J’laisse tomber Zahria quelques instants, le temps de regarder dans quoi j’ai été foutu. Une cellule de dégrisement, huh. C’est clairement pas comme ça que j’imaginais la fin de ma soirée. J’comptais plutôt ramasser quelqu’un du côté des danseuses, charmantes au demeurant pour certaines, ou aller dans un établissement spécialisé, puis me réveiller à trois heures le lendemain, me traîner jusqu’à une baignoire et mijoter quelques heures pour être en forme le surlendemain.
Mais la vie, ça se passe rarement comme on veut.
La cellule est partagée avec les autres ivrognes. Y’a quelques galettes planquées un peu partout le long des murs, et un gros paquet dans un coin dont tout le monde se tient éloigné. Ça pue, c’est assez dégueulasse. J’fais passer mon regard sur tous les gars assis le long des murs, en train de somnoler, voire de dormir carrément. J’en avise un à côté de la porte, qu’a l’air pas vraiment frais.
« Hé, toi. Dégage. C’est ma place, maintenant. »
Il lève un regard chassieux vers moi, puis me fait un doigt. Allons donc. J’hésite à passer à la brutalité directement, mais ça me vaudrait de passer encore davantage de temps ici. J’me baisse, j’l’attrape par le col, et j’l’écarte de force. Ses jambes flageolantes parviennent pas à le rééquilibrer, mais comme j’suis sympa, j’l’ai pas poussé dans le vomi, juste au milieu de la cellule. Puis j’m’adosse au mur, à l’endroit qu’était sa place.
« Merci. »
Il lève les poings, me jauge, tangue un peu. Bah, ça vaut pas le coup, et il s’en rend bien compte. Il trouve une autre place, en poussant quelqu’un à se décaler un petit peu. J’me laisse glisser au sol.
« Toujours aussi agressif, Vrenn ? Tu l’as pas tué, lui ?
- Oh putain, arrête, t’es lourde.
- Quoi, tu veux me tuer aussi ?
- Tu dis n’importe quoi. T’as trop bu. C’est à cause de toi que j’suis là. Moi j’suis presque sobre. »
Le bruit de sa réponse est noyée par quelqu’un qui nous gueule que c’est déjà la fanfare dans son crâne, et qu’on ferait mieux de la boucler. C’est d’une autre cellule, j’pense, ou p’tet celle de Zahria.
« Quand même, c’était pas très sympa, dit le vieux à côté de moi.
- De quoi ?
- De le faire se pousser.
- Ca pue la pisse, de l’autre côté.
- Ben oui, c’est là qu’on va tous.
- Ah bah voilà, donc j’y vais pas.
- Premier arrivé, premier servi.
- T’as qu’à lui donner ta place, le vioque.
- Ah non, certainement pas.
- Bon ben, pourquoi tu causes, alors ?
- Faut bien s’occuper… »
Misère.
Elle non plus, elle imaginait pas exactement la fin de sa soirée comme ça. Enfin, on en est pas loin non plus. Mais y'a un truc qui a merdé. Dans sa tête, elle mettait Vrenn en cellule, mais pas celles-ci, déjà, plutôt celles de la caserne, avec les menottes d'Elina bien ancrées sur ses poignets. Et puis, dans sa tête, elle était plutôt de l'autre côté des barreaux, à se foutre de sa gueule. Là, elle peut moins se moquer. Après, tout n'est pas perdu. Suffit de rester éveillée, Vrenn bien en face d'elle, pour ne pas l'oublier, et demain dès qu'on la sort elle l'arrête officiellement.
Ne pas s'endormir, avec l'alcool qui tape sur ses tympans, et la bouteille vierge de Jack qui semble danser la java dans son corps, ça devrait aller. Parce que là, tout ce dont elle a envie, c'est de dégobiller. Et ça maintient sacrément en éveil, comme sensation. Y'a son corps qui tremble un peu. La femme au regard dans le vide semble retrouver un semblant de conscience pour s'adresser à elle.
