Alors que la Capitale était drapée dans la nuit, Dahlia, de faction ce soir-là, patrouillait dans les rues faiblement illuminées d'un quartier d'habitations nobles, conformément à sa présente assignation. Et force était de constater qu'une patrouille nocturne n'avait pas de commune mesure avec son équivalent diurne.  

En effet, de jour, la ville était une vraie symphonie de bruits : entre les marchands à la criée qui cherchaient à alpaguer le chaland, les portes qui claquaient, le fracas des sabots des chevaux sur les pavés, les commères bavassant, les marmots s'égosillant... Il n'était pas rare d'écoper d'une migraine, en fin de service.

Or, de nuit, le brouhaha démentiel de la vie citadine s'étant tu, patrouiller devenait bien plus agréable pour les oreilles. Il fallait juste s'armer de lunettes de jour, et d'une thermos magique, pour éviter les deux plus gros écueils de ce type de mission : ne rien voir des agissements fomentés dans la pénombre, et faillir à son rôle de surveillance ; et se laisser gagner par l'endormissement, en l'absence d'action permettant de se maintenir éveillé.

C'était d'ailleurs là tout le paradoxe d'une patrouille nocturne : souhaiter que rien ne vienne troubler la quiétude des habitants, d'une part, et de l'autre, espérer tout de même avoir du travail, afin de ne pas sombrer dans un ennui extrême jusqu'au lever du jour libérateur...

Dahlia tourna à l'angle d'une rue, dépitée de devoir arpenter un quartier résidentiel noble, qui était parmi les plus calmes, loin de l'agitation des activités nocturnes de type taverne où il y avait toujours au moins quelques soûlons à calmer...

Lorsqu'un cri déchira soudain la chape de silence nocturne. Se fiant à son ouïe, la garde identifia la maison d'où celui-ci semblait provenir, un peu plus loin dans la rue... et se hâta vers celle-ci, mue par son devoir... Le portail et la porte de la résidence étant grands ouverts – ce qui n'était pas sans l'interpeller – et elle put entrer sans mal dans la résidence. Une fois à l'intérieur, éclairé mais étrangement vide, un nouveau cri retentit depuis l'étage, ce qui l'enjoignit à gravir les escaliers... et à rejoindre en hâte la chambre à l'origine de sa provenance.

La scène qui se déploya sous ses yeux lui parut alors des plus explicites.

Une jeune fille éplorée était agenouillée au sol, et un homme se trouvait penché au-dessus d'elle. En levant les yeux vers lui, l'adolescente se mit alors à crier de nouveau, avant de remarquer Dahlia. Elle courut alors se réfugier derrière la garde, en implorant son secours, et en pointant l'inconnu du doigt tout en l'accusant de vouloir la tuer.

Bon, eh bien, ça semblait assez clair. Dahlia tira sa lame à son côté et la pointa sur l'homme pour le mettre en joug. Puis, sortant sa médaille de garde de l'autre main, elle annonça avec défiance :

« Garde civile. Ne faites plus un geste ! »

Bon, au moins, elle ne risquait pas de finir somnolente, cette nuit-là.

Son épée dardée sur l'homme qui lui faisait face, Dahlia s'efforçait de maintenir un calme apparent, mais en son for intérieur, ses pensées se bousculaient. Son esprit essayait en effet d'anticiper la prochaine réaction de l'inconnu, afin d'être en mesure d'intercepter son prochain mouvement et ne pas faillir à son rôle de garde.

L'agresseur pouvait, le plus probablement, chercher à s'enfuir par la fenêtre. Celle-ci était en effet grande ouverte, et ils ne se trouvaient qu'au premier étage. C'était peut-être, d'ailleurs, la voie par laquelle il était arrivé, et il n'avait qu'à l'emprunter en sens retour... Quoique, non : la porte d'entrée de la villa était béante, à l'arrivée de Dahlia... Il n'avait donc pas dû avoir besoin d'escalader la façade extérieure, s'il était un assassin mandé pour occire la jeune noble, comme la scène le laisser présumer...

