Luz quitta la salle du concours d’un pas plutôt vif. Sa longue robe d’un rouge diapré s’émoussait autour de ses jambes au rythme de son pas, traçant derrière elle un léger froufrou de vêtement. Fort heureusement, les convives étaient alertés de sa venue par le claquement de ses talons sur le dallage, s’écartant de son passage non sans une mimique tout à fait surprise. C’est qu’elle arborait une moue vaguement inquiète, les bras au demeurant croisés sous sa poitrine en une posture défensive. Elle s’en rendit aussitôt compte et son comportement l’agaça : elle n’aimait guère les postures fermées, plus encline à la sociabilité et aux fulgurances de caractère.
Elle longea la grande salle du bal, jetant un regard éperdu en tous sens, ses prunelles adoptant le vert sombre pointilleux d’une conscience en alerte. C’est qu’elle cherchait une silhouette précise, mais sa cible était parmi les plus pénibles à débusquer… Il n’y avait pire animal à chasser qu’un espion peu désireux d’être retrouvé. Calixte avait-il seulement des périodes de détente où il n’était pas en service ? S’accordait-il parfois le luxe de vagabonder sans se soucier de remplir ses obligations intenses et fort contraignantes de fureteur ? Elle en doutait. Sa colocataire n’était pas seule dans ses obsessions, trop souvent accompagnée de son parfait bras droit. Oh, Luz les adorait tous deux, mais bon sang, si elle n’obtenait aucun cheveux blancs d’ici ses trente ans à cause d’eux… Ils lui donnaient chaque jour à voir de nouvelles inquiétudes, bons enfants toujours sur les routes à la recherche d’un nouveau problème grave à creuser !
En l’occurrence, le message sibyllin du jeune homme n’était guère passé au travers de l’oreille d’une sourde. Son ombre ne pouvait être que Zahria et cela signifiait tout bonnement qu’il était en possession d’informations importantes à son sujet. Luz avait beau se creuser l’esprit, elle ne voyait pas pour sa part où résidait la difficulté. Elle avait croisé Zahria un peu plus tôt dans l’après-midi au sein même du festival qui battait son plein dans la Capitale. La jolie espionne était alors affairée à parier sur une course d’origamis et elle semblait tout à fait maître de ses moyens : elle avait même ri avec eux. Et que dire de son passage lors du concours de costume ? Certes, son déguisement était plus humoristique qu’époustouflant, mais elle lui avait paru là encore parfaitement en état de fonctionnement. Quant à voir une Zahria complètement détendue et relaxée, cela relevait plus vraisemblablement du mythe que de la réalité…
Elle grommela une imprécation au travers de ses lèvres serrées et fut sur le point d’amorcer un énième virage lorsque la silhouette tant recherchée apparue à la périphérie de son regard. En prise avec deux mamies du troisième âge, elle ne put identifier que son costume de riche confection et la tignasse blonde qui le caractérisait tant. La situation ne manqua pas de lui arracher un sourire et c’est désormais plus confiante qu’elle se glissa à ses côtés pour s’approprier subtilement son bras.
Elle adressa un clin d’œil goguenard à Calixte sous le rire de ces péronnelles et l’entraîna à sa suite dans un couloir plus tranquille. Elle se radoucit imperceptiblement, reprenant un pas de distance pour mieux lever vers lui l’interrogation silencieuse de son regard mêlée d’une pointe d’inquiétude.
- Apparence costumée de Luz :
Initialement, il avait été un peu circonspect à l’approche du duo du troisième âge l’abordant alors qu’il combinait l’art délicat de goûter toutes les mignardises du buffet tout en laissant une oreille attentive trainer entre les invités endimanchés. Il avait contemplé d’un œil prudent le verre qu’elles lui avaient glissé entre les mains, et avait porté le breuvage à ses lèvres en calculant quel allait être le meilleur moyen de s’en débarrasser discrètement. De la boisson. Et de ses interlocutrices, si elles ne s’avéraient pas aussi intéressantes que prévu. Mais non seulement s’était-il planté quelque part dans son plan pour vider le reste de son verre dans un ficus, mais en plus les deux vieilles dames ne paraissaient pas prêtes à le laisser s’éclipser. Et elles étaient rigolotes, ces deux bonnes femmes, et cela davantage les coupes passant, mais il y avait quelque chose d’un peu curieux dans la lueur de leurs yeux et dans la façon d’approcher leurs bras des siens.
