, Ombre ? Mauvais rêve ? »
Elle me jette un regard noir. Hé, j’essaie juste de faire la conversation. Pour me distraire, j’me tourne vers le sertrêfle, qui dort comme une masse, blotti contre moi. J’aurais dû le buter dans la nuit, et prétendre qu’il s’était enfui, pour retrouver sa famille, ou une connerie du genre.
« Tu peux m’appeler Zahria, Vrenn.
- J’croyais qu’en mission, on s’appelait par nos magnifiques surnoms.
- Tu as choisi le tien toi-même.
- Ouais, et ? »
Elle fait cliquer sa langue en signe d’irritation, et s’enserre les genoux avec les bras, les yeux fixés sur les flammes renaissantes.
« Rêvé de quoi ? »
Zahria met du temps à répondre, puis secoue la tête en signe de dénégation.
« Je ne m’en rappelle déjà plus. »
Mensonge blanc, probablement. J’commence à tendre la main pour la poser sur son épaule, mais le sertrêfle bouge, et pousse un couinement alors qu’il se colle davantage à moi. J’interromps mon geste pour poser ma pogne sur lui, qu’il se calme, et il émet un genre de ronronnement. Bordel, on a vraiment que ça à foutre ?
« Bon, dormons.
- ‘Sûr, chef. Tu préfères pas venir sous le plaid compact ? Il tient super chaud. »
Regard perçant. J’fais un sourire désarmant et innocent qui doit sonner vachement faux sur mon visage.
« En tout bien tout honneur, évidemment. »
N’empêche qu’à deux, il faut vachement meilleur, et que le reste de la nuit s’écoule sans anicroche.
Au petit matin, rien n’a bougé, si ce n’est qu’un peu de givre issu de la rosée matinale recouvre les feuilles et les brins d’herbe. Vrai qu’il caille sa mère, quoi. Mon souffle fait de longs nuages de buée alors que j’mets de l’eau à chauffer, pour le thé, et que le sertrêfle reste blotti contre Zahria sous la couette. Il a bien raison, si j’avais le choix, j’ferais pareil.
La patronne émerge quelques instants plus tard, avec la bestiole enroulée dans ses cheveux. Elle a pas trop de cernes sous les yeux, à la lumière de l’aube. J’sers les tasses, et on fait chauffer du pain déjà rassis histoire d’essayer de le ramollir un peu. Il est rapidement rejoint par un bout de fromage, une croûte vraiment, tout ce qui reste après l’assignation précédente…
« Bonjour, mieux dormi ?
- MMh, et toi ?
- Ouais. Tu veux toujours ramener le p’tit monstre quelque part ?
- Oui. S’il est là, il doit bien y avoir un champ de trêfles dans le coin.
- Mais du coup, j’ai quand même des questions. C’est quoi le rapport avec le boulot qu’on fait ? »
Toujours faire gaffe à parler à demi-mot. Les bonnes vieilles habitudes, ça.
« Et deuzio, c’est quoi l’intérêt ? Genre, on y gagne quoi ? »
Elle mâchouille son pain et le fait passer d’une gorgée de thé, puis plante ses yeux dans les miens.
« Mais l’intérêt, c’est de faire quelque chose de bien. »
Je hausse un sourcil pour démontrer mon scepticisme, et je secoue la tête. N’importe quoi. Enfin, quand les gens sont pas rationnels, ça sert à rien de discuter, j’suppose. J’vais me plier aux ordres pour éviter de connaître un sort funeste, ça lui fera plaisir et flattera son ego, quand elle aura l’impression d’aider de façon désintéressée, et hop. Le sertrêfle saute de ses cheveux à mon épaule, et me souffle dans le cou.
Bon, c’est pas désagréable, le coup de l’air chaud, j’admets. Mais j’ai pareil pour trente cristaux rue des roses, alors, hein…
« Du coup, j’suppose que comme il m’a vu le premier, ça fait de moi la maman, donc t’es le papa, c’est ça ? Que j'essaye de dire pour détendre l’atmosphère. »
Les couinements de la bestiole semblent bien me donner raison, alors que j’éclate de rire devant l’air surpris de Zahria.
« Allez, on va te le trouver, ton champ de merde. »
« Allez maman, on va retrouver la maison de notre petit. »
Pourquoi, d'ailleurs ? Il lui a posé la question tout à l'heure, mais c'était dur de lui expliquer pourquoi ils doivent le ramener, notamment parce qu'elle sait pas trop. Oui, c'est une espèce rare, et les zoologues seraient très contents de leur geste, mais effectivement, ça n'a rien à voir avec leur boulot, pas de récompense à la clé, aucune demande. Faudrait pas non plus qu'elle soit devenue altruiste du jour au lendemain, ça le fait pas. Elle jette un coup d'oeil à Vrenn, à côté. Faudrait pas non plus, qu'inconsciemment, elle fasse ça pour prolonger le voyage. Elle a toujours évité de coucher avec ses collègues, après ça complique les choses. D'autant plus quand ses collègues sont devenus ses subordonnés. D'autant plus quand le subordonné, c'est Vrenn. Trop de passif.
Tain, mais pourquoi elle repense à ça ! Bon allez, la traque. Suffit de suivre les trèfles, à priori. Ils en ont trouvé quelques uns dans la clairière, hier, donc c'est qu'ils poussent dans le coin, et après un peu de chance, le champ n'est pas trop loin. Enfin, après deux heures de marche, elle commence à se dire que ça fait un peu loin quand même. A se demander si l'oeuf a pas été déplacé par quelqu'un d'autre. Et que le champ pourrait être n'importe où. Elle soupire, se passe une main sur le visage et regarde Vrenn.
« Désolée de t'avoir embarqué là-dedans... Je commence à penser qu'on trouvera pas le champ.
- On va le retrouver, Zahria. Je laisse jamais un travail à moitié.
- Ouais, on a remarqué... Mais arrête de penser que c'est une assignation. T'as aucune obligation à être là, tu peux partir si tu veux. Je sais pas pourquoi je t'ai demandé de venir avec moi.
- Je viens, maintenant. »
Elle essaye de le transpercer avec son regard. Que pense-t-il, en réalité ? Il est dur à cerner, parfois. Puis elle détourne les yeux. Ça devient compliqué de maintenir le contact, quand on se sent merdeux.
« Le hic, c'est que je sais même pas où chercher... »
Puis tout à coup, le petit se met à piailler comme jamais. Regard. Sourire.
« Visiblement, lui il sait.
- Ouais, visiblement. »
Toujours accroché à Vrenn, il semble montrer la direction de sa tête. Alors Zahria laisse passer le barbu devant, pour ouvrir la marche, et le suit. Ils marchent encore un moment. La forêt semble se dégarnir, petit à petit. Les arbres s'espacent, se font moins larges, on distingue même quelques sentiers çà et là. Et puis soudain, le voilà. Baigné dans la lumière matinale et couvert d'un givre qui le fait passer pour un champ de perles, ils ont trouvé l'habitat naturel du sertrêfle. Mais quand Vrenn le pousse à descendre de son bras, avec sa finesse habituelle, il s'y accroche de plus belle.
