Le temps est bon, le ciel est bleu, j’suis avec ma patronne qu’est aussi mon amoureuse ? Enfin, on va pas cracher sur des rythmes un peu plus lents que d’habitude. Ni sur quelques jours de congé. Le gars, on lui a bien rendu service, pendant le turbin, donc il a absolument tenu à nous inviter. J’sais pas pourquoi Zahria a accepté, d’ailleurs. On aurait pu simplement se faire oublier, après tout. Ça lui serait comme qui dirait sorti de l’esprit.

Encore que y’en a qui sont tenaces, ou qui fixent avec paranoïa leurs sceaux magiques pour résister à toute influence insidieuse, comme celle de mon pouvoir, par exemple.

Reste que c’est important de prendre du repos. Personne n’est en acier, et à force de tirer sur la corde… Tant va le glooby à l’eau qu’à la fin il explose, comme le dit le dicton populaire. Et ça lui fera du bien, à la patronne, de faire une pause. Moi aussi, évidemment. J’crois pas avoir jamais bossé autant que depuis ma sortie de prison. J’me ménageais toujours des petits moments, quelques jours par-ci par-là, pour profiter de ma fortune bien mal acquise.

Soirées bien trop arrosées, drogues originales, rencontres tarifées… L’important, c’était aussi de vivre.

Et là, ça pourrait être pareil. Allongé sur le pont du navire, j’profite du soleil printanier, pendant que Zahria parcourt encore des dossiers et que son cristal de communication clignote fréquemment, à mesure qu’elle prend les appels du secrétaire, des pontes, de ses amis aussi, j’suppose. Bien content que quasi personne puisse me contacter. Enfin, faudrait encore s’en rappeler, hein.

Puis l’archipel, c’est quand même un coin sympa. Pas pour rien que pleins de nobles y ont une baraque secondaire ou tertiaire, et que les pauvres pas si pauvres y vont pour les vacances. Le ciel azur, la mer transparente, les plages de sable fin… Pas de doute, le coin est plutôt sympathique pour prendre du bon temps, et j’parle en connaissance de cause.

J’étouffe un baillement en somnolant.

« Quand même, collant, le noble, non ?
- Hm, qu’elle répond en continuant à bosser.
- Bon, après, de ce qu’il dit, on l’a quand même sauvé d’un contrat qui l’aurait ruiné, lui et sa famille, sur douze générations, mais bon…
- Mhmh.
- Pourtant, y’avait pas tant d’argent en jeu, si ?
- Non, non.
- Bah, ils exagèrent toujours, à l’Archipel. C’est le côté sudiste, ça.
- Vrai.
- Cela dit, s’il savait que c’était deux espions du Royaume et pas juste deux aventuriers qui passaient par là… Il réagirait p’tet différemment.
- Tu crois ?
- Les nobles et les marchands aiment rarement que les autorités foutent leurs mains pleines de doigts dans leurs affaires. Trop de triche… d’optimisation fiscale, comme on dit.
- Oui.
- Hm. »

J’m’étire, puis j’vais m’appuyer au bastinguage avec une clope que j’allume. Au bout de quelques minutes, j’jette ce qui reste du mégot dans la mer, sur un poisson qui suit le bateau.

« T’en as encore pour longtemps ?
- Pourquoi ? Tu veux faire quelque chose ?
- On pourrait retourner à la cabine. »

Elle se mordille la lèvre.

« Tes dossiers vont pas s’envoler, hein. Puis j’suis même pas sûr que la pile rétrécisse. »

Elle a l’air déçue quand j’lui dis ça. Compréhensible. Ça doit être dur, de passer du terrain à la paperasse. C’est aussi pour ça qu’elle a le blondinet, pour la décharger un peu, mais ça fait quand même une grande partie de son activité.

« J’attends un appel du Commandant.
- Il rappellera, que j’grogne. »

Pas de bons sentiments pour lui, en ce qui me concerne. J’l’ai croisé avant de passer espion, et il a été aussi utile qu’une tétine sur un gévaudan. Et, maintenant, j’me le coltine régulièrement, pour ma probation.

« Ca te fera du bien de faire une pause. »

Je hausse les sourcils d’un air évocateur, et elle griffonne une dernière phrase sur son parchemin.


« Terre ! »

Ah, ben on arrive. Temps de se lever de la couchette, alors.

Il n'a pas rappelé, le Commandant, et l'après-midi s'est étiré, tout en douceur. On croirait presque que la saison chaude est là, que c'est les vacances. Faut dire, ça fait du bien de prendre un peu de bon temps, avec toutes les merdes qui leur sont arrivées ces derniers temps. Parce qu'on pense beaucoup aux deuils successifs de Zahria, mais finalement, Vrenn mérite un peu de repos, aussi, elle lui en a fait voir de toutes les couleurs depuis quelques temps, et son nouveau métier imposé ne lui a pas trop laissé le temps de lambiner.

Quand le petit nobliau leur a proposé ces jours de vacances, évidemment, elle allait refuser, prétexter du travail qui l'attendait à la Capitale, et ça n'aurait pas été faux. Mais elle a croisé le regard de Vrenn, s'est dit qu'un crochet pour aller s'assurer que son unique espion à l'Archipel va bien serait une excuse suffisante pour Höls. Après tout, c'est lui qui arrête pas de lui dire de se ménager. Et puis, ils l'ont bien mérité, tous les deux. Quelques jours incognito, à pouvoir flâner dans les rues et faire des trucs simples de couple sans contrainte, sans se demander si les gens vont se poser des questions ou lui planter une dague dans le dos... C'est quoi, des trucs simples de couple ? Un peu dur de s'imaginer main dans la main avec Vrenn sur la plage, mais bon, après tout, faut tenter. Pis, faudra bien lui dire, aussi, à un moment donné. Sûr que le moment donné arrivera au cours de leur escapade.