D’ailleurs, de quoi parlaient-ils déjà ? Ils avaient beaucoup devisé autour de sujets divers et variés, ils avaient beaucoup critiqué comme des commères les costumés se pavanant sur la piste de danse, ils avaient beaucoup ri à tout ça. Et il avait beaucoup bu. Enfin pas tant que ça. Mais les petits cocktails que les deux grand-mères le regardaient enchaîner avec une attention toute particulière étaient bien plus costauds que les quelques verres qu’il avait pris un peu plus tôt au Bal des Palais. L’alcool, ou les plantes, ou quoi que fût dans ces breuvages, avaient soudainement desserré les liens du devoir qui le maintenaient si étroitement dans son manteau d’espion. Ne descellant pas les secrets enfouis, mais mettant à nu les émotions habituellement si bien gardées. Aussi, lorsqu’une paire de bras connus s’emparait du sien, il faillit pleurer de joie.
- Luuuuuuuuuuuuz, s’exclama-t-il avec adoration en se laissant entrainer par la médecin à l’écart des vieille dames puis de la foule.
Il s’accrocha au bras de la jeune femme comme à sa peluche préférée, et observa avec attention le couloir tranquille où elle l’emmenait. Après tout il était espion, c’était son rôle de faire attention à son entourage. Comme ce mur si blanc qu’il en était presque lumineux, et ça c’était de l’information à relayer au Maître-Espion ! L’écart soudain de la médecin commanda son attention, et il se reconcentra sur ses paroles. Oui, oui, il allait bien. Et sa relation avec Zahria avait pris une tournure complexe et inhabituelle mais cela n’arrêtait ni la tendresse qu’il avait pour elle ni sa volonté de construire de nouveaux liens maintenant que… maintenant que…
- Luuuuuuuuuuuuuz, gémit-il les larmes aux yeux en rattrapant le bras de la jeune femme comme une bouée de sauvetage. Elle ressemble à un mort-vivant ! Elle a les cheveux en bataille, pire que la fois où elle a dû garder les jumeaux, des valises sous les yeux, pire que le lendemain de son dernier anniversaire, un regard démentiel, pire que celui de la mission sur le possible trafic d’enfants, les joues et la silhouette creuses, pire que lors de son changement transitoire de régime juste pour énerver le grand chef, la démarche pitoyable, pire qu’après sa soirée de soixante-douze heures au « Lucols Ennivrés »… Elle a l’air si pathétique, Luz ! Pire qu’après l’entrainement-dont-on-ne-prononcera-pas-le-nom ! Est-ce qu’elle mange ? Est-ce qu’elle dort ? Est-ce qu’elle se lave ? Est-ce qu’elle a des amis ? Est-ce qu’elle sort ? Est-ce qu’elle s’amuse ? Est-ce qu’elle encore quelques cristaux ? Est-ce qu’elle travaille ? … Est-ce qu’elle est heureuse ?
Et peut-être qu’il n’avait pas totalement éludé l’ancienne espionne de sa vie, retournant de temps à autres dans le quartier de la clinique de Luz où elle s’était visiblement établie pour le moment, et que certaines de ses activités ne lui étaient pas étrangères, mais il avait tout de même besoin d’être rassuré par celle qui partageait à présent son quotidien. Parce qu’il ne pouvait s’empêcher d’être inquiet pour elle. Il l’avait rarement vue aussi investie, voire obsédée, par une mission, ni prête à aller aussi loin pour celle-ci. Que restait-il de la Zahria qu’il connaissait et aimait ?