« Y'a un seau, là. »
Il est effectivement rapidement clair qu'elle connaissait l'existance du seau, vu qu'il est déjà à moitié plein. C'est un joli méli-mélo de divers restes des entrailles humaines qui accueille les sens de l'Ombre. Rien de le voir et le sentir, ça donne le coup final à Zahria, qui déverse le contenu de son estomac déjà vide à l'intérieur. L'autre a retrouvé son regard vide et ne semble plus s'intéresser à elle. Elle voulait visiblement juste préserver la propreté de sa cellule. C'est honorable. Elle devrait se préoccuper de la sienne, de propreté, par contre. Son odeur rappelle vachement celle du seau.
Zahria, les idées un peu plus claires et la gorge brûlante, avise un tabouret, qu'elle installe au milieu de la cellule de façon à avoir Vrenn en face d'elle.
« Tu veux pas me lâcher, un peu ?
- Pas tant que tu seras pas en cellule.
- J'y suis déjà...
- Une vraie cellule.
- C'est parce que j'ai pas voulu jouer avec toi au "voyou" quand on était gosses ?
- Tu sais très bien pourquoi c'est.
- Nan, j'vois pas.
- Connard.
- Salope. »
Elle crache un glaire qui restait au fond de sa gorge. Allez. Rester éveillée.
-C’est-à-dire, c’est pas un hôtel, ici.
-Je ne resterais pas. Je cherche juste quelqu’un. Elle était bien alcoolisée et je sais pas où elle a fini. Peut-être que vous avez fini par la récupérer.
-Elle ? Ça serait pas votre amourette du soir, par hasard ?
-ça pourrait. Ça serait dommage que ça s’arrête comme ça.
-Vous voulez dire, récupérer une fille que vous voulez vous faire qui, si elle est ici, l’est parce qu’elle est incapable de marcher droit, de penser intelligemment et probablement de dire non ?
-On peut dire ça comme ça.
-C’est extrêmement bizarre et probablement illégal. Mais ok. Vous m’avez l’air sympa.
-Merci l’ami.
Je rentre, laissant le pauvre garde miner par la fatigue derrière moi. Mes yeux s’accommodent des lieux et je trouve les cellules de dégrisements. Là, je montre patte blanche à un garde que je connais vaguement et qui me laisse cinq minutes pour trouver mon bonheur qui s’appelle Elina. Heureusement, les hommes ont été séparés des femmes, ça va me faciliter la tâche. En arrivant dans le couloir principal, de rares types qui ne dorment pas commencent à m’interpeller.
-Hé ! Mais c’est mon pote Jack ! Tu me fais sortir ?
-Ton pote ? Mais non, c’est le mien. Hé Jack ! T’es sympa, tu viens pour moi ?
-Arrêtez les gueux, Jack et moi, on est comme les deux fonds d’un tonneau. Frère !
-Dégage sale pochtron, jamais tu boirais avec Jack.
L’un fout une beigne molle à un autre et les quelques alcooliques se lancent dans une mêlée grommelante qui ne ferait pas de mal à un Glooby. Ils se taisent et c’est tant mieux. Je ne voudrais pas gêner les gardes qui font un travail laborieux à cette heure. J’arrive devant les cellules des femmes et je m’aperçois bien vite qu’Elina n’y est pas. Par contre, il y a Zahria. Et ça, ça me surprend grandement.
-Zahria ! Ça pour une surprise !
-Jack ? C’est toi ? Regarde ! Vrenn est là !
Je me retourne et je vois effectivement Drenn accolé contre le mur visiblement entrain de lutter contre un mal de crâne de ses morts. Un sourire franc s’étire sur mon visage fatigué par la nuit avancée, mais c’est le genre d’informations qui donne du baume au cœur. Je retourne vers Zahria.
-Je suis content pour vous. Je savais que vous vous plairiez.
-Putain, Jack. C’est pas ça ! C’est lui que j’ai toujours cherché. Toute ma vie.
-Je m’en doute. Je m’en doute. C’est comme tu me disais, les gens peuvent être insaisissables.
