Une capuche bien en place sur la tête, les bras se balançant le long du corps au rythme des pas - inlassables et téméraires -, les épaules légèrement retroussés, il avançait, déterminé, contre vents et marées. Rien ne semblait prêt à l'arrêter, il ôterait le moindre obstacle sur son passage. Beaucoup se demandaient alors, en cet instant, ce que faisant un Lieutenant, un si haut gradé, en cette heure, seul, dans les rues de la Capitale. En outre, il était loin de son régiment. Bien loin de Grand-Port. En cet instant, il bénissait la téléportation - et le fait d'avoir acheté un pass afin d'en profiter à bon escient et efficacement. Il se rapprochait inlassablement de son objectif. Quelques semaines s'étaient écoulé depuis le début de sa quête personnelle. Sa curiosité piquée à vif, il avait cherché. Aussi loin qu'il le pouvait. Que la loi et son devoir le lui permettaient. Ainsi avait-il réussi à récolter diverses informations bien utiles - d'autres futiles, à quoi cela lui servait-il de connaître un prétendu lieu de naissance ? Ou des rumeurs bien stupides sur un accoutrement en particulier ? - qui le menaient, en cette terrible journée, au sein des murs de la vaste Ville. Malheureusement pour lui, de nombreuses rues séparaient son point d'arrivée du réel objectif. Il se devait donc de braver la pluie, battante et hurlante, coûte que coûte. Ses pas s’arrêtèrent. Nets. Devant lui, impassible, se dressait une bâtisse de pierres sobres parsemées de diverses vitres plus ou moins grandes desquels on pouvait deviner alors une intense activité au sein du bâtiment qui, de fait, portait bien son nom - le terme de guilde ne suggérait-il pas, en effet, une forme d’effervescence accrue en ces lieux ? - et l'arborait fièrement sur sa façade - simple mais élégante. Emeor Calyx ne se fit pas attendre et entra, poussant la large porte. L'intérieur calme et paisible, du moins en apparence, contrastait largement avec la tempête qui sévissait alors en dehors ce ces murs. Les assaillantes gouttes d'eau s'étaient agrippées à ses vêtements et daignaient peu le lâcher, même si, elles devaient bien souvent se résoudre à l'abandon pour former une flaque grandissante aux pieds du grand homme, droit, sévère, froid, impassible. Il s'avança, d'une détermination sans faille et s'approcha alors des quelques personnes présentes.
Une journée pas rentable. Enfin pas rentable, quand il pisse comme ça à l'extérieur je préfère avancer mon deuxième boulot; la paperasse. Comme la Boutique est encore en chantier j'ai ramené mes miches dans la Guilde. Le cadre est sympa, une belle cheminée dans le hall de réception, de l'encre et du papiers à volonté. J'étais seul, comme d'habitude. J'ai pas trop de copains ici. Enfaîte, j'en ai pas tout cours. C'était le risque, passer pour un Chasseur de Prime qui n'éprouve pas de pitié pour ses proies c'est moins agréable qu'un explorateur qui vient avec un butin et des histoires à raconter. J'ai pas d'histoires à raconter. Je tourne dans un cycle infernal; j'enquête, je traque, je punis, je remet aux autorités. Les visages défilent, les affaires sont différentes, mais le schéma reste le même.
J'garde cette mélancolie pour moi et je marque une pause sur mes rapports d'enquêtes. Mes yeux vont se balader dans le foyer de flamme qui réchauffe la structure. Un groupe de personne sur mon flanc commence à rigoler. Je capte pas de suite. Pis j'entends mon nom sortir dans leurs conversation, j'manque pas de poser mon regard dans leurs direction. Un aventurier, trempé, avec un contrat signé et tamponné et qui attend d'être transmit avant de récupérer le magot. Il me regarde, narquois.
- Alors le Chasseur solitaire, on veut pas se mouiller?
- Non.
- Et pourquoi ça ? On peut plus utiliser ses flammes, c'est ça? Ca doit être tellement dur...
Son ton était ironique. J'hausse un sourcil, parce que visiblement les mecs pigent pas trop ce qui m'arrive lorsque je suis sous la flotte. Je me redresse de ma chaise, et lui fait un petit rictus menaçant.
- Pas d'flammes, ouais. Mais je cogne pareil.
Son sourire s'efface, puis après un grognement de sa part fait un signe de tête à ses sbires et quittent l'endroit. Je les suit du regard un instant jusqu'à les perdre de vue. Un peu exaspéré je quitte ma chaise à mon tour et m'en vais vers les flammes, mes seuls réels amis finalement. Les paumes de mains plus proche du foyer, n'importe qui pourrai se brûler à cette distance, mais les flammes ne mordent pas ma peau. Je me laisse hypnotiser et j'essaie de penser à des choses plus agréables. M'man, la nouvelle boutique. Haru. Quand on fait le résumé, ma vie n'est peut-être pas si ratée finalement.
Mais ma transe va s'arrêter lorsqu'on m'interpelle. Pff. Je ne pouvais m'empêcher de rouler les yeux vers le ciel. Droit comme un pilier, les épaules alignés vers l'arrières, même trempé son uniforme sent bon. Je termine de scruter mon vis-à-vis en m'arrêtant au visage. Belle gueule, binoclard, mais sa cicatrice laisse penser qu'il ne reste pas qu'aux archives de la casernes. Et son insigne également.
Il parle de Dragmar. Soit il a fait une connerie, et ce monsieur cherche des informations, soit j'ai fais une connerie, l'Adjudant a balancé et cet homme vient m'arrêter. Lieutenant hein? Parfois j'me dis que travailler avec la Garde n'était pas la meilleure idée du siècle. Je me frotte les yeux, un peu agacé puis laisse un peu de place pour qu'il se réchauffe aussi. 'Doit quand même cailler dehors, même si il paraît solide.
- Ouais, c'est moi. Dragmar m'a inspecté y'a une Lune de cela. Y'a un problème?
Mes yeux se plient davantage, méfiant. J'imagine déjà le pire. Me semblait m'être tenu plus ou moins correctement pendant l'inspection. Bon, même si mes "corrections" étaient "un peu" musclés. Je sens que cette journée va être longue.
