Ça fait à peine deux semaines que Zahria est maître-espion, et elle ne pensait pas avoir à se déplacer si rapidement. S'il ne s'agit pas d'une réelle assignation, elle est malgré tout de nouveau sur le terrain, et ça a tout de même quelque chose de grisant. Bon, ok, le cas est pas marrant, mais ça, c'est le principe avec son métier. Son espion sur place lui a demandé de venir constater, alors elle a sauté sur l'occasion.
Quand elle amène son cheval aux écuries, après s'être excusée auprès de lui pour la marche forcée qu'elle lui a fait subir, elle le confie à un palefrenier en lui demandant de bien le récompenser, ce soir. Elle le libère de son sac sans fond qu'elle réajuste sur son dos, demande son chemin pour l'auberge où elle a rendez-vous, et sort des écuries. Elle espère pouvoir rentrer le lendemain, elle a encore du travail à la Capitale, et elle est censée bientôt repartir pour la Forteresse. Vrenn en a déjà pris la route, et elle doit le rejoindre sur place dans quelques jours, mais elle doit repasser à la Capitale entre temps. Pas de bonnes raisons pour faire souffrir un animal, en réalité, et elle se sent un peu coupable, mais n'a pas réellement le choix.
Elle fait un détour par la maison en question. L'espion l'attend devant la porte. Il lui fait son rapport, rapidement, puis déguerpit. Scène de crime, rien de très hors du commun. Les espions sont impliqués car il y a des documents importants à récupérer dans les affaires du défunt, mais ils ne peuvent pas aller sur place car ils s'en font chasser par des hordes d'animaux installés dans le grenier et si agressifs que personne n'a encore pu les identifier. Ça ressemble vachement à un système de sécurité, et il faut qu'un spécialiste vienne faire le ménage. Il paraît qu'Elina a recruté des gens compétents au Génie, donc c'était le moment de faire marcher leur collaboration. Evidemment, c'est hors des attributions de son espion, alors Zahria est obligée d'être sur place pour le premier contact. Et puis, c'est une bonne excuse pour sortir un peu, même si c'est rapide.
Une fois le rapport écouté, elle renvoie son espion, lui laissant une journée de repos le temps qu'elle traite l'affaire avec le scientifique censé venir. Elle a transmis Elina qu'elle venait en tant que garde régulière, histoire de ne pas éventer son nouveau statut de maître-espion. La régulière s'occupe parfois de cas comme ça, après tout, ça ne semblera pas si étrange que ça. Elle ne sait pas du tout à quoi s'attendre en face, par contre.
Elle arrive enfin à l'auberge, et s'assoit après commandé une bière et un repas. Ça ressemble à quoi, un garde du génie ? Bof, il n'a qu'à venir. Elle n'est pas cachée, avec son armure et sa plaque de garde autour du cou. En attendant, la bière est bonne et le jambon tout autant. Pourquoi s'en priver ?
Lunar n’entra pas dans la cour, préférant retrouver son collègue avant d’explorer les lieux. Des bruits de pas derrière lui attirèrent son attention. Pensant que c’était la bonne personne, le zoologue fut déçu de constater que ça n’était qu’un vieil homme voûté. Il était accompagné d’un épagneul marbré de brun qui haletait bien moins que son maître. Le vieux paysan scruta Lunar de haut en bas en passant devant lui, ses sabots de bois raclant sur le sol. Le scientifique lui répondit en fronçant les sourcils, soupirant derechef de l’absence de son partenaire. Qui était cette personne qui le faisait languir ? Il avait fait la route depuis la Forteresse, arraché en plein travail, et voilà qu’on lui posait un lapin…
Remontant le chemin vers le village, le jeune homme comptait se renseigner. Peut-être que les locaux pourraient l’aider. La route se situait entre une mer de champs en damier qui s’étendait à perte de vue, et un bois de conifères d’où s’échappaient des croassements de corneilles. Il distinguait le toit d’un bâtiment en bois un peu plus loin se dessinant entre deux arbres. En s’approchant, Lunar put constater qu’il s’agissant d’un estaminet, certainement dédié aux travailleurs des champs pour qu’ils n’aient pas à rentrer jusqu’à l’intérieur du village. Près de la porte, sur un banc, roupillait un type au visage caché par un imposant chapeau de paille, une pipe éteinte dans sa main. Lunar entra dans l’auberge en poussant la porte.
Il fut alors frappé par une vague de chaleur. Une odeur de petit salé et de potage flottait dans les airs et vint lui chatouiller les narines. Il y avait peu de monde dans la gargote. Derrière le comptoir, un gros bonhomme moustachu s’affairait à nettoyer des chopes sous le regard d’un client assis face à une bière mousseuse. Une dizaine de personnes étaient installées ça et là aux tables, certaines jouaient aux cartes, d’autres picolaient nonchalamment. Un soulard alpagua Lunar au moment où il entra :
- Hé bah alors ? T’es perdu l’gamin ?! C’pas pour les tafioles ici !
