La maison est bien vide, sans Luz pour chantonner, sans Naëry pour poser son sourire bienveillant, sans Carci pour raconter ses histoires... sans Vrenn pour faire acte de présence... Mais les aventuriers sont en mission, et Luz et Vrenn sont partis pour l'Archipel, dans leur quête d'un savant capable de déchiffrer les runes des cahiers antiques trouvés dans la Citadelle des Tréfonds. Et si Zahria est normalement inclue dans cette mission, elle a préféré les laisser partir seuls. Evidemment, le fait que ses sentiments compliquent tout ne sont pas étrangers à sa décision, mais c'est aussi qu'un autre dossier brûlant l'empêche de partir de la Capitale.
La Cabale, encore et toujours, la Cabale. Son plan avance, se met en place, petit à petit. Les informations glanées lors de la mission chez les Nabtee les ont fait clairement avancer, et Hel est bientôt fin prête à entrer en jeu, suivant des cours et des entraînements avec Lichael depuis déjà quelques semaines. Mais malgré tout ça, Zahria ne pouvait pas s'éloigner, cette semaine. Car il y a cette soirée mondaine, privée et attirant tout le gratin de la noblesse d'Aryon. Cette soirée où seront présentées les dernières découvertes d'Ernest Shafred, éminent explorateur, archéologue et zoologue. Présumé mort depuis trois ans. Et dont le nom est revenu à deux reprises dans l'enquête sur la Cabale, une première fois dans la bouche du mage fou trouvé par Elina, et une deuxième fois au cours de l'interrogatoire du chef des Chevaliers Noirs. Et Zahria ne croit plus aux coïncidences.
Elle pourrait demander à Hel de l'accompagner à cette soirée, d'ailleurs, pour peaufiner son entraînement, et lui faire une entrée dans l'organisation secrète. Mais elle ne sait pas encore à quoi s'attendre, et elle préfère ne pas la lancer directement dans la gueule du loup sans avoir repéré le terrain. Elle pourrait demander à Lichael, sinon, lui qui est versé dans l'infiltration. Ses semaines passées auprès du culte de Sheitan l'ont préparé à tout. Mais Lichael est occupé sur d'autres affaires, et ne fait pas toujours un noble convaincant. Elle pourrait y aller seule, aussi, sans mettre qui que ce soit en danger. Mais ce ne serait pas judicieux. Et puis, elle sait parfaitement qui elle veut auprès d'elle pour cette soirée. Celui qui mieux que se faire passer pour un noble, en est un. Celui qui, malgré toute sa maladresse, est une finesse incomparable. Celui qui, au-dessus de tous les autres, a son entière confiance. Elle se saisit de son cristal de communication, et quand il décroche, Zahria sourit.
« Damoiseau ? J'ai besoin de Théophan, demain soir, est-il disponible ? »
La matinée s'achève, et Zahria quitte le bureau du pôle espionnage, bien plus tôt que d'habitude, donnant congé à Fledric pour le reste de la journée. Elle ferme derrière elle, et fait tranquillement le trajet jusqu'à sa demeure. Ce soir est le grand soir, et il lui faut se préparer, si elle veut passer inaperçue au milieu de tous ces nobles. Le Médaillon d'Ovide pourrait lui faciliter la vie, mais la jeune femme préfère le garder en réserve, car s'il promet une transformation longue, elle ne pourra pas en changer une fois l'identité choisie, et elle ne sait pas encore à qui il lui sera utile de voler l'apparence.
La maison est toujours vide, même si la jeune femme que Luz et Zahria ont employé pour faire le ménage et quelques repas soit visiblement passée par là. Elle a pourtant dû partir, car si, après s'être débarrassée de ses affaires, Zahria trouve un plat chaud dans la cuisine, il ne semble y avoir personne dans la maison. Calixte ne devrait pas arriver avant quelques heures, en principe, même s'il a prévu de venir se préparer ici aussi, et cela lui laisse le temps de prendre son déjeuner et dompter ses cheveux rebelles. Pas une mince affaire. La métisse se saisit du ragoût pour le poser sur la grande table, ainsi qu'une assiette et des couverts, quand elle entend un bruit sourd à l'étage.
Immédiatement en alerte, elle pose la main sur la bague Tsépi pour en sortir son épée Wardän, et monte les escaliers en silence. Ça semble venir de la bibliothèque... Non, de la petite chambre en face de son bureau, celle allouée à Calixte... Elle ouvre la porte en trombe, épée en avant, et s'immobilise immédiatement, effarée, en tombant sur son frère de coeur, assis par terre, fenêtre grande ouverte, en train de se frotter le haut du crâne, sur lequel une bosse semble être en train de naître.
« Cal ? Mais c'est quoi ce bordel, t'avais plus tes clés ? Tu t'es bien amoché... viens, on va passer chez Luz pour soigner ça... Qu'est-ce que tu as foutu, je croyais que tu devais arriver plus tard... et par la porte d'entrée ? »
L'épée est rangée, le Damoiseau, relevé. Ne portant pas plus d'attention que cela au reste, Zahria laisse Dhim et Delkhar entrer dans la pièce, à la recherche des familiers de Calixte, sans savoir s'il est venu avec ou non, cette fois-ci. Dans un sourire, elle l'aide à traverser le couloir et descendre les escaliers, pour pénétrer dans le bureau de Luz. Qu'il est bon de le savoir près d'elle, malgré tout.
- J’suis sûre on peut passer par ta fenêtre.
- Certainement. Tu me tiendras au courant.
- Scénaristiquement ça serait un peu approximatif.
- … tout ton roman est approximatif, Apolline.
- Lequel ? Je reconnais que les deux premiers connaissent certainement beaucoup plus d’action que la réalité, mais A.M.I.S. a de très bonnes bases.
- … je n’veux vraiment pas savoir. Et je ne passerai pas par cette fenêtre.
- Veux-tu que je te décrive le concerto pour cornemuses ? Je le trouve très réussi. Même si j’aimerai avoir le point de vue de Zahria. Naëry n’a rien voulu me dire, même si je sais à son regard que j’ai pas dû fabuler la moitié de leurs partitions. Attends, j’vais te trouver le chapitre.
- Non ! Parlescrotumroyal d’accord, j’vais te l’escalader cette fenêtre ! Mais laisse-moi hors de tes… romans.
- … Trop tard. T’as déjà quatre apparitions dans le Cercle de l’Ombre, et une dans l’Etalon des Guerrières.
- Je… comment as-tu pu me faire apparaitre dans l’Etalon des Guerrières ? C’est pas juste le Capitaine et ses Valkyries ?
- Il est possible que Psolie y ait fait un tour. Les fans étaient ravis.
- Les fans… ? Je n’veux vraiment pas savoir. Vraiment, grommela-t-il en fronçant les sourcils et en avisant la façade de la bâtisse.
Il pourrait fusionner le long de celle-ci et s’éviter trop d’efforts, mais il avait l’impression que ça n’était pas vraiment ce que l’âme artificielle avait en tête. Et qu’elle n’hésiterait pas à lui faire recommencer l’opération jusqu’à satisfaction. Sous peine de lui révéler certaines parties de ses écrits érotiques. Et Calixte n’avait rien contre ce genre de livre – il avait après tout lu toute la collection de Lyn Regan – mais il appréciait moins les paragraphes salaces trouvant inspiration de sa propre vie, et de celle de son entourage. Certaines phrases touchaient un peu trop juste. Certaines pensées étaient trop inconfortables. Et malaisantes. Cela ne semblait nullement perturber Apolline qui, d’ailleurs, semblait avoir un certain succès sous son pseudonyme A. Poal. Mais bon. Elle était loin d’être garante du bon goût. Arrêtant finalement sa décision sur un arbre dont les branches se rapprochaient de la fenêtre visée, il se mit en mouvement.
L’affaire fut brève, et même crocheter le verrou de la fenêtre fut relativement rapide. Ce qui aurait pu ne pas être très rassurant, si Calixte n’avait pas dû utiliser ses compétences d’espion pour faire craquer celui-ci. Il n’avait cependant pas prévu que le battant un peu capricieux céderait subitement sous ses efforts, et il bascula la tête la première dans la petite pièce. S’il ne s’était agi de sa chambre, il aurait eu le réflexe de fusionner afin que sa maladresse passât inaperçue. Mais il s’empêtra dans ses pensées, dans ses membres soudainement un peu trop nombreux, dans ses instincts parfois défectueux, et il s’étala lamentablement contre le parquet lustré dans un « ouf ».
- Dix sur dix, avec les félicitations du jury, rit Apolline en se détachant de sa hanche pour sauter sur les draps de son lit.
S’asseyant, Calixte adressa un regard noir à la petite trousse et se massa le cuir chevelu. Avant de voir débouler Zahria, épée en main. Il n’aurait su dire qui d’eux deux était le plus surpris – ou le plus ridicule – et il haussa les sourcils avant d’adresser un grand sourire à son amie. Certaines habitudes, malgré les plaies et les bosses, étaient persistantes.
- Salut Zahria !
Qui lui répondit avec l’agitation, l’inquiétude et l’affection d’une grande sœur. Se laissant remettre debout par la jeune femme, et tirer à travers les couloirs – les escaliers, les pièces – de la demeure, malgré la douleur du sommet de son crâne, il ne put empêcher le sourire de persister sur ses lèvres. Qu’il était bon de passer ses doigts contre ceux de l’Ombre, qu’il était bon de rentrer à la maison.
Ils pénétrèrent dans le bureau de Luz, et s’y installèrent avec l’habitude des lieux. De la propriétaire. La brune dans son rôle maternel, le blond dans son rôle de lutin. La danse des gestes apprivoisés dans la bulle de la tendresse. L’ombre, tout de même, au coin de cette mascarade bien rôdée, des meurtrissures cicatrisant doucement. Pouvait-il les voir, l’œil extérieur : cette hésitation infime, ce doute presque négligeable, au détour d’un mouvement de poignet, de la foulée d’un pas, du souffle d’une phrase ? Certainement celui de Luz. Probablement celui de Naëry et celui de Vrenn. Peut-être même celui de Lichael et celui de Vaelin. Mais les autres ? D’ailleurs, où étaient-elles ces âmes singulières et familières, qui habituellement donnaient sa chaleur à cette demeure ?
- Tout le monde est en mission ou en quête ? demanda-t-il à Zahria alors qu’elle replaçait les affaires de la médecin après avoir pansé ses plaies.
Ils quittèrent finalement le bureau pour rejoindre la cuisine où la Maître-Espion avait été interrompue à l’arrivée fracassante de Calixte. Un ragoût encore fumant trônait sur la table, diffusant d’alléchants arômes dans la pièce, et répondant à son expression séduite, Zahria déposa une assiette devant l’espion.
- Tu vas pouvoir m’en dire davantage sur la soirée, fit-il distraitement en soufflant sur sa fourchette généreusement garnie. J’espère qu’elle sera moins difficile à quitter que celle où est allé Théophan la fois dernière, ajouta-t-il avec un léger sourire en repensant à leur assignation à la Forteresse.
Mais avant que Zahria n’ait pu répondre quoi que ce soit, Dhim et Delkhar déboulèrent dans la cuisine comme s’ils avaient le feu aux fesses. Ou, plus que le feu, l’électricité. Calixte releva sa manche et grimaça lorsqu’il constata qu’il y manquait un petit quelque chose. Petit quelque chose qui se faufila à la suite des deux familiers et que l’espion cueillit au passage. En même temps qu’une décharge.
