Au milieu du vacarme ambiant du quartier des ingénieurs, l'atelier semble presque endormi. Il manque le martelage régulier du marteau, qui s'échappe d'ordinaire par la porte entrebaillée. Pourtant, on peut entendre une voix qui filtre par la porte, chantonnant un air sans queue ni tête. La voix est grave, profonde, un peu rauque. La mélodie ne suit aucune règle, aucune gamme. Les paroles sont totalement absentes. C'est un mélange de sonorités curieuses, sorties tout droit de l'esprit tortueux de la chanteuse. Car malgré la voix plongeant dans les basses, elle n'en reste pas moins féminine. Ou presque.

A l'intérieur de la boutique, Zora est perchée à califourchon sur un tabouret haut, penchée sur le comptoir, l'esprit totalement absorbé par son ouvrage. Sa main guide adroitement un pinceau fin, qu'elle trempe régulièrement dans le grand pot de teinture rouge pétant posé à ses côté. Elle l’essore soigneusement, pour éviter toute bavure, puis l'appose avec soin sur la pièce de cuir, suivant les contours des motifs pompeux commandés par son client. Si la plupart des personnes qui s'adressent à elles recherchent la qualité du produit, certains semblent témoigner un intérêt absurde pour l'aspect esthétique de leurs équipements. Quelques ornements, elle n'est pas contre. Elle même s'amuse à décorer ses armes et vêtements de quelques fioritures. Mais son œuvre actuelle ressemble davantage à une robe à fanfreluche qu'à une pièce d'armure, perdue sous ses couleurs invraisemblables, motifs abracadabrants et fils d'or.

Elle trempe une nouvelle fois son pinceau avec délicatesse. La voir ainsi manier un si petit pinceau, avec une telle précision, avec ses larges épaules et sa carrure d'armoire à glace, il y a presque de quoi rire. Un fielon qui aurait trouvé un cure-dent, comme dirait Roy. Pourtant, l’œuvre montre tout le savoir-faire de l'armurière. Les courbes sont délicates et harmonieuses, les motifs élégants, contredisant les imbéciles qui ne la connaissent que comme une montagne de muscles.

Mais ce calme apparent est de courte durée. Soudainement, toute la pièce s'agite. Les exclamations à l'extérieur laissent d'ailleurs penser que c'est la rue entière, qui s'ébroue. Dans l'atelier, la voix s'est tue. Le pinceau en l'air, la main posée sur le pot de teinture, Zora surveille le mur voisin, l’œil soupçonneux. L'alchimiste qui partage un mur mitoyen avec elle s'amuse souvent à des expériences douteuses, et il semble avoir eu l'âme farceuse, ce matin.

« Foutu face de boucton. Qu'est ce qu'il fabrique encore de timbré. Je vais lui faire les oreilles en étoiles à celui-là. »

Le ton est rageur, mais il ne faut y voir aucune méchanceté. Ils se hurlent souvent dessus des injures bien plus colorées, au plus grand plaisir de leurs voisins qui assissent à ces joutes verbales. Au final, ils s'entendent plutôt bien, les deux timbrés de la rue. Mais le calme et la tranquillité n'a jamais fait partie de leur vocabulaire, ni à l'un, ni à l'autre.

L'onde de choc qui s'ensuit a cependant vite fait de réduire la forgeronne au silence. Elle l'envoie carrément valser de son tabouret, et elle s'échoue sur le sol avec la grâce d'un tronc d'arbre. Le pot de teinture qu'elle tient toujours à la main lui tartine au passage le cou et la moitié du visage avant qu'elle ne réussisse à le stabiliser dans sa chute. Mais c'est le récipient à colle, qui penche dangereusement sur son comptoir, qui alarme Zora. Dans un geste désespéré, elle soulève le bassin, tend sa jambe le plus loin possible, et parvient à bloquer le pot avant la chute, sans parvenir à sauver ses chausses des éclaboussures. Elle se retrouve vautrée par terre, sur le dos, en équilibre sur ses coudes, le cul en l'air pour maintenir la colle sur le comptoir, tartinée de colle et de teinture rouge, en plein milieu de la boutique. On peut difficilement faire pire.

La sonnerie du carillon de la porte d'entrée vient cependant la contredire.

« Eh meeerde. »

Dans sa position acrobatique, Zorana a beau contorsioner sa nuque, elle ne parvient pas à appercevoir le visage de son ... disons client. Enfin, ex-futur client, puisque vu la scène, il va peut-être partir en courant.

- Est-ce une nouvelle danse à Forteresse ?    
- Je vais te sauver t’inquiète !

Notre client est une cliente apparemment. Et pas trop farouche, vu que la situation ne lui a pas donné envie de tourner les talons. La forgeronne lâche dans un soupir la respiration qu'elle a retenue depuis la sonnerie du carillon. Au moins, personne ne va aller raconter dans toute la forteresse que la forgeronne rejoue le kamasutra à ses heures perdues. Espérons en tout cas. Quelques bruits de pas, et un visage se dessine dans son champ de vision. Un visage harmonieux, une allure engageante, Zorana commence à se détendre malgré l'incongruité de la situation. Quelle erreur ! Un moment d'inattention suffit à transformer un moment embarrassant en un moment plus complexe encore. Voilà que la demoiselle, en attrapant la colle, perd l'équilibre et vient rejoindre la forgeronne, droit dans ses bras.