-Je l’ai poursuivi dans toute la fête…
-Mais l’important, c’est de lui mettre la main dessus, n’est-ce pas ?
-Absolument ! Et maintenant, je le quitte plus des yeux.
-C’est vrai qu’il est plutôt belle homme, même quand il a bu.
-Mais non, Jack ! Je veux juste pas l’oublier.
-Tu sais, certains disent « loin des yeux, loin du cœur ». Je pense qu’ils se trompent. Tu ne pourras pas l’oublier, si tu l’aimes.
-Ce que j’aimerais faire actuellement, c’est surtout lui filer mon poing.
-Je ne suis pas sûr que Grenn soit doué d’une telle souplesse, mais tous les gouts sont dans la nature. Je ne juge pas. Je suis sûr que vous saurez trouver ce qui vous rend heureux.
-Qu’il soit pieds et poing liés.
-Je vois. Je vois. Ça promet. Dis, t’aurais pas vu Elina ?
-Elina ? Elle n’était pas avec toi ? Je vous ai vu danser.
-On s’est… séparé. Le travail, tout ça. Mais je la retrouve plus.
-Tu l’aimes bien, hein ?
-Je ne sais pas. Je crois oui.
-Vous allez bien ensemble. Mais elle n’est pas là. Je t’aiderais quand j’en aurais fini avec Vrenn.
-Prenez votre temps, hein. De toute façon, il a de l’endurance, le salaud.
-J’ai bien vu…
-Déjà consumé ? Vous perdez pas une seconde.
-De ? Jack, mais t’es con !
-Allez, je te laisse.
Je passe un instant du côté de Ghreff qui me lance un regard soupçonneux.
-Qu’est-ce que t’as causé avec elle ?
-Rien d’important. Je voulais juste dire que j’étais content pour vous.
-t’es content qu’on soit dans une cellule qui sent la pisse et le vomi ?
-Je parlais plus de votre relation. Vous êtes faits l’un pour l’autre.
-Misère.
-Allez. Bonne nuit. Pense à la prochaine.
Clin d’œil. Clin d’œil. Et je m’en vais, le garde est venu me chercher. Pas d’Elina. Je sens que je vais passer la nuit seule, mais au moins, je sais que mes deux amis la passeront ensemble. En quelque sorte.
Avec les menottes aux poignets, pour qu’elle puisse se rappeler avec délectation ce moment tout le reste de sa vie.
En tout cas, elle a pas meilleure réputation que moi auprès des gardes, et visiblement elle les a bien emmerdés, un peu plus tôt dans la journée, maintenant que j’repense à ce qu’ils se sont dits. Hé, ça m’occupera toujours.
« Alors, Zahria, on prend de mauvaises habitudes ? On se bourre la gueule et on emmerde ses petits camarades ? C’est pas très professionnel, si j’peux me permettre.
- Tu préfères pas qu’on parle de ta profession ? Je suis sûre que tu as pleins de choses à me dire.
- Oh, tu sais, examinateur de la Guilde, c’est un peu monotone, parfois. Beaucoup d’administratif. Le plus important, c’est l’aspect humain. Ça, c’est magnifique.
- L’aspect humain, tu connais bien, hein ? Surtout la manière de le terminer.
- On n’aime pas beaucoup cette terminologie, à la Guilde. C’est plutôt l’idée d’avancer main dans la main avec les clients qui font appels à nous, jusqu’à la fin du contrat.
- On sait comment ils finissent, les contrats.
- Avec tout le monde content et qui a rempli ses obligations. C’est pas pour rien que tout le monde dans le Royaume aime la Guilde.
- Tu parles de la Guilde des aventuriers, ou une Guilde avec des gens comme toi ?
- T’es fatigante.
- C’est ta culpabilité qui te fatigue.
- T’as réponse à tout ?
- J’ai la justice de mon côté.
- T’as du vomi dans les cheveux. »
C’est peut-être vrai, ou pas.
