« Je te le redis Vingt-deux, c’est une opportunité en or. Le client est un noble. »
Ernst reprend une gorgée de lait de chèvre.
« Ton rôle est simple. Tu prélèves un peu de terre à chaque endroit indiqué sur la carte et tu penses à bien étiqueter les différents prélèvements. Dans 12 mois, je te retrouve ici même, tu me délivres les échantillons et tu reçois l’autre moitié du paiement. »
Vingt-deux sourit. Ernst peine à déterminer si le sourire se veut intimidant ou si le gabier est juste sincèrement de bon poil. Le matelot demande des détails.
« Tu n’as rien besoin de savoir de plus. Moi-même, je ne connais pas les raisons du client, et ça n’a aucune importance. Si tu t’acquittes de ta tâche, tu seras payé. Ah, et je ferai aussi ma part du marché. Je parlerai à l’intendant pour qu’il oublie cette histoire de vandalisme… »
Nouveau sourire de Ving-deux. Ernst finit son lait en essayant d’imaginer l’enfance de l’homme qui lui fait face. Parfois, les mots nous manquent pour décrire les gens que l’on rencontre. Ernst ne saurait par où commencer avec Vingt-deux. Mais ça ne l’intéresse pas tant que ça, il ne tient pas une charité pour les marginaux de la société, il en exploite les capacités s’il le peut.
Ernst se lève et paie son lait. Dans un an il retrouvera Vingt-deux, son sourire ambigu et les quelques éprouvettes qui lui permettront d’effacer la dette de son frère.
Un an plus tard, le grand port.
Le sourire ambigu de Vingt-deux éclaire bien son visage, mais les éprouvettes ne sont pas au rendez-vous. Ernst reprend lentement ses esprits après le récit du matelot. La veille, Vingt-deux était dans cette même taverne et, complètement éméché, criait à qui voulait l’entendre qu’il rachèterait bientôt la moitié du port grâce à la vente de ses « poudres magiques ». Résultat des courses : une bosse monumentale à l’arrière du crâne, et plus d’éprouvettes.
A mesure qu’il réalise la situation, Ernst tente de résister à l’envie d’égorger l’homme qui sourit en face de lui, pour deux raisons simples. La première, c’est que même un Vingt-deux récupérant d’une gueule de bois viendrait facilement à bout de lui. La seconde, c’est que Vingt-deux n’est pas seul. Non content d’avoir ruiné un an d’efforts si près du but, Vingt-deux est visiblement allé pleurnicher auprès de son capitaine en mentionnant spécifiquement le nom d’Ernst Bricks. Le capitaine en question, ou plutôt la capitaine, le dévisage avec circonspection, et Ernst va probablement devoir gérer sa colère en plus de retrouver les échantillons volés.
- Euh Ernest ? Eirnes peut être bien !
- Fais un effort Vingt-deux je t’en supplie.
- Non mais je suis sur que c’est un truc du genre.
Louise fixe son matelot avec un air grave sur le visage, suffisamment intimidant pour faire ravaler sa salive au jeune homme et lui faire fonctionner la mémoire.
- Non non mais par contre son nom d’famille c’est Bricks, ça c’est sur. Je crois.
- Et ce Bricks – dit-elle en mimant des guillemets – qu’est-ce qu’il te voulait, finalement ?
- Oh ça…
- Vingt-deux.
- Chais pas, il voulait de la terre dans des éprouvettes. Apparemment c’était pas pour lui. Il m’avait donné une carte et… Et…
- Bon, c’est pas très clair tout ça mais visiblement tu t’es encore fourré dans une histoire pas possible. L’avance était de combien ?
Quand elle entend le nombre donné par Vingt-deux, elle manque de vaciller de peu. Heureusement, Allen est derrière elle et intervient à temps pour la maintenir debout. Elle reprend peu à peu ses esprits tandis que le concerné tente de s’échapper pendant cette courte opportunité, mais il est bien vite arrêté par les hurlements de la jeune femme, hystérique.
Une heure, un coup de poing dans l’estomac et quelques larmes plus tard, les matelots sont tous réunis sur le pont. Louise leur fait part des faits et tous jettent un regard noir à leur équipier. Avec le temps, ils ont prit l’habitude de réparer les erreurs des camarades mais il est toujours difficile de s’asseoir sur de telles sommes d’argent. Ce qui est sur, c’est que Vingt-deux risque d’être de corvée de vaisselle pendant un long moment…
- On fait quoi, Capitaine ? » Demande Allen, moins impacté que les autres par la nouvelle.