« Bah pourquoi il veut pas descendre ?
- T'es sa maman, jusqu'à preuve du contraire... Faudrait retrouver ses parents au milieu du champ, je suppose. »
Ils tournent un moment, se baladent dans le champ, essayant de repérer d'autres sertrêfles, mais rien. Il y a bien des nids, des traces de leur passage et de leur vie sur place, mais clairement, plus aucun sertrêfle n'habite ici. Et ça ne semble pas être de leur fait, vu les pièges qu'ils retrouvent, et cette cage abandonnée un peu plus loin. C'est Vrenn qui comprend le premier.
« Ils ont été braconnés.
- Apparemment, ouais. Je sais pas qui serait assez stupide pour faire ça, vu qu'ils ne peuvent vivre que dans ce genre d'endroit...
- Ça explique qu'on ait trouvé l'oeuf si loin d'ici.
- Hm. Ouais.
- Qu'est-ce qu'on fait ?
- Je vais retourner en arrière, essayer de trouver les braconniers. Rentre à la Capitale.
- Non mais tu veux te débarrasser de moi ou quoi ?
- Nan mais... c'est visiblement pas ton truc, les animaux... ou les bébés, je sais pas.
- De toutes façons t'as pas le choix, le petit veut pas quitter mon bras. Et puis maintenant que ça devient intéressant, tu me lâches pas comme ça. »
Elle sourit en haussant les épaules, faussement désabusée. C'est parti pour une mission de sauvetage d'une famille de sertrêfle avec le moins bien choisi de ses collègues pour faire le taf. Mais elle ne l'échangerait pour rien au monde.
La seule faille du système, c’est que j’suis pas vraiment un pisteur, de métier. Alors, savoir que y’a eu de la merde qu’a eu lieu dans ce champ de trèfles, puis que c’est probablement des braconniers qui sont partis avec les bestioles, c’est une chose. Suivre la trace jusqu’à l’endroit où ils crèchent, ou leur piaule, ou point de vente, c’est autre chose. Au moins, mon fiston… ou c’est une fille ? Allez, fille, on dira. Au moins, Fifille a de quoi bouffer, et malgré sa détresse, elle fait pas la fine bouche quand j’lui tends des morceaux de trèfles les uns après les autres.
« Tu serais capable de remonter jusqu’aux braconniers, toi ? Histoire qu’on puisse rendre Fifille à ses parents, ou tontons, ou quoi.
- Fifille ?
- C’est comme ça qu’elle s’appelle.
- Depuis quand ?
- Depuis là.
- Et c’est une fille ?
- Qu’est-ce que j’en sais ? Attention, tu présumes de son genre, là.
- N’importe quoi. »
C’est vrai.
« Et sinon, pour retrouver les braconniers ? Que j’reprends.
- Qu’est-ce que j’en sais ? Attention, tu présumes de leur genre, là.
- Pas faux. Du coup, on abandonne ?
- T’es con. »
C’est vrai, aussi. Mais elle sourit, alors ça le vaut.
Puis on se baisse au milieu des plantes pour essayer de jauger le sol. S’il y avait une cage renversée, c’est qu’ils ont dû venir à plusieurs, et avec plusieurs trucs pour foutre les monstres dedans. On fait des cercles concentriques autour de la zone, jusqu’à repérer une longue ligne dans un coin un peu plus boueux que les autres.
« Charrette, non ? Ou carriole, enfin, un truc du genre, quoi.
- Probablement. A se demander combien de sertrèfles ils comptent capturer.
- Un paquet, même si c’est que pour les vendre au compte-goutte et assécher le marché. C’est rare, tu disais, nan ?
- Oui, mais ça ne survit pas longtemps loin des trèfles. Regarde… Fifille.
- Ha, donc on garde le nom ?
- A défaut d’un autre, oui.
- Ben pour les trèfles, j’en sais rien. Ils ont p’tet un truc pour contourner le problème, genre une stase temporelle, le pouvoir de pas avoir besoin de manger, ou quoi.
- On verra…
- … quand on leur mettra la pogne dessus. »
On refait un rapide état des lieux, et j’me dis qu’on va enfin s’amuser. En la poussant un peu, Fifille se décide à bouger du côté de Zahria, et à me laisser tranquille. J’fais jouer mon poignet pour l’assouplir, après avoir dû subir ça, et on prend la piste assez facilement tracée pour que des amateurs tels que nous puissent la suivre.
« On est sûr que c’est les parents de Fifille, au moins ? Ça se trouve, ils voudront pas d’elle.
- Tu t’inquiètes pour ta fille, Maman ?
- Nan, Papa, j’m’inquiète qu’elle continue à se coller à nous parce qu’on est des gens extraordinaires. Surtout à la sortie de l’œuf. Imagine, qu’elle reste ? L’horreur, quoi.
- Moi j’aime bien, c’est tout doux.
- Ben t’auras la garde, alors. Ça ira bien avec ton boulot, en plus.
- Ah non, ce sera garde alternée, faut que Fifille grandisse avec ses deux parents. Tu veux en profiter pour aller faire des rencontres ailleurs, ou quoi ?
- Hein, euh ?
- Oui, non, t’as raison, laisse tomber. »
En suivant les traces laissées par la charrette, qui venait p’tet même pas pour ça, et passait possiblement juste dans le coin, on arrive à un petit hameau sans intérêt. Enfin, hameau, nan, le terme n’est pas correct. On dirait plutôt un genre de grosse ferme, mais désaffectée. A voir l’état du toit, et les outils rouillés qui traînent sous l’appentis de la grange, ça semble évident qu’aucun agriculteur n’a vécu ici depuis un certain temps. Une dizaine d’années, j’dirais ? Même si ça dépend de la météo, des tempêtes, et des bêtes sauvages qui rôdent dans le coin. Pas grand-chose de ce point de vue-là, de ce qu’on a pu voir.
On repère facilement notre charrette, en tout cas, posée sous un auvent, juste à côté du bâtiment principal. La grange est en face, avec un mur en partie effondré et des poutres noircies. Incendie, donc. Et y’a une autre baraque un peu plus loin, mais j’suis pas capable d’identifier à quoi ça pouvait bien servir. P’tet un genre de dépendance pour entreposer des trucs, des bidules, et des gens. Genre la famille des enfants, ou que sais-je. J’ai conscience de certaines lacunes en ce qui concerne la paysannerie.
« Une suggestion ? Demande Zahria.
- Ben, on entre, et on regarde s’ils ont les sertrèfles, non ?
- Et s’ils les ont ? On ne sait même pas combien ils sont.
- Suffira de ressortir le temps qu’ils nous oublient. Ah. Ouais. »
Je confesse de certaines lacunes pour le travail en équipe sur certaines parties de mon domaine de compétences.
