Louise est jetée au sol par son geôlier sans le moindre ménagement. Elle atterrit prêt de Luz sans pouvoir adoucir le choc avec ses mains, celles-ci étant attachées comme la majeure partie de son corps à l’aide d’une corde et d’un nœud solide à en faire pâlir un marin. Positionnée sur le ventre, elle est obligée de se laisser basculer sur le coté pour se mettre assise aux cotés de son ancienne prof, lui indiquant que tout va bien d’un petit geste de la tête afin de la rassurer. Leur ravisseur s’éloigne alors en direction de la porte qu’ils ont franchit quelques instants plus tôt et l’ouvre, laissant entrer un vieil homme visiblement boiteux qui s’approche avec difficulté des deux prisonnières. En l’apercevant, Louise ressent une sorte de frisson d’angoisse malgré le fait que son visage lui est parfaitement inconnu. Il arrive enfin prêt d’elle, tousse pour libérer sa gorge d’un glaire gênant qu’il vient cracher au sol devant elles, puis s’adresse finalement à ses « invitées ».
- Je suis…
- Vieux ? Haha. Euh non, pardon je… C’est sérieux, continuez. » S’excuse la jeune fille.
L’homme la dévisage mais il ne semble pas décontenancé. Il pose simplement sa deuxième main sur sa canne et prend une grande inspiration. La capitaine grimace, espérant ne pas l’avoir froissé… Elle n’est pas en situation de force et ne souhaiterait pas finir avec son œil restant en moins.
- Je suis… TICHONDRIUS DE LA HAUTE-SINGERIE. HAHA ! J’vous ai bien eu, j’parie que vous vous z’êtes fait dessus avec c’t’ambiance que j’vous ai préparé et tout l’tointoin. Vous m’reconnaissez pas ? Tichondrius, non ? Mais roooh, allez quoi !
Les deux femmes réfutent ensemble d’un non de la tête, plutôt surprises par ce changement soudain d’ambiance – et pourtant, Lucy sait que Louise s’y connait en personnages étranges ! Le vieillard est visiblement déçu d’apprendre qu’elles n’ont aucune idée de qui il est et soupire, sa bonne humeur s’évaporant en quelques secondes.
- Bah moi j’vous connais bande de nouilles. Vous deux là, vous avez fouillé trop prêt de mes affaires et vous allez le payer. C’est c’qu’il en coûte d’emmerder Tichondrius ! Mais avant toute chose, j’vais vous dévoiler mon plan infaillible, secret et machiavélique qu’aucun individu en ce monde ne pourra empêcher d’arriver car il n’y a que nous quatre au courant ! Prenez ça, Luz WC et Louise Ducon. C’est ma vengeance, et elle sent pas bon j’peux vous l’dire. Je…
Le vieux s’endort subitement sans pour autant vaciller. De longues secondes s’écoulent ainsi, avant que Louise se décide à hurler pour le sortir de ses songes.
- AH, euh, oui merde. Quoi ?
- C’est quoi votre plan du coup ? J’étais à fond dedans. » Avoue Louise en regardant sa coéquipière, les yeux grands ouverts.
- Laissez-moi-vous expliquer. J’ai procédé à toute sorte de mutations horribles sur des éphémères. Désormais, elles sont avides de sang, robustes, elles grandissent chaque jour à une vitesse exponentielle et bientôt, dans moins d’une semaine, seront suffisamment grandes pour dévorer des hommes. Dans moins d’un mois, elles ne craindront plus personne et je pourrais alors conquérir le monde ! J’ai déjà tout planifié, tout est écrit. Aryon sera bientôt mien !
- Mais, les phalènes ça meurt en trois jours.
Un silence s’installe dans la pièce suite à cette révélation. Le vieil homme semble complètement déboussolé. Louise regarde Luz en espérant ne rien avoir dit de gênant.
- J’ai cassé l’ambiance ? Je… Bon, je me tais.
Le flop que produisit sur le sol la corde supposée la maintenir attachée fut audible par toutes les personnes présentes. Un silence se fit.
« Non, je dis que ce n'est pas de sa faute si elle ne fait que vous couper. Vous savez, je la connais depuis quelques années et… »
« Elle ne fait que me quoi ? »
« Vous couper. Vous couper, Monsieur ! Parce que je la connais depuis quelques années, et elle n’écoutait déjà rien en cours, une vraie tête de linotte et… »
« Une tête de Javotte ? C’est quoi une tête de Javotte ? »
« Non, linotte ! Attendez… »
Luz se releva, épousseta les restes de corde autour d’elle et rejoignit en deux enjambées Monsieur Tichondrius de la Haute-Singerie. Elle rangea le coutelas qui lui avait permis de se libérer de ses cordes dans son sac sans fond et en sortit une petite fiole de liquide dorée.
« Ah merci, c’est bien aimable jeune fille. »
« Pourquoi vous vous êtes détachée ? intervint l’homme de main qui était resté en retrait. »
« Vous ne nous avez pas fouillées. »
« On ne fouille pas les Dames. »
Luz eut un haussement d’épaule indifférent et partit sagement se rasseoir aux côtés de Louise. Elle glissa à son ancienne élève un regard interrogateur, curieuse de la retrouver en de telles circonstances. Honnêtement, hormis le fait qu’elle se baladait gaiement dans le Grand Port, elle n’avait pas d’autres souvenirs qu’une brusque obscurité et un moment d’inconscience. Elle s’était par la suite réveillée sur l’épaule de l’un de ces grands gaillards qui les trimballaient comme de véritables sacs de farine, avant de découvrir avec stupeur que Louise faisait partie du menu. Le vieillard toussa à s’en décrocher la rate et reprit, non sans s’être recomposé une contenance :
« Honnêtement Louise, ça fait quoi, deux ans ? Je n'en reviens toujours pas, quelle surprise de te retrouver maintenant ! Ta mère m’avait dit qu’elle t’avait retirée de tes études médicales pour te faire suivre une formation spéciale de musique et que je ne devais pas espérer te revoir de si tôt... ! »
« S’il-vous-plaît… »
« Ah, pardon, c’est vrai. C'est sérieux. Je fais silence. Bouche cousue. »
« … Posé la main sur Martha, ma chère épouse et cousine au 3ème degré ! »
« Beurk. »
« Vous avez dit ? »
« Non, pardon, continuez. »
« Vous osez prétendre que ma douce et adorable Martha ne vous rappelle rien ?! Vous qui l’avez si mal traitée ? »
« Non, ça ne me dit rien. Ah… ! La donzelle de l’autre jour peut-être ? »
Elle esquissa un rapide sourire contrit à l’attention de Louise, et crut bon de se justifier dans un demi murmure désolé :
A cet instant, le vieux leur retourna une moue purement excédée. Luz se figea dans son mouvement, à deux doigts de finir de découper la troisième corde qui maintenait Louise attachée avec son coutelas, et se tourna lentement vers leur geôlier :
« … Martha, ma douce Martha !! Bande d’ingrates prépubères, comment avez-vous pu oublier ma Martha et ce que vous lui avez fait subir, il y a quatre ans de cela ! »
- Alors non vraiment, on commence pas avec les trucs qui concernent l’âge et tout. Moi j’y tiens. J’ai dis que vous êtes vieux, mais c’est vénérable un vieux dans l’idée, on a envie de l’écouter et de faire attention à lui. Vous c’est carrément assez réducteur ce que vous dites.