« Au fait, il parait que t'as rencontré Elina ? Ça a été ?
- Hein, ouais, sympa. On a passé de bonnes nuits ensemble.
- Je sais pas ce que t'insinues, mais ça m'étonnerait, connaissant Eli.
- Ah ouais, Eli, carrément.
- Ouais, carrément. »
L'oiseau est à nouveau échangé. Le vieux au fond de la prison de fortune continue à gueuler, ça commence à devenir saoulant.
« Et toi, t'as vu mes vieux ?
- Hein ? Ouais. Ils sont gentils.
- Avec les gens qu'ils reconnaissent, ouais, je me doute. »
Ça pourrait presque être agréable, de lui taper la discute, si y'avait pas l'envie de le taper tout court.
« Vas-y, tu me saoules Vrenn, arrête d'essayer de m'amadouer.
- J'essaye rien, on discute, c'est tout. Chais pas toi, mais de mon côté, c'est un peu morne. »
Il se fait insulter grassement par un gars. Ça fait sourire Zahria.
« Il a pas tort.
- Ouais nan mais toi tu me détestes, j'ai bien compris.
- Ouais, c'est ça. »
Nan, c'est pas ça. Mais c'est difficile à expliquer. Et elle commence à fatiguer.
« Y'a vraiment personne qui se souvient de toi ?
- Nan.
- Et ça te saoule pas ?
- Des fois. Mais ça peut être pratique.
- Dans ton métier, je me doute.
- Bah, pas vraiment, pour examiner...
- Je parle pas de ce métier-là.
- De toutes façons je peux bien te dire ce que je veux, demain t'auras oublié.
- Je t'oublierai plus, Vrenn. Je me fais trop chier pour toi.
- Ouais, vu ta gueule, ça m'étonne pas.
- Je t'emmerde.
- Ouais, tu m'emmerdes. »
Elle pouffe. La nuit va être longue. Elle fatigue, un peu. Mais la discussion, au moins, ça maintient éveillé. Et essayer de rattraper l'oiseau origami qui essaye de s'échapper, aussi. Elle peut tenir encore un moment, comme ça, Zahria. Si ses yeux voulaient bien arrêter de se fermer tout seuls...
Mes petits camarades ne goûtent pas trop à mes discussions avec Zahria. Moi, bizarrement, j’aime bien, même si on fait que s’envoyer des fions, et que c’est totalement con. J’ferais mieux de pioncer un coup, pour être en forme demain. Si elle dort, elle m’aura sagement oublié, et si elle dort pas, elle sera dans un état déplorable. Mais j’suppose que j’ai pas envie d’arrêter de parler avec une des rares personnes qui fait l’effort de se rappeler de moi.
« Dites, vous voulez pas aller baiser plutôt que juste discuter ?
- J’sais pas si t’as remarqué, mais on est dans des cellules différentes, gros con.
- C’est moi que tu traites de gros con ?
- Ouais. Gros con.
- Tu veux te battre ?
- Tu penses réussir à te lever ?
- Bordel, mais vous pouvez pas me laisser dormir ? »
Un gars qu’essaie de se lever pour taper des gens… difficile de savoir qui, d’ailleurs, titube brièvement, et retombe contre le mur avec un haut-le-cœur. Visiblement, ce qu’il a picolé passe pas. On se fout gentiment de sa gueule, et il cavale à quatre pattes vers le seau à vomi. Au moins, il fait ça proprement, encore que y’avait pas grand-chose à cracher, de là où j’étais.
« C’est bon, on peut la boucler, maintenant ?
- Tu vois, Zahria, tu déranges les messieurs. Tu déranges toujours les gens, d’ailleurs.
- M’en fous.
- Déjà gamine, t’étais dérangeante. »
Elle lève des yeux surpris sur moi.
« Ah ben ouais, c’est sûr. Je jouais avec les grands et tu me suivais partout.
- On a quasiment le même âge.
- C’est pas comme ça que ça marche, chez les enfants.
- C’est pour ça que t’es devenu comme ça ?
