Le problème, c'est que la garde était tout sauf absorbée à son travail, depuis quelques semaines... La raison ? Hé bien... des circonstances hasardeuses lors d'une patrouille de routine l'avaient amenée à recueillir un... œuf. De Canitribus, selon les dires du dresseur qui l'avait identifié pour elle. Il s'agissait d'un familier canin doté de trois têtes qui pouvait également devenir... trois chiens distincts. Rien que ça.
Dahlia ne songeait pourtant pas à se lier à un familier, mais lorsque cet œuf s'était révélé à elle, elle avait perçu que leurs destins s'étaient enchevêtrés dans un nœud inextricable. Un peu comme un coup de foudre, mais d'un autre genre et plus pérenne qu'une foudroyante amourette vouée à s'affadir. La garde avait ressenti la force de ce lien inexorable et immuable au plus profond d'elle-même.
L'œuf avait éclos peu de temps après qu'elle l'eût trouvée, au début de la seconde lune douce. Il s'était mis à gigoter, un soir, et après que la garde eût apposé sa main sur lui, et soufflé son nom – Keruberosu - la coquille s'était craquelée pour révéler un adorable mini-cerbère au pelage noir et feu.
Et donc, depuis ce jour, l'on pouvait dire que Dahlia avait trois chiens, car force était de constater son Canitribus était souvent d'humeur à se décupler. Trois chiots, plus exactement. Et cela n'était pas de tout repos, comme l'on pouvait se le figurer... Car si cela signifiait trois fois plus d'amour, cela impliquait également trois fois plus de bêtises, et d'attention pour y parer.
Cela expliquait donc que l'esprit de la garde était ailleurs qu'à ses devoirs, ces temps-ci...
Pour autant, elle ne pouvait pas lambiner : une nouvelle assignation venait de lui échoir. Avec Adrian, de nouveau, son confrère garde et colocataire de chambrée. Les deux gardes s'étaient déjà retrouvés à travailler ensemble, à l'occasion d'une première enquête assez... opaque. Mais leur duo avait bien fonctionné, étayé notamment par leurs caractères complémentaires, et cela laissait présager le meilleur pour cette nouvelle mission ensemble... Enfin, si Dahlia parvenait à s'y consacrer pleinement.
« Ça suffit, Keru, lâche la chaussure d'Adrian... et Bero et Su, arrêtez d'embêter Tsuki. »
Tsuki était la pauvre chatte d'Adrian, qui se trouvait présentement prise en tenaille par les deux petits diables joueurs hérissés de poils. Le troisième, quant à lui, était occupé à mordiller la chaussure du garde. Dahlia n'avait pas fini de se fendre en sourires désolés. Elle réussit à détourner Keru de sa prise en lui offrant un os davantage alléchant qu'un cuir élimé.
« Dire que je vais devoir les abandonner plus d'une semaine, pendant que nous nous rendrons aux Montagnes, pour notre nouvelle assignation... J'espère que Vaelin s'en sortira... »
Leur troisième colocataire allait en effet devoir composer avec les trois boules de fourrure impétueuses, durant son absence, et elle lui souhaitait bien du courage... Mais Dahlia ne pouvait pas prendre le risque d'amener un familier si jeune en mission avec elle. Lorsqu'il serait plus grand, certainement, il pourrait devenir un précieux allié, mais ses capacités actuelles se résumant à manger, dormir, jouer et mordiller tout ce qui se trouvait à portée de crocs, il allait falloir attendre un peu avant de l'emmener avec elle. Dahlia allait donc devoir apprendre à vivre éloignée de lui, plusieurs jours d'affilée... Un déchirement, mais qui lui permettrait certainement de se consacrer plus assidûment à sa mission... Qui allait porter sur quoi, déjà ?
« Tu te souviens du topo de notre assignation, d'ailleurs ? »
« Vu l’état de cette chaussure, il ne peut pas lui faire plus de mal je pense »
Le garde se pencha pour ramasser la bottine à laquelle s’était rajouté un énième trou. Au moment où il posa sa main dessus, le dénommé Keru – tout excité par ce nouveau challenger - prit son élan et ouvrit la gueule pour planter ses crocs dans l’objet de son désir, bien déterminé à ne pas le perdre si facilement. Adrian se prit alors au jeu et tira sur la chaussure gentiment afin de mimer une résistance. Très vite, les trois boules impétueuses seraient des compagnons féroces, cela ne faisait aucun doute. Pour l’instant, les jeunes créatures étaient mignonnes à croquer et Adrian appréciait les voir se battre maladroitement pour l’os que venait de leur présenter leur maîtresse.