Il pouvait, sinon, tenter de l'attaquer. Acculé comme il l'était, il pouvait très bien essayer de larder la garde, qui ne représentait pas une si grande menace à elle seule... Dahlia n'aimait pas vraiment cette éventualité, car elle n'était pas sûre de réussir à faire face à un assassin chevronné... Surtout avec une tierce personne à protéger, dans son dos, qu'elle devrait veiller à ne pas blesser dans l'action.

Dans l'expectative, la garde essayait de garder son sang froid, mais les battements de son cœur s'étaient quelque peu emballés. Qu'allait-il tenter ? Alors qu'elle s'apprêtait à saisir les menottes, à sa ceinture, afin de les lui passer - sans trop d'encombre, elle l'espérait - elle vit alors que l'homme reculait vers la fenêtre. Mais prudemment, et sans intention de se précipiter dans l'entrebâillement, semblait-il...

Il commença alors à... lui parler, d'une voix étrangement calme... avant d'être interrompu par une nouvelle exclamation accusatrice de la jeune fille. Celle-ci devait avoir des cordes vocales en acier, pour parvenir à en user encore avec autant d'éclat, après tous ces cris...

L'homme réitéra posément sa demande de s'expliquer, et Dahlia le considéra un instant. C'était vraiment étrange, car sa voix mesurée et polie dénotait totalement avec son apparence... Qui était, quant à elle, plus que patibulaire. Des cheveux sombres en bataille tombaient sur son front, sous lequel étaient enchâssées deux pupilles d'un argent givré, qui brillaient d'un éclat glaçant sous la lueur faiblarde des quelques bougies disposées dans la pièce.  

Dahlia réétudia un instant la situation : après tout, elle n'avait pas, pour sa part, aperçu de tentative de meurtre... Lorsqu'elle était entrée dans la pièce, l'homme était uniquement penché vers la jeune fille... Il ne tenait pas d'arme à la main, et il n'était pas non plus entrain de faire montre de violence envers elle...

Sur quoi se fondait donc l'accusation de l'adolescente ? Il y avait en tout cas présomption d'innocence, jusqu'à ce qu'elle parvienne à lever le voile sur cette histoire plus qu'étrange...

« Je vous écoute... mais je vous prierai de décliner votre identité. Et gardez bien les mains en évidence. »

Dahlia lui offrait la possibilité de verser des explications, mais elle ne baissa pas sa lame pour autant. On pouvait apercevoir le reflet de l'homme, dans son éclat miroitant à la lueur vacillante des bougies.

Comme elle l'y avait invité, l'homme s'expliqua, sans se départir de son calme et toujours sans esquisser de gestes abruptes... Mais lorsqu'il lui détailla son identité... Dahlia écarquilla les yeux, avant d'hausser un sourcil. Il prétendait être... le Capitaine de la Garde Royale ? Il plaisantait, là ? Il n'était pas affilié à la famille royale, ou à un Glooby, tant qu'il y était ?

Car en effet, il ne pouvait dire vrai. Dahlia pouvait discerner son mensonge, car elle l'avait déjà aperçu, le Capitaine Hematyar... De loin, certes, lors de cérémonies martiales. Elle ne l'avait jamais côtoyé, elle n'en avait pas l'opportunité en tant que simple garde civile. Mais elle savait pour autant quelle était l'apparence du Capitaine, et celle-ci n'était en rien comparable avec les traits de l'homme acculé dans la pièce... Ils ne semblaient avoir aucun lien de parenté, même en louchant.

Continuant de l'étonner, l'homme entreprit alors de... fermer la fenêtre. Dans quelle finalité ? La garde n'aurait su le dire, mais elle présumait qu'il ne devait pas avoir de louables intentions, puisqu'il mentait. Puis, toujours avec cette douceur désarmante, les mains du suspect écartèrent sa cape pour aller révéler... une médaille, à son cou. Dahlia put distinguer les inscriptions et les lauriers sur celle-ci. L'insigne semblait étrangement authentique... mais elle ne pouvait l'être, pourtant. Comment le Capitaine de la Garde royale aurait-il pu se faire voler sa médaille ?