Le jeune éphèbe se contenta de sortir sa plaque de garde et lui montrer d’un geste dédaigneux. L’intéressé s’étrangla en buvant, forçant son camarade à lui taper le dos du poing. Lunar fendit la salle en marchant droit vers une table bien précise, en plein milieu de la pièce. Était attablée une jeune brunette en train de dévorer un morceau de jambon fumant. Sa chope de bière blonde avait perdue sa mousse et devait être tiède, elle continuait de la boire. Le zoologue avait clairement remarqué son armure de garde et sa plaquette identique à la sienne. Alors non contente de ne pas l’avoir attendu au lieu de rendez-vous, elle se payait le luxe de déjeuner ?
- Je peux savoir ce que vous faîtes ici ? Lança Lunar, acerbe.
- Je mange. Je pense que ça se voit.
- J’avais bien vu, merci, répliqua-t-il en roulant ses yeux. Je voulais savoir ce que vous fichiez ICI. Il était convenu de se retrouver devant la demeure.
- Je suis là, vous m’avez trouvé, ça ne change pas grand chose. Vous en voulez ? Fit-elle, flegmatique, en tendant une tranche de jambon à Lunar.
Il refusa la nourriture d’un revers de la main. Il trouvait le comportement de cette femme absolument inadmissible ; à croire que même en changeant de faction il ne pouvait s’empêcher de tomber sur des imbéciles. L’inconnue mastiquait une nouvelle bouchée, un peu de sauce maculant ses lèvres. Baissant les yeux vers son assiette, Lunar put remarquer des morceaux de gras baignant dans un jus huileux qui faillit lui donner un haut-le-cœur. Il préféra reprendre :
- Si vous êtes là en train de casser la croûte au lieu d’être sur le qui-vive, le problème ne doit pas être de grande menace. À se demander pourquoi on m’a fait quitter la Forteresse…
- C’est pas moi qui décide, vous non plus d’ailleurs.
- Mais c’est de mon expertise dont on a besoin.
- Vous voulez qu’on fasse l’inventaire de nos capacités respectives ?
- Pas plus que vous. J’attends juste que vous ayez fini votre infâme pitance pour qu’on puisse se mettre à travailler.
- Vous pourriez attendre en silence…
Lunar soupira une nouvelle fois. L’aubergiste voulu lui demander s’il comptait consommer quelque chose mais le regard noir du zoologue l’en dissuada. La jeune femme trempota du pain dans son assiette avant de terminer son morceau de jambon, repue.
- Et vous êtes ?
- Lunar. Lunar Le Fay. Et vous ?
- Hm…
Elle se contenta de bailler en guise de réponse.
« Zahria Ahlysh. »
En levant le bras pour tendre sa main à son interlocuteur, dans l'intention de la serrer, elle renverse sa pinte de bière, dont le liquide vint s'écouler sur les bas de Lunar. Zahria pouffe devant son air contrit, avant d'essayer de limiter les dégâts, et surtout de sauver le peu de bière restant en engloutissant la dernière gorgée. Elle attrape au vol la serviette du serveur et l'envoie à Lunar pour qu'il se nettoie.
« Désolée, c'est ma malédiction personnelle. »
Bien heureusement pour lui, et c'est bien la première fois que ça arrive, le serveur a un pouvoir tout à fait utile pour ce genre de situation: il est capable de supprimer les odeurs. Bon la tâche est toujours en place, mais ça évitera que Lunar sente la bière pendant tout le long de la mission. Plutôt pratique. Zahria le remercie, puis règle son repas.
« Sûr, tu veux pas manger ?
- Certain.
- Tant pis. »
Elle sort de l'auberge après réservé deux chambres pour le soir même, puis sort sa tabatière de son sac sans fond, et se roule une cigarette calmement.
« Qu'est-ce que vous faites ?
- Détends-toi, bonhomme, pète un coup... Tain Elina elle vous mène à la dure, hein ?
- Ne mêlez pas le Capitaine à ça, je voudrais juste m'acquitter de la mission le plus rapidement possible.
- Oh, mais on va le faire, t'inquiète pas. Je vais la fumer sur le chemin. »
Et le voilà déjà parti, bille en tête. Ça risque pas de très bien se passer, tous les deux. Zahria finit de rouler, allume sa cigarette d'un coup de pierre de feu, puis part en courant derrière lui, clope au bec. Elle prend le temps de le détailler, alors qu'il avance rapidement vers la maison, à laquelle il est visiblement déjà allé, vu qu'il connaît le chemin.
« T'as besoin que je te brieffe, ou tu connais déjà le dossier ? T'as l'air bien renseigné...
- C'est-à-dire que je vous attendais là-bas, comme convenu.
- Nan, ce qui était convenu, c'était de se retrouver à l'auberge. Erreur de communication, visiblement. Ça arrive. Ça fait longtemps que t'es dans la Garde ?
- Non.
- Ah, c'est pour ça. Tu t'y feras. Tu faisais quoi, avant ?
- Zoologue, pour la Guilde.
- Oh ! Intéressant. »
Elle n'a pas le temps de poser une question de plus, vu qu'ils sont arrivés à la baraque. Il semble attendre quelque chose, le bonhomme.