« Je suis sûr qu’il va s’en sortir. Et puis, la séparation c’est important dans le dressage des chiots »
Tout en parlant, Adrian observait tour à tour les chiots et Tsuki d’un regard attendrit. Il avait beau dire, mais lui-même ne s’imaginait pas partir en mission sans la petite chatte. De plus que, depuis qu’il avait hérité du grand sac sans fond que Samuël lui avait légué, cette dernière avait élu domicile dans l’ancienne sacoche que possédait le jeune homme ce qui était fort pratique pour les ballades. Bien plus que de l’avoir dans son cou, où la moindre secousse ou mouvement brusque entrainaient une emprise griffue plus profonde et peu agréable dans la peau du garde. Fort heureusement, l’animal était plus que menu, sinon Adrian aurait dû opter pour un contenant bien plus gros pour soutenir les fesses poilues de la petite chatte. Un cartable peut-être ? Ou même une mallette ? L’idée de sa compagne à poils écrasée entre les parois d’une telle poche le fit sourire.
Dahlia le tira cependant vite de ses rêveries. C’est vrai qu’ils partaient bientôt pour cette nouvelle Assignation. Cette fois-ci, Adrian avait hâte de partir. L’objet de la mission avait l’air plus exaltant que la dernière et surtout, elle l’éloignait une nouvelle fois de la Capitale. Entre ses vacances aux iles de Labyrinthia, son retour au bercail récent et maintenant son périple vers les Montagnes, le jeune homme semblait passer sa vie sur les routes. ET quand certains préféraient le confort de la maison, lui commençait à se découvrir une passion des voyages. Le seul bémol d’un tel périple restait le trajet, entièrement à cheval, qu’il avait encore tendance à appréhender malgré ses progrès.
« Oui je crois qu’ils ont un manque de gardes pour les patrouilles là-bas ? Il s’agirait d’un problème avec un culte… Mhmmm… les Pleurés du Matin je crois, ou quelque chose comme ça. Il y a des saccages fréquents durant la nuit, tu te souviens ?. »
L’idée de patrouiller au beau milieu de la nuit n’enchantait pas particulièrement le jeune homme, qui avait toujours une terreur maladive du noir. Ses peurs les plus sombres se rappelèrent à lui et il resta tétanisé une fraction de seconde avant de reprendre des couleurs. Depuis son arrivée à la Capitale, il avait réussi à cacher son malaise en absence de lumière, il n’était pas question de se faire percer à jour maintenant. Surtout alors que les deux gardes s’apprêtaient à décoller pour mener à bien cette mission.
Les deux jeunes gens discutèrent encore un peu de la marche à suivre lors de cette assignation et profitèrent de la fin de journée pour préparer leurs affaires. Ils avaient décidé de partir très tôt le matin, avant même que le jour ne se lève, afin de profiter de la fraicheur et du calme qu’offrait les débuts de journées.
Lorsqu’il se réveilla, Adrian était encore amorphe et groggy par la courte nuit qu’il venait d’avoir. Il quitta son édredon chaud et prit immédiatement la direction des douches communes afin de se débarrasser des derniers rêves qui s’accrochaient et le suppliaient de retourner se coucher. L’eau était délicieusement chaude sur sa peau et il profita de ces quelques minutes pour visualiser la journée à venir. Dans l’étable, les chevaux les attendaient. Leurs affaires étaient prêtes. Les armes étaient affutées. Il ne manquait plus qu’à, comme on dit.
Le garde finit de se préparer et rejoint sa consœur devant les écuries, leur point de rendez-vous habituel. Là, tout deux échangèrent quelques mots mais surtout des signes de têtes et des non-dits. Il était encore trop tôt pour s’adonner à des conversations quelles qu’elles soient ; du moins, trop tôt pour Adrian. La fatigue se lisait sur son visage et il lui fallait encore une bonne heure avant d’être frais et disponible. Heureusement, Dahlia semblait l’avoir compris et laissa au jeune homme le temps nécessaire au réveil, il l’en remerciait silencieusement.