- Ow ! Vren ! s’exclama-t-il avec exaspération.
Lumière !
- Oui, Dhim est lumineux. Mais c’est pas des manières de se faire des copains, insista-t-il alors que le nourrisson se glissait à nouveau contre son poignet en y plantant doucement ses crocs d’affection relative et d’excitation. C’est Vreneli, indiqua-t-il à Zahria qui affichait un air interloqué. Un teisheba dont j’ai reçu l’œuf il n’y a pas très longtemps. Il n’a pas forcément très bon caractère…
Caractèrecaractèrecaractèrecaractère…
- … mais il suit tout de même les ordres, et semble avoir envie de rester à mes côtés. « Vren » ou « Eli » selon mon humeur et la sienne... Ironiquement ça me permet facilement de pas oublier, par association d’idées.
D’ailleurs… Il leva son regard ambré vers celui irisé de Zahria.
- Tu lui as dit ? A Vrenn.
Ce "Salut" ni innocent, dans le contexte, est le catalyseur du rire de Zahria. Quand elle entraîne Calixte jusqu'au bureau de Luz, elle ne peut s'empêcher de sourire. La présence seule de son frère de coeur suffit à mettre un baume sur son coeur meurtri, et à calmer ses idées noires. Elle le garderait bien contre elle, pour toujours, si elle pouvait. Mais elle a appris à lui laisser de la distance, et finalement, ce n'est que pour mieux le retrouver. Elle grimace quand il demande des nouvelles des autres, cependant.
« Si on veut, oui. Naëry et Carci en vadrouille, en bons aventuriers. Luz et Vrenn sont partis à l'Archipel pour une mission importante, pour la Couronne. On est que tous les deux ce soir, comme au bon vieux temps. »
Surtout, il va vite falloir lui faire oublier de poser plus de questions au sujet de leurs amis, notamment d'un ami en particulier, alors elle l'entraîne vers la cuisine. Ils pourraient s'installer dans la salle à manger, mais elle préfère l'atmosphère tranquille de la petite cuisine, où ils s'installent à table. Mais à peine a-t-elle mis sa cuillère dans le ragoût qu'elle entend à nouveau des bruits, des pas de course cette fois-ci.
Les deux familiers de Zahria font leur entrée fracassante pour se réfugier dans les bras de leur maîtresse, apeurée, au moment où Calixte interpelle un "Vrenn" qui ne devrait pas être là. Les yeux de la maître-espion s'écarquillent et son coeur se met à battre à tout allure alors qu'elle s'imagine devoir faire face à son ancien amant, et peine à comprendre à qui son frère de coeur parle, dans un premier temps.
« Vren... eli ? Tu veux me tuer ? »
Vrenn. Eli. Et pourquoi pas Ruth aussi ? La blague semble de mauvaise augure, mais Calixte amorce déjà la transition vers le sujet qu'il ne fallait pas aborder. Dhim saute par terre, vite suivi par un Delkhar bien trop téméraire pour son jeune âge.
« Reste ici, Delkhar. »
Ici. Pas bouger.
« Oui, pas bouger. Viens goûter le ragoût. »
Elle se saisit d'une feuille de laurier n'ayant pas trop baigné dans le jus de viande et l'offre au petit dragon, qui croque dedans avec délice.
Quoi ça ?
« C'est Vreneli. C'est un copain. Avec Calixte, tu reconnais Calixte, tu l'as déjà vu la dernière fois. »
Copain.
Le dragon s'envole pour aller se poser sur le dos de Dhim, reniflant le nouveau familier de Calixte. Zahria s'attendrit devant ce spectacle animalier, avant de s'apercevoir que le Damoiseau n'a pas bougé, attendant une réponse à sa question. Elle passe une main sur son front en soupirant, puis fait claquer sa langue, par dépit.
« Oui, je lui ai dit. Il ressent pas pareil, évidemment. Mais t'avais raison, j'ai bien fait de lui dire, c'était important. Ça a permis de mettre les choses au clair. »
Calixte semble en attendre plus que ça, vu qu'il ne bouge toujours pas, malgré les familiers qui se remettent à chahuter, mais cette fois-ci un peu plus tranquillement, à l'autre bout de la pièce.
« Si tu te poses la question, oui, c'est en partie pour ça que c'est Luz qui est à l'Archipel avec lui et pas moi. L'autre partie, c'est parce que je devais rester pour la mission de ce soir. Et on ferait bien de manger et se préparer, faut encore que je te briefe. »
Il semble satisfait, puisqu'ils peuvent enfin se mettre à manger. Le ragoût de boucton est à point, et ils prennent leur repas en discutant. Zahria en profite pour lui parler d'Ernest Shafred, le scientifique qui les intéresse pour la soirée. Présumé mort depuis trois ans, il fait ce soir sa grande réapparition, avec la promesse de montrer à ce public exclusif ses récentes découvertes et d'expliquer la raison de sa disparition. Il y aura là le gratin de la noblesse, mais aussi des membres de la Commission, du Conseil de la Guilde et des artisans renommés. C'est une soirée ô combien politique. Une soirée à laquelle ils participent en tant que Théophan et Hemah, invités par une connaissance.
Une soirée au cours de laquelle ils vont probablement rencontrer des membres de la Cabale.
Alors qu'ils montent à l'étage pour se changer, Zahria en vient à la partie la plus importante du brief.
« Le nom de Shafred est lié à la Cabale. Par deux fois, on a entendu parler de lui dans des interrogatoires. Il a collaboré avec le mage fou d'Elina, il y a deux ans, et le chef des Chevaliers Noirs nous a balancé son nom comme étant un proche de leur groupe. On ne sait pas s'il est avec eux, mais en tout cas il y a un lien. L'objectif est tout d'abord de vérifier qu'il s'agit bien du véritable Ernest Shafred, savoir pourquoi et comment il a disparu pendant trois ans en se faisant passer pour mort, et enfin établir ce lien avec la Cabale. Il y aura d'autres membres au cours de la soirée, il ne faut pas qu'on se fasse repérer, mais si on peut obtenir un ou deux noms de plus, ce ne sera pas de trop. »
Ils entrent dans la chambre de Zahria, évidemment en pagaille. Deux robes sont accrochées à un cintre, pendues à la porte de son armoire, et son déguisement magique est posé sur le lit. Divers costumes nobles masculins sont aussi posés en évidence à côté. Sur la petite table près de la fenêtre, le matériel de maquillage a déjà été sorti.
« Si notre couverture est compromise, il faut changer d'apparence au plus vite et disparaître. Theophan et Hemah doivent être suffisamment différents de nous pour qu'on ne puisse pas nous reconnaître en pleine rue. Pour le changement d'apparence, de mon côté, c'est simple, » d¡t-elle en tapotant le Médaillon d'Ovide, « mais c'est plus compliqué pour toi. Du coup je t'ai sorti mon déguisement magique, tu veux essayer ? Ça et un coup de peigne magique, et t'es méconnaissable en moins de dix secondes. Après, je mets pas en doute tes capacités en déguisement, t'es certainement le meilleur dans ce domaine. Mais là on peut pas se permettre la moindre erreur, dans une soirée remplie de membres de la Cabale. »
Et en lui laissant le temps de prendre sa décision, Zahria s'installe à table. Objectif immédiat: obtenir une peau aussi blanche qu'une fleur de jasmin. Ou au moins un entre-deux.
« Tu vas emmener Vreneli ce soir ? Tiens d'ailleurs, ça me fait penser, Moudy est à côté, j'ai ramené le terrarium ce soir. Si tu veux la voir avant de partir. »
S'ils n'étaient pas en train de se préparer pour une mission d'infiltration, ils passeraient presque pour un frère et une soeur en pleine discussion avant une soirée mondaine à laquelle ils ont hâte de participer. Même s'il y a un peu de ça, quelque part. Commençant à appliquer la base de maquillage, tout en faisant une place à Calixte pour qu'il puisse se saisir du matériel lui-même, Zahria lui sourit.
« Tu en es où, de ton côté, niveau coeur ? Ça va mieux ? »
Avant la mort de Ruth, Calixte a eu une peine de coeur. Il n'a jamais expliqué à Zahria de qui il s'agissait, lui laissant s'imaginer qu'elle devait connaître la personne qui l'a mis dans cet état-là, et il est vrai qu'après le drame, ils n'ont pas eu l'occasion d'en reparler. Cela commence à dater maintenant, peut-être que le timide blond a rencontré quelqu'un d'autre, que son coeur d'artichaut a à nouveau été brisé ? Ou alors a-t-il eu suffisamment, émotionnellement, avec la déception qu'elle lui a fait subir ?
Elle se pince les lèvres, l'observant à la dérobée. Il ne laisse rien paraître, et leur réconciliation les a amené vers un nouveau terrain, une nouvelle dynamique. Mais la blessure est toujours présente, et ils ne peuvent pas complètement faire semblant. Ils ont effectivement tout du frère et de la soeur se préparant pour la soirée, les non-dits et les rancoeurs mises de côtés sans être effacées. La résilience est un art subtil et lent, et avant de tisser d'or les cicatrices du vase brisé, encore faut-il le polir et le consolider...
Doucement.
Faire comme moi vouloir.
Tu fais ce que tu veux, doucement. Sans attaquer.
Hmf.
Pour tout son mauvais caractère, Vreneli n’en restait pas moins étonnamment obéissant, et il se mit à voleter autour des deux autres familiers avec une curiosité froide mais calme. Replongeant sa fourchette dans le ragoût, le coursier reposa son regard sur la silhouette de Zahria, dans l’attente d’une réponse à sa question. Qui vint accompagnée d’un soupir.
Et, apparemment, il y avait là plus complexe qu’un simple « oui » ou « non ». Était-ce vraiment étonnant ? Vu la cible de ses sentiments. L’enlacement de leurs relations personnelles et professionnelles. Le contexte de leur première intimité. Était-ce là la raison pour laquelle c’était Luz qui était partie avec Vrenn à l’Archipel ? Était-ce là la raison pour laquelle c’était lui qui accompagnait l’Ombre à la soirée ? Et Zahria, qui n’avait jamais – ou principalement – connu que la liberté des liaisons, soudainement en proie à ses propres sentiments, où se trouvait-elle dans l’unilatéralité de ceux-ci ? Acquiesçant finalement à la suite des propos de sa sœur de cœur, il la laissa dévier sur le sujet de leur mission.
Le repas terminé, leurs familiers partis quelque part s’amuser, les deux espions gagnèrent la chambre de Zahria pour se préparer. Et, bien qu’habitué, Calixte ne put s’empêcher de sourire au bordel de la pièce. Organisée sans son désordre, la jeune femme avisa tout de suite ce qui l’intéressait alors que le regard du coursier s’arrêtait sur tous les détails incongrus de la chambre. Des costumes, des armes, des potions, de la nourriture, des tasses de café vides, des journaux… et était-ce là la noix du Nicolas qu’il lui avait offerte pour la nouvelle année sous un calepin écorné ? Il s’avança près de la petite table jouxtant la fenêtre, et ses doigts tracèrent avec trépidation le matériel de maquillage. Il avait peu eu l’occasion dernièrement de jouer de déguisements élaborés. Et peut-être que, jusque-là, il avait aussi eu besoin de se recentrer sur Calixte, uniquement Calixte. Mais maintenant que le gros de la tempête était passé, il y avait une anticipation toute savoureuse à se laisser remporter par la mascarade des masques, l’étendue des possibles.