« Ah, je savais bien, que tu les voulais, ces infos... Héhé. »
Zahria prend alors le temps de fumer quelques taffes, histoire de le rendre fou. Ça la fait marrer, plus il a l'air de s'énerver et d'avoir l'impression de perdre son temps avec elle. Puis bon, comme ils sont quand même là pour bosser, elle décide d'arrêter de jouer avec lui. Passant sa cigarette de l'autre côté de sa bouche, elle entreprend de lui résumer ce que son espion lui a dit.
« Il y a eu un meurtre ici, d'un gars qui détient des informations confidentielles sur des gens de chez nous. Rien à voir avec les infos, c'est sa femme qui l'a tué parce qu'il la trompait. Moi, on m'a juste demandé de faire le ménage dans le bordel, après y'a des gens qui vont passer pour récupérer ce qu'ils ont à récupérer, et nettoyer ce qu'ils ont à nettoyer. Des espions, ou autre, chais pas. Hors de mes attributions, et des tiennes. »
La brunette marque une pause. Le rôle de garde désabusée de la régulière, elle l'a joué si souvent, il lui est tout naturel. Cette désinvolture est ancrée en elle, elle est assez convaincue que si elle n'avait pas été brillante à l'Académie, elle aurait véritablement fini comme ça. Dommage, d'être douée. Et d'avoir eu de l'ambition. Elle aurait pu se la couler douce, au lieu de ça elle finit maître-espion à trente-trois ans, un bon âge pour crever, genre crucifiée, ou prendre sa retraite, ou faire des marmots, mais en tout cas, pas assumer des responsabilités en plus. Et puis bon, elle reprend, parce qu'il faut bien.
« Par contre, le souci, c'est que la paperasse se trouve au grenier, et que quand on a essayé d'y entrer, enfin pas moi, moi j'y suis pas allée encore, mais les autres quand ils ont voulu y aller, ils se sont fait attaquer par des bestioles assez féroces. Du coup c'est là que t'interviens. Faut que tu les identifies, et que tu les élimines ou chais pas quoi, histoire qu'on puisse accéder au grenier. T'as un peu quartier libre, là-dessus, j't'avoue.
- Et du coup, toi, tu sers à quoi ? »
Zahria sourit en remarquant qu'il la tutoie tout aussi naturellement qu'elle le fait, mais se garde bien d'en faire la remarque.
« Je t'aide si t'as besoin. Et puis je fais un rapport sur ton travail à ta Capitaine.
- Quoi ?!
- T'étais à la Guilde, avant, non ? Bah imagine que je suis ton examinateur, tiens. Tu t'es déjà fait examiner ?
- Hm. »
Elle s'imagine dans les bottes de Jack ou Vrenn, encore que Jack, il a dû beaucoup plus effectuer cet emploi que le Sbire, qui s'en servait comme couverture. Ça claque, examinateur, n'empêche. Elle se ferait chier, à remplir de la paperasse toute la journée, par contre. Elle préfère être sur le terrain, Zahria, peut-être pour ça qu'elle est déchaînée aujourd'hui.
« Mais attends, pourquoi tu m'examinerais ?
- Chais pas, ça me fait marrer. Je connais bien Elina, c'était une camarade de classe à l'Académie, faut que je lui dise si sa nouvelle recrue est bien ou pas.
- Mouais.
- Bon, du coup, gamin, on procède comment ? »
Elle écrase son mégot, prête à le suivre. Après tout, il est censé connaître son office mieux qu'elle.
- Je ne vois pas vraiment ce qui pourrait se trouver à l’intérieur qui causerait tant de mal à nos hommes.
- Et moi encore moins… Pourtant, y a un truc.
- C’est bien ça qui m’inquiète. J’en ai vu des bizarreries, surtout venant des riches aryonnais qui savaient plus quoi abriter sous leur toit. Il va falloir passer tout au peigne fin, chercher la moindre trace de passage secret.
- Quel rapport avec toi et la bestiole ?
- Le rapport est simple, Zahria Ahlysh. S’il y a une ou plusieurs créatures capables de mener en déroute la Garde, ces choses sont certainement dangereuses. Et si j’ai bien appris quelque chose en tant que zoologue, c’est que la plupart des bêtes dangereuses de notre monde sont assez imposantes. De ce fait, il faut chercher une structure adaptée à leur mode de vie. Un zoo clandestin en sous-sol, une arène de fortune aménagée derrière un double mur, des galeries percées à la sauvage… C’est pas les options qui manquent.
- Je vois. Et si la bête n’est pas imposante ?
- Alors ça veut dire qu’elle est rusée. Et là, c’est pire. Mais, ça aussi ça allait de soi.
Zahria acquiesça. Lunar ignorait si elle jouait les ingénues ou si elle était sincère. Cette demoiselle n’avait pas l’air d’être quelqu’un d’idiot ou de naïf. Il comprit qu’elle dissimulait quelque chose. Après tout, la Garde n’aurait pas dépêché une simple sous-fifre pour lui servir d’escorte, surtout s’il s’agissait de déloger un être inconnu et potentiellement létal. Il ignorait qui était cette femme, elle ne lui avait même pas délivré son grade. Si Lunar était bien expert en quelque chose, en plus de l’être en animaux, c’était d’être un emmerdeur. Et pour être un as dans son domaine, il avait l’habitude de fouiner un peu partout, surtout dans ce qui ne le regardait pas. Il avait ainsi acquis beaucoup de connaissances sur la plupart des membres de la Guilde des aventuriers, retenant les faits d’armes de la grande majorité. Il avait fait de même avec la Garde, furetant dans les papiers et les inventaires pour apprendre à connaître ses futurs collègues… et leur potentiels secrets. Mais rien n’était jamais venu au sujet de cette Zahria. Elle comprit en un éclair qu’il était gêné par quelque chose et décida de briser le silence :
- Pourquoi t’as quitté la Guilde ?