Tout deux grimpèrent sur leur monture qu’ils élancèrent alors d’un pas dynamique. Le trajet était long, une bonne semaine : il n’y avait pas de temps à perdre. Au claquement des sabots sur les pavés s’ajoutèrent le ronronnement de Tsuki, endormie dans son baluchon, puis le tintement des cloches qui sonnaient les premières heures du matin. La ville se réveillait doucement, et la rosée du matin se levait, tandis que les deux gardes partaient pour de nouvelles aventures, laissant le confort de leur chambrée derrière eux.
« Ah oui, ça me revient maintenant... C'est pas les Priés de l'Aurore, le nom de ce groupuscule de lève-tôt rabat-joie ? J'sais plus bien... » Il semblât à Dahlia que leur exacte dénomination leur échappait, mais cela leur reviendrait certainement un peu plus tard... ou pas.
Le Nord était également dur à appréhender, pour Dahlia, car elle ne s'y était encore jamais rendue. Sa vie immuable de citadine ne l'avait en effet, jusqu'alors, que peu amenée à sortir de l'enceinte de la Capitale... Par ailleurs, cette région austère ne l'attirait que peu, de par son climat glacial... La garde était d'ailleurs soulagée qu'ils dussent y aller en saison douce, et non durant la saison froide ou fraîche. Ça aurait été une autre histoire.
Après des préparatifs minutieux, achevés en fin de journée, le lendemain fut le jour du départ. Un départ baigné des lueurs brillantes précédant le lever du soleil, ainsi que de silence, tandis que se dissipaient les derniers fragments de rêve d'une nuit un peu trop courte.
Le chemin vers le Nord était assez bien balisé. Il s'agissait de suivre, peu ou prou, le lit du Grand fleuve, qu'il fallait remonter. Celui-ci conduisait en effet au pied des Montagnes d'où il prenait naissance. Le climat de la fin de seconde lune douce leur était plutôt favorable. Bien que changeantes, les températures restaient modérées, ce qui était fort agréable pour voyager. La gageure était par contre de devoir chevaucher à cheval... Les nombreuses heures perchées sur une selle se révélant assez éprouvantes pour les fessiers, même avec un certain entraînement - Dahlia n'imaginait même pas ce que ça devait être pour Adrian, encore novice en la matière...
« Aaaahh, je ferai bien une halte chez un masseur. Tu crois que certains villages proposent ce genre de service, pour les voyageurs fourbus ? » avait demandé Dahlia, dès la fin de la première journée de voyage.
Mais hélas, les gardes ne pouvaient pas trop de se permettre ce genre de haltes pour soulager leurs membres perclus. Ils s'arrêtaient principalement pour manger et pour dormir, dans des auberges des villages émaillant leur route, lorsque qu'ils le pouvaient. Il était en effet préférable de s'y reposer, car dormir à la belle étoile pouvait être assez éprouvant... Certes, cela permettrait d'admirer la beauté de la couverture céleste repliée sur le lit de la nuit, par ciel dégagé, mais cela restait dangereux, car propice aux attaques, de bêtes ou de mercenaires. Et une nuit entrecoupée de tours de garde n'était jamais très reposante.
La traversée des villages sur leur chemin était toujours riche en découvertes, parfois surprenantes. Ce qui étonnait toujours Dahlia, c'était de constater la mode locale : celle-ci semblait avoir, généralement, plusieurs décennies de retard. Mais cela permettrait d'ouvrir ses œillères. Par ailleurs, les coutumes, parfois plus nombreuses que le nombre d'habitants, étaient souvent très drôles également.
Il y avait par exemple ce patelin où la chèvre était déclinée dans toutes les spécialités et mets traditionnels possibles : ragoût de chèvre, saucisson de chèvre, fromages... Comme si elle était l'unique animal à fournir de la viande et du lait. Et tous les vêtements locaux étaient en cuir ou en laine de chèvre... Lucy savait ce que ça devait gratter, en plus d'exhaler la chèvrerie.
Le troisième jour, ils passèrent par cette bourgade, qui vouait un culte aux... Gloobys. Une immense statue était érigée sur la place du village, à l'effigie de ce familier, et les pâtisseries locales représentaient toutes des Glooby également : il y en avait de toutes les formes et couleurs, et toujours avec cette gelée à la base, visant à retranscrire l'aspect "gluant" de l'animal.
Cela donna l'occasion à Dahlia de raconter à Adrian comment elle avait découvert et démantelé un trafic de Glooby à la Capitale, dernièrement... La garde essayait généralement de ne pas être trop bavarde, et de s'adapter aux envies de dialogue de son coéquipier. Elle s'efforçait par ailleurs de ne pas trop parler de son Keruberosu, mais ça, cela s'avérait toujours assez compliqué.