- Cool ! fit-il avec un grand sourire en appréhendant le déguisement magique de Zahria.
Il était vrai qu’en dépit de son aisance pour changer de visage, rien ne valait la rapidité des objets magiques. Un jour il irait faire le tour des boutiques – et de ses cristaux restants – pour mettre la main sur un outil similaire. Enfilant le déguisement magique, il se plaça devant le miroir et s’amusa à en activer le mécanisme. Il avait déjà vu le Sbire utiliser pareil subterfuge, mais il se garda bien d’en faire le commentaire. Ça ne leur apporterait rien, et il n’était pas certain que Zahria eut très envie qu’il lui rappelât constamment l’existence de celui-ci – si Vreneli ne suffisait pas –. Tournant sur lui-même dans l’imitation d’une armure régalienne, il faillit se prendre les pieds dans un parapluie alors que son regard se posait sur une Ombre subitement fort claire.
- Vreneli ? Oui, je pense. Il est moins téméraire que ce qu’il aime faire croire, et ça lui fera un bon entraînement. Sauf si tu penses que ça ne serait pas judicieux ?
Se défaisant du déguisement magique, il avisa les costumes masculins posés sur le lit et, après une légère hésitation, il choisit celui qui lui parut le plus approprié. Malgré son coup de pouce vestimentaire, mieux valait avoir un habit adéquat dessous plutôt que son uniforme de garde. Sans gêne, il retira ses affaires pour pouvoir enfiler celles de Théophan.
- Oh. Oui, oui, je passerai lui faire un petit coucou. Tu comptes le laisser ici ou c’est exceptionnel ?
Le terrarium à glooby était sympathique, mais Calixte trouvait qu’il apportait surtout une touche de vie et de couleur au quartier général des espions. Assurément, la colocation Luzah ne manquait ni de l’un ni de l’autre. Et puis, même s’ils étaient dépourvus de moyen de communication, il était plaisant de savoir qu’ils gardaient tout de même un œil sur leur repère. Même si cela n’avait nullement empêché le meurtre de Ruth. Il finit distraitement d’ajuster son costume avant de s’assoir à côté de Zahria devant ce qui servait de coiffeuse. Examinant le matériel de maquillage, il se remémora les dernières tendances du Grand Port, ville d’où venait Théophan, et se saisit d’un flacon de vernis bleu marine.
- Heum, fit-il intelligemment après quelques secondes en regardant le pinceau faire un raté et repeindre tout son pouce.
Reposant sagement le vernis, il avisa un coton pour nettoyer son léger écart au questionnement de Zahria. Où en était-il, niveau cœur ? Bonne question. Qu’en avait-il dit, déjà, à celle qui considérait comme sa sœur ? Bien plus, oh bien davantage, qu’à sa propre famille, qu’à ses autres amis. Mais tout de même pas grand-chose, s’il se souvenait bien. Ses émois avaient été enfouis sous l’embarras et la culpabilité, puis sous la tristesse et la colère. Et finalement, depuis le meurtre de Ruth, du sang avait coulé sous les ponts, chassant l’anesthésie protectrice dans laquelle il s’était lové en quittant la Capitale, pour laisser remonter quelques bribes de ce qui avait été. A quel point ?
- Regarde ce que tu me fais faire, à questionner mon pauvre petit cœur, accusa-t-il son Ombre, faussement agacé, en agitant devant elle son doigt tout bleu avant de se mettre à le nettoyer efficacement. Ça va mieux, poursuivit-il en haussant les épaules. Et ça ira encore mieux, avec soit de l’amour, soit du temps – mais beaucoup de temps, ajouta-t-il avec un léger sourire songeur.
Cela faisait quoi, quatre lunes depuis la quête à l’Arbre Sacré ? Quasiment trois depuis le meurtre de Ruth ? Et quoi de plus efficace qu’un décès pour faire table rase ? Quasi rase. Il récupéra le pinceau du vernis et reprit son affaire avec plus de concentration. Et s’il attendit que Zahria approcha le rouge de ses lèvres pour reprendre, c’était de bonne guerre.
- Naëry, fit-il simplement en regardant la main dévier légèrement de sa trajectoire.
Pas autant que ce qu’il aurait pensé. Adressant un regard innocent à sa sœur de cœur sachant qu’elle voyait tout à fait au travers, il songea qu’elle devait avoir eu des doutes pour ne pas avoir pressé davantage l’affaire jusque-là.
- Je crois que le fil conducteur de notre relation est le mélodrame, poursuivit-il en soufflant sur ses ongles bleutés. Pas qu’il ait fait quelque chose de mal, hein, ajouta-t-il précipitamment se rendant compte que ses propos incomplets pouvaient laisser un champ très large d’interprétation. Ce n’est que moi qui ait développé des sentiments inappropriés. Dont il est au courant. Et il ne s’est rien passé et il ne se passera rien, hein. Pour plein de raisons… Et puis Luz !
- Cal, respire.
Bon, il s’était peut-être un peu plus emballé que prévu dans ses explications. Mais à sa décharge, il n’avait pas tellement envisagé ce genre de conversation lorsque sa Maître-Espion l’avait convoqué pour une mission. Même s’il devait avouer que ça lui avait manqué de se confier à son Ombre. De pouvoir évoquer librement le meilleur comme le pire de leur vie. Souriant à cette pensée malgré la pointe chagrine se réveillant en lui – et donc c’était là qu’en était son cœur – il se pencha contre le flanc de Zahria dans un simili d’embrassade avant de reprendre sa position initiale et saisir une palette de maquillage.
- Tu as manqué un râteau épique Zaza ! J’aurai pensé qu’il était visible d’où t’étais vu sa grandeur.
Instinctivement, Calixte lança la première chose que ses doigts libres trouvèrent – une brosse donc – sur Apolline qui l’esquiva dans un rire.
- J’ai un concerto à trois voix à te faire relire. Sauf si tu préfères attendre d’être moins pâle pour te lancer dans un peu de lecture.
Coincé dans le maquillage de son visage, le coursier réprima l’envie de fracasser son crâne contre la table comme de prendre sa tête entre ses mains, et poursuivit son affaire en soupirant. Vivement la soirée !
La petite boule de coton imbibée de blanc continue à faire des allers et retours entre la boîte de maquillage et le visage d'une Zahria en pleine transformation, alors qu'elle surveille du coin de l'oeil les faits et gestes de son ami qui essaye son déguisement magique. S'il n'en parle pas, elle ne peut s'empêcher, de son côté, de penser à Vrenn, qui lui a fait découvrir ce genre d'objet magique, au point qu'elle se mette en tête d'en trouver un quoi qu'il lui en coûte. L'homme qui se fait oublier a bien grand mal à disparaître des souvenirs de la seule personne qui rêverait de l'effacer de sa mémoire. Elle tapote distraitement la peau de ses bras avec le coton blanc, à l'endroit où est apposée la marque qui l'a immunisée au pouvoir de Vrenn. Si seulement elle ne l'avait pas fait rentrer dans sa vie...
Les questions de Calixte la ramènent à l'instant présent, et Zahria se ressaisit. Ce n'est pas le moment pour s'apitoyer, et ils ont d'autres chats à fouetter. Ou d'autres familiers. Elle lui sourit dans le miroir, confiante.
« C'est toi qui voit, pour Vreneli. Si tu estimes qu'il est prêt et qu'il ne te grillera pas - ou ta couverture - tu as ma bénédiction. Je ne prends pas Dhim ni Delkhar, personnellement. Je leur fais entièrement confiance, mais leur seule présence risquerait de me faire découvrir, ils savent quel genre de familier j'ai. Il y a peu de chances que ce soit le cas pour Vreneli, si tu viens de l'acquérir. Et tu es moins surveillé que moi. »
Elle reprend ensuite avec application le blanchiment de sa peau, sortant un petit liquide visant à fixer toute cette poudre pour la soirée. Les lèvres d'Hemah réapparaissent sous un rouge pâle, et ses yeux changent légèrement de forme avec l'aide d'un petit crayon noir.
« Les gloobies ? Non, je préfère les laisser au bureau, en général, ils sont bien là-bas. Et puis ils tiennent compagnie à celui de Vae... il dépérit depuis sa disparition. Mais bon, comme Moudy m'a entendu dire que tu venais, elle ne tenait plus en place, je les ai ramenés pour ce soir. Tu lui manques, je crois. »
Ces derniers mots sont prononcés avec un fébrile changement dans la voix, qu'elle reprend tout de suite d'un raclement de gorge, pour masquer sa fragilité d'une seconde d'une fausse quinte de toux. Oui, il n'y a pas qu'à Moudy que Calixte manque, mais elle n'a aucune intention de s'attarder là-dessus. Il le sait, le regard qu'il lui lance est suffisant pour qu'ils se comprennent. Et puis quand il s'assoit à côté et qu'elle le questionne sur sa peine de coeur, elle ne peut s'empêcher de rire naïvement face à sa maladresse, avant de manquer de s'étouffer quand le nom de Naëry est prononcé.
« Oh merde ! »
Pour tout ce que ça implique. Le Lynx de la Flamme a-t-il partagé ses sentiments ? Luz est-elle au courant ? Depuis quand est-ce que Calixte a-t-il été en proie à ces émotions ? Avant, ou après qu'elle-même ne soit invitée dans leur intimité... ? Elle parvient à étirer un petit rictus quand il parle de mélodrame, et ne peut s'empêcher d'acquiescer. Certains diraient même que l'on est dans l'un de ces feuilletons à l'eau de rose que vendent sur des parchemins rapiécés les enfants sur les quais pour un ou deux cristaux, et dont raffolent les mégères de la Capitale. Oh bah tiens, cette réflexion fait justement apparaître Apolline, comme par hasard.
Zahria pose une main bienveillante sur l'épaule de Calixte, et son sourire maternel revient, quand elle constate à son tour le trouble de son frère.
« Je comprends mieux. »
La distance, le silence, la fuite. Elle y était pour beaucoup, la Cabale et la mort de Ruth aussi, mais il n'y avait visiblement pas que ça. Inutile de revenir sur le sujet, et puis Apolline s'emballe, faisant rire franchement la blanche Zahria. Il faut avouer que face à la timide apparence de Calixte, la trousse du Vieux change drastiquement la donne. Si elle l'a toujours connue vulgaire et bien trop bavarde, elle lui trouve pourtant un côté bien plus sympathique depuis qu'elle se balade aux côtés du Damoiseau, l'attachement qu'elle semble avoir acquis pour le blondinet la rendant plus... humaine ? Il faut dire, quand elle n'était qu'un outil pour le Vieux, elle était rattachée à l'image de la secrétaire acariâtre et désagréable de ce personnage tout aussi acariâtre et désagréable. Certainement que le maître déteint toujours un peu sur son âme artificielle...
Et puis, cette perspicacité ! Zahria fait semblant de ne pas comprendre à quoi elle fait référence en parlant de ce concerto à trois voix, mais après la réflexion qu'elle vient de se faire, elle ne peut s'empêcher de se demander si Apolline est au courant, ou si c'est un complet quiproquo. Le biais cognitif qui lui a permis de se dire qu'elle parlait de sa nuit de folie avec Luz et Naëry est vite balayé quand l'ancienne métisse se lève pour se diriger d'un pas léger vers la table de chevet.