Evidemment, elle aurait bien aimé avancer un maximum sur ses dossiers pour être tranquille une fois arrivée sur l'île, mais elle n'a pas résisté à la tentation (toute blague avec "île de la tentation" est à proscrire immédiatement de vos esprits). Aussi quand le "Terre !" est crié, elle l'embrasse une dernière fois avant se lever et prend le temps de rassembler ses documents avant même de s'habiller. Il y a des priorités, dans la vie. Des vêtements sur une île paradisiaque, ça n'en fait pas partie. Une fois tout ça en place, et une tenue enfilée, avec les difficultés engendrées par un amant taquin, ils mettent enfin pied à terre, et sont accueillis par un magnifique carrosse, qui les mène à cette demeure tout aussi magnifique.

Enfants des bas quartiers, Zahria et Vrenn ne sont pas du genre à courir après ces frivolités, mais quand il ne s'agit que de s'amuser pour quelques jours, ils peuvent bien faire un effort, après tout. On les installe dans une chambre luxueuse, et on leur annonce que le maître de maison les attend pour un repas, dès qu'ils seront prêts à descendre. On leur propose même des vêtements plus adaptés, mais Zahria refuse poliment. Leurs déguisements magiques feront parfaitement l'affaire. La petite domestique les ayant conduit à la chambre prend donc congé, en promettant de revenir les chercher dans un moment, quand ils seront prêts à dîner.

« On met quoi ?
- Un truc un peu classe, mais pas trop guindé non plus, je crois que dans les îles ils se prennent mois la tête.
- Tu crois qu'elle revient tout de suite la servante ?
- Pourquoi, c'est la vue du lit qui te met dans cet état-là, t'as encore faim ?
- Bah... La dernière qu'on était dans un beau manoir, avec un super lit comme ça... On a été interrompus par un appel du Damoiseau et je suis resté sur ma faim... D'ailleurs, tu me feras le plaisir de te débarrasser de ce machin, cette fois-ci...
- Aussi tentante que la proposition puisse être... arrête de me mettre tes mains là... je disais... Vrenn... Aussi tentante que... Humpf... Tu vas me tuer ! »

Elle se laisse tomber sur lui, dans une redite d'une scène vécue dans un précédent défi RP, et dans la même redite, trois petits coups sont frappés à la porte, suivis d'un: "Vous êtes prêts ?". Soupir, grognement.

« Comme quoi, y'avait pas besoin de cristal de communication. Allez, viens, on en profitera après, du lit.
- Y'a intérêt. »

Les déguisements magiques sont activés, donnant un résultat jugé suffisamment satisfaisant pour la Maître-Espion, qui après avoir tenté un coup de peigne magique complètement inutile dans ses cheveux qui décident eux-mêmes de leur sort, ouvre la porte et, saisissant le bras de son chevalier, s'élance à la suite de la jeune domestique, qui les conduit dans des couloirs bien vides. Trop vides ? Ah non hein Zahria, pas de paranoïa là, c'est les vacances !

« Y'a comme une ambiance étrange, non ? »

Elle se demande si elle a pensé à haute voix, mais non, c'est bien un chuchotement de Vrenn qu'elle vient d'entendre. Elle acquiesce en silence, se contentant de zyeuter les murs où, s'il y trône tout de même quelques décorations, il semble manquer quelque chose. La métisse décide donc de récupérer quelques renseignements auprès de la domestique. Déformation professionnelle.

« Votre maître vit-il seul ici ?
- Oui, tout à fait. Quand il vient, c'est souvent seul. Madame a le mal de mer et ne supporte pas la traversée, et monsieur n'a que très peu d'invités. On ne le voit pas souvent, vous savez.
- Dommage, d'avoir une aussi belle demeure et ne pas l'utiliser...
- Nous sommes arrivés à la salle à manger, si vous voulez bien entrer... »

Zahria la remercie d'un sourire, puis ils entrent dans cette somptueuse salle, richement décorée une fois de plus, avec un couvert mis pour trois sur une table pouvant en accueillir une vingtaine. Ça en serait presque ridicule. Le maître des lieux, ce petit homme souriant qu'ils ont sauvé d'une attaque de brigands près du Grand-Port, alors qu'ils finissaient une autre mission sans aucun lien, les accueille en se levant de table et les embrassant l'un après les autres dans de grandes exclamations de joie. Il se rassoit ensuite en bout de table, et les fait s'asseoir à sa droite. Vrenn choisit bien stratégiquement la place la plus éloignée de lui. Pour moins lui faire la conversation. L'entrée est servie, avec les banalités qui sont de mise, et les discussions intéressantes ne viennent qu'une fois la soupe froide - délicieuse, au demeurant - est remplacée par une pièce de viande de haute qualité, accompagnée de petits légumes. Plutôt le genre de repas qu'on trouverait sur le continent, mais cela doit satisfaire aux goûts du maître des lieux.

« Et alors, racontez-moi, combien de temps cela fait que vous êtes mariés ?
- Oh euh, nous ne sommes que fiancés pour l'instant ! Nous profitons de notre vie d'aventuriers, voyez-vous, avant de nous poser et fonder un foyer...
- La jeunesse, de nos jours, vous aimez bien trop voyager et voir du monde ! Qu'est-ce que j'aurais aimé vivre comme vous ! »

Oui enfin, la jeunesse quand on ne doit pas avoir bien plus d'une dizaine d'années de plus qu'eux, c'est relatif. Et puis Zahria et Vrenn n'incarnent pas spécialement la jeune génération aryonnaise...