Même s’ils partageaient une chambre, les deux gardes avaient un passé radicalement différent. Le paysan de son côté, ne se posait même pas la question d’un tel repos ; il n’en avait d’ailleurs jamais expérimenté les bienfaits Néanmoins, il comprenait que sa compagne, si elle avait été habituée à tels soins, puissent en avoir l’idée à cet instant précis. Alors qu’ils quittaient un énième village, le jeune homme souffla doucement. Le voyage s’annonçait particulièrement long et éreintant. A peine débutaient-ils leur 3e jour de chevauchée qu’Adrian sentait ses jambes lourdes et endolories.
Heureusement qu’ils pourraient profiter des portails de téléportation au retour : son supérieur direct lui avait assuré qu’il aurait son Passe de Garde dès son arrivée au Blizzard. Cela leur éviterait au moins d’avoir à subir le trajet du retour. Surtout après avoir patrouillé de nuit, tout deux seraient très certainement épuisés.
Les yeux rivés vers l’horizon, Adrian profita du trajet pour réfléchir au sujet de Mythrim, la panthère magique qu’il avait découvert dans les eaux de Labyrinthia. Quel soulagement de savoir qu’il n’était plus si différent des autres. Non pas que la différence soit un fardeau, mais en l’occurrence, l’absence de magie dans une vie la rendait bien âpre et monotone à son goût. Néanmoins, son pouvoir lui était encore bien mystérieux. En effet, depuis son entrevue, le jeune homme n’était pas parvenu à rappeler l’animal… Ou l’esprit ? La nature même de cet être lui était encore inconnue. Et, malgré ses efforts et ses tentatives répétées, le garde enchainait les échecs et faisait face à un vide sidéral pour toute réponse à ses appels. Elle lui avait assuré revenir pourtant. Mais parfois, il se surprenait à mêler rêve et réalité, si bien qu’il ne savait plus vraiment si la fameuse panthère n’était pas, finalement, que le fruit de l’imagination torturée d’un être désireux de magie.
Ses pensées confuses n’étaient alors qu’interrompues par les quelques gens qui venaient à leur rencontre lorsqu’ils entraient dans un nouveau village. Un de plus.
Au début, Adrian avait été particulièrement touché par ces accès d’affection. Les enfants couraient à coté des chevaux, les femmes saluaient de la main, parfois le nourrisson pendu à leur sein, tandis que les hommes se contentaient d’hocher la tête ou de lever un verre. Mais chacun à leur manière, les villageois accueillaient les gardes avec le sourire et une sorte d’approbation, comme une invitation. Certains auraient dit cyniquement que les sourires étaient feints et qu’ils cachaient des malices et animosités en tous genre, mais Adrian-le-naïf lui, saluait et souriait en retour. Après tout, s’il pouvait savourer quelques instants de paix et ne pas avoir à jouer son rôle de garde le temps du voyage, cela ne le dérangeait aucunement. Surtout que, lui-même se rappelait avoir couru près des montures dans sa jeunesse, à de rares occasions. Il comprenait donc l’engouement. Dans les villages, il ne se passait tellement rien que le moindre voyageur était synonyme d’aventures, ne serait-ce que par les histoires qu’il avait à raconter. Mais dans ses souvenirs, l’enfant se rappelait des mines tirées et des sourires esquissés ou plus souvent, des moues sévères en réponse à ses cries d’excitation : les gardes qu’il avait croisés étaient-ils tous affable et renfrognés ?
C’est au bout de ce même 3e jour qu’il trouva une réponse à cette question. Alors que ses jambes douloureuses le tiraillaient et que les rênes dans ses mains commençaient à se teinter de rouge, et alors qu’une fois de plus, le soleil se couchait péniblement et le ciel s’assombrissait doucement, les deux gardes entrèrent dans un énième village. Comme à l’accoutumée, et malgré l’heure tardive, un groupe de jeunes garçons sortit d’une des bâtissent pour courir près des gardes et de leurs montures. Il n’était pas encore question pour les deux comparses de s’arrêter, il avait été décidé qu’ils feraient halte au prochain village. La fatigue les gagnait donc peu à peu, prenant le pas sur leur humeur. Et donc, lorsque l’un des enfants les moins farouches s’approcha du flanc d’Adrian pour le toucher, ce dernier fit faire un écart à sa monture. Il n’était pas d’humeur à subir d’enfantillages. Mécontent qu’on l’ai sortit de sa léthargie, le jeune homme adressa alors un regard de foudre à l’enfant, qui penaud, retourna auprès de ses camarades.