- Oh pardon. Je voulais pas vous vexer. Ouais en vrai j’ai quelques petits soucis financiers dernièrement, à ça s’ajoute mon rhumatisme et mes problèmes de dos, pis les problèmes avec Martha, cette grosse vac… Ma bien-aimée femme. Pas mal de stress quoi. Ca me rend un peu aigri, du coup n’en tenez pas compte.
- Ça arrive à tout le monde. Moi une fois j’ai perdu ma bourse avec cent cristaux dedans en pleine ville, et dans la même journée je me fais écraser le pied par une loutre géante parce que son maître faisait pas attention et je choppe un vilain mal de crâne le soir en rentrant.
- Ah nan mais y’a des jours comme ça hein…
- Ouais, comme quoi le cumul de malchance ça touche tout l’monde.
- Nan mais ! Parfois c’est à croire qu’il y a un bon dieu au dessus de nous et qu’il s’amuse à nous en faire voir, vous trouvez pas ?
- C’est drôle que vous disiez ça parce que pas plus tard que ce matin je pensais la même chose.
- Euh, hier matin vous voulez surement dire ? Ca fait une journée qu’on vous a kidnappé pour vous tuer.
- Oui hier matin, pardon.
- Non non c’est rien. On perd vite la notion du temps quand on est séquestré.
- C’est clair, je vois pas le temps passer c’est fou. Pis ma foi, vous avez de la conversation et tout, c’est pas désagréable.
- C’est pas pour me vanter mais oui, j’ai assez bonne réputation comme kidnappeur. La dernière fois tiens, on enlève un jeune homme d’à peu prêt votre âge Luz. Beau garçon, beau garçon… Bah j’peux vous dire, entre deux séances de torture on se faisait un petit majong, on prenait le thé, le gars est repartit il nous a mit cinq étoiles sur le guide Jackie et Micheline. J’pense qu’il reviendra.
- Wow. Mais avoir de la réputation en temps que Kidnappeur c’est pas un peu contreproductif ?
- Oarf vous savez, de nos jours on préfère se faire enfermer par des professionnels comme nous plutôt que par les gens non qualifiés qui courent les rues. J’veux dire, nous on offre du service de qualité. Tenez vos geôles, on les a jamais nettoyées en vingt-cinq ans par exemple.
- Trop bien. C’est impressionnant, c’est ma première fois mais c’est vrai que je ressens pleins de sensations.
- Ah bah on est vendeurs de rêve. Vous savez un kidnapping avec meurtre, y’en a qui vous expédie ça en trois heures à la Capitale et vous êtes sures qu’on retrouve votre cadavre sortit de terre cinq jours plus tard. Moi ça me rend malheureux de voir ça. Je veux dire, on perd le goût du travail bien fait… La jeunesse, c’est la jeunesse qui fait ça. Les jeunes on leur baragouine des histoires d’équités des sexes, de trente-cinq heures, on leur offre de plus en plus de confort et à la fin, ça vous donne des assassins qui n’ont plus envie. Plus envie de bien faire. Et on peut pas le blâmer pour ça. Mais non qu’on peut pas les blâmer.
- Après vous êtes mauvaise langue, moi par exemple je suis pirate et j’adore mon travail.
- Non mais je généralise vous en faites pas. Ca se voit sur votre visage que vous êtes une bosseuse et que vous en voulez.
- Ouf, vous avez pas idée. Avec les corniauds qui bossent avec moi j’suis bien obligée d’en vouloir un minimum.
- Ils sont durs ?
- S’ils sont durs !
- Ha. Bah écoutez j’peux que vous comprendre. Moi j’ai Sergio qu’est avec nous là, j’ai pas à m’en plaindre, mais alors les autres… J’en ai de ces spécimens.
- C’est devenu vraiment dur de gérer une équipe.
- On est pas aidés, on est pas aidés. Bon jeune fille, j’adore discuter avec vous mais j’avais prévu de vous décapiter depuis cinq minutes et… Olala, il est déjà trois heures. On parle, on parle, et on fait pas tourner la boutique. J’m’en voudrais de vous dire que je suis un professionnel et de faire mauvaise figure juste après.
- Pas de soucis, c’est obligé la décapitation par contre ?
- Ah ça, vous y couperez pas.
Le vieillard se met à rire si fort qu’il manque de s’étouffer. Il crache un nouveau glaire par-dessus l’ancien après s’être remit de ses émotions et demande à Sergio de relever la jeune Louise afin de l’emmener un peu plus loin. Luz choisit ce moment pour refaire irruption dans la pièce deux minutes après en être partie, une tasse de chocolat chaud et des croissants dans la main.
- Tu m’en gardes un pour après ?
Sergio relâche la jeune fille et attrape Luz par le bras. Il la force à retourner s’asseoir à sa place et la ligote à nouveau avec la corde coupée qui retombe aussitôt au sol. Il retourne ensuite auprès de Thicondrius et pousse leur future victime dans un autre coin de la pièce où est entreposée une vieille guillotine.
- Alors je vous explique. Vous allez vous allonger sur la partie en bois, ici, puis mettre votre tête au niveau de la fente. D’accord ?
- Euh non. Vous pouvez me montrer comment ça marche ?
Sergio acquiesce et s’installe comme il l’a indiqué. Il actionne de lui-même le mécanisme qui retient la lame et se retrouve décapité l’instant d’après.