« ... sans attaches, sans enfants, ne vivre que d'amour et d'eau fraîche...
- Vous avez des enfants ?
- Oui, oui, trois enfants, trois magnifiques têtes blondes qui m'attendent au Continent, auprès de ma femme.
- Et qu'est-ce qui vous amène ici, du coup, les affaires ?
- Oui, tout à fait, les affaires. »

C'est dit un peu trop sèchement, et le silence qui suit est un peu trop lent. Zahria et Vrenn échange un regard. Il se risque même à poser quelques questions à son tour, mais leur hôte parvient toujours à ramener la conversation ailleurs, anguille et politicien habile. Ils laissent couler, et le repas se finit sans accroc. Il leur propose de leur montrer son petit salon extérieur pour y profiter d'une infusion à la fraîcheur de la soirée, et les deux espions acceptent. Une fois de plus, ils y sont conduits par une jeune domestique, une autre, et leur hôte promet de les y rejoindre très vite. On les abandonne à leur sort, dans une sorte de petite véranda ouverte sur l'extérieur, où une végétation luxuriante est mise à l'honneur.

« On fait quoi, chef, on creuse ou on laisse tomber ? »

Décidément, Vrenn lit dans ses pensées. Zahria se mord la lèvre, pensive.

« On creuse pas, pas pour l'instant. Mais on reste aux aguets. Ça pue un peu, non ?
- Ça pue carrément. Mais ce serait quand même con de ne pas en profiter. »

Elle lui vole un baiser, comme pour sceller leur accord, juste au moment où le petit homme - donnons lui un nom, tout de même, ça commence à bien faire - juste au moment où Theodli Merisu - les joies du générateur aléatoire - entre dans la pièce, suivi par une autre domestique qu'ils n'avaient pas encore vue, qui porte un plateau avec trois tasses fumantes. Ils s'installent dans le petit salon au milieu de la végétation, avec une vue imprenable sur le ciel étoilé de l'Archipel, leurs tasses dans les mains, et des plaids savamment posés sur leurs genoux.

« On est bien là, hein...
- Ça oui, on est bien... »

Bon, être bien n’empêche pas de faire gaffe à ce qui se passe autour. Ça peut même être vu comme une façon de profiter des événements, d’ailleurs, d’avoir conscience de l’environnement dans lequel on s’trouve, d’y faire gaffe. Ça serait encore plus appréciable si on était pas obligé de se méfier du risque de se faire poignarder par des types qui sauteraient du plafond. L’air de rien, j’consulte mon sceau magique, mais il repère rien de plus que l’utilisation permanente de mon pouvoir. C’est déjà bon signe.

J’ai pas tellement envie de boire le thé, mais d’un autre côté, c’est p’tet un peu tard pour s’en préoccuper : on vient de faire un repas intégral avec entrée, salade, soupe, poisson, viande, volaille et dessert avec notre nouveau meilleur ami, donc s’il voulait nous empoisonner, il a eu largement l’occasion de le faire. Et j’crois qu’aucun de nous ne pratique la mithridatisation, donc… Mais j’ai un antidote, au pire, si j’me sens pas bien.

Là, j’me sens juste bien, l’estomac bien rempli.

Merisu reprend d’ailleurs le contrôle de la conversation.

« C’est un thé que ma femme prépare elle-même, à base de grandalue et de bergamote. C’est à la fois relaxant, et donne une certaine acuité, n’est-ce pas ? »

Pour le moment, on saurait pas dire, on souffle encore dessus, avec la fumée qui s’élève dans le ciel nocturne. Les quelques lumières de la maison n’empêchent pas de voir les constellations du sud du pays, et il y a des trucs qui volent autour. Probablement des chauve-souris, des chouettes, ce genre-là. Pas d’insectes, étrangement.

« Oui, il sent très bon, répond poliment Zahria.
- Ouais, vraiment apaisant.
- J’espère bien. Après le thé, j’ai d’autres choses à vous faire goûter. Puis tout un programme de prévu pour demain. Vous ne regretterez pas d’être venu, ni de m’avoir rendu service, foi de Merisu ! »

Ça fait rêver.

La première gorgée du thé est en tout cas très savoureuse. J’laisse ma main libre sur la cuisse de Zahria, et on voit une nouvelle servante, encore une autre, d’ailleurs ? Passer à l’arrière de la véranda, en train de faire ses petites affaires de bonniche. Bizarre, ça aussi. J’en reparlerai à la patronne. Ou à Merisu directement, tiens.

« Vous avez beaucoup de personnel, non ?
- Oh, vous savez, quand on est né dans une famille noble, on prend certaines habitudes… Puis on s’y habitue, paraît-il. Moi, je ne les remarque quasiment plus, c’est dire ! Et c’est le cas aussi de mes amis qui ont été anoblis ! Tenez, par exemple, ce bon vieux Grimma, un marchand qui a fait fortune… Vous le connaissez peut-être ?
- Non, non, du tout…
- Vous auriez pu, il a été aventurier, dans le temps. Sacrées aventures d’ailleurs. »

Ouais enfin si on devait connaître tous les types qui ont un jour ramené un chat à leur mémé, on s’en sortirait pas, hein ? Et si le gars est devenu marchand, a priori il tuait pas des gévaudans le matin en se levant.

« Mais bref, les premières années, il ne supportait pas de se faire habiller, laver, servir… »

Ouais, la noblesse qu’on aime tous, quoi.

« Mais maintenant, il serait bien incapable de faire sans. »

Bis repetita. En arriver au point de plus savoir s’habiller seul, quand même, c’est vraiment toucher les tréfonds du droit de vivre, quoi. La main de Zahria se pose sur la mienne, et elle se tourne vers notre hôte.

« Je suppose qu’on peut s’habituer à tout, oui.
- Au meilleur comme au pire, effectivement. Mais, puisque vous êtes aventuriers, je me disais que vous auriez sûrement des histoires à raconter ? Les aventuriers ont toujours des histoires tellement palpitante… »

Reste à trouver laquelle, c’est pas ça qui manque, après avoir été examinateur pendant une quinzaine d’années. J’prends une gorgée de thé. Tiens, on pourrait parler d’une certaine affaire de contrebande…

« C’était dans la Grande Forêt. Un groupe de brigands assez entreprenant avait réussi à mettre la main sur une cargaison d’armes à destination de la Guilde, qui étaient convoyées par un jeune noble aventurier… »

Très bon, ce thé. Etrange, d'ailleurs, que Luz n'en ait pas du comme ça dans son énorme collection, surtout que les ingrédients ont l'air plutôt basiques. Mais Zahria est certainement, elle en a jamais goûté de comme ça. A son bras, le sceau magique luit, mais pas plus que d'habitude quand Vrenn est dans les parages. De toutes façons elle a renoncé à utiliser ce truc, tant qu'il est là. Elle sourit quand il se met à raconter l'histoire, joue le jeu.