Et donc il comprit. Les gardes, lors de leurs périples, devaient jongler entre lien social et professionnalisme, le tout sous les coups de la fatigue toujours présente. Désolé de sa réaction, il prit le temps ce soir là d’arrêter sa monture et de faire signe à l’enfant de venir flatter l’encolure de sa jument. Maintenant qu’il savait, il se promit de travailler sur sa résistance à la fatigue.
Cette dernière l’enveloppa tout entier cette nuit là, lorsqu’ils mirent pied-à-terre. Dans la nuit, il rêva d’enfant et de panthère aquatique.
Fort heureusement, le chemin bien balisé vers le Nord se déroula sans encombre et, au bout d’une longue semaine, les deux gardes parvinrent enfin au régiment Blizzard. Adrian n’était pas familier de ce paysage rocheux et vallonné et remercia le ciel d’y avoir été envoyé en saison douce. Malgré cela, le soleil ne semblait pas emprunt de la même caresse chaude et douce qu’on lui connaissait dans le Sud et peinait donc à réchauffer les lieux.
Ils arrivèrent en fin d’après midi à la Caserne et on les installa dans une chambre vacante où Adrian s’endormit jusqu’au matin suivant. Il fallait travailler la fatigue, certes, mais avec la mission qui les attendait, il en aurait plus que l’occasion.
Lorsque la cité, si hautement perchée, se dévoila aux yeux de Dahlia pour la première fois, elle en resta muette d'admiration, et ne put que se demander comment celle-ci avait été érigée. Taillée à même la roche, son architecture la complétait si naturellement qu'on aurait presque cru qu'elle avait été accouchée par la Montagne elle-même... Or c'était bien des vies humaines, sûrement avec l'aide de la magie, qui l'avaient édifiée à ces altitudes célestes...
La garde savoura le repos qu'on leur accorda avant le commencement de leur assignation. Elle en profita également pour éprouver un peu l'ambiance de la Caserne du Nord, à l'occasion d'échanges avec certains soldats de la garnison. Sous leurs abords fiers et endurcis, Dahlia crut percevoir que le deuil de leur Capitaine du Blizzard, et le défaut de remplaçant(e) pour le moment, avait notablement ébranlé leur moral...
Les gardes civils avaient une journée de libre avant que ne débute leur patrouille nocturne. Celle-ci se devait d'être la plus calme possible, afin qu'ils gardent toute leur énergie pour la longue nuit qui les attendait. Dahlia en profita donc pour... faire un virée aux sources chaudes de la Forteresse. Celles-ci avaient en effet la réputation d'avoir des propriétés curatives, et elle avait bien besoin de se ressourcer, après leur harassant trajet.
C'est ainsi que, le soir venu, elle aborda la mission des plus détendue. On les avait missionnés au Bourg, situé en périphérie de la ville-Forteresse, pour patrouiller car une recrudescence des agissements du culte y était soupçonnée, sans preuves toutefois. Ce serait à eux d'en établir...
Adrian et Dahlia rejoignirent donc la zone ciblée lorsque le soleil eût amorcé son déclin. Les rues, au crépuscule, n'étaient que faiblement agitées. La vie diurne se tarissait, et il ne restait plus que les oiseaux de nuit pour s'aventurer dans les ruelles, ainsi que les amateurs de plaisirs nocturnes qui convergeaient vers les tavernes et autres auberges où il faisait bon de s'épancher, à la nuit tombée.
Dans l'une des rues qui recelait le plus de ce type d'établissements, un chariot était posé le long de l'allée, rempli d'un chargement de courges de toutes les couleurs. Et à l'avant de ce chariot, se trouvaient les deux gardes civils, qui s'étaient postés là pour avoir une vue imprenable sur la rue. Cette dernière était faiblement éclairée par la lueur évanescente de lampadaires, sous la clarté scintillante des étoiles. Les entrées des auberges, surmontées d'une torche, apportaient également quelques éclats orangés dans la chape nocturne. Parfois, les portes des bouges s'ouvraient, et il en jaillissait des abondants traits de lumière, accompagnés de beuglantes avinées.