Alors Dragmar lui a rien dit. Enfaîte, il a même mit en avant mon travail. Pourquoi ? C'était d'abord ma question. Mais je vois que ce bonhomme a l'air d'avoir plus d'interrogations. Il est habité par quelque chose, quelque chose qui va au-delà de son métier. Il y a un truc qui le transcende, je le sais, je le sens. Ma manière de réprimer les criminels n'est pas très différente des criminels à se réprimer entre eux. Je n'ai pas voulu répondre toute de suite. Je me contente de regarder ce feu. Cette flamme a bien plus de sens pour moi que pour n'importe qui. Elle ne fait pas que m'écouter, ni même se plier à ma volonté. Elle habite mon âme. Commande mes pulsions, mes envies, mes haines, mes peines et tout le reste qui fait que ce que je suis maintenant. Je n'suis pas un taré, je sais qui je suis et ce que je vaux. Et mon pouvoir je l'utilise pour faire Mal. Pas pour faire le Mal. Je me retourne vers mon interrogateur, en tournant ma tête d'un quart de tour.
- Ma manière de réprimer les criminels, elle est très simple. On ne peux pas briser un homme comme on pourrai briser un chien ou un cheval. Plus vous frappez un homme, plus il se tient droit. Pour briser la volonté d'un homme, pour le soumettre, il faut d'abord briser son esprit. Les hommes pensent qu'ils peuvent se battre dignement, qu'il y a une façon "humaine" de tuer quelqu'un. C'est absurde, ça nous anesthésie. On a besoin de cette idée pour endurer l’horreur sanglante du meurtre.
Je tend la main, et une mèche ardente de la cheminée s'envole pour arriver sur la paume de ma main. Dansante, instable, libre.
- Vous devez détruire cette idée. Montrez leur à tel point le meurtre est une chose terrible et sale, et ensuite, montrez leur combien vous aimez ça. Tirez pour blesser et après allez exécuter les blessés : brûlez-les, prenez-les en combat rapproché, détruisez leurs idées toutes faites et vous deviendrez leur monstre.
Ma haine monte, et la flamme double de volume. La puissance, quand le contrôle n'est pas là il devient inutile. Alors je prend une respiration et renvoie mon regard ardent vers mon vis-à-vis.
- Quand ils vous craignent, vous devenez plus fort, vous devenez meilleur, mais n’oubliez jamais que c’est du bluff. C’est une posture, comme le rugissement d’un Smilodon ou comme un grognours qui se cogne la poitrine...
La flamme augmente encore en taille et je vois le soldat devenir méfiant. Je souris et j'arrête mon spectacle en fermant le poing, étouffant la flamme sous ma volonté, mais la chaleur reste encore présente.
- ... Si vous oubliez ça, si vous succombez à l’horreur, vous devenez le monstre. Vous vous retrouvez diminué, et vous ne valez pas mieux qu’un homme. Et ça, ça peut être fatal. Et c'est toute la particularité de mon métier Lieutenant. Je suis Chasseur de Primes. Quand la garde rame, c'est à moi qu'ils font appel.
J'me redresse et baigne à nouveau mon regard vers mes amis. Le regard absent, j'prend une inspiration, me perdant dans mes pensées.
- La légalité ? Elle a des limites, et elle n'est pas parfaite. Mais vous faites vot' boulot parfaitement, hein Lieutenant?
J'espère qu'il n'est pas naïf et qu'il comprend que chaque situations est singulière. Elles sont parfois similaires, mais la Loi n'est pas forcément la première solution. Enfin, la vie me l'a éduqué ainsi. J'ai une mission, laissez-moi l'accomplir. Si vous m'aviez demandé avant, je vous aurai sûrement dit que j'étais exactement comme tout le monde. Mais aujourd'hui les choses ont changées.
Droit, obéissant, protocolaire et rigoureux. Ainsi sont les adjectifs de ce mec en face de moi. Bien sur, il en faut. Des gens qui, à l'intérieur d'une constitution sont les armes du gouvernement, pour faire régner l'ordre et garder un cadre paisible. Préservant l'harmonie et apporter l'équilibre. Bien sur que je crois en tout ce merdier. Mais dans une autre perspective que lui. C'est quoi cette journée putain, et c'est qui ce type. Il parle de rendre justice. C'est là toute la question. C'est quoi, la Justice? Des mecs en costard qui écrit des règles dans un bouquin et qui demandent de les respecter? Un code moral ? Une éthique ? Une religion? Ou peut-être alors qu'elle n'existe tout simplement pas? Pas une seule journée passe sans que ces questions me traversent la caboche.
Ça doit faire 5 minutes qu'on est planté comme des légumes dans le Hall d'entrée à prendre la chaleur de la cheminée. Finalement, on va peut-être passer plus de temps que prévu. Il me pose ses questions, attendant mes réponses comme si elles allaient apporter du sens à quelque chose, un je n'sais quoi. Peut-être que j'arriverai à mettre un mot dessus. Il serait peut-être temps qu'il m'explique réellement pourquoi, si il a quitté le Sud exprès pour voir si je tortille un peu trop du cul avec la justice. Je réponds pas de suite, l'espérant pas l'agacer, et là me vient une idée.
- Vous avez ramassé une grosse pisse dehors, ils font des laits d'chèvres chauffés à la Taverne de la Guilde. Suivez moi.
Il marque une pause une seconde, relève ses lunettes et acquiesce silencieusement. Cette même intuition qui me casses les valseuses depuis qu'il est là me disent qu'il va rester encore un petit moment. Mais il pleut dehors, je peux pas sortir de suite et on peut s'installer dans un lieu pour réellement discuter, alors autant faire d'une pierre plusieurs coups. Dans le Grand Hall Mezzanine de la guilde qui peut accueillir facile une centaine de personnes comme c'est le cas aujourd'hui au vu de la météo, une espace taverne accueille les connards comme moi et viennent se désaltérer après une mission un peu piquante ou bien se retrouve avant de décoller. Moi j'y vais pour travailler pénard quand je suis ennuyé de la boutique ou comme là, parce qu'elle est en chantier. Je récupère ma paperasse, met tout ce merdier dans ma besace et on se rapproche d'une des dizaines de tables dédiées à la boisson et la bouffe. Les gens qui sont ici commencent à me regarder de travers, je pige pas de suite. Puis je me retourne vers mon binôme. Ouais, ça y est je remets. Les mecs voient un gars, tous les jours, seul, et la seule fois où il se trouve accompagné, c'est avec un gradé de la Garde. Tu parles qu'ils sont paumés les mecs.