« Oh, mais tu veux parler de la fois où on s'est rencontrés, c'est ça...
- Que c'est romantique ! S'être rencontrés en pleine nature, comme ça, pendant une mission !
- Ouais enfin, en réalité, on se connaissait quand on était gosses, mais on se souvenait pas, enfin surtout elle. C'est la fois où on s'est retrouvés, disons.
- Et alors, ça a été le coup de foudre ? »

Zahria et Vrenn se regardent, échangent un sourire. Le pouce de la jeune femme caresse doucement le dos de la main de Vrenn.

« Pas vraiment, en fait.
- Mais pourtant, vous avez l'air si amoureux, maintenant, que s'est-il passé ! »

Une quinte de toux. Amou-quoi ? Il est dingue lui. Ça va pas de dire des trucs comme ça ? Mais il y a un truc, dans l'air, le thé ou la quiétude de la soirée, le dîner qui les a repu, le luxe qui les entoure, ils ne se sentent pas la force, ni l'un ni l'autre, de rétorquer, et croisent à nouveau leurs regards. Amoureux ? Le talisman d'indépendance de Zahria, ce petit bijou d'oreille qu'elle a acquis récemment, tout à coup, se met à chauffer. Elle voit celui de Vrenn s'activer aussi, et il se redresse, à l'affût. Leurs mains restent l'une contre l'autre, mais plus de tendresse, elles restent dans cette position pour s'assurer que tout va bien du côté de l'autre tandis qu'ils cherchent la cause de cette magie qui tente de s'introduire dans leurs esprits. Merisu continue à palabrer, presque seul.

« Ça doit être une telle histoire, si rocambolesque, des aventuriers tels que vous, qui se rencontrent et tombent amoureux... »

Des aventuriers, oui... Il faudrait qu'ils aillent voir à la Guilde locale si on a besoin d'eux d'ailleurs... Le talisman chauffe de plus belle, et Zahria reprend ses esprits. Mais oui, bon dieu ! C'est lui, c'est ses paroles ! Elle n'a pas encore tout à fait compris le mécanisme, mais elle se penche alors vers Vrenn pour chuchoter à son oreille.

« C'est ce qu'il dit. On a envie d'y croire.
- Ouais je viens de comprendre aussi. On fait quoi ?
- On va se carapater et réfléchir ailleurs, là il va nous embourber si on continue. »

Vrenn acquiesce. Qu'est-ce qui lui a mis la puce à l'oreille, à lui ? Zahria feigne un grand bâillement, qui interrompt Merisu dans sa logorhée.

« Oh mais vous devez être fatigués, après ce long voyage !
- Terriblement. »

Te laisse pas avoir, Zahria, t'es en pleine forme.

« Je vais arrêter de vous embêter alors, vous me raconterez ces magnifiques aventures demain ! Vous verrez, nous allons tellement nous amuser ! »

Elle jette un coup d'oeil à sa tasse de thé, à peine entamée. Maintenant qu'elle y pense, ça lui a laissé un goût étrange dans la bouche. Il était pas si bon que ça, ce truc. Et le repas... Qu'est-ce qu'ils ont mangé, déjà ? Elle cligne des yeux plusieurs fois. Autour d'elle, le décor semble chanceler. Des plantes apparaissent, disparaissent, les meubles vieillissent puis reviennent à leur état naturel. Au milieu du tableau, Merisu semble toujours aussi paisible, les invitant à prendre congé dans leur chambre, et à passer une très bonne nuit. Les deux espions lui sourient, s'éloignent. Ils sont évidemment raccompagnés à leur chambre par une domestique. Une autre. Une fois qu'ils sont seuls, leurs cerveaux s'activent. Se remettent en mouvement, surtout.

« C'est une illusion qu'il crée avec ses paroles.
- Même lui y croit.
- Je sais même pas où on est, j'arrive pas à retrouver le sens de la réalité.
- On fait quoi, on se casse ?
- Faudrait peut-être trouver à l'arrêter, non ?
- Il fait de mal à personne.
- On sait pas, en réalité. Mais faudrait démêler le vrai du faux, dans tout ça.
- Si ça se trouve, les domestiques existent même pas.
- Ce serait fort. Le pouvoir de ce mec est assez incroyable, si c'est ça.
- Si ça se trouve, on est dans une vieille cabane en forêt, et il nous regarde par le trou de la serrure.
- Euh...
- Ouais bon, ça va, j'ai compris, faut qu'on lui passe les menottes, quoi.
- Ouais mais si c'est comme toi, ça l'empêche juste de continuer à "créer", mais tout ce qu'il a fait avant est toujours actif...
- Tain, m'en parle pas, quand je pense qu'il a failli nous retourner le cerveau... »

Un petit frisson, alors qu'ils s'imaginent un instant en amoureux transis, à vivre les "aventures rocambolesques" décrites par Merisu. Leur réaction est pas tout à fait la même, mais dans les deux cas, ils aiment pas trop qu'on leur dicte quoi faire, quoi penser, quoi ressentir. Zahria soupire. Visiblement, c'est reparti pour du boulot. Et le moment de lui dire s'éloigne encore un peu plus, après ça...

