Il n'est ni le plus grand ni le plus densément peuplé, c'est un cimetière comme un autre. Peu fréquenté, les pierres tombales qui ornent les dernières demeures de ses locataires y sont recouvertes de mousses et parfois fendues. Il en va de même pour les quelques rares mausolées et autres statues, pas grand chose à se mettre sous la dent pour les fanatiques d'architecture ou d'art. Un cimetière comme un autre, rien de bien réjouissant. Mais Jaana commence à bien le connaître, à force de le traverser à chaque fois qu'elle remonte du Sud vers la capitale.
Au beau milieu de la journée - il est près de midi quand elle s'engage dans les allées du cimetière - l'endroit est rarement peuplé. Elle y croise parfois une veuve éplorée ou un vétéran venu rendre hommage à un ancien compagnon d'armes. Ca reste rare. Alors elle traverse l'obstacle que beaucoup contournent car trop morbide d'un pas allant qui détonne avec l'ambiance du coin. Jaana n'a personne à pleurer ici, de toute façon. Et puis, elle est pressée de retourner à la Guilde après des jours et des jours sur les routes.
Pour la première fois en plus de six ans de voyage, Jaana s'immobilise a beau milieu du cimetière. Une vision étrange l'y force. Elle se faufile discrètement derrière une haute pierre tombale et jette un regard par dessus. Un groupe d'énergumènes étrangement vêtus - ils se baladent recouverts d'une sorte de cape, chacun d'une couleur à la fois différente des autres et écoeurante d'une façon très spécifique à chaque fois - se rassemble devant un mausolée, l'un des rares encore debout. Tous se mettent en cercle puis effectuent comme une petite chorégraphie en poussant un râle qui n'a rien d'un unisson ni d'une prière.
"Qu'est-ce que c'est que cette merde." Chuchote Jaana, se questionnant à voix haute. Les questions se bousculent dans sa tête. Quel genre de cultistes étranges iraient faire leurs rituels absurdes en plein jour, déjà ? Elle irait bien leur poser la question mais si ce genre de rituel a plus de crédibilité magique dans les faits que visuellement, c'est un gros risque. Elle jette alors un regard autour d'elle, comme pour trouver un autre témoin parmi les tombes, quelqu'un de vivant et de normal - détail qui a son importance - qui pourrait en savoir plus sur la question. Jaana pense avoir fait chou blanc et s'apprête à se résigner lorsqu'elle entend des bruits de pas, légers, qui s'approchent. Les yeux écarquillés, elle cherche en direction du bruit, profitant de la concentration des "cultistes" pour faire de grands signes peu discrets à l'attention de la personne qui pourrait s'approcher depuis le sentier. Face à un spectacle aussi ridicule et à la fois si inquiétant par sa singularité, le besoin d'un allié ou au moins d'un témoin est vraiment grand.
Cultistes Colorés.
A la Capitale, le culte était présent et il y avait même un petit temple, loin d’être aussi grand que celui du sud du pays. Je m’y rendais souvent quand je m’arrêtais à la capitale. Chose normale, je devais bien échanger les nouvelles avec les rares fidèles, quand j’entendis l’un d’entre eux me dire que des gens louches se réunissaient près du cimetière, mon cœur n’a fait qu’un bond.
« Des païens » avais-je pensé ? Je ne pouvais y croire, s’il y avait une chose moins recommandable que des athées, c’était bien des individus qui traînaient dans les cimetières. Les pilleurs de cimetières à la recherche d’objets, les scientifiques fous qui faisaient des expériences, les membres d’un culte obscur…ceux qui faisaient autre chose que passer leur chemin ou pleurer leurs morts dans un cimetière étaient très souvent des personnes peu recommandables.