- SERGIO !!! » Hurle le vieil homme. VOUS AVEZ TUE SERGIO !!
- Mais non absolument pas, vous avez bien vu que c’est lui qui…
- SERGIO ! CRIMINELLE, ASSASSIN... ! Qu’avez-vous fait ? C’était mon unique fils viable ! Vous l’avez tué !
- Non bah écoutez, si c’est pour me faire engueuler moi je m’en vais.
Louise se retourne alors et vient s’assoir en tailleur à son ancien emplacement à coté de Luz, sans un mot. Un silence s’installe.
Elle finit par soupirer.
- Mais nan mais bon, j’y mets du mien et tout et vous me faites la morale comme si j’étais une gamine. C’est bon quoi, ça soule à force ! Rire c’est rire, mais pisser dans le lit de sa grand-mère et dire qu’elle transpire c’est pu rire…
Elle prend un morceau du croissant que Luz lui tend et lui demande également une petite lampée de chocolat chaud.
- Il est super bon, tu l’as eu où ?
Qu’est-ce qu’il hurlait celui-là. Cinq minutes que son seul fils viable était mort, et le grand-père beuglait toujours des imprécations à travers la pièce. Elle récupéra sa tasse d’entre les mains de Louise, juste le temps d’y tremper son croissant et de savourer le goût délicieux de la pâtisserie dans sa bouche.
« Ah non, ça, ce n’est pas très sympathique Monsieur. Moi, je n’y suis pour rien. C’est mon ancienne élève, Louise, qui a tué Sergio. Ne confondez pas tout. »
Louise lui retourna un regard de travers. Aussi Luz leva-t-elle les mains en signe d’apaisement, et prit la peine d’ajouter :
Elle trempa une nouvelle fois ce qu’il restait de son croissant dans sa tasse de chocolat chaud et confia le reste de celle-ci à sa jeune amie. C’est qu’il fallait bien ce petit remontant chaud pour l’aider à surmonter ses émotions présentes…
Elle passa un bras apaisant autour des épaules de Tichondrius, massant le dos du pauvre vieux qui sanglotait présentement.
« Martha, marmonna-t-il entre deux reniflements. Après Martha, vous me prenez mon Sergio… »
« Martha ? Celle que mon mist a gentiment bousculée, avant-hier matin ? Oh, je vous ai déjà parlé de mon mist pourtant, il fait de son mieux mais il est si maladroit avec le genre humain… La dame a traversé sans prévenir aussi, et Renkhi l’a balayée avec sa queue. J’essaye de lui apprendre un brin d’éducation, mais la tâche est ardue… »
Les yeux exorbités, le vieux s’écarta brusquement d’un pas et leur jeta à toutes deux un regard purement haineux.
« Je… Ne bougez pas ! Vous allez voir ! Je vais ramener un autre de mes gars et je vous ferai payer au centuple cet affront ! GABRIEL, RAMENE-TOI ! »
« Ici, patron, signala un grand gaillard de deux mètres qui sirotait son thé avec les deux filles. »
« Tenez, votre part de croissant. »
« Ah, merci. »
« Merci à vous pour le chocolat chaud, surtout, c’était fort aimable de votre part et je commençais à avoir froid dans ces geôles. La pierre est dure, et ça emmagasine mal la chaleur comme matériaux. »
« Ouais, c’était une idée du patron ça, paraitrait que ça fait gros dur. Hein patron ? »
« Mais qu’est-ce que vous foutez par le crin infernal de la maudite génisse ! »
« C’est mal de parler comme ça de votre femme patron. »
« Attrapez-moi donc ces guenons au lieu de jacasser comme l’étron que vous êtes ! »
« C’est qu’elles sont pas attachées patron. »
« Oui, on ne nous a pas fouillées, expliqua une nouvelle fois Luz avec regret. »
Le vieux blêmit au point d’atteindre un degré de transparence plutôt inquiétant. Hors d’haleine, il enfouit sa main dans sa poche et farfouilla dedans avec l’énergie du désespoir.
Il gesticula tant et si bien qu’il parvint enfin à péniblement extraire de sa poche un tout petit objet.
« Bordel de… Mais où est-ce que j’ai foutu mon objet de pouvoir ?! »
- Bonjour ! C’est la garde M. Tichondrius, on s’est permit d’entrer c’était ouvert. Pfiuh ça sent le renfermé… Vous êtes où ?
Deux hommes surgissent de par les escaliers. Ils entrent l’un derrière l’autre dans la pièce et balayent celle-ci du regard. L’un d’eux aperçoit rapidement le cadavre de Sergio couvert de sang, le tronc séparé de la tête.
- C’est triste.
- Oui.
- Elle était si jeune.
Le plus avancé s’avance et prend délicatement la phalène morte sortie quelques instants plus tôt par le vieillard. Il la dépose dans son sac et met sa main sur l’épaule de ce dernier, la larme à l’œil.
- La vie est courte vous savez.
Les deux individus disparaissent après avoir constaté que tout est en règle.
- Mais du coup qu’est-ce qui t’as poussé à aller vers la criminalité ? » Demande Louise à Gabriel après cette courte interruption.
- Mon pouvoir permet de faire rétrécir les légumes bleus.
- Hum.
- Je ne peux l’utiliser qu’en pleine mer.
- Ah c’est gênant.
- Mais si le légume n’est pas de saison ça ne marche pas.
- D’accord.
- Le principal problème c’est qu’il est inefficace de nuit car les légumes ne sont plus bleus sans lumière, mais noir.
- Ah ?
- En fait vu que je suis très sensible au soleil, je ne peux sortir que par temps pluvieux. Du coup il n’y a qu’à ce moment que je peux l’utiliser.
- Ouais j’comprends bien.
- Ma femme étant allergique aux légumes, j’évite d’en avoir sur moi.
- Oh c’est triste ça.
- Depuis un certain temps j’ai des problèmes de vue, du coup je confonds les couleurs.
- Ah oui ? Intéressant tiens.
- Et si je ne l’utilise pas tout les jours la vitesse de rétrécissement est divisée par quatre, de manière exponentielle.
- Mince, c’est dur.
- Ca va, en fait le plus difficile c’est que j’ai besoin que mes quatre membres soient en contact permanent avec le légume que je veux faire rétrécir.
- Mais tu es manchot !