« Tu veux faire comme avec Jack, et y aller toute seule ?
- On va éviter.
- Ben trouve un plan, alors. C’toi l’chef, chef. »
Rappelée à l'ordre par le regard insistant de Vrenn, Zahria relance sa concentration en direction de la ferme. Elle pourrait parfaitement l'envoyer seul en repérage, et au pire son pouvoir ferait le reste du boulot. Mais c'est aussi une bonne occasion pour lui montrer d'autres techniques. Elle a une idée.
« T'as ton déguisement magique avec toi ?
- Ouais.
- Tu le portes, là ?
- Nan.
- Bah va le mettre. Je vais me changer aussi. »
Ils s'éloignent un peu de la baraque, Zahria sort des vêtements de rechange de son sac. Elle doit avoir une dizaine de tenues différentes là-dedans, pour prévoir ces occasions-là. Elle a l'habitude de changer de costume rapidement, c'est un truc qu'elle fait tout le temps. La maître-espion enfile la tunique rapiécée et sans couleur qu'elle a choisie. Les manches sont assez longues pour cacher Fifille dessous tant qu'elle ne remue pas trop, c'est parfait. Elle lance une petite oeillade à Vrenn en train de se changer un peu plus loin, mais c'est déjà fini. Dommage.
« Bon, je mets quoi, du coup ?
- Des habits de voyage, pauvres.
- On va faire quoi ?, demande-t-il alors que ses vêtements prennent la forme parfaite.
- On est un couple de voyageurs, on s'est perdus en allant à la Forteresse, on cherche un endroit où s'arrêter et quelqu'un pour nous indiquer la route.
- Un couple ?
- Ouais, c'est plus crédible.
- Ça roule. »
Leurs sacs sans fond passent aisément pour des besaces de voyage, et leurs armes sont cachées, ils font parfaitement l'illusion. Zahria se saisit d'un peu de terre et s'en barbouille légèrement la figure pour creuser ses cernes, faire croire au manque d'hygiène d'un long voyage et donner plus de réalisme à la chose. Elle reprend de la terre et fait la même chose sur le visage de Vrenn.
« T'as les mains froides.
- Désolée. Bouge pas, j'ai presque fini. »
Il est étrangement silencieux, elle se serait attendue à ce qu'il jacasse et fasse des commentaires sarcastiques sans s'arrêter. Elle passe sa main dans les cheveux du Sbire pour le décoiffer un peu. Les siens, c'est bon, pas la peine. Puis contemple son oeuvre, et hoche la tête. C'est bon, ils peuvent y aller. Vrenn la saisit par la taille, elle se dégage aussitôt.
« Qu'est-ce que tu fais ?
- On est un couple, non ?
- Et un couple, ça marche forcément en se tenant par la taille ? Ça fait deux semaines qu'on marche, tu crois pas qu'on a autre chose en tête, là ?
- Ah, ouais.
- Garde ça pour après, faudra être convaincant. »
Que la vie doit être douce quand on peut se faire oublier à volonté et qu'on n'a pas besoin de ce genre de stratagèmes pour obtenir ce que l'on veut... Ils marchent jusqu'à la porte du bâtiment principal. Si l'endroit semble à l'abandon, il y a quand même du bruit, et on aperçoit une lumière vaciller à l'intérieur. Les gens qui sont là n'ont pas dû s'y installer depuis longtemps, les plantes mortes et les mauvaises herbes ont à peine été défrichées pour laisser le passage. Elle frappe à la porte, une femme édentée vient leur ouvrir. Sa tunique ressemble assez ce que Zahria et Vrenn ont revêtu, et elle a une verrue sur la joue. Son regard ne semble pas bien vif. Derrière, la maître-espion aperçoit au moins trois ombres en plus, même si elle n'arrive pas à les distinguer.
« C'est pour quoi ?
- Mon mari et moi, on s'est perdus...
- Vous allez où ?
- A la Forteresse.
- C'est par là.
- Merci mais euh... ça vous dérangerait de nous laisser rentrer une minute ? Ça fait deux semaines qu'on marche, un peu de chaleur humaine nous ferait le plus grand bien... Nous n'avons pas grand chose, mais nous pouvons partager notre repas avec vous, si vous le souhaitez...
- Hervé, y'a des gens qui veulent rentrer !
- C'est qui ?
- Un couple. Y disent qu'y se sont perdus.
- Pourquoi qu'y veulent rentrer ?
- Une histoire de chaleur humaine ou chais pas quoi.
- Ah nan hein ! J'rentre pas dans ces délires, moi, c'est pour les gens de la Capitale, ça !
- Nan mais ils veulent juste manger, je crois.
- Attends, j'comprends rien à ce que tu brailles, j'arrive. »
Hervé arrive. Le même genre. Il les dévisage, tour à tour, la main posée sur les hanches de la femme, certainement la sienne, d'ailleurs, de femme.
« On dirait pas qu'vous êt' en couple. Vous avez pas l'air de vous apprécier. Pas comme Micheline et moi, hein !
- Ouais ! Avec Hervé ça fait quarante ans qu'on est ensemble ! D'puis qu'on est marmots ! »
On aurait deviné, merci.
« Pourquoi t'tiens pas ta femme par la taille, toi ? »
Vrenn lance un regard assassin à Zahria. Bah quoi, elle pouvait pas savoir qu'ils allaient tomber sur des énergumènes comme ça. Elle le regarde se débattre avec le semblant de contexte qu'elle a donné tout à l'heure en se retenant de rire.
« Ça fait deux semaines qu'on marche, vous savez, on pense à autre chose au bout d'un moment...
- Ah bon. Moi j'pense jamais à aut' chose ! »
Hervé met une bonne claque sur le derrière de Micheline, qui roucoule de sa voix gutturale. Ils sont pas prêts de rentrer dans le bâtiment...
« Et du coup, on peut passer ? On ne sera pas longs, c'est juste qu'on a pas eu de toit sur notre tête depuis un moment...
- Vous êtes suspects, vous deux. On dirait un faux couple. Comme si qu'vous veniez pour vous mêler d'nos affaires...
- Non, je vous assure, c'est pas le cas...
- Embrassez-vous, qu'on voit si vous êtes un couple. »
Ni une ni deux, Zahria, à fond dans son personnage, dépose rapidement ses lèvres sur celles de Vrenn. Si c'est tout ce qu'il faut pour les satisfaire...
« Voilà, ça vous va ?
- Nan, c'est pas un vrai baiser, ça, hein Micheline ?
- Ouais Hervé, chuis bien d'accord ! Embrassez-vous, allez, vous êtes bien mariés, non ? Vous êtes jeunes en plus, encore dans la force de l'âge comme on dit, c'est bien meilleur à c't'âge-là...
- Bah quoi Micheline, tu me trouves trop vieux ?
- Mais nan Hervé, toi t'es parfait, mon p'tit Hervé. »
Ça roucoule, encore. Zahria regarde Vrenn. Il semble sur le point de sortir un surin et les planter tous les deux pour régler l'affaire. Le regard de sa supérieure lance des éclairs qui en disent long sur le sort qu'elle lui réservera s'il fait ça.