Pendant un instant, Zora lève le bras pour intercepter la chute. Mais elle se rend rapidement compte que vu l'orientation des corps, la zone d'impact entre sa main et le corps de la jeune femme n'est pas la plus adaptée pour faire connaissance sereinement. Elle enlève donc précipitamment son bras, quitte à sacrifier ses côtes. C'est donc de plein fouet qu'elle réceptionne sa cliente, se prenant au passage son coude dans les flancs et un coup de crâne en pleine poitrine. Mais heureusement, la colle est sauve.

Heureusement, l'inconnue se redresse rapidement, libérant les poumons asphyxiés de la forgeronne, qui se redresse tant bien que mal à son tour.

- Rien de mieux qu’un peu de lutte pour apprendre à se connaître !    
- J’adore ton maquillage mais je te conseille moins le rouge, ça ne va pas forcément avec ton teint !    
- Carciphona ! Aventurière. Ravie de te connaître.

Cette fois, Zora éclate d'un rire franc et tonitruant, laissant définitivement derrière elle sa tension. La demoiselle n'a pas l'air d'être du genre à se formaliser de ces péripéties, et ses manières chaleureuses achèvent de détendre l'armurière.

- Zorana Dawen, enchantée. Et merci pour le conseil, je tenterai le violet la prochaine fois !

Elle ponctue sa phrase d'un clin d'oeil, puis d'une poussée sur la pointe de ses pieds, elle se penche par dessus le comptoir pour attraper, dans le tonneau caché derrière, un poignée de chiffons. Une grosse partie rejoint le sol, pour éponger la teinture restant sur le parquet. De toute évidence, elle est bonne pour un ponçage intégral : le bois brut a définitivement prit une teinte sanglante. Elle se sert en revanche du dernier chiffon pour essuyer son visage et ses bras. La couleur a pénétré la peau, mais d'ici un jour ou deux, il n'y paraitra plus. Elle lance finalement les linges rougis dans la poubelle, abandonnant l'idée de réparer les dégâts. De toute façon, elle a assez de travail pour s'enfermer dans la forge pour les deux prochains jours.

- Je suppose que tu ne passais pas dans le coin juste pour me sauver les miches. Qu'est ce que je peux faire pour toi ?

Tout en parlant, son amusement toujours affiché sur son visage, elle retourne derrière son comptoir. Les mains posés sur le bois vieilli par les ans, elle tâche de retrouver un semblant de professionnalisme. Pas évident quand on a le visage peinturluré comme un gamin de trois ans après une séance d'art plastique.

Dès que l'éclat des écailles viennent frapper la rétine de la forgeronne, plus rien ne semble exister pour elle. Elle saisit une écaille avec une précaution exagérée, et lève l'objet de son attention au dessus de sa tête pour le faire miroiter dans la lumière. Il lui faut un moment pour se décider à écouter sa cliente, qui lui déballe un croquis de l'armure de ses rêves. Rapidement, Zorana retrouve son professionnalisme, se penchant sur le comptoir pour observer le schéma avec plus de précision. L'armure en elle-même est assez simple : pas de moulage compliqué, pas d'ornement. La véritable complexité sera de travailler ces écailles, au vu de leur résistance. Réussir à conserver leurs propriétés tout en réalisant un assemblage solide, voilà le véritable challenge. Elle décide donc de se concentrer dans un premier temps sur la structure, pour arranger le tout en fonction des exigences de sa cliente.

« Ca me parrait prometeur. J'ai quelques modifications sur le croquis à proposer, surtout point de vue confort. »

Tout en parlant, elle attrape sous son comptoir du papier et un crayon, pour illustrer ses dires.

« Voyons déjà l'épaule. Vu l'angle entre les deux parties, j'ai peur que l'articulation soit un peu raide, ça risque de gêner le mouvement. Je propose de séparer en trois morceaux, pour libérer un peu l'épaule. Ensuite, pour la taille, je propose d'intégrer un baudrier pour les armes, avec une ceinture à poches. je peux aussi faire des jambières et brassards à poches cachées, j'ai quelques modèles à te montrer, il n'y aura plus qu'à les refaire avec le bon cuir et les bonnes mesures. Je pense qu'on peut aussi se permettre d'étendre un peu le plastron, pour protéger davantage le côté droit, mais pas trop, pour ne pas bloquer le mouvement du bras droit. »

Elle s'arrête un instant dans son dessin, crayon en l'air, réalisant qu'elle a oublié la question essentielle.

« Tu es droitière ? Sinon, il va falloir modifier pour protéger le bras gauche sans perdre la protection du cœur. Pour inclure les écailles, on peut soit les fixer directement sur le cuir, soit utiliser une base de mailles d'acier, qui tapissera le plastron. Ca rendra le tout plus lourd, mais ça ne devrait pas restreindre les mouvements, et la protection sera bien plus efficace. A toi de voir ce que tu préfères privilégier. »

Nouvelle pause, pour essayer de trouver les bons mots. La dernière partie peut être délicate, surtout avec les clientes féminines.