- C’est pour ça que c’est difficile. Du coup je dois porter en permanence la main que j‘ai perdue.
- C’est assez contraignant comme pouvoir.
- Et du coup j’ai été accusé de meurtre lorsque l’on a retrouvé mon père assassiné, une carotte bleue enfoncée dans l’œil. Il avait beaucoup d’ennemis effrayés par son pouvoir. Il pouvait manipuler la poussière, mais seulement celle qui se trouve derrière les meubles de plus de cent-trente ans, facile de comprendre pourquoi il était craint. On m’a fait porter le chapeau, et quand je suis sorti de prison, je me suis juré de me venger.
- Ah d’accord. Bah c’est une chouette histoire écoute.
- Un grand pouvoir implique de grandes responsabilités, c’est ce qu’il me répétait sans cesse. Je me souviens qu’il m’appelait Peter aussi, mais ça c’est parce qu’il perdait la mémoire.
- L’âge, ça fait des dégâts.
- Oh non il avait que trente ans. Mais il a eu un accident un jour, une histoire de rocher et de falaise sur laquelle il devait grimper.
Louise s’étire longuement. Discuter ici dans ces geôles est bien plus épuisant qu’on ne pourrait le penser. Elle exprime sa fatigue par un long bâillement impoli puis décide de se relever. Elle passe alors une main sur l’arrière de son pantalon pour y retirer la poussière installée et s’avance à coté de Luz, visiblement intéressée par ce que le vieillard semble chercher.
- Vous cherchez quoi ?
- HAHA, vous aimeriez savoir hein ? Moi aussi j’aimerais savoir !
- Vous avez parlé d’objet de pouvoir.
- Oui, objet. Pouvoir. OBJET. » Se met-il a baragouiner, bavant sur son propre menton. JE l’AI.
Il sort de sa poche une sorte de boule de tissu rose qu’il déplie, révélant une culotte féminine apparemment très ancienne.
- Par le pouvoir de la culotte de Martha, je vous PUNIS ! » Semble-t-il incanter.
Un silence s’installe à nouveau. Une limace morte tombe du plafond et s’écrase entre les protagonistes dans un « plouc » disgracieux. Gabriel sirote son thé. Sergio fait le mort.
- Attendez, ça prend entre deux et trois minutes.
- Oh vous savez moi j’ai le temps. » Lui confie Louise, visiblement peu inquiète.
- La prochaine fois je fais un devis pour un objet beaucoup trop fort et au pire on me le restreint derrière, parce que la j’ai voulu faire un truc assez équilibré et voilà le résultat… Ah, ça y est !
Une grande lumière bleutée surgit de la culotte et finit par devenir si éblouissante que Louise est contrainte de fermer les yeux. Un flash sonore se produit, puis plus rien. Louise se risque à ouvrir les yeux et aperçoit alors un individu face à elle sur une sorte de siège. Une musique plutôt étrange et sombre est audible et l’environnement a complètement changé. Luz à ses cotés semble aussi intriguée qu’elle, surtout qu’une foule également assise semble les observer elles et la personne à leurs cotés…
- Mais ?
- Question pour douze-milles cristaux. Quel animal célèbre pour ses nombreux produits dérivés est une limace gluante absolument inoffensive ? Réponse A le Gloot, Réponse B… Le Shalupin ! Réponse C Queen Milan, réponse D le Glooby. » Demande Jean-Pierre Foulcant .
Elle tourna un regard interrogateur vers son ancienne élève, l’encourageant à s’exprimer d’un sourire bienveillant et réconfortant. Avec toutes ces lumières dans les yeux et le brouhaha continu, c’est qu’il devenait difficile de s’encourager mutuellement ! Après tout, n’avaient-elles pas été enlevées ? Pourquoi personne ne leur proposait donc des remontants ainsi qu’un brin d’attention ?
« Pourquoi TAN TAN ? S’agit-il d’un indice pour la réponse ? »
« Nous manquons de budget vous comprenez, l’autre jour j’ai dû chanter toute la musique d’ouverture de l’Amour est dans le bastion des espions… Et vous n’avez pas vu le nouveau casting, un véritable enfer. »
« Vraiment ? La dernière saison ne vous a pas plu ? »
« C’est que j’attendais beaucoup du couple principal… Le vieil assassin repenti pour sa belle, qui met de côté ses élans bourrus et ses airs sombres d’homme qui a tout vu pour les beaux yeux de sa jolie supérieure hiérarchique. J’adore ses cheveux d’ailleurs, incoiffables, mais ça lui donne du charme. »
« J’ai moins aimé quand ils ont rompu. »
« OUI, vous aussi ?! »
« Sinon, je voudrais appeler un ami. »
« TAN TAN »
Luz se pencha sur son petit sac sans fond, ouvrit le rabat et chercha à tâtons la surface lisse et ronde de son cristal de communication. Il n’y avait qu’une personne en ce monde capable de l’aider dans cette difficile tâche, car il fallait bien être en mesure de concilier un important réseau d’informations pour définir précisément s’il fallait répondre A, B ou C…
« …, répondit le poteau de la 6ème rue de la Capitale. »
« En fait, j’ai besoin de savoir quel animal célèbre pour ses nombreux produits dérivés est une limace gluante absolument inoffensive. »
« … »
« Oui, j’aurais répondu pareil. Je te remercie, cela me rassure dans ma démarche intellectuelle et culturelle. Je vais donc vous répondre M. Foulcant ! »
Le souffle du public se suspendit dans les airs tandis qu’une tension palpable se devinait sur le plateau. Alors, Luz leva lentement ses mains et referma ses pouces sur ses annuaires et auriculaires, de sorte à pointer deux doigts vers l’individu louche qui se tenait toujours sur sa chaise.
M. Foulcant glissa brutalement de sa chaise dans un cri de souffrance inarticulé, couvrant immédiatement sa poitrine de sa main. Une tâche de sang fleurissait progressivement sous sa chemise, un long grognement d’agonie dans sa barbe. Au regard interloqué que lui retourna sa jeune élève, Luz haussa les épaules, l’air de dire que le réflexe lui était venu ainsi, parfaitement naturellement.
« Jack ! Jack ! Il faut que tu saches ! JACK ! ELINA EST MORTE ! s’écria la petite bouteille de bière qui venait de débarquer dans tous ses états sur le plateau. »
- Vite Luz, faut qu’on file !