« Allez chéri, embrasse-moi, si c'est tout ce qu'il faut pour satisfaire ce gentil couple. Après on pourra rentrer. »
Allez, Vrenn, mets-y un peu du tien.
N’empêche que j’avais raison.
Y’aurait bien une manière d’éluder le problème, mais à voir la tronche de la patronne, j’sens bien que c’est pas permis. Bon ben, qu’on m’accuse de pas faire mon travail à fond, hein. J’l’écrirai dans le rapport, si rapport il y a pour cette assignation bidon, que c’était pour le travail.
J’prends même pas la peine de répondre à son invitation, et j’place ma main dans le creux de son dos pour l’attirer à moi, la presser contre moi. Mes lèvres trouvent les siennes, pour la seconde fois en quelques minutes, puis ma langue pointe doucement. Les siennes s’écartent, et sa main se presse contre ma joue, passe dans ma barbe, ma nuque, et me tient de force en place pendant que nos langues se mêlent et s’entremêlent. Ma main glisse un peu plus bas, touche, agrippe.
Il faut quelques secondes qui ont un goût d’interdit et d’éternité pour qu’on se sépare, en prenant notre souffle, un peu court. J’adresse un clin d’œil au mec, mais ils sont tout rouges, et sa main est positionné au même endroit que la mienne… qu’a pas encore bougé. Je la retire après avoir palpé une dernière fois, en sachant que ça me retombera dessus plus tard.
« Allez, entrez, ça vous fera du bien, dit Hubert.
- Merci. »
Mais j’ai plus envie d’entrer, moi. Un tour dans les buissons derrière la maison, n’empêche…
A l’intérieur, c’est aussi dégueulasse que les occupants des lieux. Comprendre : c’est pauvre, laid, et ça respire la misère intellectuelle. J’en viendrais presque à culpabiliser de venir leur taper leur garde-manger, si c’était pas probablement eux les coupables du braconnage des parents de Fifille. Tiens, d’ailleurs, c’est pour ça qu’on est là, maintenant que j’y pense.
« Installez-vous là, on revient avec de quoi casser la croûte. On pourra partager, si vous avez aussi.
- Bonne idée.
- Pas de cochonneries à l’intérieur, pendant qu’on a le dos tourné, hein ?
- Nan, vous inquiétez pas.
- Oh, mais ça nous inquiète, si ça ne vous vient pas à l’esprit. »
Ahem. J’sais pas comment réagir, entre le fait que ça m’est venu à l’esprit, et le fait que c’est un vieux dégueulasse et sa moche qui nous le disent. Dans le doute, j’opte pour un sourire un peu benêt, tandis que Zahria baisse les yeux sur le sol poussiéreux. Dès qu’ils passent la porte de la pièce qui doit servir de salle à vivre pour aller vers la cuisine ou leur stock de bouffe, j’me tourne vers la chef. Cœur qui bat la chamade et yeux un peu écarquillés. Boulot. Penser boulot. Et j’chuchote.
« On fait quoi ?
- On attend qu’ils reviennent, et on les sonde.
- Ils vont commencer à m’oublier. Enfin, je crois…
- Comment ça ?
- Vu comme ils sont bizarres, j’sais pas comment l’oubli va marcher sur eux. Ça dépend d’à quel point ils attachent de l’importance à ma présence. Sinon, j’pourrais aller me promener dans les autres pièces…
- Et tu penses qu’ils t’attachent de l’importance ?
- T’as vu comment ils nous regardent ? Ils sont super louches, putain.
- Tais-toi, ils reviennent.
- Pff. »
Elle tient un bout de pain enroulé dans un torchon, mais qu’a l’air rassis quand même. Lui, il a un gros jambon en main, le genre qui devait pendre à une ficelle, dans la cave ou la cuisine. J’sors la main de ma besace, sans couteau, mais avec les lanières de bœuf séché qui s’y trouvent, et une croûte de fromage qu’est maintenant davantage constituée de moisissure que de fromage. J’ai même plus envie d’en manger, donc faire preuve de générosité vis-à-vis de nos suspects me semble être une très bonne initiative.
Zahria sort peu ou prou la même chose de la sienne, avec un reste de vinasse. Ça doit être la daube qu’on n’a même pas réussi à finir l’autre jour, à la taverne. Ça avait été commandé par Elina, et c’était vraiment innommable. J’me demande qui peut bien boire ça, en toute honnêteté, mais la réponse, c’est que c’est les locaux sans une thune qui s’y collent. De toute façon, ils savent pas c’qui est bon, alors autant qu’ils picolent ça, et laissent le reste aux gens qu’ont un palais et un minimum de bon goût.
N’empêche qu’on va manger un morceau avec eux, et qu’on sait toujours pas s’ils braconnent.
« Alors, vous allez vers la Forteresse, c’est ça ?
- Oui. D’après les rumeurs, on peut y trouver tu travail.
- Il y en avait plus chez vous ? »
J’me racle la gorge d’un air gêné.
« Tout a été racheté par un entrepreneur de la Capitale, et nous avons été expulsés de notre petit lopin de terre. »
Y’a un silence. Faut dire, dans le genre, pour casser l’ambiance…
« Et vous, vous faites quoi ? Demande la patronne. »
Allez, ils vont quand même pas tout nous déballer comme ça, si ?
Les yeux encore exorbités et le souffle court, elle relève la tête vers Micheline qui répète plus lentement, comme si Zahria ne parlait pas la langue. Etonnant, de penser que quelqu'un dans le royaume puisse ne pas parler l'aryonnais, tout de même...
« J'disais, on est fermiers nous aussi. »
Mais oui, évidemment, ça coule de source, vu l'état de la ferme. Si seulement Jack était là... Avec ses méthodes d'interrogatoires infaillibles, il leur ferait cracher tout le morceau. Mais là, ils vont devoir se débattre avec ça. N'empêche, ce mensonge éhonté rend un peu plus suspectes leurs activités, et le sang-froid de Zahria commence à revenir alors qu'elle se rend compte qu'ils sont sur la bonne piste. Elle règlera son compte à Vrenn plus tard, de toutes façons - finies, toutes ses règles sur le fait de ne pas coucher avec un collègue, après un baiser comme ça. Le regard qu'elle relève vers lui est encore enflammé, mais elle commence à se calmer. Si le sourire qu'elle lui tend est encore un peu charmeur, on sent surtout qu'elle est décidée, et qu'elle a une idée derrière la tête.
Et puis, il y a toujours le fait qu'elle est convaincue qu'il y avait au moins deux personnes de plus dans la pièce quand la porte s'est ouverte sur l'édentée. Hervé, ça fait un, où sont passés les deux autres ? Les deux "paysans" se font plaisir sur la piquette d'Elina, en tout cas. Elle a bien fait de garder cette daube. Elle s'était dit qu'elle se mettrait une mine avec si jamais les cauchemars se faisaient trop ressentir. Mais là, plus question de cauchemars, c'est plus le même genre de rêves qui vont la cueillir cette nuit, à priori...