« A ce propos, Apolline... Attends... Où est-ce que je l'ai foutu... Non, pas ça... Merde, je l'avais rangé là ! Je ne l'aurais pas prêté à Luz ? Si, mais elle me l'a rendu, il me semble... Où est-il... Deux secondes, s'il vous plaît, je vais m'y retrouver... »
Deux secondes, plus deux secondes, plus toutes celles qu'il lui faut pour trouver un semblant d'organisation dans cet énorme bordel que constitue sa chambre, Zahria parvient à tirer un petit livre à la couverture extrêmement suggestive de sous le chevet où elle avait commencé à chercher. Le lit est maintenant maculé de feuilles volantes et documents plus ou moins confidentiels qu'elle s'empresse de ranger en bordel dans le tiroir du chevet, tout en assurant qu'il n'y a là rien qui craigne, puis pose sur la table de maquillage son exemplaire un peu écorné de l'Etalon des Guerrières.
« Me ferais-tu l'honneur de le signer ? Je n'ai pas de scribouilleuse sous la main, mais je crois savoir que tu as la tienne, maintenant... Je l'ai dévoré. Deux fois. Luz aussi. On a hâte que tu sortes la suite, c'est tout de même autre chose que les feuilles de chou des quais... »
Face au regard fuyant de Calixte, Zahria ne peut s'empêcher d'éclater de rire, et d'en rajouter une couche. Cette ambiance bon enfant lui a tellement manqué...
Il fait nuit, mais tout brille autour d'eux, quand Hemah et Théophan font leur entrée dans le grand manoir, la main de la première délicatement posée sur le bras du second. Galant, le cavalier de la jeune noble l'aide à franchir les quelques marches qui les séparent du vestibule où on les débarrasse de leurs affaires. Aucune arme sur eux, les deux nobles rentrent dans aucun souci après avoir donné leurs noms, et les voilà lancés dans la grande arène.
C'est presque aussi luxueux que le palais le soir du festival du Solstice. Plusieurs pièces et salons de diverses tailles sont accessibles pour les invités, avec l'énorme salle de réception au centre du manoir, où joue un orchestre de chambre d'une quinzaine de musiciens. Quelques couples virevoltent sur une piste de danse d'une taille à faire pâlir dame Thylone et sa légendaire piste à la Forteresse pouvant accueillir jusqu'à vingt couples sans qu'un pas maladroit ne viennent entraver leurs mouvements, mais la majorité des gens sont regroupés par petits groupes, une flûte dans les mains, à discuter et échanger sur l'actualité. Et, cela se sent, tout le monde est dans l'expectation. La soirée n'est qu'à ses prémisses, et tous attendent l'apparition de Shafred avec excitation, en jetant des petits regards curieux sur l'étrange machine recouverte d'un tissu, posée sur une estrade près de l'orchestre...
Zahria fait un signe presque imperceptible à Calixte en direction de la dite machine, et la piste de danse toute proche, qui pourrait leur donner une vue d'ensemble sur la soirée, ses membres, et les surprises qui pourraient les attendre pour la suite... Théophan aura-t-il le cran d'inviter à danser sa cavalière, se demande-t-elle avec un petit sourire alors que l'oeil bleu glacial d'un homme borgne de haute stature, à l'épaisse chevelure et barbe blanche, capte son regard l'espace d'un instant, avant qu'il ne se retourne vers ses camarades. La cicatrice sur son oeil gauche est laissée apparente, mais plutôt que d'attirer chez lui la pitié ou le dégoût, elle semble lui donner encore plus de charisme, si cela pouvait s'avérer possible. L'homme est pourvu d'une telle aura, que même Zahria avec sa confiance démesurée se sent tout à coup écrasée sous le poids d'un roc, pendant cette furtive seconde où il la dévisage. Où l'a-t-elle déjà vu ?
Ils s’avancèrent davantage au cœur des mondanités, glissant entre lumières et ombres, dans le clair-obscur des festivités, et Zahria lui indiqua l’objet d’intérêt de la soirée. Ou, tout du moins, sa silhouette voilée. Le regard de Theophan, appréciant les quelques couples évoluant sur la piste de danse, poursuivit sa quête jusqu’à la machine qui devait être présentée plus tard. Par un homme certainement en lien avec la Cabale. Un homme qui avait tout l’intérêt des espions. De par son affiliation probable à l’organisation, mais aussi de par son lien récurrent dans des affaires ayant impliqué feu Elina von Andrasil. L’ambre des yeux de Calixte trouva à nouveau l’irisé des prunelles de Zahria, et le coursier se demanda si dans leur mission actuelle ne débordait-il pas un peu d’intérêt personnel. Mais en même temps, au statut de Maître-Espion, à ce degré de connaissances du royaume et de ses sujets, n’y avait-il pas toujours quelque chose de l’ordre de l’intime aux pertes inhérentes à cette position, et de fait aux participations à ces missions délicates ?
Son attention toute à sa partenaire, il ne manqua pas son hésitation fugace. Suivant la ligne de son regard, il ne trouva cependant pas de raison évidente à son moment de flottement. Se saisissant finalement de l’occasion pour prendre sa main dans la sienne, il se réappropria son attention.
- M’accorderiez-vous cette danse, dame Saubannes ? proposa-t-il alors que l’orchestre se lançait dans un air entêtant.
Leurs pas trouvèrent le parquet verni de la piste de danse, et leurs pieds le rythme de chorégraphies maintes fois répétées. C’était là l’occasion de profiter un peu de ce moment, à la fois tout à eux mais aussi complètement à leur rôle respectif, pour savourer la présence parfois trop ténue d’un être cher, comme de commencer leurs investigations. Un enchaînement les fit passer près de quelques groupes d’âge mûr où les conversations n’avaient pas l’air de contenir tellement plus que les derniers ragots de la Capitale, un mouvement en circonvolution leur apprit qu’un jeune groupe d’amis s’intéressait davantage au potentiel scandaleusement innovant ou luxurieux des découvertes de la soirée, une série de pas chassés les approcha de quelques demoiselles médisant sur les faux pas vestimentaires des autres convives, et finalement un couple de temps sautillé les amena à proximité d’un rassemblement un peu plus dense d’où le brouhaha des conversations ne révélait rien. Déçu des malheureuses bribes perçues lors de leurs pirouettes, mais la curiosité en exergue et réellement ravi d’avoir entre ses bras son amie et mentore, Calixte ne se fit pas prier lorsque la musique suivante se proposa d’emporter à nouveau leurs pas, ni lorsque le couple arrêté à leurs côtés les invita à changer de partenaire.
Ce ne fut que lorsque sa senestre, amenant la main de Zahria à celle de son nouveau cavalier, rencontra le bras robuste et que son regard remonta celui-ci pour rencontrer les contours familiers d’un visage cinquantenaire, que Théophan marqua un léger temps de pause. Maître Shirin, toujours tiré à quatre épingles, l’attitude altière et impassible en dépit de la lueur de reconnaissance dans ses prunelles attentives. Abandonnant sa Maître-Espion à ses propres moyens – et comme ils étaient loin d’être minces il n’y eut aucun doute supplémentaire dans le geste de Calixte – le coursier récupéra sa propre partenaire de deux fois son âge, et dans un sourire affable les guida pour de nouvelles circonvolutions. Dame Diabi à son bras, et précédemment donc à celui de Maître Shirin, se montra compagnie agréable pour la danse comme pour la conversation, mais malheureusement pas aussi éclairante sur la situation que ce que l’espion aurait souhaité. Lorsque le rythme des instruments de musique s’alanguit à nouveau, laissant présager une nouvelle transition, Théophan invita sa cavalière à faire une pause pour se désaltérer, et ils s’écartèrent doucement de la piste où les danseurs poursuivaient leur évolution.
- Notre dernière entrevue a été relativement animée, répondit le nobliau à dame Diabi en lui tendant une flûte de vin de lucols. Et je dois avouer que malgré la grâcieuse invitation de Maître Shirin au terme de ces péripéties, je n’étais pas certain de ma légitimité à y revenir.
- Mon jeune ami, sourit son interlocutrice avec sympathie. Vous devriez à présent savoir que Maître Shirin n’est pas homme à couper le cheveu en quatre. S’il n’avait souhaité vous revoir au sein de son établissement, soyez assuré que vous n’auriez eu aucune incertitude à ce sujet.
- Vous semblez bien le connaître, tenta Calixte en adressant un bref regard dans la direction des silhouettes de sa Maître-Espion et de l’homme en question, toujours à son bras.
- Probablement autant qu’une femme le puisse, répondit avec amusement dame Diabi. Probablement seulement autant qu’un homme de sa trempe ne le permette. Et vous, Théophan, de quel ordre est donc votre liaison avec cette ravissante jeune femme ?
Prenant soin de ne pas consommer trop vite la boisson alcoolisée entre ses mains, l’espion jeta un dernier regard à sa mentore, puis entraîna son interlocutrice plus loin afin de poursuivre leur échange tout en déambulant à travers les différents salons. Peut-être finirait-il par en apprendre davantage de sa bouche, ou de celle des invités qu’ils croiseraient. Car en dépit de l’intérêt plutôt complaisant de Maître Shirin en leur faveur, ils n’avaient pour le moment pas mis le doigt sur grand-chose d’intéressant.
- Résultat des dés:
- Dé oui/non : informations intéressantes sur la soirée -> non
Dé 6 : Shirin : 1-2 les remarque et les reconnait positivement, 3-4 les remarque mais ne les remet pas, 5-6 les remarque négativement à cause d’une maladresse -> 2 : les remarque et les reconnait positivement
Cela semble faire une éternité, des lunes que je suis dans les bras de Maître Shirin. Si longtemps même, que ma narration a eu le temps de s'intérioriser, comme si je ne voyais plus les choses avec distance. Pourtant ce n'était que quelques secondes plus tôt, que je tournoyais dans les bras de Calixte, à la recherche de la moindre bribe d'indice. Shirin n'a pas grand chose à me raconter, à part répéter les événements de cette soirée folle passée à son manoir. Après notre intervention, il a été arrêté par la garde, et tout son trafic démantelé, puis remis en liberté quelques lunes plus tard sans que le Maître-Espion ait son mot à dire. Les espions que j'ai posté dans son entourage ont été incapables de le relier à nouveau à la Cabale, comme s'il n'en avait jamais fait partie. Et le voilà à discuter tranquillement, comme si l'entrevue tendue du bureau était oubliée, comme s'il ne savait pas que notre irruption dans son tripot était à l'origine de son arrestation. Comme si notre mensonge et les manigances de dame Thylone avaient fonctionné...
Est-ce qu'on a des techniques de lavage de cerveau que je connaissais pas, à la Garde ? C'est pour ça qu'on l'a laissé sortir ? Parce qu'on a réussi à le reconditionner, à lui faire oublier ? Je suis sceptique. Il y a une ombre dans son sourire qui me dit que tout ceci va bientôt trouver une explication, bien moins sympathique que ces histoires de lavage de cerveau. Je sens le regard de Calixte sur notre couple, inquiet, probablement.
« Je suis ravi que vous soyez restés amis, avec ce cher Théophan.
- Oh, oui, on s'est revus quelques fois...
- Et que tout ce malentendu sur le vol soit levé.
- Moi de même, j'espère que vous avez réussi à attraper ce voleur...
- Jamais, mais tout ce qui compte, c'est ce soir. Hemah, je peux vous poser une question ?
- Avec plaisir.