On s'installe et le tavernier vient prendre notre commande. Un ton grave, le mec ne m'a jamais blairé de toute façon. Il fait en revanche une révérence vers l'homme à lunettes, solennel et rapide. Puis il reprend son ton bougonnant vers ma tronche.
- Tu bois quoi, Hidoru.
- Deux laits d'chèvre. C'est moi qui paye.
- Tu payes pour les gens maintenant ?
- Rien à foutre.
Il s'en va sans demander son reste et retrouve son comptoir pour préparer notre commande. La pluie continue de faire tomber des tonnes d'eau dans la Capitale, au point d'entendre les gouttes marteler le plafond. Il y a une broche avec de la viande qui cuit pas loin du comptoir qui fait réchauffer la pièce, un mec qui joue de la flûte avec un chapeau par terre et un Lieutenant en face de moi qui attend toujours que je réponde à ses questions. Pourquoi j'en ai envie? Allez questionner à cette foutue intuition qui me demande de continuer.
- Alors...
Je me frotte les yeux, comme pour me réveiller et essayer de remettre ses dernières phrases en tête.
- Avant de protéger les gens, je protège ma famille. C'est tout ce qui compte. Nous ne faisons pas le même métier Lieutenant. Les gens comptent sur vous pour que les habitants ne s'entretuent pas, que le Royaume puisse faire tourner la boutique sans une guerre civile par semaine. Ma justice est appliquée envers les primes que je traque, essentiellement. Ils ont eu leurs chances, Lieutenant Calyx. Ils recommenceront leurs conneries à l'instant où ils quittent vos prisons et faudra encore, encore, encore les chercher pour les refoutre en taule. J'ai pas le temps pour ça.
Les chopes se posent entre nous. Mes mains vont enlacer le récipient et je me contente de profiter de la chaleur qu'il véhicule dans mes paumes de main.
- Je me charge de les briser. Oui... Petit bout, par petit bout. Au début c'est toujours pareil. À l'interrogatoire, ils n'ont pas peur de la mort. Soit parce qu'ils ne l'ont jamais connus de près soit parce qu'ils savent que vous ne pouvez pas les exécuter sur commande...
Je bois une gorgée, parce que je commence à beaucoup parler et que ma salive ne suit pas le mouvement. Le lait est bon, la chaleur fait son travail, et je m'essuie la bouche pour éviter d'avoir une moustache ridicule.
- ... Alors je leurs fait mal, très mal. Les punir. Enlever leurs espoirs une par une. Finalement je ne les tuent pas. Non...Je leurs donne une bonne raison de vivre. Et là, c'est la panique. Ils veulent que j'arrête, me supplient, mais haha...C'est trop tard. Leurs âmes sont en miettes et ils rentrent quand même en prison, sages comme des images. 'Pas belle la vie?
Je bois une gorgée à nouveau, prend le soin d'enlever la mousse de ma bouche et me rapproche de mon partenaire de table. Mes yeux oranges se reflètent dans ses verres, incandescents.
- Je n'ai jamais tué, Lieutenant. Parce que, j'ai eu la chance d'avoir un mentor qui m'a expliqué que ça pouvait me coûter de me retrouver avec ces enfoirés au placard. Mais croyez-moi sur parole, si je pouvais, je les tuerais tous. Et j'ai tout le sang-froid nécessaire pour faire la part des choses, Lieutenant. Je n'suis pas comme eux. Mais vous... Vous vous êtes déjà retrouvé dans une situation où tout est flou, où la mort toque à votre porte, obscurcit votre jugement? L'impression que tout devient insignifiant si vous n'avez pas buté cette personne? Vous avez raison, rien n'est gratuit. Mais la question est de savoir si ça vaut le coup.
Pis je ris nerveusement, au même moment que le fracas du tonnerre qui a dû zigouiller un arbre en deux à quelques kilomètres d'ici. J'adore cette ambiance, et je commence à apprécier ce mec. Pour la première fois depuis des lustres, j'ai l'impression de me sentir compris.
Ponctuant l'admirable discours - jamais une discussion ne fût aussi passionnante aux yeux d'Emeor -, d'autres conversations animaient le lieu, tentaient - en vain, l'attention du Lieutenant se fixait fermement aux paroles de son interlocuteur - de se fondre dans la leur, écho à tous ces regards assassins et stupides. Il saisit son verre, sentant la douce chaleur se répandre dans ses mains et, comme par un effet magique, couler le long de son corps, se mêlant à son sang, pour remonter le long de ses bras où des frissons virent le jour, atteignant les épaules, touchant son cou et assénant le coup fatal à la tête. Un sentiment apaisant. Une bulle de réconfort. Qu'il ignorait. Qu'il voulait ignorer. L'homme, en face de lui, était bien plus important que toutes ces sensations pourtant merveilleuses qui auraient pu, s'il avait été attentif, le plonger dans une douce mélancolie lancinante, plongeant dans des souvenirs lointains d'un jeune enfant, souriant, riant avec sa famille bien au chaud dans cette grande maison chaleureuse où il régnait une ambiance unique et apaisant ; il aurait pu, ne serait-ce qu'un instant, retrouver cet Emeor qu'il a perdu depuis bien longtemps, qu'il dénigre ainsi depuis l'entrée à l'âge adulte comme si cette étape n'était qu'une vulgaire mue qu'il souhaitait jeter tel un horrible déchet puant ; certes n'avait-il pas la force, le courage, la droiture d'esprit d'aujourd'hui ; mais cet esprit rieur, ce sourire charmeur, ces yeux pétillants formaient une part inhérente de sa personne. Qu'il reniait entièrement à présent. Il écoutait l'homme. Intégrait, comme il l'avait fait, chacune de ses paroles. Cette conception bien étrange l'intriguait, l'attirait dans des abysses de pensées, de réflexions infinies. Il ne pouvait accorder une affirmation à l'ensemble du discours, en effet, des points le rebutaient. Mais, il tentait de cerner cet homme, de le comprendre.
Je les reconnais. Ces gens qui, s'effacent pour se concentrer sur une chose, essentielle à leurs yeux. Pour certains, c'est leurs familles, d'autres leurs passions... Et comme lui et moi, leurs boulots. Tels des instruments, on se refuse tout le moindre sentiment pour faire ce que nous savons faire le mieux. Comme si, les astres, le destin où je n'sais quelle connerie nous a façonnées dans un but très précis. On dors avec, on mange avec, on baise avec. Tous les gestes du quotidien convergent dans un seul et même but.