Focus, Zahria, les sertrêfles, reviens sur terre. L'interrogatoire, ouais, ça c'est bien.
« Et du coup, vous cultivez quoi ?
- Un peu d'tout. Hervé y peut faire pousser tout c'qu'y veut.
- Ah ouais ? La main verte ?
- Littéralement, c'est mon pouvoir. »
Et puis, parce que finalement, ils sont sympas, Hervé lui fait une petite démonstration. Il ferme son poing, et un bouquet de roses pousse véritablement à l'intérieur. Il file les fleurs à Vrenn, un sourire goguenard posé sur son visage. Le barbu regarde sa patronne, lui offre les fleurs. Mignon.
« Du coup vous pouvez les replanter après, ça doit être pratique. Les roses, c'est votre spécialité ?
- Nan, mais paraît que ça ouvre le coeur des femmes. Z'en aviez bien besoin, vu votre regard de merlan frit. D'habitude, chuis plus dans le trèf... »
Michelin écrase son pied sur celui d'Hervé, sous la table, pour le faire taire. Bah voilà. Ils les ont. Zahria et Vrenn se regardent, ils ont compris. Elle remarque qu'il a une trace de terre sur la joue, là où elle a posé sa main tout à l'heure. Après avoir pris les fleurs en le remerciant, elle essuie sa main sur sa tunique, puis la lève pour nettoyer la tâche sur le visage de son "mari", se rapprochant à quelques centimètres de son visage. Les paroles qu'elle prononce alors sont chuchotées comme des mots doux, si bien que le couple en face n'y voit que du feu.
« Dis que t'as besoin d'aller pisser, et va faire un tour.
- Tu déconnes ?
- Je les occupe. Fais attention, je pense qu'il y en a deux autres. »
Elle dépose un rapide baiser sur ses lèvres, et en face ça rigole.
« Hé bah voilà ! Fallait pas être aussi coincés devant nous ! J'préfère ça, dis donc, pas toi, Micheline ?
- Oh bah si, c'est mieux quand même. »
Ils ont les joues qui rosissent avec la piquette, et pas que. Vrenn se lève, s'excuse. Le vieux lui montre le chemin, puis le barbu disparaît. Micheline fixe Zahria d'un oeil étrange.
« C'est normal, vot' couleur de peau ?
- Hein ? Ouais, ouais, je viens du Sud.
- Ah, parce qu'on dirait que vous avez cramé un peu.
- Nan, c'est naturel...
- Et vot' mari... Attendez, vous étiez pas accompagnée ?
- Qu'est-ce tu racontes Hervé ?
- Elle a embrassé qui la p'tite dame ?
- Ah oui, tiens... »
Le pouvoir de Vrenn commence à faire effet. Maintenant, il s'agit de les distraire. Elle repasse l'inventaire de son sac sans fond. Oh mais oui, c'est vrai, il y a bien ce truc... Perdant sa main à l'intérieur, elle finit par poser un petit morceau de chocolat provenant de la hotte offerte à Luz en saison fraîche. Elle avait complètement oublié. Le vieux couple arrête son débat pour savoir si Zahria est oui ou non accompagnée et focalisent leur attention sur le chocolat.
« C'est quoi ?
- Vous connaissez pas ?
- Nan.
- Goûtez, vous verrez, c'est bien bon. C'est un marchand qui m'a filé ça quand on passait vers la Capitale. »
Ils sont suspicieux, mais s'exécutent. Et oublient immédiatement leur débat, et Vrenn. La découverte du chocolat, c'est quelque chose. Elle parvient à sauver un morceau, elle le filera au barbu après. En espérant que ça se passe bien de son côté. Elle entend pas de bruit, en tout cas, c'est que ça doit aller. Pourquoi elle s'inquiète pour lui, d'ailleurs ? Il est capable de se débrouiller, voire même de lui cacher des cadavres s'il le veut. Mais elle a quand même une petite appréhension, bizarrement. Sur son bras, Fifille sert encore plus fort. Elle retient une grimace de douleur, passe sa main à l'endroit où elle est, pour essayer de la calmer. Allez, c'est bientôt fini. Maman va retrouver tes parents, ma belle.
Maintenant que j’suis plus en compagnie des deux gros dégueulasses… trois ? Voire quatre, avec un peu d’autodérision ? Il est temps de se concentrer un peu sur le boulot. Merde, on devait juste rentrer tranquillement à la Capitale, et voilà qu’on se retrouve à démanteler un réseau de braconnage. En tout cas, ça m’étonne pas que ça marche, si le vieux peut faire pousser n’importe quoi. La contrainte du trèfle pour trimballer et faire survivre ces putains de serpents moches est vachement moins importante, tout à coup.
J’entends quelques voix dans la pièce d’à côté, mais Zahria les distrait plutôt bien, j’suppose. Entre mon pouvoir et le truc qu’elle vient de leur sortir, j’suis bien loin de leurs pensées. Et loin des yeux, loin du cœur, avec moi, hein. Donc j’me déplace en catimini dans un salon vieillot et mal meublé, jusqu’à un couloir aux planches qui craquent et grincent. Le bois est vermoulu, et la baraque assez vieille, faut dire, comme les occupants.
Ça me vient à peine à l’esprit, mais s’il est capable de faire pousser des trucs, il doit pas avoir beaucoup de difficultés dans la vie, comme fermier. C’est bizarre, qu’il soit aussi pauvre. Pas net, ça. Ou alors il passe tout son temps à culbuter sa grosse, et du coup les récoltes avancent pas ? Une hypothèse assez probable. Mais en voyant les autres pièces de la maison, j’me dis surtout qu’ils occupent un coin abandonné le temps de chasser leurs petits monstres, quelques semaines, avant de repartir les vendre quelque part.
Pasque tout a l’air diablement impersonnel, et que c’est pas trop ça, normalement, quand tu vis dans un coin depuis des années, voire des lustres. Donc ouais, braconnage itinérant, j’serais prêt à parier, et la présence de deux autres personnes, de ce que dit Zahria, ça colle plutôt à la thèse.
J’pose mes pieds le long des murs, là où ça devrait moins grincer. C’est pas encore tout à fait ça, mais c’est déjà mieux. Le couloir mène jusqu’à une petite cour, derrière la maison, et par la porte aux vitres sales, j’distingue une charrette, et ce qui ressemble à des cages. Bon, la piste se précise, on s’est pas craqué, et ça devrait être là. Sur le chemin, j’jette un œil dans les pièces, mais y’a que dalle. Rien ni personne, à part des débris de meubles à moitié brisés pour faire du bois de chauffe. Encore un bon point pour moi.