- Etes-vous prête pour ce qui vous attend ce soir ? »
Son sourire est énigmatique, impossible à déchiffrer en cet instant. Je lui réponds moi-même par un sourire radieux, confiant, comme si je savais parfaitement ce que je fais. Je suis là pour une raison assez simple, après tout: prouver que Shafred est lié à la Cabale, et découvrir ce qu'il manigance. La présence de Maître Shirin à cette soirée est déjà un bon indicateur. Nous savions après tout que c'était une soirée où l'on risquait de rencontrer plusieurs membres de la Cabale, ce n'est pas ça qui va nous stopper. Je ne sais pas à quel point Shirin est toujours impliqué dans leurs affaires, et a suffisamment d'influence pour avoir des renseignements, mais s'il est toujours avec eux, il doit savoir qui je suis, réellement. Dans ce cas-là, il est certainement en train de jouer avec moi, de tester mes limites.
« J'ai hâte de voir ce que nous réserve la soirée. »
Il acquiesce, toujours avec son sourire énigmatique, et je sens son regard dériver vers quelqu'un un peu plus loin dans la salle. Alors qu'il me fait tournoyer, je vois la personne à qui s'adressait ce regard, et je reconnais l'homme au cache-oeil que j'ai remarqué en entrant dans la pièce. Son oeil valide est fixé sur nous et son bleu glacial me transperce comme une flèche de givre. Il lève son verre vers nous, je le salue d'un hochement de tête avant de retrouver le regard de Shirin, qui n'a rien raté de cet échange.
« Quelle chance, d'être remarquée et saluée par le maître de maison. On dit qu'il choisit ses amis avec diligence.
- C'est lui, l'organisateur de cette soirée ?
- Tout à fait. Hershell Nilsen en personne. Un homme d'une toute autre classe, n'est-ce pas ?
- Il est... »
Fascinant ? Intrigant ? Comme un aimant en cet instant ?
« Ne cherchez pas vos mots, dame Saubannes, il fait cet effet à toutes les femmes. Et certains hommes. »
Serait-ce une lueur de luxure que je lis dans les yeux de Maître Shirin en cet instant ? Elle disparaît aussi vite qu'elle est apparue, et je pose à nouveau mon regard sur Nilsen. En pleine discussion avec un groupe d'invités, je remarque presque à contre-coeur qu'il se fait plus attention à nous. Avec ses cheveux grisonnants et ses rides, il doit facilement avoir l'âge de Höls, voire même un peu plus. Bon sang, il pourrait être mon père, quelle est donc cette attirance que je ressens pour lui ? Pourtant je me connais. Je sais parfaitement qu'il ne s'agit pas de ce que Shirin prétend. Mes instincts primaires ont beau être très développés, ce n'est pas une attirance sexuelle. C'est quelque chose d'autre. D'aussi viscéral et instinctif, ceci dit. La conviction de tenir là une pièce importante de l'immense puzzle qu'est la Cabale.
La musique touche à sa fin, et Shirin me fait tournoyer une dernière fois avant de me lâcher et me saluer d'une révérence parfaite. J'en fais de même, je ne sais pas pourquoi à cet instant j'ai le souvenir de mes entraînements au manoir, je me revois exécuter encore et encore cette révérence avec Undril. Contrairement à Calixte ou Xylia qui sont nés dedans, le rôle de noble a été très compliqué à assimiler pour moi, et elle me reprenait sans cesse, insistant sur le fait que je devais savoir passer pour n'importe qui, n'importe où. Tout ce qui m'intéressait, à cette époque, c'était de m'introduire dans son bureau pour chercher des informations sur mes parents biologiques. Heureusement qu'elle était d'une patience à toute épreuve avec moi. Rien à voir avec le Vieux qui lui a succédé. J'aurais aimé que Calixte la connaisse. Quoi que je préfère largement qu'il me compare au Vieux. S'il doit déjà se dire que je suis incompétente, s'il avait connu Undril il n'aurait clairement plus aucun respect pour moi.
Alors que je regarde Shirin s'éloigner et que je me rapproche de mon frère, je le trouve en pleine discussion avec dame Diabi, qui prend immédiatement congé en lui souriant un peu trop pour que ça ne cache pas quelque chose.
« Laisse moi deviner, la commère veut savoir si Théophan et Hemah se font la cour ? »
Histoire de lui donner de quoi discuter avec ses amies à son prochain goûter mondain, je m'accroche au bras de Calixte en lui jetant un regard langoureux, avant de l'entraîner dans un coin un peu plus calme, d'où je lui parle en souriant, sur le ton de la confession, comme si nous étions en train de fleurter.
« J'ai pas appris grand chose avec Shirin, mais sa présence est un bon indicateur que nous sommes sur la bonne piste, je crois. Toujours aucune trace de Shafred, il doit soigner son entrée. Par contre j'ai appris que l'homme au cache-oeil est Hershell Nilsen, on est chez lui et c'est lui qui organise. Il doit certainement avoir un lien avec la eux, j'en ai l'intime conviction. »
Je ne vais pas lui expliquer en cet instant à quel point mon intuition est viscérale, mais il doit le lire dans mon regard décidé.
« Il faut que j'arrive à obtenir une introduction auprès de lui. Et on doit toujours trouver ce qui se cache sous le drap, je n'ai pas spécialement envie de laisser Shafred nous faire une démonstration d'une machine à tuer devant toute cette foule tout à l'heure. Oh, putain, merde... »
Pas très digne d'une jeune femme de bonne famille, mais c'est la réaction légitime face aux lumières qui s'éteignent, au départ de l'orchestre, et à l'apparition du fameux Nilsen, accompagné d'un deuxième homme à la chevelure d'ébène et au regard profondément noir qui semble scruter l'assemblée, sur l'estrade, près de la machine voilée. Il est maintenant trop tard pour découvrir ce que celle-ci cache, apparemment. Nilsen s'éclaircit la gorge, et c'est d'une voix au ton grave et puissant qu'il prend la parole, emportant l'assemblée silencieuse déjà pendue à ses lèvres dans son charisme.
« Mesdames, messieurs, mes amis, j'espère que vous passez tous une agréable soirée. Je vous prie de m'excuser pour cette interruption... »
Aucun son dans l'assemblée, tout le monde est très attentif. Très clairement, c'est ce qu'ils attendaient tous, et son excuse devrait plutôt être de les avoir fait attendre jusqu'à maintenant.
« ... mais je tenais à vous présenter mon cher ami, Ernest Shafred, et l'objet de ses recherches de ces dernières années. »
On y vient. La tension est à son comble. Hershell Nilsen s'avance vers la machine, attrape le drap avec deux doigts fin, alors que derrière lui, Shafred affiche le sourire de l'homme qui voit une vie de travail toucher à son but. L'oeil unique de Nilsen vient me trouver dans la foule, malgré l'obscurité, et j'ai l'impression que c'est à moi et à moi seule qu'il s'adresse, lorsqu'il relève enfin la drap d'un mouvement sec.
« Je vous présente l'extracteur de magie. »
Ça pourrait passer pour un simple fauteuil, vu d'ici. Si l'on ne remarquait pas les fioles et les câbles qui s'en détachent pour aller alimenter un réservoir à l'arrière. Il me semble avoir déjà vu quelque chose de la sorte. Dans le lieu où se trouvent actuellement Luz et Vrenn. Au Conservatoire. Même si là-bas, cela servait surtout à calmer temporairement la magie des patients. Ce fauteuil-là a une allure bien plus funeste. Shafred s'avance alors, et s'ensuit une explication pseudo-scientifique, un peu difficile à suivre, et cousue de fil doré pour enjoliver le tout. Mais entre les lignes, il n'est pas compliqué de comprendre le but de cette machine: aspirer la magie d'une personne pour la contenir dans le réservoir et s'en servir à d'autres usages plus... explosifs. C'est autant une machine de torture qu'une arme de destruction massive. Un regard vers Calixte, et je crois voir la même chose dans ses yeux que ce qu'il se passe dans ma tête: il faut la détruire et mettre fin aux activités de Shafred.
Notre travail ne fait que commencer, ce soir.
- On sait de quel bord il est ? demanda-t-il presqu’innocemment.
Car après tout, il était plus aisé d’obtenir l’attention de quelqu’un lorsqu’on faisait déjà partie de la gente qu’il appréciait. Calixte n’avait pas besoin d’interroger davantage Zahria sur son intuition, car il avait déjà toute confiance en celle-ci, et réfléchissait donc à leurs prochains mouvements. Par ailleurs, au vu des éléments de leur enquête, il aurait été étonnant que l’hôte de la soirée fut tout à fait étranger aux agissements de la Cabale, même s’il pouvait ne pas avoir pleinement conscience de l’étendue de l’emprise de l’organisation. Le cheminement de ses pensées fut cependant rapidement interrompu par le changement d’ambiance et les jurons peu distingués de Hemah. Admonestant sa collègue du regard scandalisé de Théophan, le soldat tourna ensuite celui-ci vers l’estrade où la machine voilée, et Nilsen, étaient savamment mis en avant. Les lumières tamisées avaient plongé le reste de la salle dans une sage contemplation, laissant l’homme profiter des projecteurs et de la pleine attention de ses convives. Il semblait que, finalement, les deux espions ne parviendraient pas à soustraire l’engin à la foule avant que celui-ci ne lui fut présenté.
Au moins, il ne leur fallut pas plus longtemps pour trouver Ernest Shafred, le scientifique aux expériences douteuses et aux travaux certainement liés à la Cabale, car celui-ci rejoignit bientôt le devant de la scène pour leur présenter d’une voix passionnée les détails de cet « extracteur de magie ». Si un silence religieux accueillit initialement l’introduction de sa construction, le développement de ses explications favorisa la reprise et la montée d’une rumeur enthousiaste à travers la pièce. Comme les papillons attirés par les lueurs d’un flambeau, les invités se rapprochèrent de l’estrade, et tenant toujours Hemah sous son bras, Théophan ne résista pas à l’envie de les imiter. Shafred, visiblement aussi talentueux orateur qu’inventeur – en dépit de son immoralité certaine – ne les perdit qu’un temps dans les méandres scientifico-magiques de sa création avant d’en vanter rapidement les diverses applications, à grosses doses d’exemples intelligemment élaborés pour émoustiller l’imaginaire de son auditoire. Les murmures alentours se firent bientôt de plus en plus excités, et une certaine effervescence emplit la pièce. Comme il brandissait finalement trois fioles différentes, scintillant d’étranges substances en leur sein, et qu’il assurait avoir recueilli là certains pouvoirs par le biais de l’extracteur, les premières exclamations des convives brisèrent tout à fait le semblant de calme qu’il était resté.
Un mouvement de foule amena davantage de monde au pied de la scène, comme une nuée d’abeilles rejoignant la ruche, et Calixte hésita un instant. S’il était aussi curieux que les autres de ces flacons remplis de magie, il ne tenait pas à finir écrasé entre l’opulente poitrine barricadée de pierres précieuses et l’imposante bedaine au velours tendu que leur voisinage immédiat proposait. Cherchant une ouverture où se frayer un chemin dans la marée d’âmes endimanchées, les deux espions durent cependant se faire à l’idée de conserver une prudente distance ou risquer de perdre leur vision globale des évènements en se mêlant complètement aux autres. Ils n’étaient d’ailleurs pas les seuls à observer une retenue circonspecte, d’autres petits groupes les imitant avec réserve. L’éclat des fioles se perdit derrière les silhouettes de satin et de perles, mais le timbre claironnant de Shafred poursuivit ses commentaires. Lorsqu’une voix, dont l’intelligibilité se perdit sous les bavardages, interrogea le scientifique, ce fut cependant Nilsen qui reprit la parole.