- Ca fait dix minutes qu’on est enfermées, Louise.
- Ah bon ?
La pirate semble s’être mentalement absentée et n’a pas remarqué que le décor a une nouvelle fois changé, laissant de coté l’ambiance sombre et angoissante des réponses précédentes pour celle d’une petite cellule humide et lugubre. La pièce n’est meublée que par un lit superposé et le nécessaire de toilettes, le tout beaucoup trop sale pour que quiconque daigne l’utiliser. En balayant la pièce du regard, elle repère rapidement un autre individu, tranquillement allongé sur le matelas le plus en hauteur.
- Mickael Scoco l’Asticot, mais vous pouvez m’appeler l’Autruche-qui-rit. » Se présente-t-il sans même leur adresser un regard.
- On va s’contenter de personnage étrange, si tu veux bien.
- J’peux vous faire sortir d’ici, je planifie une évasion depuis des années. Je suis là pour libérer ma sœur, accusée injustement pour un crime qu’elle n’a pas commis et condamnée à mort. C’est pour cette raison que je me suis fais emprisonner moi-même alors que rien ne m’y obligeait.
- Ecoute, t’as l’air d’un gentil garçon et tout mais…
- Je me suis fais tatouer intégralement les plans de la prison sur le corps. Cela m’a prit des années, mais j’ai habilement pu condenser toutes les informations dont j’ai besoin pour nous faire sortir sur ma peau. Dans deux jours, deux jours seulement, nous serons libres.
- Mickael Scoco l’Asticot, aussi appelé « L’Autruche-qui-rit » ? » Demande un garde devant leur cellule.
- Oui ?
- En fait on s’est trompé, ici c’est une prison pour femme uniquement. Ouep, la boulette. La boulette... C’est ballo. M’enfin c’est pas la mort, c’est pas comme si t’avais des projets ici hein. On va t’emmener dans une prison plus adaptée à quelques centaines de kilomètres de là. Dis adieu à ta famille ! Aux deux jeunes filles là, j’parle, j’disais pas ça pour ta vraie famille. C’est pas comme si tu avais une sœur ou qui que ce soit qui t’attendais ici dans le couloir de la mort de toute façon…
- Noooooooooooooo... » Dit-il tout en se faisant embarquer, disparaissant rapidement de la vue des deux médecins. La grille se referme derrière eux et les femmes se retrouvent alors coincées.
- Mince. J’ai presque de la peine pour Scoco l’Asticot. Enfin, l’Autruche-qui-rit. Comment on va sortir d’ici ? Et pourquoi sortir d’ici, d’ailleurs ? Le monde à l’air fou, dehors…
- Prisonnières treize et un-neuf-sept-huit-cinq-quatre-un-deux-trois-six-sept-quatre-cent-vingt-trois-un-cinq-quatre-huit-quinze-un-vingt-trois-et-demie-quatre-cinq-deux, fermez-la. » La rappelle à l’ordre un garde plus loin.
- Pardon ouais, désolée. J’ressens un besoin irrépressible de parler en vrai, difficile de me taire.
- Prisonnière un-neuf-sept-huit-cinq-quatre-un-deux-trois-six-sept-quatre-cent-vingt-trois-un-cinq-quatre-huit-un-cin-un-vingt-trois-et-demie-quatre-cinq-deux, si tu te tais pas par toi-même c’est moi qui m’en charge.
- Vous arrivez vraiment à retenir tout ça ou c’est à chaque fois un numéro au pif ?
- Je suis expert en chiffre. Tout à commencé quand j’avais huit ans. J’étais (…)
- Oh merde non.
- (…) Mon père me battait, ma mère ne l’a jamais supporté. Elle a voulu me protéger et m’a emmené avec elle vivre chez sa sœur, mais son mari l’a retrouvé et l’a battue à mort. Il est professeur de mathématiques, j’ai alors juré de le battre sur son propre terrain un jour, lorsque je serais devenu plus fort. C’est mon credo. » Explique-t-il, larmes aux yeux. Merci de m’avoir écouté… Je… Merci.
- J’suis médecin, c’est mon métier d’aider les gens. Vous pourriez me rendre un service du coup en r’tour ?
- Tout ce que vous voudrez, un-neuf-sept-huit-cinq-quatre-un-deux-trois-six-sept-quatre-cent-vingt-trois-un-cinq-quatre-huit-quinze-un-vingt-trois-et-demie-quatre-cinq-deux.
- Voilà, il s’trouve que mon amie et moi on a perdu le double des clefs de la cellule. On est bien embêtée, si vous saviez. C’est que ça coûte cher de faire venir un serrurier en plus, et pas pratique ici.
- Ah quand on est maladroites, c’est pour longtemps hein ? Tendez j’vous donne les miennes.
- C’est franchement super gentil.
Le garde se rapproche de leur cellule et fait mine d’introduire ses clefs dans la serrure. Cependant, il s’arrête avant de déverrouiller celle-ci et un sourire s’affiche sur son visage.
- HAHA, vous croyiez tout de même pas qu’vous alliez m’avoir bande de moules ! J’suis pas né de la dernière pluie ! » Clame-t-il, hilare. Le double des clefs de la cellule est sous votre oreiller, j’le vois d’ici ! » Dit-il en désignant l’objet en question, sur le matelas de Mickael Scoco l’asticot - aussi appelé « L’Autruche-qui-rit ».
- Ah oui merde. Bah, oui, c’était une boutade bien sur. Haha, elle est hilarante cette Louise. » Rigole-t-elle faussement.
Le garde semble visiblement apprécier la blague puisqu’il ne peut s’empêcher de continuer à rire. Il finit par s’étouffer et recule tout en se maintenant la gorge, à bout de souffle, jusqu’à percuter la rambarde et dégringoler les escaliers menant au rez-de-chaussée. Il meurt l’instant suivant.
- J’ai rien fait ! » Se défend Louise en levant les mains pour se dédouaner de toute responsabilité. Bon, on se tire d’ici.
- Treize, un-neuf-sept-huit-cinq-quatre-un-deux-trois-six-sept-quatre-cent-vingt-trois-un-cinq-quatre-huit-quinze-un-vingt-trois-et-demie-quatre-cinq-deux, le directeur souhaite vous parler. » Annonce un énième garde visiblement peu affligé par la mort de son compagnon. J’vous y accompagne.
- Ah ? Euh, oui, on vous suit.