Quand j’ouvre la porte, j’tombe sur deux gars adossés au mur. Merde, j’suis retombé l’air de rien dans mes anciennes habitudes, et j’ai pas de quoi les gérer proprement, enfin, comme j’devrais maintenant que j’suis devenu un gentil…
Le premier sort une masse cloutée en bois, alors que le second a une épée courte. J’regarde celui-là, et il oublie subitement tout ce qu’il a pu apprendre de l’escrime, et arrête son mouvement avec un air confus sur le visage. Puis j’plonge sous l’attaque horizontale de la massue, et j’enfonce mon coude dans la mâchoire du gars. Il recule que d’un pas, et j’sens que sous son apparence un peu graisseuse, c’est du vrai muscle, comme en témoignent ses phalanges couturées de cicatrices et son nez cassé un paquet de fois. L’autre est plus sec, avec un visage taillé à la serpe, et une grosse cicatrice qui va du front à la joue. Garde, aventurier, ou brigand.
J’dégaine un couteau pour ma dextre, et j’garde la sénestre libre, des fois que y’ait quelque chose à attraper. Puis j’fonce sur Massue, et il agite son arme inefficacement. J’en choppe un bout, ou j’fais mine en tout cas. Puis j’en profite pour lui exploser la main de mon surin, et il lâche tout en poussant un cri de douleur. Ouais, deux doigts en moins, ça fait souvent ça. J’me prépare à lui foutre un coup de tatane dans la gueule pour l’étendre, quand j’vois une ombre au sol, derrière moi.
Epée a décidé que, vraiment, cette arme lui disait rien, et son planteur à lui est à quelques centimètres de mes côtes. J’me jette en avant, et ça fait qu’écorcher superficiellement. J’sais même pas si ça a bien traversé les vêtements. J’sens rien. Pas l’temps. Mon planteur va proprement trouver et trouer la chair tendre de son coup et s’enfonce jusqu’au cerveau. J’le retire en m’retournant, mais l’autre est juste à genoux en tenant sa main pour limiter l’hémorragie.
Allez, bande de connards, c’est comme ça que fait un professionnel.
J’lui mets son coup de pied dans la gueule, puis j’reprends difficilement mon souffle après l’avoir menotté.
Puis j’ai une sueur froide. Putain, j’l’ai buté, l’autre. J’ferme les yeux quelques secondes. Planquer le cadavre ? Faire comme si le gros était tout seul ? Nan. Trop de sang, déjà. Bon, on verra ce qu’en dit la patronne. Surtout qu’à côté de moi, les sertrèfles tapent contre les barreaux de leurs cages d’un air paniqué. La vue du sang, sûrement.
« Vous inquiétez pas, Maman va vous ramener votre chiard et vous sortir de là. Il faut juste qu’il s’en sorte lui-même. »
En tout cas, le temps de la subtilité est passé. Rien qu’à démonter les deux vioques, et laisser ça derrière nous.
Si Zahria me jette pas par-dessus la Frontière, en tout cas.
« Z'êtes pas vraiment des fermiers, en fait ?
- Nan. »
Les menottes sont dégainées, les lumières, absorbées. Sur son bras, Fifille relâche d'un coup la pression, se laissant tomber au sol. Bon sertrêfle, il a compris que Papa avait à faire. Sautant par dessus la table, elle met une droite boostée dans l'estomac de madame, lui coupant la respiration, alors que monsieur fait apparaître une épine de rose agrandie dans sa main, s'en servant comme d'une dague. Pas con. Et pratique, comme pouvoir. Elle évite le premier coup, mais le deuxième lui frôle le flanc, laissant apparaître une vilaine estafilade.
Elle renforce les muscles autour de la blessure pour atténuer la douleur, puis met un coup sur le poignet d'Hervé pour lui faire lâcher son arme de fortune. Il se plaint soudainement d'une douleur à la cheville, et Zahria constate que Fifille a des dents, et sait s'en servir. Elle lui passe une menotte quand la bouteille de piquette d'Elina est fracassée sur son crâne par Micheline, qui a dû reprendre son souffle. Sonnée, Zahria met deux secondes avant de réussir à se retourner, et Micheline a le temps de lui barder le bras d'une deuxième blessure avec le verre cassé. Ça commence à bien faire, cette histoire.
Se boostant en agilité, Zahria évite le coup suivant et passe derrière la femme, lui mettant un deuxième coup dans le dos. Elle hurle de douleur et tombe à genoux. Elle est carrément sur le point de se planter avec sa propre arme de fortune, mais l'Ombre arrive à la lui arracher avant qu'elle ne se tue bêtement. La deuxième menotte est passée au bras de Micheline, et Zahria assoit de force le couple, les attachant à une chaise.
« Je vous arrête pour braconnage de sertrêfles. Vous avez le droit de garder le silence, tout ce que vous direz pourra être retenu contre vous. Je vais vous conduire à la caserne la plus proche. »
Ça lui est venu tout seul, comme formule, mais c'est classe, dis comme ça. Elle le réutilisera, tiens. Bon, maintenant, Vrenn. Elle pisse le sang, mais il faut qu'elle s'assure qu'il va bien. De toutes façons, c'est rien de très sérieux, juste des zones très irriguées en vaisseaux sanguins. Elle sort et suit sa piste. Elle tombe sur une mare de sang, avec un gars menotté assommé d'un côté, et un autre probablement mort. Contre le mur, des cages de sertrêfles. Mais pas de Vrenn en vue. Putain. Soit il lui arrivé quelque chose, soit il s'est échappé, ça y est. Elle crie son nom, une fois, deux fois, puis voilà sa tête barbue qui apparaît. Elle est presque surprise de le voir.
« Bah quoi, pourquoi tu gueules ?
- Euh... rien, j'ai cru que t'étais parti...
- Parti où ?
- Chais pas, laisse tomber. »
Elle note qu'il saigne, lui aussi. Zahria s'approche, brisant la distance entre eux en une seconde, pour s'assurer que ce n'est rien de grave.
« Ça va ?
- Ouais, ouais, ça va, t'inquiète. Tu devrais plutôt t'occuper de toi.
- Je dois avoir une potion pour les bobos, ça va. T'étais en train de faire quoi, au fait ?
- Je transvase les cages dans la charrette. »
Elle sourit. C'est presque mignon, de le voir s'occuper d'eux. Elle sort alors la potion dont elle parlait de son sac, s'en enfile les trois quarts, puis la laisse terminer à Vrenn. Les estafilades se referment, Vrenn lui montre les deux gars, derrière.
« On en fait quoi ? »
Elle soupire. Elle se doutait que les méthodes loyales ne rentreraient pas en un jour, mais c'est sûr qu'il la met dans une situation compliqué. Elle montre, l'autre, menotté et assommé.
« Il t'a vu faire ?
- Ouais.
- Putain. Tu peux lui faire oublier ?
- Ça marche pas comme ça.
- C'est dommage. »
Elle passe sa main sur ses yeux, en réfléchissant.
« Légitime défense.
- C'est pas un peu facile ?
- Tu préfères l'exil ?
- Non, effectivement.