Faire notre boulot.
C'est comme ça qu'on devient les meilleurs, qu'on devient plus fort. Gagner du pouvoir pour travailler plus vite, travailler plus vite pour terminer le boulot avec ce sentiment de satisfaction inlassable. J'avais un héros. Père. Le meilleur explorateur qu'il m'est arrivé de connaître. M'man pouvait dire ce qu'elle voulait, faire ce qu'elle voulait... Il pensait qu'à une seule chose, l'aventure. Je devais être comme lui. Mais on me la prit, et mon boulot est désormais de retrouver ces ordures qui l'ont butés pour une poignée de cristaux. Va savoir qui je devais être avant ça. Un explorateur comme lui? Eh merde, c'est trop tard de toute façon. Je sais que je commence à broyer du noir, alors je décroche le regard pour me perdre dans ma chopine. Mon reflet s'affiche sur le liquide opale qu'on m'a servi. Qui est ce type avec ses yeux oranges qui brûle des gens? Un tortionnaire? Un criminel ? Un justicier? Peut-être les trois à la fois.
Le Lieutenant Calyx est toujours attentif pendant que je blablate comme un moulin. Concentré, il dissèque mes mots comme je le ferai en plein interrogatoire. Au début c'était pas agréable. J'avais l'impression d'être manipulé. Il aurait pu très bien faire le curieux et me soutirer des informations à mon insu, suffisamment pour me coffrer. Mais non. Il y a quelque chose d'autre. C'était une suspicion au début, mais maintenant je le sais. Il balaye du sujet sa réelle famille, comme si finalement c'était du passé et que l'humain derrière le Lieutenant est mort avec ledit passé. Parfait, est irréprochable il brandit en bouclier l'inébranlable loi, dur de pas soupirer. Mais je le comprends, aussi. Tiens, j'avais pas fais gaffe. La pluie s'est calmé, et quelques rayons viennent traverser la fenêtre. Une météo chaotique qui vient achever son travail, avec la venue d'une lumière qui arriverait comme une joute pour baigner le monde de son éclat. Finalement, c'est peut-être le résumé de notre rencontre. Le Corbeau et L'Aigle dans la même pièce.
Il témoigne enfin de quelque chose en prenant la parole. Il sait de quoi il est capable, un homme qui prend du recul donc. Difficile de lui reprocher des défauts, ça doit sans doute expliquer pourquoi il est aussi gradé. Il a très vite compris qui on représentait l'un pour l'autre. Et si finalement nous faisons partie tous les deux d'un même équilibre? Est-ce que c'est un mal nécessaire? J'pense que la vie a toujours carburé comme ça. J'commence à sourire, reconnaissant son discours, comme le mien. Mais il va vite s’effacer lorsqu'il pose la question fatidique. Finalement, celle qui me définit, qui fait que j'en suis là, aujourd'hui.
Père. T'es parti trop tôt, connard.
J'me raidis d'un coup, un peu surpris qu'il fasse mouche aussi vite. Finalement c'était peut-être logique qu'un mec de son calibre soit aussi précis. On l'a entraîné, conditionné pour ça. Difficile de pas être déstabilisé face à son efficacité. J'me craque la nuque en tanguant la tête d'un côté et je finis mon verre d'une traite.
- Ce n'est pas une motivation qui anime ma flamme de réduire l'esprit des gens en cendres. J'ai une mission qui m'a était destiné, je dois retrouver des gens qui ont causés du tort à ma famille. J'dois m'occuper d'eux. L'envie de nettoyer le Royaume passe en deuxième position. D'ailleurs de vous à moi...J'doute que j'arriverai à les laisser en vie.
Mes mots avaient du poids, et ma voix était plus rauque que la normal. Je crois que c'est ça, parler avec son cœur. Quand certains mots alignés dictent votre conduite, ce n'est pas qu'un simple tas de lettres posés sur un papier. Ça devient un principe, un cap, une direction. L'ambiance de notre beuverie est loin d'être une soirée crêpes. La tension est palpable, et on sait tous les deux ce qu'on veut désormais. Tout cela va se dissiper lorsque j'entends la voix d'un bonhomme accompagné par des donzelles. Au début j'fais pas gaffe. Puis les pas s'approchent de nous, comme je suis naturellement sur le qui-vive, j'hausse un sourcil dans leurs direction. Le mec bombe le torse, avec ses jouvencelles qui ressemblaient à rien. L'une d'elles avait la gueule d'une figurine de poisson qu'on trouve à la place commerçante. Des lèvres qui pourraient très bien servir de ventouse pour déboucher les chiottes. Le gars avait capté le Lieutenant et moi-même, bizarrement je le remets pas. Peut-être que lui si du coup. Coiffé sur le côté avec une mèche blonde qui fait chavirer le cœur de ses demoiselles, il lève le nez comme un coq et regarde mon partenaire de boisson.
- Eh bien, eh bien...
- Un problème ?
Les lèvres d'Emeor bougèrent, imperceptiblement, et des mots affluaient d'ors et déjà dans son esprit mais, sa tentative de discours fut brusquement interrompue ; à quelques pas de lui, se rapprochaient ce groupe, à l'apparence scabreuse et pitoyable ; le Lieutenant se retourna en les entendant et Hidoru parla. Le sang du Lieutenant se figea. Ce visage, il l'avait déjà vu, déjà croisé, quelque part. Il fronça les sourcils et ses yeux tentèrent de sonder l'âme, l'esprit de cet inconnu. Il souriait, bêtement, stupidement, tel un animal satisfait d'une bêtise qu'il venait alors de réaliser ; il riait, horriblement, et ce son aigu agressait violemment les oreilles du Lieutenant. Ce dernier posa sa chope sur la table et le jugea, entièrement. Il ne comprenait guère pourquoi une telle personne s'approchait ainsi, l'air riant, joueur et, disons le, profondément stupide. Personne ne disait rien, comme si les paroles de l'inconnu déterminaient en cet instant l'ensemble de la rencontre. Il ne se fit pas prier.
