Les occasions de revoir ma partenaire de longue date avaient été nombreuses ces derniers temps, toutefois c'était avec difficulté que nous avions trouvé le temps de discuter. C'est pourquoi, lorsque j'appris la nécessité d'envoyer un officier à l'Est pour évaluer la tenue des garnisons du Conflans en compagnie du Lieutenant Alnilnam, je sautai sur l'occasion.

Dit comme ça, l'endroit ne pouvait pas sonner très stratégique au Royaume, toutefois c'était ici que l'on produisait les meilleurs fromages et alcools ainsi que ma contrée natale. Par ailleurs, la proximité des sources et les nombreuses rivières qui traversaient le pays lui donnaient une qualité d'eau répandue à travers tout le Royaume.

Cependant, voilà quelques temps que l'Est ne tournait pas rond. On avait déjà reporté l'existence de contrebandiers il y a quelques mois, mais depuis la Garde en poste n'avait plus donné signe de danger. Pourtant, à force de recevoir la venue d'habitants déboussolés se plaignant de l'inaction de l'armée en dépit d'une activité criminelle palpable, il s'était avéré que quelque chose ne tournait pas rond. Un déplacement en troupe avait d'abord été jugé judicieux, mais la peur de ne pas mettre la main sur les responsables de notre côté me poussa donc à prendre les devants pour organiser un déplacement en plus petit nombre. En vérité, en nombre de deux.

Je m'étais empressée de saluer mon homologue en retour, dès mon arrivée au fortin désaffecté. Son visage m'était un réconfort de cette dernière mission passée ensemble et de l'accueil qu'elle m'avait réservée, jadis, lorsque j'avais été mutée à Forteresse pour prendre sa suite. L'invitation à manger étant ensuite bienvenue, nous nous étions assises autour d'un feu de camp pour dîner, partageant sur divers sujets.

Admirant le félin qui courait tous azimuts, j'affichai un sourire chaleureux devant la vision décomplexée du Lieutenant.

« - Elle est magnifique, je suis persuadée qu'elle fera une formidable monture lorsqu'elle sera arrivée à maturité. »

D'ici trois ans. J'enviais la capacité de la soldate à se projeter autant dans le temps, moi qui voyais difficilement plus loin que le bout de mon nez ces temps-ci, comme tout s'était enchaîné si vite. À présent, être si loin de mes murs, de mes hommes, ma famille, me faisait me sentir comme un séjour en vacances alors qu'il n'en était rien. Mais j'étais heureuse d'être en une compagnie qui sortait du commun, à présent, et de pouvoir laisser un peu mes galons au placard.

« - Ne vous en faites pas, je connais votre sérieux. Et surtout ne voyez aucune distance entre nous suite à ma récente promotion, je vous vois comme une homologue, une sœur d'arme avant tout. »

Et peut-être aurait-elle été à ma place aujourd'hui si la Commission n'avait pas décidé de dissoudre les forces du Capitaine Al Rakija au moment de son ascension à Forteresse. Dans tous les cas, je savais que le Lieutenant n'avait pas à rougir face à moi ; en sa présence, je me sentais encore des fois comme une néophyte de la Garde dans cette région qu'elle avait longtemps défendue.

Quant à sa question... je réagis un peu tardivement :

« - On ne peut rien vous cacher, n'est-ce pas ? Oui, cela me fait du bien de quitter un peu le giron de la Dame de Pierre, même si le motif n'est pas des plus réjouissants. Je n'aime pas douter de la loyauté de mes hommes, pourtant cette mission me rappelle que la corruption peut se trouver partout et que les combats doivent parfois être menés entre nos murs. »

Ne sachant pas à quel point Alnilnam avait été briefée sur le sujet, probablement par Dorago qui l'avait faite dépêcher par la Commission pour reporter des potentielles bourdes de ma part, je réfléchis un instant sur la façon de tourner la chose. Ma main frôlant le catausorus qui se baladait librement entre nous et les yeux toisant le feu consumant le bois sec, trouvé dans les réserves de l'avant-poste, je finis par reprendre la parole.