- On va l'enterrer, par contre. Et la prochaine fois, essaye de t'en sortir sans surin, si tu peux pas t'empêcher de tuer quelqu'un quand t'en as un en main.
- Ouais, ça te réussit, toi.
- Bah au moins, j'ai tué personne. »
Il dit rien, il sait qu'elle a raison. Ils avisent une pelle rouillée, dans un coin, ça fera l'affaire. Y'a Fifille qui passe alors la porte, et se précipite vers sa Maman. Puis elle voit les autres sertrêfles, et s'agite, toute contente.
« On fait comment, du coup ?
- On l'enterre, on met les sertrêfles sur la charrette, on embarque nos trois prisonniers, on ramène les sertrêfles, puis on amène les braconniers à la Forteresse. Trois jours de voyage, et après c'est Elina qui gère. C'est mieux que si on les ramène à la Capitale.
- Et quand est-ce qu'on... se repose ? »
Il allait poser autre chose, comme question, ou elle a rêvé ? Elle détourne le regard des lèvres de Vrenn. Pas le temps pour ce genre de conneries. Elle commence à reprendre ses esprits quand au fait de ne pas coucher avec lui. C'est Vrenn, merde. Son ami d'enfance. Le gars qu'elle a poursuivi pendant des lunes. On dirait que les paroles de Jack lui sont montées à la tête.
« Plus tard, du coup. »
Elle pose une main bienveillante sur le bras du Sbire, pour se donner du courage, ainsi qu'à lui. Puis le relâche, un peu trop vite. Ne pas succomber.
« Allez, au boulot. On a pas que ça à faire. »
Elle est marrante. Dans le feu de l’action contre deux gars armés qui veulent ma peau, j’fais avec ce que j’ai, et ce que j’ai, c’est un planteur dans leur gueule. J’suis pas magicien, et j’voi pas… enfin, difficilement, comment j’aurais pu faire autrement. Mais, au moins, elle m’envoie pas directement de l’autre côté de la Frontière, contrairement à mes craintes. J’me serais démerdé, sinon. Elle va p’tet encore le faire, quand on sera à la Capitale. Hm.
Puis, merde, j’ai cette sensation désagréable d’avoir fait quelque chose de mal et d’avoir été décevant. J’appuie sur le nœud mental, pour dévider la pelote de laine, mais j’m’arrête vite quand j’vois où ça mène. Ouais, on va ramener les sertrèfles et rentrer tranquillement à la maison, et trouver un moyen de penser à autre chose. Y’a pleins de façons.
J’donne un coup sec sur les rênes, et la mule qu’est vaguement harnachée me jette un regard accusateur. Elle aussi. Si j’avais de quoi lui fouetter le fion, j’le ferais, pasque j’sens qu’elle va me faire chier autant que les autres animaux que j’peux être amené à croiser. Mais faut croire que la présence de Zahria la calme assez, la vieille carne, pour qu’elle soit pas trop casse-couilles. Sûrement du sexisme, ça m’étonnerait même pas.
Derrière nous, les trois braconneurs sont silencieux. Faut dire, ils se remettent de leurs émotions, et la patronne les surveille, pendant que j’vérifie qu’on va pas se faire attaquer. Rien ne dit qu’ils étaient que quatre, sur le coup, au final. Ça devient d’ailleurs un peu morne, entre le temps qui tire la gueule, et nous pareil. Mais j’sais pas trop quoi dire. Alors j’la boucle.
La seule personne… La seule qu’a l’air plutôt contente de l’état actuel des choses, c’est Fifille. Elle zigzague entre les cages, en esquivant soigneusement les chasseurs, et se frotte contre ses congénères, avant de revenir en courant jusqu’à nous pour se frotter, grimper sur nos bras, autour de nos nuques, dans les cheveux de la patronne. Elle, j’peux lui parler, ça devrait pas me retomber dessus.
« Allez, Fifille, on est presqu’arrivé. Tu pourras reprendre le cours de ta vie avec ta famille… Si c’est ta famille, en tout cas.
- Tu es triste de la quitter ?
- Nan.
- Tu t’es vachement investi, par rapport à ton manque d’enthousiasme au début.
- J’aime le travail bien fait, j’suppose. »
Elle répond pas. L’ambiance est folle. J’jette un regard vers les deux dégueulasses, éveillés, qui nous écoutent. Le gars avait la bouche ouverte, mais il la referme prestement. Ouais, pas le moment. Puis il se met à pleuvoir, alors j’tire ma capuche pour masquer mon visage, et Zahria fait pareil. Derrière, ils prennent la flotte, mais j’en ai assez rien à battre.
La route s’étire, le chemin inverse de ce qu’on a fait quelques heures plus tôt, jusqu’à ce qu’on arrive au champ de trèfles qui nous a mené sur la piste. C’était pas là qu’on avait trouvé Fifille, mais c’est là qu’elle sera le mieux. J’me demande si c’est Hervé qui l’a fait pousser, ou s’il était déjà là à la base. Tout un champ, comme ça, ça serait pas déconnant qu’il le fasse apparaître, et revienne quelques mois plus tard pour récupérer le fruit de son labeur.
Comme un vrai fermier, quelque part, mais pour les animaux au lieu des plantes. J’me demande pourquoi il s’emmerde autant. Ça doit rudement bien gagner, mais alors pourquoi la baraque en ruines, les sapes usées, la bouffe qui pue la pauvreté ? Enfin, j’suppose que c’est Elina qui creusera cette partie du sujet, et pas moi. Elle remontera la filière jusqu’au bout, jusqu’au riche qui doit se faire des elixirs de sertrèfles, les donner à ses wargs de compagnie, ou les enfermer dans son jardin.
Là, c’est eux qui vont être enfermés, et si j’ai connu le même sort y’a quelques semaines, j’ai pas la moindre empathie. Bon, en même temps, c’est pas ma qualité première.
Quand on ouvre les cages, les sertrèfles hésitent un peu à sortir pour se nourrir et profiter de l’ambiance. Ils sont encore apeurés. On les soulève, et on les décharge, pour les éloigner de leurs chasseurs. Fifille fait la navette entre les plantes et sa meute, les pousse du museau, pousse des petits cris irritants. Que j’trouve irritants, en tout cas. Puis, enfin, ils décident de sortir alors que j’envisageais de proposer à Zahria de les foutre dehors à coups de pied. Je crois que ça l’aurait pas beaucoup fait rire, ç’aurait été dommage.
Finalement, le groupe se décide, et là, c’est la joie de vivre retrouvée. Un peu comme moi quand j’suis sorti de taule, quoi. Ils gambadent, bouffent, et se câlinent, avec Fifille au milieu, que j’différencie encore, qui reçoit la part du lion de ses petits camarades. Alors même qu’ils s’éloignent vers leurs trous, ou leurs nids, ou quel que soit le nom de leurs piaules, elle jette un dernier regard vers nous, puis vers sa bande.