D'accord, j'ai affaire à un champion de la connerie. J'sais pas de quoi y parle mais ça à l'air de remonter le Lieutenant. Les aurochs... Hm, c'est quoi ce truc . Une organisation ? En tout cas ça a l'air suffisamment puissant pour insulter la garde devant un Lieutenant sans transpirer. Ou alors il est complètement débile, ouais, je parie plutôt là-dessus. Et pour la première depuis notre rencontre Calyx fait tomber son visage froid et impassible. Finalement le plus chaud de nous deux paradoxalement, c'était lui. J'avais pas trop de raison d'intervenir puisque primo, c'est pas mes oignons et secundo, il se sentirait davantage insulté si j'viens me mettre au milieu de cette histoire en explosant sa tête contre la table. Il est grand, gradé et débrouillard le garçon. Et il va le montrer avec délicatesse toujours avec ce jargon d'homme noble de salon. Mais ça fait son effet. Le blondinet dérape avec le merdier qu'il lui sert de groupies puis disparaît comme il est venue.
J'ai laissé quelques secondes, le temps que le garde revienne s'asseoir et faire baisser la pression. Monter dans les tours j'connais ça et il me faut un moment avant de retrouver le calme. Il remet ses binocles en place et prend une inspiration en me sortant une blague, presque drôle. Mais au vu de la situation on pouvait bien comprendre que le Lieutenant est exaspéré de la façon dont certains voyaient la Garde. J'bosse avec eux assez régulièrement, ils viennent me voir poser des primes ou affiches de recherches ou j'vais les voir pour déposer mes captures. Autant dire que j'commence à connaître la musique. Qui plus est, l'arrivée de Vaelin Dragmar et de ses capacités étonnantes à neutraliser les criminelles était assez impressionnante, donc je sais, finalement de quoi ils sont capables. Y'a peut-être des pourris, sans doute même, mais pas tous. J'pourrai lui dire ça, mais j'sais pas trop consoler et pis il a l'air assez blindé pour passer à autre chose.
Les aurochs ? Hm, nope. Inconnu aux bataillons. Vrai que j'ai entendu des rumeurs sur des organisations qui commencent à foutre la merde dans la Capitale, et peut-être plus loin. Mais vu comment il en parle il pensait que c'était une affaire classée. Avant que monsieur crétin accompagné de ses crétines se ramènent.
- Ça m'dis rien non... Ça fais longtemps que vous êtes sur cette affaire?
Et c'est reparti, Jin Hidoru qui cherche les emmerdes. T'as déjà assez de travail comme ça...Ma curiosité me tuera.
Ma question arrive comme un cheveu sur la soupe et j'vois bien qu'il avait encore du mal à redescendre. De toute façon je comptais pas dégager de suite et il n'a pas l'air pressé. Nope, il a l'air surtout furax, et j'peux comprendre au vu de la situation. Quand des histoires qui impliquent la vermine ne se règlent pas comme on le veut. C'est tout l'intérêt de faire sa propre justice, à condition de ne pas se perdre. Il se redresse, se prépare à déglutir, comme s'il allait m'avouer qu'il était enceinte de moi. Plus sérieusement, pour qu'une affaire le bouscule à ce point, c'est qu'il y a quelque chose d'assez grand pour s'y intéresser. Et moi, ça m’intéresse beaucoup. Un groupe de criminels alors... On s'était occupé d'une affaire de contrebande qui impliquait pas mal de monde avec Dragmar. Là, on parle de quelque chose de beaucoup plus grand, va falloir couper à la source. Et même en coupant la tête, la bête peut rester dangereuse et perpétuer son bordel, encore. Mais tout occasion qui me permettrait de nettoyer la vermine est bonne à prendre.
Il poursuit son questionnement sur la capacité de la garde. Elle devait apparemment s'occuper de terminer le boulot mais il n'en fut rien. Des pourris ? Un oubli? Toute une procédure a engager pour entamer l'arrestation? Le Grand Port n'a pas de mandat pour intervenir? En tout cas peu importe. Ça n'avance pas et il est le premier surpris. J'sais pas si ça le fait chialer ou si certains gardes vont ramasser quand il va retourner dans le sud, impossible de lire sur sa gueule. Dans le doute je continue à la fermer et le laisse parler.
Ouais, c'est bon ça. A vrai dire, j'attendais cette proposition comme un petit cadeau de la fête du Solstice. Pas de primes, mais le plaisir sera là. Bon par contre, vu comment il présente ça...C'est pas la mission officielle commandée par le Capitaine Al Rakija en personne. Tout semble porter notre gentil Lieutenant par une seule et unique chose, La Justice. je n'ai jamais côtoyé cette taverne, faut dire que je prends pas trop le risque de jouer les lance-flammes à cause d'une cuite incontrôlée dans un établissement que je prends pas l'habitude de fréquenter. Alors je prends mes distances, malheureusement ce genre de structure est un filon d'informations inépuisables. Donc j'me console avec du lait de chèvre. Mission officieuse, organisation criminelle, possibilité de rayé de la carte des enfoirés et les foutre en taule, parfait. Un sourire carnassier me trahis et j'me lève doucement de ma chaise.
- Il commence à faire beau dehors, profitons-en pour faire un tour.
J'vais au comptoir, j'paye l'addition, le barman expire un juron et nous sortons de la chaleur agréable de la guilde pour baigner dans l'air humide du torrent passé et balayé par les premiers rayons du soleil ainsi que les nuages noirs qui prennent la tangente. Le Lieutenant et moi même descendons les marches mouillés pour arriver au sol imbibé de flotte. Des flaques de partout, les fiacres et calèches éclaboussent les passants, les chevaux ont leur sabot rempli de boue mais les parapluies des habitants sont rangés et nul besoin de courir se mettre à l'abri. J'regarde Calyx qui prend les devants, me contentant de le suivre.
- Alors, vous pouvez me parler d'eux? Qu'est-ce que vous avez trouvé avec Dragmar?
J'commence déjà mon petit train-train d'investigation, si je peux l'aider il va falloir m'en dire plus sur eux. J'servirai a rien pour lui si j'suis pas au courant du bordel qui cause dans la Capitale. Mais il a l'air méthodique et à l'air de connaître l'affaire dans les moindres de détails. Ouais ... Ça se voit. Ce genre d'affaire qui vous empêche de dormir, qui vous empêche de vivre, de manger. C'est là qu'on change en général, et faut essayer de garder la tête froide. D'autant plus compliquer lorsqu'on est à ma place pour des raisons évidentes. J'me contente d'attendre sa réponse, les mains dans les poches. J'me rend compte que je n'ai pas mon gantelet de métal géant. On jouera les dentistes avec les phalanges alors.