- J’ai mes raisons.
- Pas marrant, tu pourrais me dire. Tu t’es fait virer ?
- Certainement pas ! S’offusqua Lunar en la dardant du regard. Jamais je n’aurais donné cette satisfaction à la Guilde. Ils me détestent, et c’est réciproque. Je suis parti de mon propre chef.
- Ils doivent être bien contents aujourd’hui.
- Grand bien leur fasse. Mais ils découvriront bien vite, à leur grand dam, que je n’en ai pas terminé avec eux.
Zahria le regardait d’un air intrigué, il avait piqué sa curiosité. Que voulait-il bien dire par là ? Si Lunar se méfiait d’elle, elle aussi avait l’air de se mettre sur ses gardes. L’un comme l’autre pensait pouvoir s’improviser instigateur. Jusqu’où irait leur petite danse ? Lunar n’avait cure de qui était vraiment cette fille et ce qu’elle voulait. Mais il n’était du genre pas s’aventurer dans le brouillard, sans aucun moyen de contrôle. Peu importe à qui il s’adressait, il avait l’habitude de savoir frapper là où il devait. Il savait quel fantasme il devait éveiller, quelle passion il devait déchaîner, quelle envie exciter. Avec cette fille, il avait un peu plus de mal à le déceler pour l’instant. Il se mit à froncer les sourcils et, d’une grâce presque féline, continuait de marcher à ses côtés le menton levé. En moins de temps qu’il n’en fallait pour s’en rendre compte, ils étaient arrivés devant la porte de la gentilhommière.
- Bien. Entrons. Fit Zahria en poussant la porte.
Mais pour l'heure, il est temps de faire connaissance avec leur nouvel ami. Sortant sa lampe magique, Zahria s'en sert pour illuminer les lieux. Une jolie petite maison de campagne. Ils entrent dans un hall desservant d'un côté un salon et de l'autre une salle à manger, avec une cuisine et une salle de bain au fond. Des escaliers mènent à l'étage, et c'est là que se dirige l'Ombre, suivie du zoologue. Un nouveau couloir dessert plusieurs chambres et un bureau, ainsi qu'une deuxième salle d'eau. Quand ils passent devant la chambre du couple, ils peuvent facilement reconnaître l'énorme tâche noire incrustée dans les lattes du parquet: l'endroit où le maître des lieux a été poignardé par son épouse. Surpris au lit avec son amante, dans sa propre chambre. C'est du beau.
Ils avancent vers le fond du couloir, et déjà des craquements, des sifflements et autres bruits parasites se font entendre au-dessus. En face du bureau se trouve un petit boudoir avec une fenêtre donnant sur la rue. Les fauteuils semblent moelleux, et on voit encore la trace des tasses sur la table basse. La trappe pour le grenier se trouve juste au-dessus d'eux, et on voit que le mobilier a été poussé pour laisser le passage. Zahria se saisit de la tige au bout métallique qui sert à ouvrir la trappe et se retourne vers Lunar.
« Prêt, monsieur le zoologue ? »
Il ne répond que par un grognement affirmatif, et Zahria actionne le mécanisme qui ouvre la trappe et fait tomber un escalier replié sur lui-même afin d'atteindre l'étage. En haut, tout semble s'être arrêté, il n'y a plus aucun bruit, même si ce n'est pas spécialement rassurant.
« Tu peux monter, il y a un espèce de vestibule avec une porte qui mène au grenier proprement dit. La bestiole se trouve derrière cette porte-là. »
La brune l'aide à se hisser sur le fin escalier, puis le suit après avoir accrochét sa lampe magique à sa ceinture. Une fois en haut, ses vêtements époussetés, Zahria met la main sur son épée en Wardän, prête à dégainer, alors que Lunar a posé la sienne sur la poignée de la porte du grenier. Toujours aucun bruit de l'autre côté.
« Après vous, monsieur Le Fay. J'attends tes ordres, c'est toi qui commande pour la suite, on est hors de mon domaine de compétence, à moins qu'il s'agisse de mettre des coups d'épée au hasard en espérant tuer un truc inconnu. »
Elle lui fait un petit clin d'oeil accompagné de son sourire de chat, mais sa posture de combat montre bien qu'elle ne rigole pas complètement. S'il faut se battre, Zahria est prête.
- Même si on est en danger de mort ?
- Tu devrais y être préparée, ça fait partie du métier, hm ? Nous ne savons pas ce qui réside ici. Si nous devons tuer cette chose alors ça veut dire que nous n’en aurons pas le choix.
- Tu ne tues jamais de bestiole ? C’est un code d’honneur des zoologues ?