Chaque aura lumineuse était cernée d'une obscurité qui n'en paraissait que plus épaisse. Mais pour voir dans ces ombres inconnues, les deux gardes s'étaient équipés : ils avaient avec eux des lunettes de jour. Dahlia en avait acheté une paire un peu plus tôt dans la journée, à un marchand : les verres étaient en quartz plat fumé, et ceints par une monture métallique à la forme assez particulière. La garde les sortit de leur étui et les posa sur son nez, se demandant quelle allure celles-ci pouvaient bien lui donner. Elle sortit son miroir de poche pour en avoir un aperçu.
« Hé, elles me vont bien, ces lunettes de jour, tu n'trouves pas ? »
La garde tira ensuite de sa sacoche sa thermos magique, qu'elle avait emplie d'un liquide noirâtre et brûlant lorsqu'ils se trouvaient encore à la Caserne. Cette gourde avait la propriété de conserver la température du liquide qu'elle contenait, ce qui était bien pratique, il fallait l'avouer. Dahlia sortit également deux tasses à la suite.
« Du café ? »
Les deux gardes allaient en effet en avoir bien besoin, pour endurer cette nuit de vigilance soutenue.
- Les lunettes de jour de Dahlia:
Après ses neurones, ce furent ses muscles qui se rappelèrent à lui : alors qu’il essayait de s’asseoir au bord de son lit, le garde grimaça de douleurs. Ses jambes endolories par les heures de voyages ne semblaient plus vouloir le porter et lorsqu’il essaya de se lever, il dût se rasseoir dans la minute. La soirée s’annonçait longue.
Depuis son édredon, un rapide coup d’œil lui confirma l’absence de sa collègue. Dahlia avait dû opter pour un repos différent pour se remettre de leur périple. Peut-être aurait-il dû l’accompagner.
Une fois debout – enfin – le garde observa la vue qui s’offrait à lui. La Caserne de la forteresse offrait une vue imprenable sur les Montagnes. C’était là un tout nouveau paysage qu’Adrian découvrait et il prit le temps de le savourer chaque détail du panorama. Un miaulement enroué le fit sortir de sa contemplation et il ouvrit une fenêtre pour finir de sortir de son état léthargique. L’air frais vint fouetter son visage et lui coupa le souffle l’espace d’un instant.
Quelques heures plus tard, le garde avait rejoint sa consœur et tous deux se dirigeaient nonchalamment vers le lieu de leur mission. Le Bourg était situé à quelques kilomètres du centre de la Forteresse et la ballade permit au jeune homme de se dégourdir les pattes après sa sieste destructrice. Encore peu alerte, Adrian profita du trajet pour se remémorer la mission histoire de ne pas être totalement déphasé.
Au fond, il ne savait pas vraiment si cette affectation était un honneur ou une punition. L’idée lui avait déjà traversé l’esprit quelques jours plus tôt, à la Capitale. Après tout, Dahlia et lui avaient été félicités pour leur effort d’investigation et cette nouvelle affectation perdue dans les montagnes ressemblait fortement à une mise à l’épreuve. Cette nouvelle hypothèse donna à réfléchir au jeune garde tout le reste du chemin. Une mise à l’épreuve ?
Lorsqu’enfin ils arrivèrent à leur poste, la nuit avait déjà chassé l’astre solaire du ciel tout en gardant son remplacement encore invisible à l’œil humain. La lune viendrait éclairer le ciel plus tard dans la soirée. Pour l’instant, Aryon semblait figé entre les deux Mondes. Le jour n’était pas tout à fait terminé et quelques badauds erraient çà et là pour le rappeler. Mais d’un autre côté se mêlaient à eux de nouvelles âmes, plus habituées à ces horaires tardifs, et synonymes d’une nuit entamée.
A ce moment, un homme frôla le côté gauche d’Adrian qui mit alors les mains sur ses poches pour en vérifier le contenu. Il fixa ensuite le dos de l’étranger s’éloigner et s’engouffrer dans une taverne. Les choses allaient commencer à se compliquer : chaque inconnu était un suspect potentiel.
Alors qu’ils prenaient place sur leur perchoir, les deux gardes sortirent chacun leur attirail de mission. De nuit, les lunettes de jour étaient un outil indispensable. Adrian, lorsqu’il en avait appris l’existence, avait dépensé sans compter pour s’en procurer. Néanmoins, son soulagement n’avait été que de courte durée lorsqu’il avait réalisé que malgré la vue, son inconscient percevait toujours le poids de la nuit tout autour de lui.