De lourds pas résonnaient sur le sol encore désolé et seul, accompagnant le peu d'eau qui cherchait à toucher ce sol, à tout prix. Nul besoin de carte, en effet, les nombreux souvenirs qui constituaient la longue vie d'Emeor étaient pavés de ces murs, de ces façades, de ces bâtiments qui, agglutinés, formaient la plus grande ville du Royaume. Il ne pouvait décemment connaître chaque recoin mais se souvenait de ces chemins qu'il avait emprunté tant de fois étant petit ; l'espace d'un instant il revoyait ce jeune Emeor Calyx, sérieux et souriant, sans cette petite cicatrice, toujours ces mêmes lunettes sur le nez, à courir pour dépasser son grand frère ; il comprit alors, face à ce léger souvenir, brume qui s'agitait doucement en son esprit pour tenter de former un brouillard consistant en la réalité, que c'était bien la première fois depuis de nombreuses années qu'il parcourait ces pierres. Une touche de nostalgie ? Il n'avait guère le temps pour de telles choses. La question de son comparse arrive ainsi à point nommé. Il tâchait d'accorder son entière attention à l'homme qui, depuis plus d'une heure à présent, devait composer avec sa présence. Pour que ce dernier pût agir, la moindre information devait lui être communiquée, pour de pures raisons formelles d'efficacité. Le dos droit, Emeor toussota, s’éclaircissant, de ce fait, la gorge pour commencer son discours.
L'air était frais, agréable, et j'continue de l'écouter. Ils ont réussi à inculper deux grands bonnets de cette organisation. Ça n'a pas l'air d'avoir suffit. Il y a des similitudes avec l'affaire que j'ai classée avec Dragmar; des tonneliers qui font passer de la contrebande dans les zones fluviales de la place marchande. Cependant, ça a l'air d'être une autre histoire cette fois. Les mains dans les poches, j'essaie de trouver des alternatives à démanteler ce genre d'histoire, mais ce n'est jamais évident. Ils ont des licences d'activités légales qui leurs permettent de blanchir leurs argents et couvrir leurs sauteries qui comme par magie disparaissent au moindre contrôle.
Ils sont intelligents, et discrets. En choper que deux bonhommes c'est pas suffisant pour effondrer une affaire de cette ampleur.
Si j'pige bien ce qu'il me raconte, l'affaire est loin d'être terminé. Quand bien même il aurait envoyé des hommes pour les arrêter, il manque encore certaines pièces du puzzle, des indices qui permettent de faire le lien avec leur groupe. J'comprends mieux pourquoi il l'a mauvaise. Ce genre de bordel sans nom qui continue de sévir dans le royaume sans pouvoir faire directement quoi que ce soit... À moins que...
...Il veut directement faire quelque chose, en fait. Il est impatient? Il en a marre? Peut-être un peu des deux. Puis finalement il me rassure lorsqu'il parle d’infiltration. Effectivement il brille comme un cristal lumineux dans le cul d'un Porc-Becue. Il va falloir lui changer ses sapes et il a bien raison de m'en faire part. Peut-être en allant voir Marty, le tavernier du "Nain qui roule". J'lui ai rendu service une bonne paire de fois et je sais qu'il s'est rendu utile lorsque des suspects que j'traquais se mettaient une murge dans son établissement. Qu'il me propose cette idée est une bonne chose, qu'il me dise que c'est sa première l'est un peu moins. Mais vu sa gueule il n'a pas l'air du genre à vouloir se faire remarquer alors qu'on doit jouer les mecs discrets dans un endroit qui craint. J'lui réponds affirmativement de la tête et le double pour qu'il me suive.
- J'connais un endroit. Allons-y.
En marchant quelque temps, on prend un virage qui nous amène à une petite place qui dévoile l'enseigne que je cherchais; un Nain dans un tonneau accroché à deux chaînes fixé en haut de l'entrée. La lune n'est pas prête de se pointer, on devrait pouvoir être tranquille et éviter les ivrognes qui grouillent par centaines dans les parages quand c'est l'heure de la cuite. En s'approchant, j'm'aperçois que c'est plutôt l'heure de la bectance. On entre, et j'me suis pas trompé. De la volaille, du Porce-becue à la broche, des filets d'agneaux avec des patates, se promènent dans les assiettes des personnes qui ont passé commande. J'me fais violence pour éviter de passer la journée ici à bouffer et va direct au comptoir. Marty, me repérant direct, me souris, mais ce sourire va vite disparaître à la vue du Lieutenant.
- Jin.
- Marty.
- Tout va bien ? Bonjour Lieutenant.
D'un bref signe de la tête il renvoie son salut.
- Dis, faut que j'te demande un p'tit service.
- Dis toujours.
En chuchotant : - On doit être incognito quelque part et j'me demandais si tu avais des affaires pour le Lieutenant pour par qu'on le remarque, tu vois c'que j'veux dire.
Il le zyeute de haut en bas et sort un trousseau de clés.
- Passez derrière le comptoir.
- On te suis.
Il nous ouvre le petit portillon qui ferme l'accès puis nous le collons au derche jusqu'à une autre porte qui amène à la réserve. Des tonneaux, de la viande, des fromages de toutes sortes entourés dans des chiffons, du pinard en bouteille bref, le garde-manger parfait. Il ouvre une malle et à l'intérieur on pouvait voir plein de vêtements de toutes sortes. D'un rictus non rassuré, il cherche ses mots devant Calyx.
- Ce n'est pas ce que vous croyez hein... Il m'arrive de travailler avec Jin quand lui aussi doit être discret, les mèches et le manteau rouge et noir, ça commence à le trahir lorsqu'il suit des suspects. Hein Jin ?
J'le calme d'une main sur l'épaule. Il est sous pression le bougre.
- Tout à fait. Allez-y Lieutenant, trouvez votre bonheur.
- Oh j'oubliais, vous pouvez passer par la porte de derrière pour être sur qu'on ne vous ai pas vu.
- Bien reçu, merci Marty.
- Au plaisir, je vous laisse. Attention à la marchandise.
- On touche avec les yeux. Promis.
Il claque la porte et nous nous retrouvons ainsi tout les deux.