« On sait même pas où on est, au final. Et on va pas l'arrêter sans preuves ni rien.
- On va pas rien faire non plus.
- Attendons demain ? On ira repérer la zone...
- Et si d'ici là, il nous a lobotomisés ?
- T'as mieux, comme idée ? »

Ouais, bon, j’suis pas hyper convaincu. Pour moi, ça vaut pas le coup d’enquêter davantage sur ce type, soit on le coffre, soit on se casse, mais se prendre la tête… Mais la patronne, c’est la chef, et si elle dit que son instinct, c’est de creuser le sujet, ben on creuse. Puis bon, les événements tendent plutôt à valider son sixième sens que l’inverse, donc j’suppose que c’est déjà une suffisamment bonne raison de creuser.

Ça s’trouve, on va le recruter comme espion au terme d’une poursuite et d’un procès rocambolesques et riches en rebondissement. Ha.

Nan, quand même, ça ferait pas très sérieux pour les instructeurs de la Garde et des Espions de recruter que des voleurs, violeurs, assassins et autres escrocs plus ou moins notoires.

On dort, et même si tout autour de nous, la piaule est un mensonge, les draps sont de soie, l’oreiller de plume de pinplume, et les cris des grillons sont apaisants. Ça fait même bien longtemps que j’ai pas dormi dans un plumard aussi agréable. Au final, l’important, c’est aussi de profiter des bons moments ? Sans compter que pour l’instant, il fait une utilisation de son pouvoir qu’est loin d’être désagréable : repas luxueux, piaule magnifique, thé rare, climat parfait, lit confortable en charmante compagnie… que j’avais déjà.

C’est juste l’impression désagréable d’être manipulé, et la conscience que c’est rarement juste pour te faire vivre des vacances de rêves.

Le lendemain matin, il est encore tôt, suffisamment tôt pour qu’aucune bonniche n’ait démarqué dans notre lit douiller. Ni lui-même, d’ailleurs, venu s’assurer qu’on a passé une bonne nuit. Disons que ça serait pas si étonnant, au vu du personnage. On est en pleine forme, en tout cas.

« Du coup, tu veux faire comment ?
- On peut enquêter dans les alentours, déjà.
- Ouais, s’éloigner d’ici, quoi.
- Enquêter.
- Ouais, chef. »

La remarque est atténuée d’un bisou léger sur les lèvres, puis on ramasse nos affaires et on s’esquive par la fenêtre. Dans le jardin, aussi beau au petit matin qu’en fin de soirée, on sent l’odeur du pain en train de cuire, le bruit des casseroles dans les cuisines, le gazouillis des oiseaux. J’crois même piffer des saucisses ou du bacon, bref, un peu charcuterie pour bien entamer la jour… J’suis ramené à des considérations plus terre-à-terre par Zahria qui me donne un coup de poing dans l’épaule. Et j’sens mon talisman d’indépendant qui chauffe.

Putain.

Bon, en tout cas, on réussit à sortir du domaine sans croiser personne, même si ça se joue pas à grand-chose, et à mesure qu’on s’éloigne, j’ai l’impression que le ciel se ternit. On est loin du grand bleu pastel, des parterres de fleurs, de la nature luxuriante et magnifique à regarder. On se rapproche d’une île plus standard, avec une bâtisse normale un petit peu à l’écart du village le plus proche, et qui semble être le point principal du patelin.

Autant dire, le premier endroit où aller mener l’enquête si chère au cœur de Zahria, quoi.

C’est un petit port, qui doit faire pêche, majoritairement, à l’odeur. Oubliées, les effluves d’un petit déjeuner digne des plus grands palaces. Dites bonjour aux tripes de poissons, aux pêcheurs mal lavés, et le sel marin. Et y’en a un des trois qu’est vachement plus supportable que les deux autres.

La première étape, traditionnellement, pour récupérer des informations, c’est la taverne.

Donc on décide d’aller sur les quais. On petit-déjeunera plus tard, j’suppose. Puis le chef local, sans doute un pêcheur plus grand et barraqué que les autres, doit être en train de vider son chargement dans les caisses qui lui serviront à commercer sur la place du marché. Et, enfin… n’importe qui serait capable de nous parler de la piaule au sommet de la colline, pas vrai ? Après tout, c’est pas si loin, et l’île doit pas être si grande.

« B’jour, que j’accoste un moussaillon.
- Salut, gars. J’peux fai peutoua ? »

J’mets un peu de temps à capter ce qu’il jacte, puis ça vient tout seul.

« N’est des vyageurs.
- A voit.
- El’manoir là-haut ? »

La clef, c’est de parler n’importe comment en bouffant au minimum la moitié des mots.

« L’abandonné ? L’est hanté, fpas y nager. »

Y nager ? C’est du jargon de pêcheur pour y foutre les pieds ? Probablement. Je hausse un sourcil en direction de la patronne. Hanté, hé ? Et si on allait prendre un bon ptit déj de la mer, maintenant ?

N'empêche, ça pue et c'est moche, mais ça ressemble déjà plus à ce qu'ils ont l'habitude, et les talismans chauffent plus. Quelque part, c'est un peu rassurant, d'être ici. Après s'être renseignés un peu alentour, ils ont à chaque fois le même commentaire: le manoir est hanté, ou abandonné, personne n'y va jamais parce que ça porte la poisse. Et le petit port de l'autre côté de l'île, celui par lequel ils sont arrivés, c'est un peu la même histoire. Vrai qu'ils ne sont pas spécialement posé de question, en atteignant un port vide la veille. Mais bon, c'est bien qu'ils se les posent aujourd'hui. Quand ils parlent de Merisu, personne connaît trop ce nom. Par contre, on leur indique que la baraque appartenait à un vieux nommé Hissard, mais qu'il a canné y'a quelques années sans héritier connu.

Zahria et Vrenn finissent par se poser à la taverne du coin, et on leur sert deux cafés atroces, avec du poisson pané pas assez cuit planqué entre deux tranches de pain rassis. Un vrai repas, quoi. C'est pas bon, ils manquent de gerber, mais au moins ils sont certains d'avoir mangé un truc vaguement comestible. Parce que si ça avait l'air bon hier soir, qui sait si on leur a pas fait avaler de la terre ou même juste du vide ? Vu comment ils avaient faim ce matin, c'est pas impossible.