- Il n’y a pas de code d’honneur des zoologues ou autre sornette de ce genre… D’ailleurs, de moi à toi, n’importe quel serment n’a aucun sens. Ils sont tous prononcés par orgueil. Soit pour se procurer un semblant de foi en laquelle croire, soit pour satisfaire un quelconque ego.
- Si tu le dis…
Le grenier était plongé dans les ténèbres. Fort heureusement pour les deux gardes, la lanterne de Zahria apporta un peu de lumière pour qu’ils puissent y voir plus clair. La seule lucarne qui donnait sur l’extérieur avait été barricadée à l’aide d’imposantes planches de bois, désormais moisi, qui ne laissaient pas passer ne serait-ce qu’un rayon de soleil. Plusieurs meubles avaient été entreposés ici, tous couverts sous d’immenses draps poussiéreux dont les couleurs avaient déteint avec le temps. Le parquet du grenier grinçait tellement qu’on aurait pu croire qu’il allait s’écrouler sous leurs pieds. Quelque chose attira leur attention, du bruit au dessus de la tête, à l’intérieur de la charpente. Les bruits ressemblaient à des grattements, des petits bourdonnements, ça grouillait… Peut-être était-ce la chose qui hantait les lieux ? Lunar avait entendu bon nombre d’histoire de spectres et de fantômes à chaque fois qu’un lieu était laissé à l’abandon, ces occupants avaient l’air de tenir ce rôle plutôt à coeur .
- Dissimule ton épée. Il ne faut pas affoler… quoi que ce soit.
- Compris et…
Avant même que Zahria n’ait pu achever sa phrase, quelque chose vint la frapper de derrière, la faisant tomber au sol. Lunar se retourna pour identifier l’origine de l’attaque mais à son tour repoussé pour dégringoler aux côtés de sa comparse. La lanterne de Zahria se décrocha de sa ceinture mais permis d’éclairer le plafond pour qu’ils puissent voir qui était leur assaillant. Lunar écarquilla de grands yeux lorsqu’ils ne découvrirent pas un monstre imposant, pas une simple bête… mais toute une nuée de petits êtres pas plus gros que des insectes. On aurait dit de petits lézards, parfois touffus, de toutes les couleurs, voletant au dessus d’eux avec de longues ailes de libellule.
- Des shalupins. Cette maison est hantée par des shalupins !
- Peste ! Cria Zahria.
Elle ramassa la lanterne et tenta de se lever pour dégainer son épée mais les shalupins furent plus prompts à réagir. La tornade d’écailles colorées se sépara en deux, partant dans le noir que la lanterne n’éclairait pas. En un clin d’œil, les créatures firent tomber deux caisses sur le sol. Lunar et Zahria les esquivèrent aisément avant de se remettre sur pieds, les caissons traversant le parquet bien entamé par la moisissure. Elles étaient remplies d’alcool, et les bouteilles se brisèrent à l’instant où elles touchèrent le sol de la pièce en contrebas.
- Les shalupins sont sensés faire ça ? Lança Zahria, ironique.
- Ils sont malicieux par nature mais à ce point là… Je n’ai jamais vu ça. Ça ne doit pas être de simples tours.
- Non effectivement, regarde !
Zahria pointa du doigt deux immenses poutres au plafond que Lunar s’empressa de zyeuter, la lueur de la lanterne leur permettant de voir. Bien au chaud, emmitouflés dans deux draps déchirés et enroulés, reposaient une dizaine d’œufs que les shalupins essayaient de défendre. C’était donc eux qui avaient terrorisé les visiteurs depuis tout ce temps ? De si petits animaux ? Lunar fit signe à Zahria de se diriger vers la sortie. Ils n’eurent le temps de ne faire qu’un pas, les shalupins s'empressèrent de pousser de nouvelles pièces du mobilier qui fragilisa à nouveau le sol qui ressemblait désormais à un vrai gruyère.
- Il faut qu’on parte sinon…
- Plus facile à dire qu’à faire, on peut pas bouger !
Zahria avait raison, leur poids finirait par avoir raison du sol. Mais s’ils avançaient, ils tomberaient de toute façon. Lunar n’avait pas le choix… Il sortit sa dague et la lança à l’instant même où une table de nuit fut balancée. La dague déchira le tissu retenant les œufs, les faisant dégringoler sur les yeux affolés des shalupins. En une fraction de seconde, la commode heurta le sol qui se déroba sous les pieds des deux gardes. Les shalupins rattrapaient leurs précieux œufs… sauf un, qui tomba dans la capuche de Lunar sans que celui-ci ne remarque quoi que ce soit. Zahria et lui furent projetés en avant sur le sol qui s’écroulaient à l’étage inférieur. Mais il ne s’arrêta pas en si bon chemin, le parquet inférieur fut lui aussi détruit et ils descendirent d’un nouvel étage. Les shalupins et leur grenier avaient disparu, emportant leurs œufs avec eux au travers d’une fenêtre ouverte, hors du grenier.