- Examinateur ? Je vois pas le rapport.
- Tu te sentirais mieux si t’avouais tout.
- Y’a rien à avouer.
- On verra ça.
- M’étonnerait. »
Alors que j’commence à m’endormir, la tête appuyée contre les barreaux, elle reprend la parole.
« Je t’emmerdais vraiment tant que ça ? »
J’devrais répondre oui, parce que de toute façon elle s’en rappellera pas au matin, après une difficile nuit de sommeil.
« Pionce, Zahria, tout ira mieux demain. »
Quand elle aura oublié.
Mais il répond pas. Il a fermé ses yeux, on dirait qu'il dort. Il fait semblant, à tous les coups. Elle renvoie l'origami, il tombe sur ses bottes et ne s'envole plus. Vrenn ne prend même pas la peine de le relever. Putain, peut-être qu'il dort vraiment. Faut pas qu'elle fasse pareil.
Il voulait dire quoi, par ça, d'ailleurs ? Elle était chiante, gamine ? Ils étaient pas censés être meilleurs amis, à l'époque ? Elle n'a que son carnet pour souvenir, donc c'est dur à savoir. En même temps, c'était y'a plus de vingt ans, qu'est-ce qu'elle en a à foutre, de ce qu'il pensait à cette époque-là ? Il dit certainement ça pour l'emmerder, de toutes façons. Ça marche, un peu. Ça la maintient éveillée, en plus, donc c'est bien.
Elle se prend la tête encore un moment, et puis y'a ses yeux qui recommencent à se fermer. Elle se force à les garder ouverts, essaye de taper la discute avec d'autres, mais on l'envoie chier à plusieurs reprises, donc elle finit par abandonner. Va falloir tenir bon. Tenir bon. Rester éveillée...
C'est un seau d'eau versé sur son visage qui la réveille, le lendemain. Le soleil est haut, sa tête est en vrac, elle sent le vomi et sa tenue de smilodon est dans un piteux état. Il lui faut un petit moment pour réaliser où est-ce qu'elle se trouve. Et pourquoi. Mais black out, ça vient pas. Elle a une drôle de sensation, comme si elle oubliait un truc important. En face d'elle, y'a un gars, celui qui a balancé le seau, qui ouvre la porte.
« Allez, mamzelle Ahlysh, c'est ça ? Vous d'vez avoir des amis hauts placés, parce qu'on m'a d'mandé d'vous sortir d'là.
- Ah ? Euh. Merci. »
Elle se relève, tant bien que mal, époussette ses vêtements, et passe la porte. Elle jette un coup d'oeil à la cellule d'en face. Y'a un barbu qui dort, la tête contre les barreaux, un origami oiseau sur les bottes. Il a l'air légèrement plus en forme que les autres gars de sa cellule, mais c'est pas encore ça non plus. Elle passe devant, et sort, retrouve la lumière du jour. Ça tape sur ses yeux fatigués, alors elle s'empresse, après avoir remercié le maton de la prison, de retourner chez Luz, histoire d'y finir sa nuit. Peut-être même qu'elle pourra lui filer un truc contre la gueule de bois. Et puis, elle se souvient pas pourquoi, mais elle sait qu'elle a un truc important à faire. Enfin, ça attendra, de toutes façons.
Bon sang mais qu'est-ce qui m'avait pris ?
L'alcool de Gégé, lui je m'en souviens. C'était à ça que je tournais lorsque j'avais rencontré Jack. Je me souvenais de bribes de conversations échangées avec lui. Et puis de danses un peu trop collées-serrées, d'un aveu étrange. Au fond, j'étais heureuse d'avoir pu me mettre la tête à l'envers et laisser les responsabilités à la porte, mais j'avais failli à ma mission qui avait été d'aider mon amie.
À présent, je me retrouvais devant le guichet, à parler à un homme de la régulière qui tenait le violon. Le visage blafard, j'imaginais bien, et une voix brisée quand je m'adressais à lui eurent raison de ses doutes quant à mon état. Il était certain que j'avais la gueule de bois, oui.