- Bon, j'vous attend à la porte de derrière, prenez votre temps. Et ensuite ça sera à mon tour de vous suivre.
Bientôt, les choses sérieuses commencent. On aura fait la tournée des tavernes bizarrement. Avant de partir j'me retourne une dernière fois, un peu méfiant.
- Vous êtes toujours partant?
C'est vrai que là, on va pas en soirée emballer des nanas. Ca sera peut-être décisif pour lui comme pour moi.
Emeor salua de la tête celui qui se prénommait Marty - le tenancier à n'en nul douter -, tout en restant silencieux. Nul besoin de parler, il se contentait ainsi de regarder les environs. En cette heure, seuls les plus gourmets sont présents, ou les plus gourmands plutôt, à dévorer ainsi de larges assiettes emplies de nourritures. Diverses effluves traversent la large pièce principale, dépassant du plafond, de larges poutres de bois, s'affichent ostensiblement et ajoutent une charme rustique à l'endroit. Quelques curieux levaient la tête, non sans mal, de leurs assiettes pour dévisager les deux nouveaux arrivants, notamment le plus grand, celui au dos ridiculement droit. Que pouvait-donc faire un Lieutenant en ce lieu avec un homme dont la simple figure et les accoutrements eux-mêmes parlaient de sa réputation ? Ces curieux n'eurent le temps de trouver des réponses que les deux acolytes disparurent. Ainsi, Emeor suivit-il, toujours silencieux, ses yeux glaciaux brisant l'air d'un regard froid, l'aventurier. Un fois dans ce qui apparaissait être l'arrière boutique, le tenancier présenta une malle où trônaient divers habits qui aideraient bien à se déguiser. Le fameux Marty chercha à se justifier et, l'importance de la mission fut telle que le Lieutenant hocha la tête signifiant qu'il comprenait. Les prémisses du plan se bousculaient encore dans sa tête. Il avait autre chose à faire que de toucher quelques mots à ce tenancier qui les aidait tant bien que mal. Marty finit par partir, laissant les deux acolytes seuls. Emeor plongeait son regard dans la valise, cherchant d'ors et déjà un déguisement. La voix et la question de l'aventurier lui firent lever la tête et il osa le sourcil gauche tout en regardant son interlocuteur.
Ouaw, jamais vu autant de prestige balayé d'un seul coup. Le grand Lieutenant du Grand-Port sous les ordres du légendaire Capitaine Fantasque lui-même, est devenu un simple pécore des tavernes. J'étire un sourire un peu moqueur mais faut admettre que le camouflage était bien réussi. Peut-être que les lunettes pourraient le trahir, mais j'pense que sans ça il biglerait et la mission n'en sera que compromise. Enfin dehors, le garde me propose de l'appeler Nisean. Curieux prénom, d'habitude on utilise des prénoms assez communs. Peut-être un rapport personnel va savoir. Et si j'en avais rien à cirer? Oui, bonne idée, Jin.
- Ouais appelez-moi Jin. Aux dernières nouvelles, j'suis juste un petit aventurier qui ne porte pas d'uniforme compromettante. V'voyez c'que j'veux dire.
Tu m'diras avec les diverses rumeurs qui circule sur moi ses derniers temps, vrai que j'peux prendre un risque. Mais rien d'assez significatif pour me mettre en danger. Après tout, c'est que des rumeurs, hein. On sort par la porte de derrière qui nous mène droit dans une ruelle. D'un signe de tête je lui demande de me suivre afin de pouvoir se situer correctement lorsque nous retrouverons les boulevards de la ville. La lumière au bout du tunnel, nous arrivons enfin. Toujours dans les boyaux de la capitale, Calyx me double, j'le talonne juste après. Le soleil domine complètement le ciel désormais, et les nuages blancs décorent le plafond céleste. Mais il faudra attendre encore quelques jours avant de retrouver un sol dur avec la pluie torrentielle qui s'est abattu plus tôt. Le lieutenant présentera quelques hésitations, mais au moins c'est clair, plus personne ne fait attention à nous lorsque nous croisons les habitants. Pire, même les patrouilles de routine ne soupçonnent même pas son existence.
Heureusement que j'ai bien fait de ne pas quitter d'une semelle mon nouveau binôme. J'avoue que je n'ai jamais côtoyé cette extrémité de la capitale. Aussi banale que dans n'importe quel endroit, mais finalement c'est ça aussi la force de la pègre. Ils utilisent des lieux irréprochables qui évitent d'éveiller le moindre soupçon. Sauf, si on a le flaire. La destination se précise et Calyx garde le cap devant un établissement. L'enseigne montre une choppe de bière tenue par une main fixée au mur. "La chopine pleine". On s'approche du double battant et se faufile entre deux clients avant d'entrer. La salle présente des tables, un comptoir, un groupe de musique qui grattent des cristaux pour leurs prestations bref, encore une fois tout à l'air banale. Trop banale, j'ai envie de dire. On prend la première table et un serveur ne se fera pas trop attendre.
- Messieurs qu'est-ce que je vous sers?
- Une assiette de charcuterie, avec un peu de vin et du fromage. Apportez une corbeille de pain, aussi.
- Je vous amène ça. Et pour le silencieux?
J'attends que mon collègue prenne lui aussi sa commande et analyse chaque physique présent ici. À commencer par le serveur. Svelte, allongé, cerné par le boulot - ou par autre chose - taches de rousseur, la peau pâle et le crâne rasé. Le tavernier au loin a l'air de peser son quintal, une barbe noire bien fournie et les cheveux en bataille. Pas lavés de deux semaines, j'dirai. M'inclinant vers le garde j'tente de lui susurrer quelque chose.
- Vous avez repéré quelque chose? Y'a un gars que vous reconnaissez?
A faire gaffe sur le blondinet si il vient griller notre couverture en se pointant pour casser la graine avec ses trois tapins.