« C'est quoi ta théorie ?
- Un gars qui s'est paumé ici, et à force de se raconter des histoires, a fini par les croire lui-même ?
- Ça pourrait marcher, sauf que le gars on l'a rencontré sur le continent, et nos talismans n'y chauffaient pas, pas plus que sur le bateau.
- Une grosse illusion au niveau du manoir et de l'autre versant de l'île alors ? Mais qu'est-ce qu'il foutrait là-dedans, Merisu ?
- C'est peut-être l'héritier caché d'Hissard ?
- Ça se tient. Le gars débarque il y a quelques années, se fait prendre dans l'illusion, et se convainc qu'il a un magnifique domaine sur l'Archipel... Mais ça veut dire qu'il s'est jamais rendu compte, en repartant, que c'était faux ?
- Vu comment il est perché, c'est possible...
- Ouais enfin on a capté qu'il y avait un truc qui marchait pas au bout de trois heures, s'il vient régulièrement il aurait fini par avoir la puce à l'oreille, non ?
- N'en déplaise à ton pote Arthorias, c'est p'tête nous, l'élite de la nation...
- Mouais... Restons sur nos gardes quand même, y'a peut-être autre chose.
- Et du coup on en fait quoi, de Merisu ? L'arrête, l'arrête pas ?
- Faudrait déterminer s'il est vraiment complètement ignorant de tout ça, ou s'il en profite.
- Ah bah ça pour en profiter, j'espère bien qu'il en profite ! Même si c'est une illusion, j'aimerais bien avoir une baraque comme ça moi aussi !
- Nan mais...
- Ouais ça va, je sais, s'il en profite pour faire des trucs pas très légaux, j'avais compris.
- Voilà.
- Et si c'était moi... j'en profiterai aussi dans ce sens-là...
- Si c'était toi, tu te serais fait choper par une magnifique métisse des îles, qui en aurait profité pour s'infiltrer dans ton lit et te faire cracher tous tes secrets...
- Arrête, c'est beaucoup trop familier, cette histoire...
- Je préfère que ce soit moi, en plus. »

Il ne répond pas, mais sourit. A elle, ça lui suffit. Ils finissent leur petit déjeuner et fument une clope près du port, avant de se décider à remonter vers le manoir. Mais pas par la route normale, ils font un détour par le petit bois autour de la baraque. Et effectivement, comme ça, ils ne semblent pas être pris dans l'illusion, et elle apparaît telle qu'elle est. En ruines, grisâtre, poussiéreuse. Ils aperçoivent Merisu, dans le petit parc, tout affolé. Il doit être à leur recherche. Il se tourne, semble parler avec quelqu'un d'invisible, puis une deuxième personne tout aussi invisible un peu plus loin, panique tout seul, reparle avec quelqu'un qu'on ne voit pas, puis une domestique apparaît, et semble lui faire le même discours avec les mêmes gestes.

« Les domestiques sont pas toutes fausses.
- Ouais. Et regarde, Zah, celle-ci semble bien savoir où elle est. Elle a savamment évité la crevasse sur la terrasse, si elle avait été dans l'illusion elle ne saurait pas qu'elle est là.
- Bien vu...
- J'y vais ?
- Ouais, vas-y. Tout doux, hein, on sait pas pourquoi elle fait ça.
- Tout doux. Comme un gentil petit espion.
- Un gentil petit espion à qui je laisserai prendre de vraies vacances après ce coup-ci.
- Je t'assure que tu n'as jamais vu plus doux que moi.
- Allez, arrête des conneries et file. »

Il l'embrasse et disparaît en direction de la baraque. Elle se demande si ça le refait rentrer dans l'illusion. Certainement, oui. Sortant sa longue-vue, Zahria le suit de loin, prête à intervenir en cas de problèmes. Mieux vaut qu'ils ne soient pas pris tous les deux dans la magie étrange de cette demeure...

Ouais, c’est sûr que c’est vachement moins joli, quand y’a plus la décoration des illusions. J’suis quasiment sûr d’avoir une potion contre ça, mais elle doit traîner dans mon fatras, à l’appartement, à la Capitale. Sale histoire, faut toujours sortir couvert et équipé, hé ? Enfin, au moins, j’ai mon matos, donc en confrontation directe ou en traîtrise, j’me pose quand même plutôt là. J’me demande si j’devrais faire quelque chose contre la nana ou contre le noble avec le déjà-vu…

Ça permettrait p’tet d’éviter les soucis, mais d’un autre côté, il nous a déjà tellement à la bonne, le Merisu, que j’le vois pas foutu de nous faire quelque chose. Et la servante, finalement, elle s’assure juste que tout se passe bien pour son patron et ses invités. Enfin, j’crois. Y’a p’tet une histoire plus scabreuse là-dessous, après tout. En tout cas, tu m’étonnes que les contrats du vieux marchent du tonnerre, avec du petit personnel pareil.

J’retire ce que j’ai pensé : c’est carrément ça qu’elle devrait recruter, Zahria, ça serait vachement utile.

Enfin, moins le fait que le talisman prévient et protège un peu, et qu’une potion permet de voir à travers, évidemment. Et y’a p’tet des contraintes spécifiques sur le pouvoir qu’on connaît pas, genre la nécessité de rester dans le même coin ou avec la même personne. Sujet qu’on creusera quand on lui aura passé les menottes et collé deux ou trois baffes histoire de lui donner envie de nous raconter des jolies vérités.

J’m’approche en bordure, sous le couvert des arbres autant que possible. J’ai du mal à distinguer la zone à partir de laquelle l’enchantement commence, cela dit. Puis j’fais un pas, et j’me sens détendu. Autour, la nature reprend ses droits, plus belle, plus vigoureuse, et la piaule au toit en ruines redevient le beau manoir dans lequel on a passé la nuit. J’passe la pogne sur mon talisman d’indépendance, brûlant, et j’me concentre sur l’objectif.