A nouveau, une vague de silence respectueux balaya les clameurs, et les mots puissants de l’homme firent vibrer d’espoir interdit son public fasciné. Non, il n’y aurait pas de démonstration dans l’immédiat, mais tous les investisseurs de l’extracteur de magie seraient invités, plus tard dans la soirée, à une représentation privée de ses capacités. Pour l’heure, une poignée d’heureux sélectionnés pourrait assister, dans une pièce adjacente séparée par une modeste baie vitrée à celle où ils se trouvaient, à l’ouverture des fioles en la présence d’Ernest Shafred, afin de témoigner de leur ingéniosité. Le regard glacial de l’homme effleura certains de ses invités, et Calixte n’y descella aucune hésitation. Sur un signe de sa part, une demi-douzaine de domestiques s’approcha de certains convives, et l’un d’eux proposa son bras à Hemah. Affichant la fébrilité – voire la pointe de jalousie – de Théophan, celui-ci laissa son amie se faire conduire avec les autres chanceux à la démonstration de la mise en application des pouvoirs recueillis dans les fioles. L’œil de Nilsen avait quitté la jolie silhouette d’Hemah, mais Calixte commençait à douter de la simple coïncidence. Un frisson parcourut son échine, mélange d’alarme pour sa sœur de cœur et de fébrilité pour la suite. S’ils avaient dû craindre la gueule du loup, ni l’un ni l’autre n’aurait emprunté le chemin tortueux de l’espionnage.
Les lumières se rallumèrent à travers la bâtisse, et les musiciens reprirent à leur dernière mesure. L’ambiance festive retrouva bientôt ses droits, bien que régnât encore en sourdine l’excitation des dernières révélations. Quelques curieux, aussi, s’étaient approchés des carreaux de la baie vitrée dans l’espoir d’observer un bout de la démonstration de Shafred. Sur l’estrade où trônait toujours l’extracteur de magie, une banderole de tables avait été dressée tout autour afin d’empêcher les invités de l’approcher de trop près sans être accompagné. Ainsi, s’affairant autour de celles-ci, une poignée d’hommes et de femmes accueillaient les intéressés, semblaient les renseigner, prendre en retour des certaines informations, et leur faire prudemment appréhender la machine. Ils portaient le même uniforme que les domestiques du tripot de Maître Shirin. Evoluant entre les groupes qui se formaient et se démêlaient ainsi, Nilsen distribuait quelques poignées de mains, accolades et sourires. Dans un équilibre bien étudié pour en garder une certaine exclusivité tout en diffusant une cordialité charismatique indéniable, il semblait avoir pris à sa charge de rencontrer, et congratuler, les investisseurs sérieux, de plus en plus nombreux, de l’extracteur de magie.
Décidant de prendre un peu de distance avant de s’aventurer dans ces eaux pleines de kartoghans, Théophan regagna la piste de danse où il trouva quelques cavalières distrayantes puis avisa les longueurs d’un buffet où la fièvre de la soirée – comme de l’alcool – lui permit d’entretenir quelques conversations avec de loquaces inconnus. Jetant régulièrement quelques coups d’œil à la pièce où avait disparu Zahria, au terme de longues minutes qui avaient peut-être évolué en heures, l’espion dut cependant se faire à l’idée d’affronter l’estrade en solitaire. Ou au bras d’un vieil homme bavard comme une pie, qui aurait certainement pu crouler sous le poids de ses nombreuses parures d’or et de pierres précieuses s’il n’avait eu cette canne robuste pour l’aider à se tenir debout. A défaut de se tenir droit.
- Dites-moi combien je dois vous sortir, pour assister à la sauterie privée, déclara sans préambule ni tact sieur Mehdi de l’Ouest en Est, faisant claquer sa canne contre la table où une rangée de magnifiques plumes avait été disposée.
Le coursier songea distraitement qu’il avait tendance à s’entourer de personnes aux caractères similaires, ou peut-être avait-il trouvé là un lointain cousin d’Apolline. Ou peut-être que celle-ci, à force de trainer dans le giron des espions, leur avait piqué certains tours. Dans tous les cas, la verve du vieux Mehdi amusait Théophan, et son audace arrangeait Calixte.
- Monsieur est libre de sa contribution, présenta diplomatiquement la femme qui les prit en charge. Mais s’il le souhaite, je peux lui indiquer quelques exemples.
Profitant de sa position pour écouter discrètement les conversations alentour des autres potentiels investisseurs, l’espion se demanda à quel point lui-même pouvait-il prétendre contribuer pour s’inviter à la seconde partie de la soirée. Mais peut-être arriveraient-ils à saboter la sinistre machine et mettre la main sur Shafred avant d’en arriver là ?
- Dé animation:
- Défi RP : Au moins trois actions de votre RP doivent être décidées aux des.
1. Ils parviennent à s’approcher des fioles sur la présentation « tout public » : oui/non -> non
2. Nilsen fait lui-même le tour des potentiels investisseurs : oui/non -> oui
3. Séparation : 1d6 : pair = Hemah est choisie pour la démonstration des fioles, impair = Théophan est choisi pour la démonstration des fioles -> 4
« Je ne sais pas, mais Shirin a l'air de particulièrement bien l'apprécier. »
Il a fait mention de l'effet qu'avait Nilsen sur les femmes et les hommes, mais il n'a jamais spécifié lesquels faisaient de l'effet sur lui, après tout. Et si son regard m'a capté plusieurs fois ce soir, ce n'est pas forcément pour un intérêt sexuel, il semblait y avoir autre chose dans cette glaciale analyse.
Avant que Calixte ou moi ne puissions réagir pour nous placer correctement, je suis d'ailleurs entraînée par ce regard dans une salle en petit comité. Etre espion, c'est aussi savoir suivre le courant sans agir, pour passer pour une goutte d'eau au milieu de la vague et mieux saisir les flots qui se déversent autour de nous. Alors je pose élégamment ma main sur le bras qui m'est tendu, et j'avance avec les autres élus vers ce petit salon que nous ouvre Shafred en personne. Nilsen ne nous suit pas, malheureusement, même si je ne perds pas espoir de pouvoir enfin faire mes salutations officielles à l'intrigant maître de maison.
Dans ce salon aux confortables fauteuils, Shafred fait jouer le loquet d'un écrin en ébène, aux fines dorures gravées sur les côtés. A l'intérieur, sur un matelas de velours rouge sang, cinq fioles ont été disposées avec délicatesse. Similaires et pourtant différentes des fioles présentées un peu plus tôt devant grand public, Shafred nous explique que celles-ci, beaucoup plus fragiles, sont "cristallisées", et donc plus pures. En démêlant tous les mots compliqués qu'il ne peut s'empêcher de rajouter à son explication, je finis par comprendre qu'elles contiennent plus de potentiel magique, et qu'une seule de ces petites fioles a le même effet qu'une dizaine des autres. Il n'explique pas vraiment comment il les a obtenues, mais son petit sourire sadique me laisse deviner que ça ne devait pas être très agréable pour les personnes qui se sont fait voler leur pouvoir.
L'un d'entre nous a la bonne idée de poser la question qui me démange depuis un moment, et je laisserai presque échapper un soupir de soulagement, quand Shafred assure que la machine actuellement posée sur l'estrade est la seule qui existe pour l'instant, mais qu'il sera capable de la produire en masse dès que les investissements arriveront pour les produits les plus rares à obtenir. La mission reste donc la même: saboter la machine, et arrêter Shafred pour l'empêcher de la recréer. L'un des domestiques nous distribue ensuite des espèces de pompoms reliés par une tige souple, qu'on nous invite à disposer sur nos oreilles. Shafred s'arme de la même chose, ainsi que de lunettes de protection, puis se saisit de tenailles de forgeron.
Je remarque enfin la disposition particulière de la pièce. Il n'y a aucun meuble au centre de la pièce, à part la petite table où est posée l'écrin, et qui immédiatement déplacée par les domestiques après que Shafred ait pris l'une des fioles. Pas même un tapis. Les fauteuils, les bibliothèques, les étagères et consoles sont tous disposés contre les murs, laissant un maximum de place au centre. Il ouvre alors l'une des fioles, et la tapote tout doucement pour faire tomber l'un des minuscules cristaux qu'elle contient sur les tenailles. Un domestique vient se saisir de la fiole, la referme avec assurance et enfile ses protections, alors que tous les regards sont braqués vers ces tenailles qui se referment alors sur le cristal.
Parmi la demi-douzaine d'invités qui sont avec moi, la moitié semble déçue par la petite explosion qui a lieu quand le cristal éclate. L'autre moitié, comme moi, comprend le pouvoir de ces fioles. Si l'un seul de ces minuscules cristaux peut produire un flash d'une vingtaine de centimètres de diamètre avec la détonation qui va avec, malgré les tenailles, et qu'il y a facilement mille de ces petits cristaux dans une fiole, la puissance explosive est largement supérieure aux flèches explosives, encore plus que les Kaboom de Jin, les orbes d'Elina et la magie de Lin. Et peut être produite à partir de l'énergie de n'importe qui, surtout. Et être mis dans les mains de n'importe qui.
Je continue à jeter des coups d'oeil vers la porte, mais Nilsen ne fait toujours pas son entrée. Il a dû rester derrière, je suis presque déçue. J'avais pourtant l'impression qu'il m'avait choisie avec soin, et qu'il serait là. Les autres invités se lèvent alors et s'avancent avec avidité vers les fioles, demandant à voir de plus près les cristaux, et commencent à inonder Shafred de questions. Je fais comme eux, et regarde avec attention cet écrin bien trop proche, et bien trop protégé. Des dizaines d'yeux de domestiques et de gardes sont posés dessus, impossible d'agir sans se faire repérer.
Je prends mon mal en patience, et écoute les questions fuser, et les réponses arriver tout aussi vite. J'en pose aussi quelques unes, avec la naïveté habituelle d'Hemah et son petit sourire ingénu, l'air de celle qui ne sait pas ce qu'elle fait ici.
« Dans quel environnement faut-il installer la machine pour la protéger ?
- N'ayez crainte, vous pouvez bien la mettre sous la pluie, la neige, le vent, le sable, le soleil, son mécanisme magique ne craint rien face aux intempéries. Même s'il est préférable de l'installer dans une pièce où vous serez à l'aise pour l'utiliser ! »
Il est bon vendeur. Mais il va falloir y aller un peu plus brutalement qu'en versant un verre de vin dessus pour nous débarrasser de cet engin de mort. Des bourses de cristaux commencent à être sorties, et le sourire de Shafred s'agrandit à chaque minute qui passe, jouant avec la fiole de cristaux que le domestique lui a rendu. Il refuse pourtant les paiements immédiats, demandant aux nouveaux investisseurs de voir ça directement avec Nilsen. Je sens venir la conclusion de notre petite démonstration, certainement pour faire rentrer un nouveau groupe, aussi je capture la lumière d'une lampe à portée de main, en faignant être surprise par son extinction soudaine. Un domestique est envoyé chercher un nouveau cristal de lumière, tandis que je profite de mon nouveau combustible pour augmenter la vitesse de mon bras gauche, du côté où se trouve l'écrin.