Je me suis donc dirigée immédiatement vers le cimetière en question. Pour voir au loin plusieurs personnes avec des capes de couleur différentes « chantant » quelque chose d’abscond. Je pouvais savoir avec certitude que ce n’était pas quelque chose lié à la religion de Lucy. Le fait d’être en cercle me rappelait les grands magiciens sombres des contes pour enfants qui utilisaient leurs pouvoirs à des fins occultes. Je n’avais vraiment aucune idée de ce qui pouvait se passer. J’hésitais à intervenir, j’étais armée après tout, ma lance et mon arc ainsi que mes flèches étaient avec moi. Mais intervenir au nom de quoi ? De Lucy ? Je n’étais pas un garde et techniquement ils ne faisaient rien de mal – pour l’instant -. Suspect oui. Dérangeant et gênant, oui. Illégal, pas encore. Ces thaumaturges méritaient une attention particulière.
Par chance je vis une personne toute aussi interrogée que moi, qui me fit des appels avec ses bras. Une personne qui au vu de l’état de ses chaussures semblait avoir beaucoup marché. Une voyageuse peut-être ?
Me rapprochant discrètement, j’en ai profité pour partager mes doutes quant à la situation, parlant sur un ton bas et peu audible :
« Par la Déesse je suis contente de voir que je ne suis pas seule, excusez-moi, savez-vous ce que ces individus au discours amphigourique font ? J’espère qu’ils n’essaient pas de troubler le repos des défunts ou pire. »
Jaana se tait immédiatement, elle sent bien qu'elle perd les pédales. Elle a bien envie de s'approcher, les questionner, plus que la crainte du danger, c'est l'incompréhension qui l'angoisse. L'inconnu est souvent plus effrayant que le danger évident. "J'ai pas confiance, il faudrait que quelqu'un aille voir." Le regard de l'aventurière se pose sur les armes de la nouvelle venue dont elle ignore à la fois le nom et les intentions. Par défaut, elle choisit de lui faire confiance. L'inconnue possède un arc, de quoi la couvrir éventuellement, s'il vient à l'idée de Jaana de se jeter dans le bain.
Une idée germe dans son esprit, de quoi satisfaire sa curiosité dévorante. Son regard se pose sur sa propre cape dont elle ne porte jamais la capuche. Elle est plus courte et surtout d'une couleur bien plus élégante que celles des étranges cultistes mais, le temps d'un petit subterfuge pour se joindre au groupe, elle devrait suffire. Décidée, elle expose alors son plan à celle qu'elle espère voir devenir sa complice. "J'ai une idée ! Je peux les imiter et essayer de les rejoindre." Comme pour illustrer son propos, elle relève sa capuche légèrement froissée sur sa tête. "Vous me couvrez avec votre arc au cas ou ils s'excitent, et je regarde d'un peu plus près ce qu'ils font. Ca ira ?"
L'impatience de Jaana se fait ressentir en ce qu'elle n'attend pas vraiment de réponse. C'est comme si elle avait plus besoin d'un témoin, d'un dernier recours, que d'un associé fiable. Quelqu'un qui n'oserait pas la laisser se faire assassiner par des imbéciles au sens de la mode très douteux, mais dont elle n'attendait pas grand chose de plus. Sa curiosité dévorante fait trembler ses mains, de l'inquiétude elle passe à une drôle d'avidité d'en savoir plus. Et si c'etait la le coup du siècle pour l'aventurière en quête de gloire qu'elle était ?
"J'y vais !" Chuchote-t-elle alors avant d'employer tous ses talents vocaux pour imiter les tons, variations, et autres chants gutturaux qui s'entremêlent autour des tombes. Lentement, comme pour emboîter le pas a ce rythme irrégulier qui anime les absurdes visiteurs du cimetière, elle s'avance pour joindre le cercle. Jaana semble s'y mêler sans trop de problème, mais sans en retirer quoi que ce soit dans un premier temps. Mais lorsque l'un d'eux, un petit homme maigre et presque chauve à l'âge impossible à deviner, pose son regard sur elle, elle comprend que quelque chose ne va pas. Il se relève et s'immobilise. Les autres cultistes font de même et Jaana, interdite, n'ose rien tenter d'autre qu'une imitation fidèle. C'est alors que le petit chauve se met à pousser un hurlement aigu dont personne ne l'aurait pensé capable.
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