- Il t’avait donné rendez-vous où ?
- Là ou on s’est rencontré la première fois. C’est dans moins d’une heure.
- Bon, on va réparer tes erreurs, je viens avec toi. Allen ?
- Pas de soucis, j’m’occupe du Glouton.
- J’te suis Vingt-deux. Et nettoie moi cette bosse, c’est dégueulasse…
Une demi-heure plus tard, les voici arrivés à la taverne où l’échange aurait normalement du avoir lieu. Le jeune homme jette un regard dans la pièce et n’y aperçoit pas sa cible, il se dirige alors machinalement vers le comptoir pour y commander une bière avant de se faire rabrouer par la médecin. « Pas d’alcool tant qu’on a pas réglé cette affaire. » lui précise-t-elle, balayant elle aussi la pièce du regard. Après une dizaine de minutes d’attentes, Vingt-deux s’esclaffe finalement en apercevant un vieil homme rentrer et le désigne du doigt. Les deux pirates s’approchent et le garçon entame la conversation : oubliant rapidement la présence de sa supérieure, son histoire se veut bien plus détaillée et fluide que celle qu’il a fournit à Louise - ce qu’elle ne manquera pas de lui rappeler une fois tout cet événement derrière eux.
Lorsque tout est avoué, le vieillard semble aussi ravi que ne l’était la jeune femme quelques heures plus tôt. Voilà qui leur fait au moins un point commun ! Elle décide de s’approcher et pousse légèrement Vingt-deux sur le coté – non sans difficulté – avant de prendre la parole à son tour.
- Je sais pas ce que j’te reproche le plus, Monsieur Bricks. D’avoir donné à un de mes hommes une mission sans que je n’en sois informée ? Ou bien d’avoir choisit Vingt-deux parmi tous ceux disponibles. » Commence-t-elle tout en dévisageant le jeune blond. A moins que tu ne l’ais justement choisis pour une raison qui me paraît de plus en plus évidente, maintenant qu’on en parle.
- Non mais j’comptais vous en parler une fois que j’aurais touché la totalité du magot.
- Quoi qu’il en soit – reprend-t-elle sans l’écouter – j'pense que cet idiot ment pas en disant qu’il s’est fait volé ses échantillons. Peut être qu’on a encore une chance de les récupérer et d'satisfaire tout le monde si on s’y prend assez vite. T’as une idée de qui pourrait être intéressé par… de la terre ?
- De la « poudre magique ». » Précise Vingt-deux.
« Ma surprise égale largement la vôtre. Je suis presque certain que Vingt-Deux m’avait dit que vous étiez au courant… Ou alors il comptait vous mettre au courant, je ne sais plus comment il l’avait formulé. En tout cas, ce n’est pas la première fois que nous collaborons. »
Pour couper court au début de contestation de Vingt-Deux, Ernst forma le mot « vandalisme » du bout des lèvres. Sa connaissance des exploits du matelot dans la capitale lui donne une longueur d’avance. Vingt-Deux ravale sa phrase et Ernst en reste là. Ce serait plus simple de raconter une version allant complètement dans son sens si Vingt-Deux partait faire un tour ailleurs, mais ça n’a pas l’air d’être au programme.
« Qui pourrait être intéressé par de la terre ? Bonne question. À peu près personne. Mais si des imbéciles commencent à parler de « poudre magique », alors tout ce que ce port compte de gredins est probablement sur le coup… »
Ernst s’assoit, fatigué. Les échantillons de terre en eux-mêmes n’ont pas de valeur particulière, d’après ce qu’il a compris. Mais recommencer les prélèvements impliquerait d’attendre encore des mois, le temps que l’équipage de Duciel repasse par les destinations nécessaires. Or, d’une part, le client n’attendrait pas aussi longtemps, et rien ne laissait présager que la Duciel en question laisserait l’opération se dérouler sans ciller.
Non, vraiment, il lui faut récupérer les échantillons ici et maintenant.
Il jette un œil vers Vingt-Deux et le capitaine. Ils ont l’air de pouvoir se montrer fiables s’il faut brandir une arme. Ernst, tout seul, aurait dû accepter la déconvenue. Mais avec eux, le champ des possibles s'agrandit !
« Il nous faut des informations, lança-t-il soudain, sinon on n’ira pas loin. »
Il essuie son front du revers de sa manche.