La bonniche est toujours la même, bien qu’elle ait des collègues maintenant. Hé, elles vont pas l’aider, les autres illusions, si ? Ou alors j’vais croire que si et me comporter bizarrement ? Bon, enfin, c’est bien pour ça que Zahria est resté en retrait, comme assurance. On aurait p’tet dû faire l’inverse, et j’aurais balancé un gros laser Focus dans la tronche s’il avait fallu. Mais y’a pas de raison qu’on en ait besoin, pas vrai ?

Ouais, et les plans se passent toujours sans le moindre accroc, comme mes vestes.

D’une téléportation, j’me retrouve à côté de la domestique, qui me regarde d’un air surpris, tout dans son rôle. J’sens deux images lutter dans mon esprit, la réalité peu reluisante et un paradis artificiel dans lequel, pour être honnête, j’me glisserais bien encore quelques heures avec la patronne. C’est qu’on peut pas toujours profiter de conditions pareilles, hein ?

Le bracelet de la première menotte antimagie se referme sur le poignet de la manipulatrice et les illusions vacillent, tremblent. J’tire d’un coup sec, et elle tombe en avant avec un petit cri. C’est Merisu qui se tourne vers nous, surpris d’abord, colérique ensuite, très rapidement. Un gros rocher se dirige droit vers mon crâne.

Putain, mais il la défend ? Et il a un pouvoir de lancer de rocher ?

Cette pensée est vite distraite par, d’une part, une crevasse qui commence à s’ouvrir sous mes pieds, et d’autre part la bonniche qui tire dans l’autre sens, et m’fait trébucher. J’saute au-dessus du trou, droit sur elle, coude en avant. Elle a un petit bruit de souffle coupé, et m’colle une droite. Pas une baffe, une vraie droite. Le goût du sang dans la bouche m’donne un coup d’fouet. Elle oublie comment bouger les bras, et j’boucle l’autre menotte.

Une bonne chose de faite.

Le mirage disparaît totalement, nous laissant dans la maison usée, quasiment ruinée, de Merisu. Enfin, la sienne… En tout cas, c’est pas la mienne.

« Du calme, Merisu ! Nous réglons seulement le problème !
- Qu’est-ce que vous faites ? Qui êtes-vous ? Pourquoi êtes-vous chez moi ? Et que faites-vous à ma gouvernante ? Je vous somme de vous expliquer ! »

C’est pas que je veux pas, mais j’suis occupé à esquiver des cailloux géants et des trous dans le sol, là, en fait ? Puis sa gouvernante ? Oh, et puis merde, normalement, c’est le moment où Zahria se radine et lui déboîte le cervelet par derrière, avec ses propres menottes.

Mais j’maintiens qu’une nuit de plus dans les illusions, ç’aurait été chouette…

Bah du coup, Zahria se radine et chope Merisu gentiment par derrière, avant de le menotter à son tour. C'est pas joli-joli, la baraque, vue de près. Vrai que ça aurait été sympa d'un peu plus en profiter pendant que c'était tout beau. Mais imaginez, après, ils se font manger par l'illusions et sont incapables d'en sortir... Ouais, certes, ce serait pas mal en fait... La belle vie, sous le soleil, la bonne bouffe, les draps de satin et les émotions qu'on a pas demandé... Le maître-espion préfère encore souffrir, voir de la grisaille, dormir dans des draps sales, mais être libre de ses mouvements. Et Vrenn bah... il aura ses vacances, hein.

Les deux espions s'empressent de sortir leurs prisonniers de là, parce que la baraque donne l'impression qu'elle va s'effondrer d'une minute à l'autre, comme si c'était l'illusion qui la faisait tenir debout. Y'a Merisu qui grogne, mais ils n'y prêtent pas attention pour l'instant, préférant se concentrer sur le fait de se mettre à l'abri. Vrenn demande tout de même à la "gouvernante" s'il y a un autre véritable être humain là-dedans, mais elle secoue la tête, toute effrayée. On t'a vu, hein, mettre un gros pain, tout à l'heure. Joue pas la jeune femme fragile, ça prend pas. Les prisonniers assis contre un arbre du parc, les deux gardes s'accroupissent en face, pour essayer d'en tirer quelque chose.

« On peut avoir une explication sur ça ? »

Zahria pointe du doigt le manoir dans son dos, où une partie du toit vient de s'écrouler bruyamment.

« Il fallait refaire la toiture...
- Oui nan mais y'a pas que la toiture, là... On peut avoir une explication sur ce qu'on voyait avant de vous menotter, mademoiselle ?
- Je... c'est... mon pouvoir... Il est lié à cet endroit... Tout ce qui j'y imagine devient vrai, et tout ce que je suggère aux autres est pris pour argent comptant.
- Et vous vous contentiez de faire la bonniche ?
- Gouvernante, c'est ma gouvernante !
- Ah mais vous couchiez ensemble, en fait ?
- Quoi... comment... ?
- Ça se voit un peu. Elle en pense quoi, Madame ?
- Je...
- Il n'y a pas de Madame, la femme de Theodli l'a mis dehors il y a quelques temps.
- Ah bon ? Géraldine... Pourquoi je ne m'en souviens pas ?
- Ouais, pourquoi il est pas au courant qu'il s'est fait larguer ?
- Je... L'illusion... A partir du moment où quelqu'un passe suffisamment de temps dans la maison, je peux remodeler ses souvenirs... ses sentiments...
- Attends, Ombre... C'est trop facile, là, pourquoi elle nous déballe tout ?
- Demande lui à elle... pourquoi tu déballes tout ?
- Parce que ça change rien. Vous allez me relâcher et m'oublier. »

Ah dis donc, elle a changé de ton de voix, d'un coup. Et puis avec son petit sourire sombre, elle ne les regarde plus eux, mais quelque chose derrière. Quelque chose de gros. Et baveux. Plein d'écailles. Et pas très gentil. Zahria et Vrenn se relèvent d'un bond, dégainant face au Grand Jagras qui se dresse face à eux.