Et il y avait également ce sceau, incandescent comme un tison, s'agitant sur le poitrail de l'homme. Celui-ci semblait indiquer qu'une magie était active, dans les environs, mais laquelle ? Toutes ces inconnues, entachées d'incompréhension, mirent les nerfs de la garde à rude épreuve. Sa main était crispée sur la poignée de son épée, toujours levée vers lui, et commença à trembler, sous la nervosité... Dahlia finit par lâcher, d'un ton excédé :

« Le Capitaine Arthorias Hematyar, de la Garde Royale, hein ? Et mon postérieur, il a des plumes de Rapidodo ? »

Dahlia s'exprimait librement, étant seule, tendue par la situation, et certainement pas en présence d'un gradé de la Garde, selon elle.

« Jolie médaille, confondante... pour une contrefaçon. Car, pour avoir déjà aperçu le Capitaine - manque de chance pour toi, je sais que tu n'es pas lui... Il te manque une certaine longueur de cheveux. »

Entre autres, mais elle n'allait pas s'attarder sur la myriade de différences physique qui les séparaient... Elle ajouta, sans ménagement :  

« Tu vas me suivre à la Caserne. Tu pourras y détailler tes hauts faits... lors d'un interrogatoire. »

Dahlia s'empara des menottes anti-magie à son ceinturon, et, dans un soupir, et s'avança vers le suspect pour lui ceindre les poignets avec celles-ci... sans chercher à obtenir son aval. Et dire qu'elle avait voulu lui accorder une chance de s'expliquer... elle était peut-être trop gentille. Une fois menotté, l'apparence de l'homme changea cependant du tout au tout...

Il avait à présent... une longue chevelure d'un blond cendré, et celle-ci encadrait... un faciès aux traits fins, dans lequel se détachait... une paire de yeux vairons.  
Ah.
C'était peut-être bien le Capitaine Hematyar, finalement. Les joues de la garde virèrent au cramoisi alors qu'elle le réalisait. Elle n'avait pas – du tout - envisagé l'éventualité qu'il fut sous un sort de changement d'apparence... Si bien qu'elle se mit à bégayer, plus que gênée par le discours qu'elle avait tenu, peu plus tôt...

« Oh... C-c'est bien v-vous, Cap-p-itaine... J-je suis v-vraiment c-confuse... »

L'avantage, c'est que la jeune fille éplorée ne risquait plus de leur percer les tympans en cris accusateurs, à présent.

Dahlia resta bouche bée devant le changement d'attitude, puis d'apparence, de la jeune fille qui n'était pas la victime qu'elle faisait croire... Sous la surprise, ses yeux restaient rivés sur les contours de l'enveloppe qui, après avoir revêtu les traits de l'homme aux yeux de givre, se mouvait à nouveau, dans un ondoiement fluctuant de chairs. Mais, cette fois-ci, ce n'était plus d'un humain dont elles semblaient prendre la forme... Elles commençaient à ébaucher une innommable créature cornue.

Puis, soudain, les mots du Capitaine parvinrent aux oreilles de la garde, dans un ordre implacable qui la sortit instantanément de son inaction contemplative. Ah oui, les menottes ! Il était plus que temps de les lui ôter. Dahlia s'exécuta, le plus prestement qu'elle le pouvait, mais ses doigts, mus par l'empressement et la peur qui enflait en elle, s'en trouvaient maladroits.

Lorsque les menottes cédèrent enfin, la créature était entrain de percer le plafond les surplombant.

Le Capitaine enjoignit alors Dahlia à sortir par la fenêtre, après l'avoir éclatée d'un coup de poing bardé. Celle-ci obtempéra à nouveau et rejoignit l'ouverture béant sur la nuit, tandis qu'Arthorias s'interposait entre elle et la créature. Après avoir rapidement jaugé la distance de chute, elle plongea alors dans l'entrebâillement sans plus attendre... Les ordres d'Arthorias étaient en effet sensés, ils ne pouvaient pas affronter ce monstre dans une pièce si étroite, et ils devaient se hâter d'en sortir avant d'être acculés.