L’homme ouvre leur cellule et les attache avec des cordes, avant de leur commander de le suivre. Deux « flops » se font immédiatement entendre dés le premier pas effectué par les prisonnières mais elles ne jugent pas nécessaire de lui notifier que leurs liens se sont déjà défaits.
- Mot de passe ? » Demande une voix une fois la première porte atteinte.
- Captain America est bien meilleur.
- Faux. Recommencez.
- Le fromage a disparu.
- Faux. Recommencez.
- La romance n’est jamais utile dans une œuvre.
- Faux, trois erreurs consécutives. Veuillez patienter quinze minutes avant le prochain essai.
- Merde, j’oublie à chaque fois le mot de passe… Quelle idée de mettre des trucs aussi longs et d’en demander des différents à chaque étape.
- Vous devriez mettre un truc simple, c’est plus… Simple ?
- Non non mais faut pas croire, c’est un truc hyper basique en plus mais que voulez-vous, j’oublie toujours.
- C’est marrant parce que votre collègue étendu au sol là, un peu plus loin, il a une mémoire extraordinaire. Il arrive à se rappeler à chaque fois de mon matricule comme ça, tac. » Dit-elle en claquant des doigts.
- Boris ? C’est pas le plus malin mais ouais, il a une bonne mémoire. En même temps, vu l’histoire qu’il traîne…
- Ouais ouais, il nous a racon…
- Il était battu par son père, sa mère n’a pas supporté et l’a emmené chez sa sœur. Mais son mari l’a retrouvé, il a tué la daronne sous ses yeux. C’est un prof de maths, du coup il a juré de se venger en devenant un expert en chiffres et numéros. Sale histoire.
- C’est triste. Ça fait combien de temps qu’on attends, sinon ?
- Opf, à peine cinq minutes je dirais.
- C’est long. On peut pas accélérer la procédure ?
- Non ma ptite demoiselle, on doit attendre. Si j’insiste, le truc va se bloquer pour de bon et on sera obligé de faire venir un serrurier.
- Ouais, pis pas pratique ici…
- Mais c’est un bon gars ce serrurier. Un bon prisonnier.
- Quoi, comment ça un prisonnier ?
- Ouais ouais, il est en cellule là bas depuis quelques années. Un mec honnête, il bosse bien.
- Rien n’tient debout dans tout ce foutoir…
- Oh bah, z’êtes bien vache mademoiselle. Y’a quand même le dirlo qu’est pas dégueu. Vous allez l’adorer, vous allez voir !
- J’ai surtout envie de sortir d’ici.
- Rien ne presse, rien ne presse. Dix minutes… Ca vous dit une charade, pendant ce temps ?
- Allez-y.
- Se dit d’une personne qui peut voir naturellement à travers la nuit la plus sombre…
- Nyctalope ?
- Félicitations ! Vous avez trouvé du premier coup, la vache !
- C’était pas une charade, c’était une définition…
- Mot de passe ? » Redemande la voix.
- Les gosses sont aussi bien au frigo. » Répond-t-il, sur de lui.
- Faux, quatre erreurs consécutives. Veuillez patienter trente minutes avant le prochain essai.
- Mais vous êtes incroyable vous l’savez ? » S’énerve Louise, visiblement très irritée par la situation.
- Ecoutez, pas la peine de s’énerver. On va attendre un peu, ça va me revenir.
- Rien à foutre, faites en sorte qu’on passe cette porte fissa.
- Ola ola, doucement ma p’tite demoiselle, va falloir se calmer. J’dois vous rappeler que c’est moi qui ait les clefs en main pour vous faire sortir ?
- Actuellement, vous m’avez confié votre trousseau de clefs un peu plus tôt parce que vous aviez une crampe aux doigts.
- C’est faux, et vous êtes attachées en plus.
- Non.
- Et vous ne nous avez pas fouillées. » Explique une nouvelle fois Luz avec regret.
- On ne fouille pas les dames.
- Mais on est dans une prison pour femmes.
- Je… Euh.
- C’est bon, laissez tomber. On va attendre trente minutes. Tachez de vous souvenir du mot de passe.
- Quel mot de passe ?
- Celui de la porte, là, juste devant nous !
- AH, ça ! Mais y’a pas de mot de passe pour la porte, c’est juste un jeu entre nous avec Gégé, mon bon pote. Non non, on peut y aller si y’a que ça qui vous chagrine.
L’homme s’avance et pousse la porte pour l’ouvrir.
- C’est par là ! » Leur dit-il en effectuant un grand geste inutile.
Les deux femmes suivent sans rien ajouter. Une fois arrivées devant une grande porte portant l’inscription « Directeur », l’individu s’arrête.
- Mot de passe ? » Demande une voix sortie de nulle part.
- Mais non mais c’est pas vrai !
- Ah bah c’est la procédure hein. Bon… Alors, ou j’ai mis le mot de passe… Mince, j’étais sur de l’avoir laissé sur moi quelque part…
- Vous pouvez pas simplement l’apprendre par cœur ?
- Non non, c’est ultra simple comme mot de passe du coup je préfère l’écrire.
- Bah justement, si c’est simple autant le retenir nan ?
- C’est pas si simple.
- Bon, trouvez le.
- Je crois que c’est le serrurier qui l’a.
- Bah allez trouver le serrurier merde !
- Le serrurier n’a pas le double des clefs de la cellule.
- J’abandonne. » Dit simplement Louise, désespérée.
- Bon tant pis pour Gégé, j’vais me contenter d’ouvrir la porte.
Il s’avance à nouveau et pousse la porte. Celle-ci dévoile un bureau assez simple où deux chaises sont déjà installées.
- Monsieur le directeur.
Face à elles, quelqu’un semble les attendre sur un siège. Celui-ci pivote et…
- JACK, JACK C’EST HORRIBLE JACK ! ELINA EST MORTE !
Une alarme retentit dans le lointain. Fortement agacée par tous ces contretemps, Luz tapa un peu plus vite du pied sur le sol, les bras croisés sous sa poitrine, et jeta un regard revêche à Malika, la bouteille de bière en verre.
« Ah, me demandez pas ma bonne dame, moi, je suis juste chargée de vous annoncer la nouvelle. »
Luz haussa un sourcil inquisiteur.