« Allez, bonne continuation, que j’fais. »
Zahria dit rien, et elle a la tête un peu baissée. Hé, elle se serait attachée ?
Fifille nous fonce dessus, et j’ai juste le temps de lâcher un ‘’J’te préviens j’la garde pas.’’ qu’elle me grimpe le long de la jambe, avant de se blottir dans mon cou et de pousser son espèce de ronronnement sifflé. J’passe la main le long de l’épaule de Zahria et j’la rapproche dans une embrassade qu’a un goût d’adieu, puis la sertrèfle redescend le long d’Ombre pour rejoindre sa véritable famille.
« Allez, Papa, faut aller livrer nos trois enfants les plus moches avant qu’ils meurent dans la charrette. »
Après tout, pourquoi pas ? Il a toujours eu une place particulière, et puis, si elle ne se souvient pas très bien de son enfance et surtout de sa relation avec lui à ce moment-là, il est difficile de croire que la gamine qu'elle était n'était pas amoureuse de lui, quand on lit son journal intime. Alors bon, ce serait que la récompenser, que d'y aller. Et puis on ne parle pas de mariages, marmots et hypothèque. Juste voir s'ils peuvent se faire un peu de bien. Aller au bout de leur complicité.
Y'a des moments, aussi, où elle se convainc du contraire. Mais plus le temps passe, et plus elle est tactile, rit avec lui et lui jette des regards à la dérobée. Zahria se connait. Elle sait de quoi elle a envie, et tant qu'elle ne l'aura pas eu, elle ne se calmera pas.
Quand ils arrivent enfin à la Forteresse, Elina est surprise de la revoir si tôt. Zahria lui explique le cas, lui fout les prisonniers dans les pattes, signe son rapport et déguerpit. Pas trop de temps à perdre avec l'administratif, ça la saoule à chaque fois. Il commence à se faire tard, alors elle propose à Vrenn de passer la nuit au manoir. En plus, il ne le connait pas encore, il serait peut-être temps de lui faire découvrir les lieux...
Une fois la porte du manoir refermée sur eux, Zahria oublie toute réserve, et s’empare immédiatement des lèvres de Vrenn. S’il est surpris, il n’en montre rien, et joue très bien le jeu, soulevant l’Ombre pour la plaquer contre un mur et répondre à son baiser passionné. Elle passe ses bras autour de sa nuque, et ses jambes autour de sa taille, remuant en rythme alors que la chaleur commence à monter. Elle se détache une seconde de lui pour lui indiquer les escaliers. Il ne connait pas encore l’endroit, alors il faut le guider. Il la repose par terre, presque à contrecoeur, et elle le saisit par la chemise pour l’entraîner à sa suite, déposant des baisers enflammés sur son visage sur le trajet. Alors qu’ils montent les marches, un cristal se met à tinter, mais ils décident d’un commun accord de l’ignorer.
Elle fracasse plus qu’elle ne pousse la porte de sa chambre, et commence à déshabiller Vrenn. Les affaires tombent au sol, alors que le cristal tinte une seconde fois. L’appel est plus insistant cette fois-ci, et Zahria sait qu’il s’agit du sien, dans la poche de son pantalon. Elle reconnaît presque l’aura qui essaye de rentrer en contact avec la sienne, mais a autre chose en tête pour le moment. Elle pousse Vrenn sur le lit, avant de se laisser tomber sur lui, reprenant leur baiser où ils l’avaient laissé. Le cristal tombe sur le lit dans le mouvement, et se remet à tinter rageusement. Elle pousse un juron puis s’en saisit. Elle reconnait l’aura de Calixte avant même de décrocher.
« Cal, bordel, c’est pas le moment ! »
La voix qui lui répond est bien celle de son frère, mais elle ne l’a jamais entendue comme ça. Elle est est froide, impersonnelle, concise. Calme. Surréelle.
« Le repère principal de la Capitale est compromis. Ruth est morte. »
Le cœur de Zahria s’arrête. Il ne prend pas de détours, pas de pincettes. Comme s’il essayait de rendre supportable l’insoutenable. Comme s’il rendait un rapport, et qu’il attendait les ordres. Comme s’il avait besoin de rester en mouvement, pour ne pas y penser. L’Ombre se relève, se saisit du cristal. Vrenn a cessé d’exister, à côté d’elle, et sa demi nudité ne l’encombre pas le moins du monde. Elle se raccroche à ce cristal comme si sa vie en dépendait. Rien ne sort, mais elle est à l’écoute de la suite des informations.
« Ferisen a assisté à l’assassinat. Mais il est encore trop bouleversé pour être cohérent dans ses propos. »
Elle a le souffle court, et ça n’a rien à voir avec ce qui se passait une minute plus tôt. C’est plutôt comme si chacune des phrases de Calixte était un violent coup de poing dans son estomac. Il lui annonce que Feuille est revenu. Lui. Alors qu’elle trainait sur la route, avec Vrenn, à batifoler, Feuille lui est de retour à la Capitale. Là où elle aurait dû être. Là où elle aurait pu empêcher que tout ça arrive. Calixte enchaîne. Il ne semble pas attendre de réponse, de toutes façons, et Zahria est incapable de lui en donner.
« Il l’a pris avec lui dans un autre lieu sûr de la Capitale. Le repère principal a été bouclé. En dehors de Ferisen, tous ceux qui étaient sur place y ont été immobilisés. Tout est resté en l’état pour que tu puisses… constater. »
Elle sent l’état dans lequel se trouve Calixte. Ce qu’il y a à constater doit être horrible, pour qu’il lui parle aussi mécaniquement.
« J’arrive, Calixte. »
Sa voix vacille alors qu’il répond, pour la première fois. Il est sur le point de lâcher.
« C’est vraiment horrible, Zahria… je…
- Je sais, Cal, ça va aller… »
Rien ne va aller. Une recrue est morte. Visiblement, au sein de leur repère. Sous les yeux de la deuxième. Et elle n’était pas là pour gérer la situation. Pour les protéger. Les sauver. Une pensée s’insinue, traîtresse. C’est de sa faute. Ça ne serait pas arrivé avec le vieux maître. La voix de son ancien apprenti est à nouveau froide quand il reprend, pour conclure.
« Il faut que tu reviennes. Vite.
- Je suis là dans la soirée. Attends-moi. »
Comme s’il pouvait faire autre chose. La liaison est coupée. Zahria se relève, se rhabille, sans un mot. Si Vrenn lui parle, elle ne l’entend pas. Elle n’arrive plus à réfléchir ni à ressentir quoi que ce soit. Elle est noyée sous la culpabilité, rongée par l’inquiétude. Et surtout, une colère sourde commence à gronder au fond de son cœur. Deux minutes plus tard, elle est sortie du manoir. Dix, elle est aux portails de téléportation. Une heure après, la Capitale. Il fait nuit, déjà, sur la ville et dans sa tête. Direction son bureau. Direction la vengeance.
- Spoiler:
- Merci à Calixte pour sa collaboration !