Heureusement pour Emeor, Jin savait comment agir et, après être entrés - le militaire s'était assuré de la perfection de son déguisement et s'efforçait de courber le dos -, ils s’asseyèrent pour, ensuite, passer leur commande. Le Lieutenant fit un geste négligeant de la main en disant vouloir une bière. Voilà qui devrait passer. Avec un tel repas - Jin ayant demandé de la viande et du pain -, les deux compagnons auraient bien le temps de scruter les lieux, d'épingler en leurs mémoires tous les imperceptibles détails, d'analyser chaque visage ; malgré cela, les clients se faisaient rare en cette heure, peut-être auraient-ils dû patienter jusqu'au soir. Néanmoins, la mission avait débuté et il était à présent hors de question de reculer. Bien décidé à réduire ce groupe de fripons imbéciles à néant, le Lieutenant ne quitterait pas de sitôt la taverne et la Capitale. Les Aurochs seraient anéantis. Qu'importe le prix.
Emeor n'attendit guère la question de son compagnon d'armes - pouvait-il le surnommer ainsi à présent ? - et cherchait déjà d'importants indices ou, du moins, des pistes qui les aiguilleraient jusqu'au repaire des criminels. En tout premier, le Lieutenant ne pourrait trouver des visages connus puisque les deux seuls contacts potentiels se trouvaient dès à présent derrière les barreaux, au grand bonheur du jeune homme qui ne cessait de s'en réjouir ; justice a été rendue, justice a été faite. En une telle situation, les hommes en étaient réduits à passer à l'acte ; il fallait parler, négocier, soutirer des informations, ne pas trop se faire remarquer ou plutôt si, briller au point qu'ils veuillent intégrer les deux compagnons à leur brigade criminelle. Emeor, silencieux, attendit que le serveur revienne, répondant d'un mouvement de tête succin à Jin que, pour l'instant, ils étaient au point mort. Néanmoins, les sens du Lieutenant étaient en alerte, scrutant chaque détail. Le serveur. Le tenancier. Le groupe de musiques. Les quelques autres clients. Il fallait combler ce silence, sans quoi leur repas amical paraîtrait bien étrange aux yeux des autres. Que de précautions fallait-il prendre.
Il devient de plus en plus drôle. Et j'commence à me dire que ce genre d'interventions de terrains c'est pas la première tâche qu'il fait quand il commence le turbin. J'hausse un sourcil, gentiment moqueur à sa prestation du pécore de campagnes d'Aryon. Comme s'il avait quelque chose dans la bouche, et il mâche ses mots en grimaçant sa mâchoire, j'aimerais qu'il voie la tronche qu'il tire pour qu'il me donne son avis. M'enfin, cela ne m'empêche de suivre sa stratégie et de rentrer dans le jeu, bien entendu.
J'essaie de donner la possibilité à mon crâne d'imaginer que j'ai une femme dans une autre vie. Vache, moi, fréquenter une nana? Hé. J'prends un air faussement frustré.
- Ouais, elle bosse toujours pour ce tocard. Mais tu l'as connais, lui faire changer d'avis, autant demander à la Reine de démissionner. Mais t'inquiètes pas, si j'croise ce type je l'embroche façon barbac'.
Les têtes ne se retournent pas, puisqu'il s'agit d'un sujet comme un autre. La plèbe rencontre souvent ce type de scénario pour survivre, malgré l'harmonie et la paix qui règne, les biens faits du royaume ne touchent malheureusement pas tout le monde, ce qu'ils les poussent à faire de mauvais choix. La vie est faite ainsi. Mais j'bosse pas dans le social, donc les gens se démerdent, j'peux rien y faire. La bectance arrive, j'commence à piquer dedans assurément alors que mon collègue le Pécore du dimanche tente une approche... Intéressante.
Le serveur va quand même traîner sur la réponse pour s'assurer qu'il ne tombe pas dans le piège, pas de chance pour lui, il a les pieds dedans depuis qu'il a prit notre commande. Il y voit que du feu - sans mauvais jeux de mots - mais la question pose un flottement dans la réponse de mon comparse. Le Lieutenant va de suite réagir en balançant un autre nom qui va faire tiquer notre homme. Il prend un ton plus grave, se rapproche, comme si un masque était tombé. Au revoir le serveur, bonjour le criminel.
- Finissez de manger, et passez à l'arrière boutique. Je préviendrai le patron que vous avez le droit d'accès.
On accepte d'un signe de tête et continue de grailler. Un regard complice, puis nous reprenons cette conversation. Quelques minutes plus tard, on se lève, interpellé par le tenancier de la taverne. Ca sera donc la deuxième fois qu'on visite l'arrière-boutique d'une taverne, Emeor aura fait fort pour une première fois, c'est vraiment pas donné à tout le monde. La pièce est plus sombre, faut croire que quand on va chez les méchants tout est toujours plus sombres, deux types tirent une sale tête. Le tenancier ferme la porte derrière nous.
Blanc. De bien 30 longues secondes. On entend nos respirations respectives, le bruit du bois qui craque, les clients qui braillent, la musique en fond, alors qu'on se regarde dans les yeux pour se toiser. Derrière, on peut voir une table circulaire, un paquet de cartes, et une pile de papelards à côté d'un coffre qui présente un pactole en cristaux. J'crois que notre lieutenant assiste aux recettes non déclarées du coin.
- Alors, y parait que vous avez du travail pour nous ? On est pas chiant.
- On a peut-être quelque chose, ouais...
Son binôme ne répond toujours pas, et continue de fixer le mien. Intensément, bizarre...
- Y'a un soucis ? Que j'demande naïvement.
- Ton collègue, il me fait penser à quelqu'un. Termine ce dernier.
- Tout le monde se ressemble, ici.
Il s'approche. J'sers le poing. L'autre m'a vue, et commence à mettre une main dans son dos. J'aime pas ça.
- Ca y est, j'en suis sûr. T'es le frérot de Nisean ! Putain t'es de la garde toi !
Hein ? Quoi ? Bon pas le moment de réfléchir, on est grillé ! Comme je l'attendais, l'homme dégaine un surin et charge sur moi.
Coup paré du coude. Uppercut du droit, coup de talon dans le sternum, il rebondit contre le mur. Saisi au bras, j'le projette au sol. D'un pied sur l'épaule, déviation de la coiffe du rotateur de l'articulation pour lui péter le bras. Il hurle, direct du droit dans la mâchoire pour la disloquer, recommencé pour fracturer. Toujours conscient, j'saisis son col pour lui mettre, un, deux, trois, quatre coups de tête qui lui cassent le nez et coupent les deux arcades.
Bonne nuit connard.
Qu'est-ce que c'est cette histoire de merde ? Son frère est criminel ? Va falloir que je lui pose quelques questions, à la Lame d'Aryon.
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