Ils pensaient avoir terminé leur descente, arrivant sur un sol de pierre plus solide… Il n’en fut rien. Des meubles du grenier et de l’étage supérieur commençaient pleuvoir autour d’eux. Lunar récupéra sa dague, retombée près de lui, et fut promptement tiré par Zahria lorsqu’une armoire menaça de l’écraser. Ils étaient couverts d'hématomes et de contusions dues à la chute, mais rien de réellement grave. Lunar pourrait soigner Zahria, et endurer la suite… Après l’armoire, ce fut un buffet, puis une bibliothèque. Et il fallut bien peu de temps pour que le sol ne s’effrite et finisse par s’effondrer à nouveau. Cette fois, les deux infortunés du jour ne tombèrent pas et furent témoin de la chute du mobilier. Un trou béant s’était ouvert au beau milieu du salon et, juste en dessous ne gisaient que des pièces de bois laqués, des bibelots oubliés et des éclats brisés. Mais ce qui intrigua bien plus les deux gardes n’était non pas l’amas de gravats mais là où ils se trouvaient.
- Quelle odeur infecte ! On dirait des cadavres en putréfaction.
- On dirait bien que les shalupins ne sont pas les seuls habitants de cette demeure. Quelque chose a dû être oublié là dessous...
« Voilà qui complique un peu les choses... »
Repoussant un buffet qui lui barrait le passage, Zahria s'approche un peu plus du précipice. Il y a là au moins une dizaine de cadavres, à différents stades de décomposition, mais il y en a au moins un, en partie caché par une bibliothèque en lambeaux, qui semble avoir seulement quelques jours. Relâchant son contrôle sur la lumière qui retourne à sa place, la brune se tourne alors vers le zoologue, en train d'épousseter ses vêtements, avant de jeter un coup d'oeil vers le plafond du grenier, si loin et si haut, où les shalupins agités cherchent un endroit pour déposer leurs oeufs.
« Bon, je crois que t'as accompli ta partie, t'as trouvé et euh... "éliminé" la menace. Même si je sais pas comment les espions vont faire pour récupérer les documents qu'ils cherchaient dans le grenier. Et pour ce qui est de la cave, je doute que ce soit dans notre juridiction... »
Enfin, c'est évidemment dans celle de Lunar, mais elle n'a pas vraiment l'intention de l'embarquer là-dedans et de lui donner le moindre doute sur son identité. Elle est un peu prise au dépourvu, quand il prend la parole de façon assez véhémente.
« On m'a pas envoyé ici pour rien. On est gardes ou on est pas gardes ? Il y a des cadavres sous cette maison, et on va mener l'enquête là-dessus.
- Si vous le dites, m'sieur le zoologue. Je pensais pas que ça vous intéresserait. »
Dans les yeux de Lunar, Zahria croit alors reconnaître la même lueur de curiosité féline qui l'habite elle-même, et elle commence à avoir un peu plus d'empathie pour Le Fay. C'est donc ça. Il est de son engeance. En plus grognon, disons. En haut, les shalupins commencent à se calmer, posant leurs oeufs sur une partie un peu solide du plancher le temps de refaire un nid correct. L'un d'eux continue pourtant à faire des allers-retours frénétiques, n'osant pas descendre jusqu'aux deux humains mais les gardant bien en vue. Zahria s'en désintéresse, et cherche une façon simple pour descendre à la cave. Elle sort son arbalète-grappin, et accroche le grappin à un poteau encore bien debout.
« J'descends, tu viens avec moi ? »
Elle ouvre ses bras comme pour lui faire un grand câlin, avec son sourire de chat, et Lunar ne réfléchit pas tant que ça avant de venir se blottir contre elle. Elle referme son bras libre contre lui, avant de reculer vers le précipice.
« Attention Lunar, ça va secouer, accroche-toi bien. »
Elle actionne le mécanisme en se jetant dans le vide - tout relatif, il n'y a que quelques mètres - et ils glissent doucement grâce à la corde, jusqu'à poser leurs pieds à terre. Lunar la lâche aussitôt, et elle pose l'arbalète au sol, de façon à pouvoir remonter de la même façon après.
« Ça n'a pas du tout secoué, » dit-il
« Désolée, votre majesté, je voulais juste que tu me serres fort contre toi.
- Arrête ton charme, ça prend pas avec moi. Et c'est pas le moment. »
Elle hausse les épaules en souriant, puis commence à dégager les débris. Lunar se pince le nez et l'aide dans son entreprise. La puanteur empire au fur et à mesure qu'ils découvrent les cadavres, nus, seulement recouverts par un drap en toile de jute. Il y en a une douzaine, allant du squelette sans la moindre trace de chair, à la jeune femme repérée par Zahria, encore intacte. Cette dernière est lardée de coups de poignard, et ça semble être à peu près le cas de tous les cadavres, ce qui exclue le fait qu'ils soient tombés par hasard sur une fosse commune.
La jeune femme prend le temps de faire le tour de la cave pour trouver une sortie, et finit par mettre la main sur une échelle, remontant jusqu'au garde-manger de la cuisine, à vue d'oeil, par une trappe en bois. Impossible de l'ouvrir de ce côté, il faut croire que sur le sol encore existant dans cette partie-là de la maison, il doit y avoir un meuble occultant la trappe.
« T'as trouvé quelque chose, Lunar ?
- Les autres cadavres présentent les mêmes traces de blessure par couteau.
- Ça exclue le fait qu'on soit tombés par hasard sur une fosse commune.
- Oui, voilà. Et toi ?