« Le dernier point à voir concerne la technique pour le plastron. On peut se contenter d'attendre que le cuir se fasse à ta morphologie, mais ça peut prendre du temps. Le mieux est de mouler le cuir sur le buste, pour lui faire épouser la forme du porteur. Ça permettra une meilleure résistance, et plus de confort. Par contre, il faut forcer le cuir à prendre la forme, et donc le former avec les mains lorsqu'il est mouillé. Ça peut être ... disons ... impudique ? »

Elle prononce son dernier mot comme une question, ne parvenant pas à trouver un mot plus adapté et qu'elle peut utiliser en face d'une cliente. Les yeux fixés sur son dessin, elle attend que l'aventurière digère l'information avant de relever le regard. Ce n'est pas la position la plus délicate d'expliquer à une cliente qu'on va devoir lui tripoter les nichons. Au moins, avec les hommes, c'est plus simple, on a rarement besoin de mouler du cuir sur leurs parties. Heureusement, ses clients sont rarement au courant de ses préférences amoureuses. Vu les mentalités sur le sujet, elle préfère éviter qu'une cliente fasse un scandale au milieu de la boutique. Et puis elle sait rester professionnelle. Elle jette un regard sur sa cliente du jour, puis se corrige mentalement. Disons qu'elle sait rester professionnelle dans la majorité des cas. Mais celle-ci est du genre à faire exception.

Face à la réaction plutôt ... inattendue de l'aventurière aux propositions impudiques, Zora reste un moment la bouche ouverte, avant de penser à se reconstituer un visage à peu près neutre. Loin de s'offusquer, sa cliente rentre au contraire dans le jeu, avec un clin d’œil à l'appui. Les yeux de la forgeronne s'étrécissent, le coin de ses lèvres se relèvent légèrement, alors qu'elle appuie son menton dans le creux de sa main gauche, tout en continuant à griffonner de la droite. Curieusement, la pointe du crayon semble forcer un peu trop les traits traçant le contour du buste du projet d'armure. Étrange coïncidence. Elle approuve négligeaient à la question qui suit, sans préciser qu'à l'instant présent, elle a du mal à s'en convaincre.

L'évocation du cuir de Gévaudan suffit en revanche à la replonger dans le projet d'armure. Elle pousse un sifflement admirateur.

« Ecailles de montre de fer et cuir Gévaudan ... voilà qui fait envie. Mais en effet, je fais pas ça à l’œil, même pour d'aussi beau matériaux. Je fais principalement des équipements sur mesure, donc ça correspond moins à la caserne. Je fais quelques équipements pour les jeunes recrues, ou quelques gardes en particulier, sinon la plupart de mes clients sont des aventuriers. Mais on est jamais en manque de publicité, alors si le résultat te plait, n'hésites pas à en parler autour de toi ! »

Elle fait tournoyer un instant son crayon entre ses doigts, son sourire charmé montrant clairement qu'elle a saisi le sous-entendu.

« Je m'en sors plutôt bien à l’œil pour les mensurations, mais dans le doute on va re-mesurer à la main. »

Elle lui adresse à son tour un clin d'oeil en dégainant un mètre ruban, puis lui désigne de la main la porte du bureau derrière elle.

« Il va falloir que tu retires tes équipements, et les vêtements épais, donc je te propose de nous installer dans le bureau, pour éviter que n'importe qui puisse profiter de la jolie vue. Tu peux garder sous-vêtements et chemise. Pour le moulage, c'est le cuir que je dois mouler, donc il faudra attendre qu'il soit disponible. Mais je pourrais préparer le patron d'ici là, pour pouvoir commencer à travailler dès que je l'aurai entre les mains. »

Laissant passer l'aventurière derrière le comptoir, elle lui ouvre la porte du petit bureau qui lui sert à entasser la paperasse. Si ça ne tenait qu'à elle, l'endroit serait un véritable foutoir, heureusement, son apprenti est du genre ordonné et passe régulièrement classer les documents dans les étagères et tiroirs qui occupent les murs.

« Pour le prix, je te fais un petit récapitulatif. »

Laissant sa cliente se préparer, Zorana attrape une nouvelle feuille pour écrire le prix estimé pour l'armure, et ajoute en dessous le prix pour les éventuels brassards et jambières. Pour chaque, elle lui propose également un prix plus élevé, pour la version de luxe.

« Voilà le prix pour les différents composants, à toi de voir si tu veux seulement l'armure ou si tu deux rajouter les brassards et les jambières. Le premier prix, c'est pour la version basique. Le deuxième, c'est si tu veux de la quincaillerie un peu plus haut de gamme. Les matériaux pour les boucles et rivets seront plus résistants, et plus esthétiques. On peut également rajouter des fioritures avec de la teinture, de la peinture ou des gravures, mais ça augmente également le prix selon la complexité des motifs. »

Elle lui tend le devis, puis brandit à nouveau son mètre ruban.

« On y va ? »