Et alors que les autres invités commencent à sortir, et que l'on ferme l'écrin, le mouvement de ma main est trop rapide pour que qui que ce soit ne se rende compte que j'ai eu le temps de saisir l'une des fioles et la glisser dans mon sac avant que l'écrin ne soit complètement fermé. Je me dis qu'avec un peu de chance le vol ne sera pas remarqué immédiatement, étant donné que Shafred a gardé une fiole dans sa main et qu'il n'aura pas besoin d'accéder à l'écrin avant un moment. Ça me donne un peu de temps pour la mettre en sécurité.
Je ressors de la pièce accompagnée des autres invités, après avoir relâché la lumière capturée, et me dirige vers Calixte dans l'espoir qu'il ait une solution pour cacher la fiole, quand un corps fait barrage entre lui et moi. Nilsen, son regard de glace et son visage énigmatique. Il se saisit de main qu'il porte à ses lèvres, alors qu'un nouveau groupe est mené vers l'intérieur et que mes camarades se pressent autour de lui pour l'assaillir. Quand il relâche ma main avec la promesse silencieuse que je reviendrai lui parler quand le calme sera retombé, je fuis comme une enfant terrorisée. J'ai l'impression qu'il lit en moi, et je déteste cette sensation.
Je retrouve enfin mon compagnon, et nous nous éloignons quelque peu pour que je lui raconte succinctement la démonstration et mon vol. Mais la récréation est de courte durée, car le revoilà qui vient à la charge. Nilsen s'invite dans notre conversation, et toujours sans un mot, m'invite à danser. Je cligne deux fois des yeux, puis confie mon sac, contenant la fiole, à Théophan alors que mes bras viennent trouver leur place sur les épaules d'Hershell Nilsen. Et seulement alors, quand nous sommes tous les deux sur la piste de danse, les regards vissés sur nous, il s'adresse directement à moi pour la première fois, dans un souffle inaudible par quiconque d'autre que moi.
« Tu ressembles à ta mère, Zahria. »
Mon coeur manque un battement et je manque de trébucher mais sa prise se réaffirme sur moi, me maintenant droite et m'empêchant de tomber. Et mes yeux s'écarquillent alors que l'incompréhension m'envahit, mais je ne peux détourner le regard, pas même pour chercher le soutien d'un Calixte que je refuse de mettre en danger. Car c'est tout ce que je ressens, en cet instant, proie dans la gueule du loup, prise au piège et sentant sa dernière heure arriver.
- Dé animation:
- 1. Nilsen finit-il par rejoindre le groupe dans la salle de la démonstration ? -> Non
2. Zahria parvient-elle à voler une fiole ? -> Oui
3. Zahria obtient-elle un indice sur la façon dont on peut détruire la machine ? -> Non
Alors qu’il s’approchait d’un plateau de canapés délicatement fournis, un bras noueux fourra dans ses mains une flûte de champagne, et il se tourna vers sieur Mehdi de l’Ouest en Est qui attrapait, dans un grognement à l’adresse du serveur, un autre verre pour lui-même. Le métal de ses nombreuses bagues tinta contre le cristal, et Calixte ne fut guère surpris d’apercevoir quelques dents en or accorder leur éclat à celles-ci tendis que le vieil homme avalait une large gorgée d’alcool.
- Elle sait ferrer les gros poissons, ta mie ; je gage que c’était déjà elle au bras de maître Shirin.
- C’est problématique ?
- Dans la vie il faut savoir garder ses amis proches, et ses ennemis plus proches encore, déclara solennellement sieur de l’Ouest en Est en gobant un petit four. Pourquoi penses-tu que je traine mes vieux os à ces mondanités férues de secrets de Polichinelle ? Mais vous deux… c’est entre les crocs du loup que vous êtes venus danser.
Virant un regard suspicieux vers le vieil homme en maitrisant son corps pour tenter de ne trahir qu’un minimum son malaise, Calixte ne put cependant empêcher ses mains de se serrer davantage autour du sac de Zahria.
- Détends-toi, damoiseau, s’il désire vous défaire de vos ailes, la ravissante Hemah et toi, Hershell n’a besoin que d’un claquement de doigts. Autant profiter du buffet.
Dans la bouche de son interlocuteur, l’appellation semblait tenir plus de la taquinerie que d’un réel discernement. Et pourtant, l’espion ne s’en sentit que davantage alarmé.
- Et du transfert de la machine pour la suite du programme.
Les yeux ambrés rebondirent de la silhouette clinquante du Noble à l’estrade où, effectivement, une équipe de domestiques costumés avait emmailloté la chaise magique de protections et profitait d’une plateforme à roulettes pour la déplacer, la soustrayant au regard des invités. L’affaire, discrète, ne semblait attirer l’œil que des derniers curieux. La plupart des riches bourses ayant pleinement eu le temps d’inspecter la machine et de proposer, ou non, leur contribution financière.
- Usuellement Hershell aime tenir ses fins de soirée du côté de salle des Murmures. Il y a un raccourci appréciable derrière les commodités.
- Pourquoi ? finit par demander Calixte en portant à nouveau son attention sur son interlocuteur.
Sieur de l’Ouest en Est fit à nouveau tinter ses alliances d’or et de pierres précieuses contre la flûte de cristal presque vide.
- A mon âge on n’espère guère plus que passer les années restantes dans la tranquillité à laquelle on aspire. Les mystères de la cour perdent de leur éclat à mesure que les lunes s’égrènent ; bien qu’il me faille reconnaitre qu’Hershell a toujours eu un don pour la mise en scène. Mais il est agréable de songer qu’en dépit de l’équilibre délicat auquel on s’évertue, l’on peut parfois se permettre un écart pour servir une morale moins égocentrique.
Il avait dit cela d’un ton calme, et l’espion aurait aimé le croire.
- Gardez en tête que je ne devrais pas avoir de mal à vous retrouver, quelque soit l’issue de la soirée, choisit-il de répondre en arquant un sourcil défiant.
Le vieil homme éclata de rire au-dessus d’un canapé nappé d’œufs de poisson, et une partie de la longue manche de sa tunique de soie vint s’imbiber de la sauce des petites perles. Même la canne contre laquelle il s’appuyait paraissait prise de tressautements joyeux.
- Finalement, vous non plus ne manquez pas d’allant ! Je vous attendrai de pied ferme ; l’histoire aura intérêt à être remarquable, conclut sieur de l’Ouest en Est en étouffant son amusement d’une bouchée de petit four.
Observant une dernière fois cet homme enseveli d’une richesse éhontément exposée par ses vêtements, Calixte estima que son comportement ne trahissait pas d’autres desseins évidents que ceux qu’il avançait, et qu’il y avait sans doute là une fenêtre à exploiter. Il songea néanmoins qu’un jour, lorsque ses finances le lui permettraient, il investirait dans un objet lui assurant davantage l’honnêteté de ses vis-à-vis.
Jetant un dernier regard à Zahria, virevoltant toujours au bras de l’hôte des lieux, le coursier patienta encore le temps de finir sa flûte, avaler quelques mignardises, avant de partir explorer le reste de la résidence. Il aurait aimé échanger un coup d’œil avec l’Ombre afin de lui faire part de ses intentions, mais il semblait qu’elle était déterminée à ne pas regarder dans sa direction. Et cela, ajouté à la discrète tension dans ses épaules, n’était pas pour le rassurer. Mais son entretien avec Nilsen ne paraissait pas trouver de fin, et Calixte n’était pas pour se complaire dans l’attente oisive. Aussi, reposant sa coupe vide, partit-il en direction des sanitaires laissés à disposition des convives.
Traversant le couloir menant au hall d’entrée, il croisa quelques invités s’éclipsant déjà dans les ténèbres de la nuit, et lorsqu’il atteignit les toilettes après quelques tournants, il put apprécier leur solitude providentielle. Mettant à profit les indications de Mehdi de l’Ouest et Est, il contourna celles-ci pour se mettre en quête de la salle des Murmures. Il lui fallut jouer de prudence et de fusions pour atteindre son objectif. Mais après quelques erreurs de parcours et une fusion un peu hasardeuse, il trouva celui-ci.
La pièce, bien plus petite que la salle de bal mais aussi plus confortable, douillette presque, possédait elle aussi une estrade sur laquelle avait été installée la machine de Shafred. Et autour de celle-ci, une demi-douzaine d’hommes et de femmes costumés s’affairaient pour la préparer. Coincé dans la porte dans laquelle il avait fusionné, il fallut à Calixte attendre ce qui lui parurent des heures mais dussent en réalité relever de la dizaine de minutes, avant que les serviteurs finissent leur travail et ne quittassent la salle des Murmures. Lorsqu’enfin la voie fût libre, il sortit de son abri temporaire, et avisa précautionneusement – les doigts effleurant sur son passage le velours des confortables fauteuils afin de pouvoir fusionner au besoin – l’extrémité de celle-ci.
Alors qu’il examinait le siège sous toutes ses coutures, tentant de trouver dans le ballet précédent des domestiques une faille exploitable, il sentit Vreneli pointer le bout de son museau contre son cou.
Attaquer ?
Pas aussi simple a priori, selon Zah.
Se redressant pour aviser le reste de la pièce, il ouvrit le sac de son amie pour avoir une idée plus précise des outils qu’il possédait pour saboter la machine. En espérant que son affaire ne serait pas interrompue précocement.
- Dé animation:
- Dé autre:
Mehdi : 1d6 : pair = allié, impair = ennemi -> 4
Mon coeur bat à toute allure, et je cherche une explication à ces quelques mots. Il me sourit mystérieusement depuis qu'il les a prononcé, et n'a pas rajouté une seule parole. J'essaye de les analyser, les uns après les autres, pour trouver un sens à tout ça. Il connaît mon nom. Il sait que je ne suis pas Hemah de Saubannes. Mais il ne m'a pas dénoncée pour autant, et m'a même invitée à la démonstration. Que sait-il de Zahria Ahlysh ? Connaît-il seulement mon nom, ou aussi ma fonction ? Et surtout... pourquoi avoir parlé de ma mère, alors que moi-même je ne sais pas qui elle est ?
Je ne peux même pas prendre ça pour du bluff. Il a vu au travers de mon déguisement, et semble en savoir bien plus qu'il ne me laisse penser. Dans ma cage thoracique, mon palpitant est sur le point d'exploser, mais je continue à danser calmement. Je ne cherche même plus Calixte du regard. Je fixe son unique oeil bleu glacial, cherchant les réponses à mes milliers de questions.
« Cela fait si longtemps que j'attendais de pouvoir te rencontrer en personne. Je t'ai observée dans l'ombre, mais je devais te laisser venir à moi. Et tu l'as fait... ma fille. »
Un nouveau coup de poignard. Il tape là où ça fait mal, Nilsen. Mes yeux s'écarquillent, il raffermit encore sa prise sur moi. Mon souffle se fait court, je flanche un instant. J'ai envie d'y croire, évidemment. Envie de croire que j'ai un père. Que la quête qui m'a longtemps animée, que j'ai abandonné il y a des années de cela, n'était pas en vain. Mais les implications de cette révélation sont bien trop sinistres pour que je me réjouisse. Je n'oublie pas où nous sommes. Je n'oublie pas qu'il fait très certainement partie de la Cabale. Je n'oublie pas qu'il joue très certainement avec moi.
« Tu ne me crois pas, encore, je comprends. C'est tout à ton honneur, de remettre en doute mes paroles. Tu es ma digne héritière, après tout, tu sais que tu ne dois faire confiance à personne. »
Lui qui s'est montré si silencieux toute la soirée avec moi, le voilà bien loquace. Comme s'il ne voulait pas me laisser reprendre mon souffle, retrouver le cours de mes idées, distillant son venin de doute goutte par goutte dans mon cerveau.