- La seule entrée, et sortie, se fait par le garde-manger de la maison. On dirait que la cave a été creusée après la construction de la maison, et elle n'a jamais eu d'autre but que de cacher des choses... ou des cadavres, dans ce cas-là. »
Lunar se retourne, et la capuche de sa cape fait un mouvement étrange, comme s'il y avait un poids qui s'appuie dessus.
« Attends, Lunar, bouge pas, je crois que tu dois avoir un débris dans la capuche. »
Il s'immobilise, et Zahria s'avance vers lui, pour sortir de sa capuche... un oeuf ? Il se retourne vers elle et fait la même constatation. Les deux jeunes gens restent interdits un moment, avant de prendre la parole en même temps, quand ils percutent.
« Lunar, c'est...
- ... un oeuf de familier ! »
Légèrement plus gros qu'un oeuf normal, et zébré de petites couleurs irisées semblant danser sur la coquille, Zahria reconnaît bien là le même genre d'oeuf dans lequel elle a trouvé Dhim, son Lumios.
« Je ne sais pas s'il est tombé pour l'un d'entre nous, mais il faut essayer de lui donner un nom pour voir s'il éclot... Euh, attends... Mher ? »
Pas de réaction du côté de l'oeuf. Elle le tend à Lunar.
« Tiens, essaye, toi. »
Au milieu des gravats, des cadavres, de la poussières et du bordel qu'ils ont foutu, Zahria et Lunar tentent de faire éclore un oeuf de familier.
- Alors pourquoi tu hésites ?
- Je n’hésite pas, je déteste simplement ce genre d’anomalie !
- Les familiers sont des anomalies ? Demanda Zahria, circonspecte.
- J’estime que oui. À quel moment nommer un œuf permet à un être vivant de voir le jour ?
- J’en sais rien c’est toi le zoologue.
- C’est bien ce que je dis, c’est n’importe quoi. Ça n’a aucun sens logique.
- Bah si tu le dis, je m’en fous moi.
- C’est toi qui a posé la question pourtant…
Lunar soupira tandis que Zahria partit fouiner vers un buffet encore intact, loin du trou béant que leur chute avait créé. En ouvrant le meuble, elle eut l’agréable surprise de dénicher plusieurs bouteilles de vin raffiné aux épices. Elle déboucha la bouteille de bon cœur avant d’en boire une gorgée au goulot, sans même s'embarrasser à chercher un verre. La jeune femme avait l’air d’apprécier sa boisson, elle la sirotait comme du petit lait. Elle en proposa à Lunar mais il refusa d’un geste nonchalant de la main. Il ne l’écoutait même pas, les yeux rivés sur son œuf de shalupin. Il était minuscule, de la taille d’un pouce, à la coquille bordeau écaillée de taches turquoises. Comment allait-il nommer cette chose ? Les autres shalupins avaient fuit par la fenêtre en oubliant ce petit œuf. Le zoologue n’avait pas le choix. Soit il gardait ce shalupin, soit il laissait cet œuf à l’abandon où il mourrait très certainement.
- Alors ? Tu te dépêches ?
- Je ne t’ai jamais forcé à rester. Nous avons accompli notre mission, tu peux partir.
- Certainement pas. J’ai envie de savoir le nom, et voir ce familier !
- En quoi ça t’intéresse ?
- Comme ça, pour marrer.
- Un rien t’amuse...
Lunar soupira, il ne voulait pas y passer une éternité. Il approcha doucement l’œuf de ses lèvres avant de sussurer :
- Orion.
Il ne sut dire si l’œuf scintilla brièvement ou si c’était juste le soleil perçant à travers les vitres. Mais il se mit à éclore et en sortit un petit reptile au corps à moitié pourpre et vert, son corps couvert de taches d’azur. Ses vibrisses frémissaient et il essayait de sentir un peu partout autour de lui. Il ouvrit ses yeux bleus en scrutant la paume de Lunar puis finit par lever sa tête minuscule vers lui. Ses ailes étaient encore froissées, toutes petites également. Le zoologue remarqua qu’il en avait deux paires diaphanes qui seraient sûrement magnifiques une fois dépliées. Il brillait, émettait de petits cris, roucoulait parfois. On aurait dit un bijoux dont on aurait pu se parer. Zahria avait raison, l’œuf avait éclos. Lunar avait gagné un nouvel ami, un familier à son image, un shalupin farceur.
- Génial... Fit Zahria, derrière. J'ai RIEN entendu !
- Non.
- Farfouille.
- Non.
- Poker.
- Non.
- Virus.
- Non.
- Quenelle.
- Non.
- O... pium ?
- Tu vas arrêter, à un moment ?
- Non. »
Ils sont sortis de la maison et marchent en direction des habitations, pour aller parler aux anciens domestiques de la maison de Lewine, le gars qui s'est fait zigouiller, histoire d'élucider cette histoire de cadavres à la cave. La maison est dans un état déplorable, mais elle a envoyé son espion chercher les documents qui les intéressait, sur les affaires de Lewine avec la Garde, pendant qu'elle éloignait Lunar de la baraque. Reste à espérer que ça ne lui prenne pas une plombe de retrouver ce dossier dans le bordel qui s'est créé après leur passage. Heureusement que plus personne n'habitait dans la maison, ceci dit, ça aurait été extrêmement dangereux. Et Lewine serait certainement mort, que ce soit de la main de sa femme, ou écrasé par son grenier.