Il hocha alors timidement de la tête en réponse à la question de sa collègue. Il n’était pas dans son élément et le froid mordant n’aidait pas à la situation. Frissonnant, le jeune homme rapprocha ses genoux de son torse et accepta volontiers l’offre de Dahlia. Lui aussi avait apporté son récipient magique plein de café autant le garder au chaud sans l’ouvrir et basculer dessus plus tard dans la nuit.
« On va en avoir besoin, la soirée s’annonce longue »
Et en effet, elle le fut. Les heures s’enchainèrent et se ressemblèrent une bonne partie de la nuit. Sous leurs yeux ébahis, le balai des ivrognes se déroula avec un rythme entêtant. Les uns sortaient d’une taverne pour s’engouffrer dans une nouvelle quand les autres s’arrêtaient parfois à mi-chemin et finissaient leur périple dans un caniveau ou dans un brin d’herbe qui avait eu la mauvaise idée de pousser là. Mais c’est sur les coups de minuit que le théâtre comique se transforma.
" Dahlia, tu as vu ça ? "
Adrian chuchotait presque.
La rue qu'ils surveillaient était certes animée, leur offrant quelques divertissements, mais le spectacle qui s'y jouait était tout de même hautement répétitif. Des gens – gais, mais à priori sobres - pénétraient dans les auberges émaillant la rue, pour en resurgir quelques temps plus tard, dans un état d'ébriété plus ou moins éloquent. Les moins raisonnables d'entre eux se retrouvaient à restituer le contenu de leur festin nocturne dans une rigole. Ça valait bien la peine de l'avoir ingurgité plus tôt...
Fidèles à leur devoir de veilleurs, Adrian et Dahlia s'obligeaient à être les spectateurs de cette pièce semblant immuable, en compagnie des astres froids piquetant le ciel, qui formaient pour leur part de scintillants observateurs, s'amusant peut-être en secret des scènes se déployant sous eux, dans les replis de la nuit.
Mais malgré le café, la monotonie et la longueur des heures s'égrainant finirent par... faire flancher Dahlia. Oui, en dépit de ses efforts pour demeurer éveillée, la garde sombra irrémédiablement dans la somnolence, peut-être un peu trop bercée par les couplets des ivrognes résonnant dans la rue. Sa tête flancha en avant, ses paupières tombèrent, et elle s'égara un moment dans les limbes de la rêverie, en proie aux chimères errantes de la léthargie.
C'est la voix d'Adrian qui vint la tirer de son sommeil.
« Mmmmh... Hein ? » marmonna-t-elle en émergeant, tandis que ses yeux se décollaient peu à peu, dans un battement de paupières. Puis, se rappelant subitement de leur mission, elle se redressa dans un sursaut alerte. « Où ça ? »
Dahlia replaça convenablement ses lunettes de jour sur son nez, celles-ci ayant glissé le long de son arête, pendant son somme. Elle n'avait pas le temps de s'appesantir sur sa culpabilité de s'être assoupie. Ses yeux sondèrent la rue, les muscles de ses épaules noués par une soudaine tension. Elle vit alors les classiques ivrognes entrain de tituber, tout en braillant une chanson avinée, mais il n'y avait pas que ça.
Sous l'ombre d'un porche enténébré, non loin de là, un groupement de trois hommes conversait à voix basse. Ils étaient trop loin pour que les gardes puissent distinguer la teneur de leur échange, mais ils semblaient former une bande équivoque de gars suspects, car ils portaient tous... un masque. Que pouvaient-ils préparer, pour vouloir revêtir l'anonymat ? Certainement des faits peu recommandables. Dahlia murmura à l'égard d'Adrian :
« Les hommes masqués, regroupés sous le porche ? On les appréhende ? »
Il valait mieux prévenir que guérir, après tout. Dahlia sauta d'un bond leste du chariot, et s'apprêta à s'avancer dans leur direction... mais c'était trop tard. Elle n'eut pas le temps de les rejoindre, car le groupe venait de se disloquer, chacun de ses membres se dirigeant... dans une taverne différente.
« Mince, on fait quoi ? On se sépare pour surveiller leurs agissements ? »
Il n'était jamais bon de se séparer lors d'une mission, mais avaient-ils le choix ? N'était-il pas préférable de couvrir le plus de terrain possible ?