La musique prend fin, mais il ne lâche pas ma main. Je ne peux que le suivre, quand il me guide au travers de la foule, jusqu'à une porte dérobée, et à travers plusieurs longs couloirs et escaliers, jusqu'à un somptueux bureau à l'étage. Il ferme la porte à clef derrière nous, et sert deux verres d'un excellent brandy, puis m'en tend un avant de trinquer avec moi.
« J'avais un frère aîné, qui devait reprendre les rennes de la fortune familiale. Cadet, j'étais libre, d'apprendre, lire, et voyager. J'ai rencontré ta mère pendant l'un de ses voyages vers l'Archipel. Une fille des îles. Je ne sais même pas si tu sais qui elle est. Mais tu le découvriras bien assez vite. J'étais déjà marié, à l'époque, un mariage de convenance organisé par mon père, une femme que je n'aimais pas. Avec ta mère, c'était différent. Nous partagions notre idéal de liberté, d'apprentissage, de connaissance. Nous nous retrouvions au large, pour des escapades passionnées. C'est à cette époque-là que j'ai été approché par la Cabale. Ils voyaient une potentielle recrue dans le jeune homme ambitieux et avide de liberté que j'étais. »
Il sirote un peu de son brandy, alors que je cherche dans la pièce tout objet qui pourrait me servir d'arme. Un coupe-papier, une dague décorative, un tisonnier près de la cheminée. Rien d'assez proche, mais il me reste mon pouvoir. Mais je ne fais pas un geste. Je bois ses paroles, presque malgré moi. Je m'accroche à cette histoire. La mienne, peut-être.
« Mon examen d'entrée dans la Cabale était extrêmement simple : me débarrasser de mon frère et devenir l'héritier Nilsen, afin d'utiliser les ressources de ma famille pour aider la Cabale. Ça n'a pas été extrêmement compliqué. Je ne me suis même pas sali les mains, les coupe-jarrets comme ton ami Vrenn étaient déjà monnaie courante à l'époque. »
Dans ma main, mon verre tremble. Je dois me ressaisir. J'avale une gorgée, puis je pose le verre sur le plateau en argent sur lequel il était au départ. J'arrête de me poser des questions. Je le fixe, et j'attends le bon moment.
« C'est allé très vite, après ça. J'ai grimpé bien vite les échelons. J'ai essayé de convaincre ta mère de venir avec moi, mais si elle s'est rendue à quelques réunions, elle préférait garder son indépendance. J'ai fini par la perdre de vue, je n'ai compris que longtemps après que c'était parce qu'elle était enceinte de toi. Quand j'ai voulu te retrouver, le fruit de mon amour, la digne héritière que je n'aurais jamais avec ma femme ignare, j'ai vite compris que ta mère t'avait laissé à un autre, loin de ma portée. J'ai remué ciel et terre pour te retrouver, mais mes obligations ont vite fini par me rattraper. J'ai eu d'autres enfants. Avec ma femme, et avec d'autres. Et je me suis concentré sur la Cabale. Jusqu'à arriver à sa tête. »
Pourquoi me raconte-t-il tout ça ? Il sait parfaitement que je veux les détruire. Qu'il se place comme mon ennemi principal, en m'annonçant ça. S'attend-il à de la pitié de ma part, parce qu'il veut me faire croire qu'il est mon père ? La rage monte. Lentement. Doucereusement.
« L'Amarante, c'est le nom donné à la Triade qui dirige la Cabale, depuis une bonne centaine d'années. Avant, nous avions le Marcheur, mais il nous a abandonné. Chacun de nous trois dirige une branche de la Cabale. Les moissonneurs, qui exécutent les missions dangereuses. Les scribes, qui fournissent les informations et la recherche. Et les parleurs, qui s'occupent des relations et du recrutement. Parle-d'Or, c'est ainsi que l'on m'appelle. Et je suis la seule raison pour laquelle toi et ta soi-disant famille d'espions êtes encore vivants.
- Allez dire ça à Ruth.
- Fâcheux événement, j'en conviens. Mais il fallait que tu comprennes que tu ne pouvais pas venir fouiner du côté de chez nous. Votre "Vieux" l'avait vite compris, lui, quand nous l'avons menacé. Il avait suffisamment de chats à fouetter pour ne pas se préoccuper de nous. Mais tu es curieuse, et intelligente. Et nous sommes affaiblis par le retour du Marcheur, trop de détails ont fuité. Je ne peux pas t'en vouloir t'avoir essayé.
- Je vais vous détruire.
- Je ne pense pas. Je pense que tu es trop séduite par notre idéologie. Qu'en dehors de la mort de ta recrue, ton acharnement à nous retrouver tient aussi du fait que tu as peur de succomber. »
Un silence. L'air est électrique.
« Je cherche un héritier, Zahria. Des bâtards, j'en ai des dizaines. Certains plus intéressants que d'autres. Mes enfants légitimes tiennent trop de leur mère pour que je m'intéresse à leur sort. Mais toi, tu es la fille de la femme que j'ai aimé. Tu as sa vivacité, mon esprit...
- J'ai surtout la position de Maître-Espion qui serait un énorme atout pour vous.
- Aussi. C'est pourquoi j'ai convaincu l'Amarante de te laisser en vie, pour que je te recrute. Le Médaillon d'Ovide et le Savoir des Anciens sont des artéfacts que nous traquons depuis bien trop longtemps. Tout comme ta position de choix pour obtenir tous les renseignements du royaume.
- C'est donc ça. Vous essayez de jouer sur la corde sensible, mais ça ne cache qu'un intérêt personnel.
- Comme toute relation, ma fille. Ton ami Calixte, ton frère, même, qui t'attend en bas, n'as-tu pas un intérêt personnel à le garder près de toi ? N'est-ce pas parce qu'il te rassure, avec son amour inconditionnel et sa fascination pour toi, que tu l'apprécies autant ? Parce qu'il te renvoie à une meilleure image de toi ? Je vois à travers ces illusions, Zahria. Je sais qui tu es. A quel point tu apprécies ta liberté, à quel point tu te sens supérieure aux autres de par ton intellect. Qui pourrait servir une cause encore plus grande, où tu trouverais enfin ta place.
- J'ai trouvé ma place. Je sers une grande cause. Je protège le peuple contre des mégalos comme vous.
- Ces incompétents, ces imbéciles ? Tu ne leur accordes pas la moindre importance. Chacune de tes interactions est teintée de mensonge et de suffisance, car tu sais pouvoir tous les manipuler. Ceux que tu estimes vraiment peuvent se compter sur les doigts d'une main. Et tu les protègeras d'autant mieux en faisant partie des nôtres. Tu connaîtras tous les secrets que tu rêvais de connaître, tu sauras exactement quels dangers les attendent au tournant et comment les en prévaloir. Tu as tant lutté contre nous, car tu sais que notre idéologie mérite son combat. »
Je bouillonne. Je vais le tuer. Je vais le tuer. Je vais le...
« Tu veux me tuer. Logique. Tu n'es pas obligée de me répondre tout de suite, Zahria. Pour me retrouver, tu n'auras qu'à chercher le Lotus Noir. En attendant, en gage de ma bonne foi, je vais te confier l'unique exemplaire des documents sur la machine que nous avons présenté ce soir.
- Pourquoi ? Cette machine n'a-t-elle aucune importance, pour vous ?
- Pas autant que toi. Elle a été découverte une fois, elle pourra être découverte à nouveau. Rien ne presse. Le savoir s'acquiert progressivement. Et Zahria. Tu ne vas pas me tuer ce soir. »
Son oeil vient de changer de couleur, passant de son bleu glacial à un rouge vif, alors qu'il prononçait ces derniers mots. A mon oreille, mon talisman d'indépendance se met à chauffer, mais je sens l'ordre s'insinuer dans mon cerveau et passer toutes les barrières. Voudrais-je lutter, que je ne pourrais pas. Je ne le tuerai pas ce soir, c'est certain.
« Désolé d'avoir à utiliser mon pouvoir contre toi. J'espère ne pas avoir à le refaire. Mais c'était nécessaire. Pour te laisser le temps de réfléchir à ma proposition. Au fait de devenir mon héritière. A qui j'apprendrai tout. A qui je confierai tout. »
Il me confie le fameux dossier. Je ne peux pas le tuer. Mais je peux le blesser, après tout. L'arrêter, le ramener à Höls. Le faire avouer sous potion de vérité. Oui, je vais faire ça. Ma main fonds vers le tisonnier, au moment où une énorme explosion retentit dans les étages inférieurs, nous projetant au sol alors que mon ouïe se met à siffler suite à la déflagration. Je mets quelques secondes à reprendre mes esprits et me relever, et Hershel Nilsen a disparu. La porte est toujours fermée à clef, mais heureusement, la déflagration a fait exploser le verre aux fenêtres. J'y jette un oeil. C'est haut, mais je peux m'accrocher à la gouttière. Cette putain de robe risque de me gêner, par contre. Je me glisse dans une apparence de rechange à l'aide du Médaillon, un jeune homme roux banal en vêtements souples et sombres. Les documents sont vite cachés sous mes vêtements, et je me faufile à l'extérieur, alors que des nobles en costumes sortent en panique par toutes les portes donnant sur l'extérieur. Un incendie semble s'être déclaré au niveau de la pièce où se trouvait la machine, et je comprends que Calixte a trouvé un moyen de la détruire.
Je tourne un moment, avant de retrouver mon petit blond.
« Cal, c'est moi. On déguerpit. J'ai les documents. »
Je ne donne pas plus de détails. Je ne suis pas prête.
Le lendemain matin, quand je me réveille, il y a une présence dans mon lit. Je réfléchis deux secondes, avant de me souvenir qu'il s'agit de Calixte. On s'est endormis tous les deux ici, après avoir retrouvé des apparences conventionnelles et avoir discuté de notre mission. Je ne lui ai pas raconté mon entrevue avec... mon père. Je dépose fraternellement mes lèvres sur son front, pour le réveiller, et me lève en m'étirant. Elle est ici, ma famille. Avec Calixte, Luz, Xylia, Lichael, Naëry, Carciphona, Jack, même Vrenn malgré nos différends. Bah avec un soi-disant père qui veut me recruter pour une organisation contre laquelle je lutte depuis trop longtemps. Hors de question de le laisser me convaincre. Je compte bien redoubler d'acharnement, et en finir avec eux. La prochaine fois, je ne laisserai pas rentrer dans ma tête comme hier.
Alors que j'enlève la bouilloire sifflante du feu pour faire le thé, je me décide même à en parler avec Calixte. De la révélation d'hier soir. Car après tout, autant mettre des mots sur cette mission, sur cette vérité. Il n'y a pas de secret à garder, car je n'ai aucun doute sur le fait qu'il ne m'aura pas. Que je ne cèderai pas. Que je resterai fidèle à ma famille, celle que je me suis choisie. Mais il n'est pas très réveillé, alors je le ferai plus tard. Et puis nous devons nourrir nos familiers, et c'est toute une aventure.
Comme je le raccompagne aux portails de téléportation, on discute de tout de rien. Contents de se retrouver, enfin. Il fait plutôt beau, l'air est agréable, nos familiers joueurs. Et puis il s'en va. J'ai un pincement au coeur.
...
Je ne lui en ai pas parlé.