Du coup, sur le chemin, Zahria essaye de deviner le nom du bébé shalupin qui a pris place dans la capuche de Lunar, comme si c'était son nid, maintenant. Le zoologue a fait exprès de dire tout bas son nom quand il a fait éclore l'oeuf, et ça l'agace de ne pas savoir. Ça fait passer le temps, aussi. Ils passent devant un marché, et l'étalage d'un marchand de tissu un peu plus loin rappelle une petite histoire à Zahria, au sujet de Vaelin. Celle que Calixte s'est amusé à raconter à tout le monde à la soirée d'Aube Grassim, quand il est tombé raide mort après avoir abusé de la picole de la Cité Enfouie.
« J'ai un ami, lui aussi, il s'est entiché d'un shalupin, il paraît. Un autre ami en commun est en train d'organiser leur mariage. »
Elle s'arrête devant l'étalage du marchand de tissu, Lunar lui jette un regard noir.
« Qu'est-ce que tu fais ?
- Attends, une seconde. »
Le marchand lui vante les mérites de ses tissus, et elle finit par trouver ce qu'elle cherche. Une belle mousseline blanche avec de la dentelle. Elle la montre du doigt au marchand, qui lui coupe une petite longueur. Elle paye l'homme, puis se saisit de son tissu avec délice.
« Tiens, je t'offre ton voile !
- Mon quoi ?
- Pour le mariage ! »
Et aussitôt dit, elle pose le voile sur la tête de Lunar, venant recouvrir ses épaules et sa capuche, depuis laquelle le petit shalupin s'amuse à souffler sur le voile pour le faire s'envoler.
« Ton futur époux adore, en tout cas.
- T'en as pas marre ? On est pas sensés avoir une affaire sérieuse à élucider ?
- Boarf, ça va pas être bien compliqué, tu sais.
- Ah bon ?
- Vu la localisation de la trappe qui menait à la cave, il suffit qu'on trouve un domestique qui était au service de Lewine depuis au moins trente ans, je pense que le premier cadavre date de là, qui avait accès aux cuisines de jour comme de nuit, assez robuste pour creuser lui-même le trou et y déposer les cadavres. Il devrait pas y avoir cent cinquante bonhommes - ou bonnes femmes, je ne présume pas du genre de notre assassin - qui correspondent à la description.
- Tu fais souvent ça ?
- Quoi ?
- Te croire plus intelligente que les autres et résoudre les affaires avant même de commencer à bosser ?
- Le génie, Lunar, le génie. »
Et si elle n'a pas complètement tort, elle n'a pas tout à fait raison non plus. Après avoir convoqué tous les anciens domestiques de Lewine, il n'y a pas une, mais deux personnes qui correspondent à la description qu'elle a faite. Un frère et un soeur, entrés au service de Lewine presque quarante ans plus tôt, lui comme cuisinier et elle comme gouvernante, ayant séjourné dans la maison pour leur office jusqu'à la mort de leur patron. Les deux soixantenaires mesurent plus d'un mètre quatre vingt dix tous les deux, et présentent une musculature digne d'une armoire à glace, ainsi qu'un manque d'empathie évident pour leur patron décédé malgré le temps passé à ses côtés. Après les avoir interrogé dans qu'aucun des deux ne semble voir de quoi il s'agit quand on leur parle de six cadavres dans la cave, Lunar se tourne vers Zahria.
« Alors, le génie, le frère ou la soeur ?
- Et pourquoi pas les deux, mon bon Lunar ?
- Il serait peut-être temps d'arrêter de jouer et trouver le meurtrier...
- T'es si pressé que ça de partir loin de moi ? »
Lunar soupire, Zahria éclate de rire. Rien de tel qu'un assassin de village pour se remettre en jambe, après deux lunes sans enquêtes. C'est revigorant.
Au final, Zahria avait raison. Après avoir cuisiné la fratrie pendant un moment, ils finissent par avouer. C'est la petite soeur, qui a des élans meurtriers, mais le grand frère a creusé la cave pour l'aider à cacher ses cadavres, parce qu'apparemment, c'est ce que fait un frère pour aider sa soeur, en temps normal. Enfin quand on voit que dans ce cas-là, la soeur est plus grand et mastoc que le frère, on se demande qui protège qui, mais passons. Lunar et Zahria leurs passent les menottes, et les emmènent déposer leur témoignages pour passer devant le juge. Ça sent l'exil, ceci dit. Ou la prison pour trèèèèèès longtemps.
Une fois la paperasse réglée, les deux Gardes se retrouvent devant la caserne, pour se dire au revoir.
« Lunar, c'était sympathique de faire ta connaissance, même si tu succombes pas à mes charmes...
- C'est pas tes charmes en particulier, Zahria, désolé, mais j'ai quelqu'un.
- Bah moi aussi j'ai quelqu'un, ça m'a pas empêché de t'embêter !
- Bon, je dois y aller.
- Ouais, bonne route ! Je ferai un bon rapport à Elina, promis ! »
Tant qu'elle est encore vivante, autant en profiter. Youpi.