« JACK, JACK, ELINA EST M… »
« OUI, oui, ça, on avait entendu. »
« Mais alors, qu’est-ce que vous me fouraillez l’oreille avec vos questions ? »
« Je parlais de l’alarme, vous ne l’entendez pas ? »
La bouteille tressauta de rire. Et se tourna vers Louise, un air incrédule sur son goulot.
Dans le lointain, un hurlement retentit.
Soudain, un individu bedonnant franchit la porte à toute allure et la referma d’un geste sec derrière lui. Seul parvint aux jeunes femmes le juron étouffé d’une voix, pestant sur la jeune génération qui ne savait décidément plus donner ni retenir le moindre mot de passe. Le nouveau venu, plaqué contre la porte close, s’épongea longuement le front avec la moue d’un type apeuré venant de croiser un t-rex déchainé.
« Un… T-rex… ? Vous voulez dire, un osarex peut-être ? »
Décidément, Luz ne savait plus très bien où elle se trouvait. L’homme s’avança dans la pièce, théâtralement agonisant, une main portée sur son cœur. Il tira une carte sur l’un des murs par le biais d’une visse cachée et sortit une règle en fer d’1m10,5 de sa poche pour accompagner sa démonstration. Le papier, vieilli par le temps, était recouvert d’une multitude de schémas scientifiques décrivant toutes les étapes d’un embryon. Dans un coin, un immense dessin de moustique fossilisé dans de l’ambre avait été magistralement tracé.
« Du respect je vous prie. Je vous présente le projet de toute une vie ! Il y a quelques années, mes équipes ont découvert ce que nous pensions à tout jamais perdu… Un kirip… Moustique fossilisé dans de l’ambre ! En l’étudiant de plus près, nous sommes parvenus à reconstituer plusieurs génomes et ADN de dinosaures disparus depuis des milliers d’années… »
Dans le lointain, un second hurlement retentit.
« Je vous préviens, je suis ivre, intervint la bouteille. »
« Mes ouvertures, ce ne sont que des réussites. Ce sont les médias qui déforment la réalité des faits. Ils ont une manière de prendre des photos ou de raconter des anecdotes… Et paf, votre rêve de gosse se retrouve à la une des journaux pour des soi-disant méfaits. Patrick et moi, on est pourtant restés amis depuis, c’est bien qu’il n’y avait pas de mal ! »
Il fulminait, à présent, et ses allers retours traçaient un méchant sillon dans la moquette.
Sa diatribe fut brusquement interrompue par un bruit lourd à l’entrée.
« Mot de passe validé. »
La porte coulissa lentement sur ses gonds, dévoilant progressivement l’horreur qui s’y cachait. Ses yeux étaient profondément enfoncés dans leurs orbites, striés de veines rouges, un regard intelligent, cruel, sournois. Ses énormes mâchoires laissaient dévoiler plusieurs rangées de crocs aiguisés comme des lames chauffées à blanc, et un long filet de salive affamé s’effilochait jusqu’à la moquette. Les muscles de ses pattes arrières tressaillirent lorsqu’il mit en branle toute sa puissance, ses griffes raclant le sol sans se soucier du mobilier, désireux qu’il était d’attraper ses proies tandis qu’un grondement rauque faisait trembler la pièce.
Alors, ses épaules restèrent coincées dans le chambranle de la porte. Ses toutes petites pattes avant remuèrent dans l’espoir vain d’agripper quelque chose de tangible pour s’extirper de ce piège mortel. Une vieille musique à la flute débuta.
« Jeu, set et match. » Répondit l'aide-soignant Valentin.
Quelque part, dans un village du nom de Poustaflet, un vieillard perdait au solitaire.
Louise regarda le T-Rex tenter vainement d'attraper l'un d'entre eux à l'aide de ses pattes. Lorsqu'il s'épuisa, il tomba sur l'arrière-train et se mit à pleurer toutes les larmes de son gros corps reptilien - ou oisesque ?
« Mot de passe ? » demanda le haut-parleur.
« J'y viens. J'ai obtenu ce job dans la prison. Laveur de vitres de voitures, pour moi c'était une opportunité en or. J'avais enfin trouvé ma voie, loin de l'existence que j'avais connu auparavant. J'allais pouvoir me racheter de toutes ces vies que j'avais dévoré. Mais la vérité, c'est que je n'ai jamais pu trouver ma place. J'ai dévoré Gégé à l'instant... »
« Mot de passe validé. »
« Mais si vous avez dévoré Gégé, qui utilise le haut-parleur ? »
« .... » Grésilla le haut-parleur.
« Je n'y arrive pas à y croire. Je suis encore ivre. » Constata la bouteille. « Luz, Louise, vous devez partir maintenant. Je vous ouvre un portail vers la prochaine dimension. Emmenez le garde avec vous, il vous sera utile. »
« Non. » Répondit la rouquine.
Sans attendre qu'on les suive, les deux femmes franchirent le portail. La gravité les amena alors violemment quelques mètres plus bas sur un sol craquelé et aride, visiblement désertique. Un ou deux cactus se battaient ça et là en duel avec le soleil pour seul témoin.
Louise décolla une gifle - par réflexe - à l'homme qui s'écroula au sol.
« Ch'n'est pas grave. Je shuis Pedro, Luz, vous me connaichez déjà. » Dit-il en regardant son interlocutrice. « Vous chavez, vous ch'êtes mon père. »
« On a pas le temps d'écouter votre vie. Voulez-vous bien nous trouver une monture pour traverser ce désert, ainsi que des vête... »
Elle se ravisa après avoir remarqué que leurs tenues s'étaient modifiées en traversant le portail : elle et sa partenaire de mésaventure étaient affublées de tenues de cow-boy, visiblement adaptées à leurs tailles et à leurs arguments - même si ce point concernait plus Luz que Louise.
Pedro se cambra et révéla une selle sur son dos. La médecin déclina l'offre.
Évitant de le questionner sur la raison de sa présence, Louise se contenta de se mettre en marche en direction d'une bâtisse qu'elle avait aperçu au loin. La route fut longue et épuisante, la chaleur ne leur étant pas épargnée même dans leur tenue légère. Le groupe insolite arriva finalement dans une ville du nom de Manchot-la-petite-ferme-sous-champigny-en-Trouen-la-belle-fleur-sauvage-des-marais-sur-Cotillons-les-rameaux-des-bois-sous-jacent-à-la-ville-de-Fontenay. Un homme les accueillit à l'entrée.