« Je n’en suis pas ravi, mais je crois qu’on va être obligé de faire appel à la Mante en guenilles. »
À leur réaction, Ernst comprend que le nom ne dit rien à Duciel, mais qu’il évoque quelque chose de désagréable à Vingt-Deux. Pas étonnant, les habitués des ruelles mal famées en ont presque forcément entendu parler une fois.
« Vingt-Deux, pourquoi tu n’expliquerais pas à ta cheffe ce qui nous attend pendant que je nous conduis jusqu’à elle ? »
En réalité, Ernst, comme beaucoup, est bien incapable de dire où réside la Mante. D’aucuns disent qu’elle a plusieurs planques. D’autres, qu’elle a tout simplement un don d’invisibilité. Ernst n’en sait pas beaucoup plus que les autres, mais il connaît un indic qui lui doit une faveur. Si quelqu’un peut leur donner un renseignement sur les bas-fonds de la ville, c’est bien Le Crasseux. Rien de tel que la vermine pour en apprendre plus sur la vermine.
« Il faut qu’on passe voir un ‘ami’, avant toute chose. Vous me suivez ? »
S’ils sont chanceux, Le Crasseux pourra leur indiquer comment trouver la Mante. Et la Mante, si sa réputation n’est pas volée, devrait leur permettre de retrouver les échantillons.
Contrairement à eux, le vieux semble avoir une piste. C’est un début ! Selon lui, une certaine « Mante en guenilles » pourrait s’avérer utile dans leur recherche des échantillons. Louise n’a jamais entendu parler d’une telle personne ; en deux années de piraterie, elle n’a finalement passé que peu de temps à parcourir le Grand Port et elle n’en connait pas tous les secrets – loin de là. De son coté, Vingt-deux semble tiquer en entend son nom et passe une main sur son front, dépité.
- Oh non. » Se contente-t-il de dire, comme s’il venait de causer d’autres soucis. On va pas la déranger, si ?
Sa réaction est loin d’être rassurante pour Louise. Toutefois, le fait que les deux hommes en sa compagnie soient toujours en vie malgré leur rencontre avec « la mante » est, en soit, une bonne nouvelle…
- Je préfère me taire. Vous verrez, Capitaine. » Dit-il, inquiet.
- Tu vas m’le dire illico surtout.
- Disons qu’c’est en rapport avec quelque chose que vous avez du mal à comprendre. » Avoue-t-il, un peu gêné.
- Qu’est-ce que j’ai du mal à comprendre ?
- S.E.X…
- J’ai compris j’ai compris. » L’interrompt-elle, légèrement vexée.
Monsieur Bricks leur annonce alors qu’il faut avant tout rencontrer un ami à lui. Ça non plus c’est pas très rassurant, mais la jeune Duciel n’a pas vraiment le choix si elle souhaite réparer les erreurs de son compagnon. Elle accepte sans broncher et le trio se met en marche en direction des quartiers les plus sombres de la ville.
Pour tout être humain « normal », déambuler dans les ruelles malfamées peut être assez gênant. Pour Louise, cela est amplifié par le fait que tout les gens qui croisent le groupe lui jettent un regard inquisiteur. Rien d’étonnant à cela : ce n’est pas habituel d’apercevoir ce que l’on pense être une enfant dans de tels endroits, en compagnie de deux hommes adultes. Pour s’aérer l’esprit, elle décide de s’intéresser un peu à l’individu qui les accompagne et dont elle ne sait finalement que peu de choses.
- C’est pas la première fois que vous collaborez si j’ai tout capté. Vous vous êtes connus d’où ? D’’ailleurs rassure moi Vingt-deux, t’as rien fais d’autres sur mon rafiot sans que j’en sois informé ?
- Boarf. » Se contente-t-il de dire en haussant les épaules.
Elle pousse violemment le jeune homme en posant sa botte sur son derrière.
- Aie ! Nan Cap’tain. Enfin, si, d’une certaine façon.
- Va falloir te mettre d’accord avec toi-même. » Le menace-t-elle.
- Disons que ça a surtout commencé quand vous étiez pas encore Capitaine, Capitaine. Mais j’ai pas bossé qu’avec Ernst. Ah oui voilà, c’est ça, Ernst ! Ça vient de me revenir…
Avant que Vingt-deux ne puisse terminer, le groupe arrive devant une porte en bois sombre à laquelle leur accompagnateur vient frapper. Celle-ci s’entrouvre légèrement et ne laisse apparaître qu’un visage curieux, qui finit par disparaître tandis que la porte se referme.
- C’est ferméééé. » Dit une voix provenant de l’intérieur. Pour refourguer vos objets, vos broutilles, tout votre bazar, faudra revenir demain !