« - Bon... Malheureusement le travail n'attend pas. D'ici demain soir, nous devrions être à Petit-Port et, s'il nous faut nous préparer demain, je suppose qu'un petit brief ne nous ferait pas de mal... Comme vous le savez peut-être, Lieutenant, les terres de l'Est sont régulièrement en proie à des actes de contrebande, cependant jusque là le régiment de Petit-Port parvenait encore à tenir la côte. Or, si aucune alerte n'a été émise depuis plusieurs mois, la présence de plus en plus nombreuse de Conflanais réfugiés à Forteresse laisse à penser que la Garde ne fait pas correctement son travail et, de surcroît, le dissimule. Nous nous rendons donc directement sur place pour comprendre pourquoi... »

Bien évidemment, personne d'autre n'était au courant de ce déplacement et, pour beaucoup, le Capitaine était encore à son poste en train de lire des rapports. Nous n'avions cependant que peu de temps pour infiltrer le village et enquêter sur l'implication de la Garde dans tout cela.

Puis, peut-être, nous déciderions-nous à faire appel à des renforts pour éliminer une fois pour toute la menace des contrebandiers.

La soirée s'était terminée dans la tente dressée pour l'occasion. En potassant avec le Lieutenant, je lui avais avoué ne pas encore avoir trouvé de second, si ce n'étaient la jeune Waltz qui fédérait les médecins du régiment et l'Ingénieur en Chef avec le tout nouveau Génie mis en place à Forteresse. Mais il ne s'agissait pas réellement de sous-officiers, ils possédaient des responsabilités à part des miennes et je ne pouvais pas leur déléguer le commandement de mes hommes.

Évidemment, je pensai un instant à Theldj, avant de me dire que ce n'était pas une bonne idée à cause de nos rapports spéciaux. Kaytsak, quant à lui, supervisait les Sentinelles avec un rôle similaire à celui de Waltz et Niveren : trop spécifique pour pouvoir avoir une vue d'ensemble sur tout le régiment.

Il n'y avait donc pas réellement de Lieutenant au Blizzard depuis que j'avais cessé d'occuper ce poste.

Je laissai les noms pour réflexion à ma sœur d'arme, avant que nous ne soufflions la bougie et nous endormions chacune de notre côté, sa boule de poils nichée entre nous.


J'étais la première levée, le lendemain matin. Parmi les vivres que j'avais emportés, j'avais sélectionné quelques herbes pour confectionner un thé dans une théière qui se mit à siffler, au-dessus du feu, en même temps qu'Alnilnam quittait la tente. Une longue journée nous attendait et je ne protestais pas lorsqu'elle proposa de partager un petit repas avant le départ avant de demander quel était le plan. Finissant d'avaler ma bouchée de pain, je lui répondis :

« - Je comptais voir cela en chemin, deviser d'un plan plus détaillé. En somme, notre arrivée devra rester discrète jusqu'à ce que nous arrivions à la garnison. Là, il nous faudra rencontrer le responsable et deviser avec lui. Je veux voir derrière quels renforts il se cachera pour prétexter que la situation est stable. Il nous faudra probablement faire preuve de force... »

Je me relevai et allai chercher les chevaux pour les apprêter tandis que la blonde rangeait la tente avant de la replier dans son paquetage. Nous pouvions reprendre la conversation plus tard, il nous fallait nous mettre en selle pour espérer arriver avant la nuit tombée. C'est d'ailleurs ce que nous fîmes lorsque je m'assurai que le feu était bien éteint et les lieux dans l'état dans lequel nous les avions trouvés. Alors nous nous mîmes en route, avançant au trot côte à côte et je repris la discussion laissée en plan.

« - En attendant de pouvoir rendre visite à notre hôte, nous pouvons déjà vérifier si la situation est aussi grave qu'elle le suppose être. Probablement qu'une étape à la taverne ou une nuit à l'auberge suffiront à nous informer suffisamment. »

J'espérais. J'avais eu écho de certains témoignages mais, sans preuve réelle, il m'était impossible d'accuser un subalterne de mal faire son travail ; encore plus si je le suspectais de cacher des intentions criminelles.

« - Peut-être avez-vous d'autres idées de comment nous pourrions procéder pour cette chasse aux infos, Lieutenant Alnilnam ? »

Après tout, nous avions le temps pour en discuter et bien nous préparer pour la suite. Il nous faudrait probablement troquer nos armures légères pour des vêtements de voyageurs à mi-chemin.