« Nous cherchons à boire. Et je n'suis pas naine, j'ai une taille respectacle. Respectable, pardon, j'ai fourché. »
« Passez votre chemin, il n'y a rien pour vous à Manchot-la-petite-ferme-sous-champigny-en-Trouen-la-belle-fleur-sauvage-des-marais-sur-Cotillons-les-rameaux-des-bois-sous-jacent-à-la-ville-de-Fontenay. Tout ce qui vous attends, à Manchot-la-petite-ferme-sous-champigny-en-Trouen-la-belle-fleur-sauvage-des-marais-sur-Cotillons-les-rameaux-des-bois-sous-jacent-à-la-ville-de-Fontenay, c'est la pendaison. Telle est la loi de Manchot-la-petite-ferme-sous-champigny-en-Trouen-la-belle-fleur-sauvage-des-marais-sur-Cotillons-les-rameaux-des-bois-sous-jacent-à-la-ville-de-Fontenay. »
« Et où peut-on aller, dans ce cas ? »
« Prenez à droite, vous arriverez à Terville et Tourtantière-les-deux-églises-les-beaujeu-Saint-Vallier-lafrite-nommée-pour-Bourville-sous-l'océan. C'est juste après Ventre-Georges-en-Bouzières les Saint-Genièvres-d'avril-susnommées-et-éclairées-Baleineau-cuit les grandes-traditions. Si vous arrivez à Rhonan-sur-les-champs de Mars-la-maîtresse-boustifaille-Saint-Cuitard-les-estanguettes, c'est que vous êtes allés trop loin. »
« On peut pas juste entrer ? » demanda le garde.
« OK. »
L'individu se mit en retrait pour laisser passer le convoi. Louise le remercia d'un geste de la tête.
« Pourquoi ça ? »
« Il a mangé un kebab supplément oignon à midi, une horreur. »
Le groupe se dirigea vers la première taverne qu'ils aperçurent et s'y arrêtèrent. Le garde attela Pedro afin qu'il puisse utiliser l'abreuvoir puis les trois compagnons entrèrent. Tout les regards se tournèrent dans leur direction et un silence se fit. Seul un bruit de pet se fit entendre, suivit d'un toussotement.
« On cherche un dénommé Donis Broidunoir. » demanda le garde.
« On ne cherche pas du tout un dénommé Donis Broidunoir. » le reprit-elle, lui donnant un coup de coude dans le ventre.
« C'EST MOI. » répondit un homme attablé seul, trois cadavres autours de lui. Il se leva et s'approcha d'eux. « Mais dans le milieu, on me surnomme l'homme qui a mangé un kebab supplément oignon à midi. Que me voulez-vous ? »
Une main tapota diligemment sa joue. Puis recommença, puisqu’elle s’obstinait à garder les yeux clos. Et probablement à baver, totalement inerte sur le sol. Elle dut faire un effort colossal pour rappeler sa conscience à elle, des voix étouffées lui parvenant : elle comprit qu’on la secouait un peu plus fermement que précédemment et finit par ouvrir une paupière torve. Grand mal lui en pris ! Elle gémit lorsque des éclats de lumière douloureux se fichèrent dans son crâne et porta une main abîmée à son visage. Elle put donc découvrir autour de ses poignets la trace d’un hématome violacé ressemblant fortement à des liens. Cela lui fit l’effet d’une douche froide, ses sens s’égayant aussitôt en tous sens pour mieux comprendre la pénible situation dans laquelle elle se trouvait.
Tous les bruits autour d’elle avaient-ils toujours été aussi explosifs et désagréables ?! Elle grimaça, parvint à faire le point sur sa vision pour découvrir un homme de quarante ans environ penché avec inquiétude sur elle. Un garde, à en croire son armure équivoque et ses trois autres collègues qui s’agitaient dans la pièce. La pièce ? Elle se dévissa le cou pour mieux observer l’endroit et découvrit ce qui ressemblait fort à la cale d’un bateau.
Elle se figea, stupéfaite. Et sa main fut prise d’un spasme incontrôlable, remontant presque jusqu’à sa joue. Elle devait être blême d’angoisse, car le Garde se fendit aussitôt d’un sourire rassurant et tâcha de lui expliquer la situation :
« Q-Quoi ?! GLOOBY. Droguée par qui ? … Quelle amie ? »
Ça y est, c’était sûr, elle perdait la boule. A bien y réfléchir, des flashs épars et saugrenus à demi rêvés lui revinrent, comme un vieux cauchemar d’épileptique sous drogue. Voilà qui expliquait nombre de choses. Elle ne voulait pas même mettre de mots sur les songes improbables dont elle avait hérité dans son sommeil comateux.
« Duciel ?! »
Luz sursauta, tout à la fois à cause de ce nom qu’elle ne connaissait que trop bien qu’à cause de sa main qui remonta une énième fois jusqu’à son visage dans un semblant de tic nerveux abominable. Quand les effets de ce maudit pouvoir arrêteraient-ils de l’assaillir ?!
Elle n’eut pas à la chercher bien loin du regard, la jeune fille était debout à quelques mètres à peine, visiblement pas trop amochée et en pleine discussion avec d’autres Gardes. Réveillée plus tôt que Luz, elle devait d’ores et déjà avoir inventé une version toute faite sur sa présence en ces lieux afin de cacher son identité pirate… On expliqua également à la praticienne qu’un témoin avait perçu ses cris et sa brève bataille lorsque les complices de Tichondrius lui étaient tombés dessus. Grâce à lui, la Garde avait été à même de retrouver leur trace… Heureusement que les conflits familiaux de Louise ne les intéressaient guère d’ailleurs, car nul ne leur suggéra de les raccompagner de force jusqu’à leurs parents respectifs.
Remise sur ses pieds et revenue à la douce lumière du jour, quoique toujours agitée de spasmes soudains et d’un énième « GLOOBY » qu’elle beugla dans la rue, Luz fut étreinte par une intense fatigue. Un kidnapping, même provisoire, justifierait bien la pose de trois jours de congés heh… ? C’est donc en brandissant violemment son bras dans un soubresaut incontrôlable sous le nez des Gardes qu’elle leur dit au revoir, non sans leur avoir laissé sa complète adresse si d’aventure son témoignage s’avérait nécessaire pour le procès de Tichondrius. Et la promesse qu’elle se dirigeait tout droit vers le premier cabinet médical venu.