« - Une détenue aux cheveux en bataille vous dites ?
- Oui... Ne me forcez pas à me répéter, s'il-vous-plaît. »
Non, ce n'était pas le jour pour me demander d'être patiente. Chaque effort pesait et j'espérais retrouver Zahria dans le même état, ne pas avoir été la seule à pencher un peu trop la bouteille ; un peu d'influence et de compassion pouvait bien avoir eu raison de nous.
La lumière du matin tape fort, tandis que j'attends à l'extérieur pour prendre un bon bol d'air frais. Puis la voilà enfin qui arrive, effectivement mal en point, mais au moins chez elle l'alcool semble être ressorti à l'odeur de son haleine âcre et à la vue de sa grenouillère souillée par les aliments à moitié digérés. Allons bon, un brin de toilette s'imposait pour nous deux.
Sans mot dire, je l'accompagnais en la prenant par l'épaule, à mes côtés. Son regard trouble indiquait un sentiment étrange. Et ce ne fut qu'une fois que nous jugeais à bonne distance de toute oreille indiscrète, non loin des Casernes où nous pouvions enfin nous reposer, que je posais la question :
« - Alors... tu l'as retrouvé, Vrenn ? »
Un temps de flottement, un silence, son regard toujours aussi vide tandis qu'elle aligne difficilement ses pas à cause de la fatigue et de la nausée toujours présente. Et finalement une réponse teintée de déception :
« - Non, il faut croire qu'il a encore réussi à m'échapper... »
J’émerge de mon demi-sommeil avec les yeux chassieux, la bouche complètement ensablée, et mal aux cheveux, casquette de plomb vissée au crâne. La faible lumière qui passe par les barreaux de la fenêtre m’écorche déjà l’âme, et je referme les yeux instantanément, en espérant que ça s’arrête, que la nuit retombe, et qu’on soit le lendemain. Et de l’eau, putain. Un monde d’eau à boire.
Mais le sommeil revient pas tout de suite, et c’est pas plus mal. J’prends conscience de ce qui m’entoure, à savoir une tripotée d’alcooliques dans des états plus ou moins merdiques, et plus ou moins conscients de ce qui se passe autour d’eux. En dehors de la cellule, j’entends les pas pesants du maton, qui vide la prison qui me fait face. J’reconnais tout de suite Zahria, à travers mes yeux plissés, mais elle a l’air aussi mal en point que moi.
Quelques minutes plus tard, le garde redescend, et fait sonner bruyamment sa matraque contre les barreaux de la cage. L’enculé. Ça envoie des pics de douleurs dans le cerveau de tous les gens présents, et les pièces d’à côté commencent à gueuler aussi. Il doit avoir les boules d’avoir été de garde plutôt que d’avoir eu le droit de s’amuser avec ses petits camarades, j’suppose. Mais y’a Zahria dans le coin, alors même si avec la nuit, ses souvenirs de moi doivent être pour le moins flou, j’vais pas jouer au con.
« Vos gueules, les alcoolos ! Allez, barrez-vous, retournez voir vos femmes ou le fond de vos godets, mais dégagez de ma prison ! »
Il déverrouille la porte et nous fait sortir à la queue-leu-leu, l’air hargneux, et pas un gars ne moufte. On n’est pas vraiment en état, faut dire. Puis si c’est pour retourner au trou, franchement, on a tous mieux à foutre…
Une fois dehors, surprise, j’vois Zahria et Elina von Andrasil, une ancienne cliente. C’est que j’ai mes p’tits succès avec la Garde, surtout les hauts échelons. Arban, Arthorias, Elina… Ils peuvent à peine se passer de moi.
Mais c’est pas le moment de faire le matador.
J’fais profil bas, et j’me casse pour aller finir de cuver chez moi. Au programme : thé, eau, thé, eau, baignoire, sommeil. Ça devrait bien m’occuper la journée. Puis y’a école demain, merde.
N’empêche, ce festival aura été plutôt sympa, héhé.