« C'est votre familier ? Il a l'air... sympa...
- Il va surtout s'assurer que vous "oubliiez" tout de votre séjour ici...
- Alors... je m'en voudrais de vous contredire, et puis ça me plait pas trop de tuer un familier, mais y'a peu de risques... J'dis pas qu'on va pas prendre quelques bosses, mais à la fin on va gagner quand même... 'Fin, chais pas toi, moi des Grands Jagras je m'en suis déjà fait un paquet...
- Ouais, pareil.
- Du coup, ça marche peut-être pour faire peur aux pêcheurs du coin, mais face à nous, y'a peu de chance que votre bêbête tienne la route... Du coup, je vous conseille de la tenir à distance, si vous voulez pas qu'on lui fasse mal. »

Et sûrement parce qu'elle n'est pas complètement débile, la jeune femme comprend vite que ce n'est pas du bluff. Elle s'adresse mentalement à son familier, et le Grand Jagras fait quelques pas en arrière, avant de se laisser tomber sur ses pattes arrière, assis dans une posture assez ridicule. Pas le gros prédateur qu'il prétendait être juste avant.

« C'est mieux. Et puis du coup, maintenant que vous avez plus le choix, vous allez finir de nous raconter l'histoire.
- Je ne dirais plus rien.
- Je vous conseille de parler.
- Du tout.
- Vous êtes au courant que la potion de vérité, c'est très douloureux ?
- Vous bluffez.
- C'est vrai. N'empêche que vous allez y passer, si vous n'avouez pas, et les Juges sont rarement cléments avec une personne qui a suffisamment menti pour qu'ils soient obligés de sortir la potion de vérité. »

Petit regard vers Vrenn. Ouais, hein. Rarement, pas jamais.

« Je... Vous allez faire quoi de moi, après ?
- Vous ramener au continent, vous donner à la garde locale, vous serez jugée et vous aurez une peine en fonction de vos crimes. Mais franchement, je vous assure, vaut mieux parler maintenant. On dirait pas, comme ça, mais je suis... sergent. Du coup j'ai un peu d'autorité.
- Ça de l'autorité, un sergent ?
- En l'occurrence, celui-ci oui. Et vous avez gâché ses vacances, alors si j'étais vous, je passerai aux aveux. Sinon, je peux être un peu moins sympa qu'elle, si vous voyez ce que je veux dire. »

Ça marche, ça, avec les autres gens, visiblement. Même si quand elle a essayé sur lui, ça n'a pas marché. Il joue avec sa dague, c'est explicite. Bon garde, mauvais garde, hein ? Grassim a pas complètement foiré son initiation, visiblement. A moins que ce soit elle, qui lui ait appris ce truc de base ? Si ça se trouve, il a compris tout seul. Zahria ne peut pas s'empêcher de sourire avec fierté. Et un peu d'autre chose, mais faut pas le dire, pour l'instant.

« Je... j'habitais au village en contrebas. J'étais pêcheuse, avec mes frères. Et pis un peu pirate, aussi, parce que la pêche ça rapporte pas toujours assez. Et puis un jour, monsieur Hissard est arrivé sur son bateau, et y'a eu une altercation en mer, pas loin d'ici. Ses gars ont gagné, et j'ai été faite prisonnière. Ils m'ont ramené ici. Et Hissard a découvert mes pouvoirs. J'ai toujours été convaincue de ne pas en avoir. Il m'a proposé de devenir gouvernante de cet endroit, j'ai saisi l'opportunité et j'en ai fait ce havre de paix, pour mon sauveur... puis il m'a présenté Theodli, son ami... dont je suis...
- Tombée amoureuse, oui, on a compris...
- Donc j'ai euh... convaincu Hissard de faire de lui son héritier puis j'ai...
- Orchestré sa mort, carrément ?
- Oui...
- Elle est dérangée...
- Je vous entends.
- Ouais, bref, continuez.
- Quand Hissard est mort, la famille Merisu a hérité, mais je ne savais pas que Theodli était marié donc...
- Vous avez fait en sorte de le séparer de sa femme...
- Géraldine... elle est vivante au moins, monstre ?
- Oui, oui, je n'avais pas le coeur à priver vos enfants de leur mère... Moi je n'ai jamais connu la mienne...
- On en pleurerait presque, dis donc.
- Je vous entends toujours.
- Ouais, bah nous on en a suffisamment entendu. Merisu, si vous promettez d'arrêter de jeter des cailloux, on vous détache, vous avez rien fait, vous dans l'histoire.
- Je suis une pauvre victiiiiime...
- Nous aussi, après tout. »

Enfin bon, quelque part, ils ont trouvé la folle, et tout est bien qui finit bien, non ? Toujours pas pu faire de galipettes dans un joli lit, mais bon, ce n'est que partie remise. Ptête pour le prochain défi, qui sait. Détachant Merisu contre la promesse qu'il sera sage, Zahria et Vrenn embarquent leurs prisonnière en direction du bateau du nobliau. Bateau qui est bien vrai, lui, pour le coup, même si le carosse n'était qu'une vieille charrette. Marrant de constater que les matelots sont les frères de la jeune femme, au passage. Il va falloir leur trouver une cellule taille familiale. Enfin, chaque chose en son temps. Déjà, retourner sur le continent, livrer la "gouvernante". Puis fumer cette clope, accoudés au bastingage.

« Du coup, je pars en vacances, après ça, t'as dit ?
- Ouais, t'as le droit.
- Et... tu viendrais avec moi ? »

Serait-elle une jeune ingénue, elle aurait rougi. Mais là, elle se contente de sourire et de l'embrasser. Ça a le goût de la cigarette, et la barbe pique un peu. On est loin des adolescents qui gloussent. C'est pas plus mal.
Oui, elle viendra, on peut pas le laisser seul, de toutes façons, il fait des bêtises sinon.