Il y avait un buisson, en contrebas, et la garde veilla à tomber sur celui-ci, afin qu'il amortisse sa chute qui se déroula de fait sans trop d'encombre. Puis se relevant, elle empoigna son épée d'une main, les yeux anxieusement dardés vers la fenêtre.

Arthorias ne tarda pas à la rejoindre, à son grand soulagement.

Les protagonistes se trouvaient dans les jardins de la demeure : une pelouse paysagée les environnait, parsemée de divers bosquets, et d'un dédale de buis révélant des allées au travers des trous dans les haies. Le décor était plongé dans la pénombre, uniquement éclairé par la faible clarté des étoiles.

La bête commençait à descendre à son tour, en détruisant la façade de la maison, et Dahlia invita alors le Capitaine à la suivre derrière un bosquet, afin qu'ils se mettent à l'abri et puissent discuter stratégie.

« Que fait-on, Capitaine ? »

L'angoisse sournoise précédant le combat fourrageait dans ses tripes. La garde n'avait encore jamais affronté une bête de cette envergure... En était-elle capable ? Le fait d'être avec le Capitaine de la Garde royale la rassurait, mais ils restaient en sous-effectif, et ils ne pouvaient aller chercher des renforts, au risque de livrer l'autre à un sort funeste. Qui sait, le tapage de ce combat en extérieur allait peut-être alerter des gardes aux environs ?

En attendant, ils n'étaient que deux pour occuper la créature... Celle-ci venait d'ailleurs d’atterrir dans le jardin, dans un rugissement peu amène.

Neuf ans. Cela faisait neuf ans que Dahlia avait été diplômée de l'Académie militaire, suite à son internat, et qu'elle battait le pavé en tant que membre officiel de la garde. Et ces maintes années de service n'avaient pas été émaillées de très grands périls. Sa routine reposait plutôt sur l'interpellation de petits délits, ou sur de la patrouille sans heurt. Il s'agissait le plus souvent de faire acte de présence, dans les rues, et rassurer les citoyens au simple cliquetis de son armure, afin qu'ils vaquent à leur quotidien en toute sérénité.

Pour Dahlia, qui était davantage coutumière des menus larcins que des combats héroïques, devoir faire face à une menace monstrueuse de cet acabit présentait donc un caractère totalement nouveau... et lui faisait questionner son dévouement à son métier.

Certes, un soldat faisait le serment de dédier sa vie à ses devoirs de garde, lorsqu'il était enrôlé, mais Dahlia avait rejoint la Garde contre son gré... Elle ne s'était donc jamais sentie réellement investie de ce sens du sacrifice, jusqu'à alors. Mourir au combat était la conclusion la plus honorable, pour tout garde, mais en était-elle réellement un ? Et pourtant, entendre le Capitaine parler de devoir éveillait une volonté insoupçonnée en elle...

Étaient-ce les talents d'orateur d'Arthorias ? Savoir haranguer le moral des soldats était une qualité communément retrouvée, après tout, dans le haut commandement... car la victoire d'une bataille se jouait souvent à la motivation des troupes. Mais les paroles du Capitaine ne faisaient-elles pas qu'attiser un feu déjà présent en soi ? Était-ce celui de la bravoure, ou juste l'envie morbide de côtoyer la mort ? Difficile à définir, mais en tout cas, cela lui avait ôté cette envie de fuir qui l'avait – bel et bien – effleurée sous la peur, un peu plus tôt.

Arthorias lui détailla la stratégie qui leur permettrait, avec un peu de chance, de s'en sortir... Il fallait attirer la bête à portée des tirs des balistes se trouvant sur les remparts de la Citadelle, à quelques rues de là... La garde sourit à l'évocation de ce plan astucieux. Elle avait bien de la chance, tout de même, de bénéficier du sens tactique du Capitaine de la Garde Royale.

« Entendu, Capitaine. Lors de ma patrouille dans le quartier, j'ai justement repéré des venelles étroites... Je pense pouvoir nous guider jusqu'aux abords de l'île Citadelle. »

Du moins, elle l'espérait. Son expérience des patrouilles avait aiguisé sa mémoire visuelle, ainsi que son sens de l'orientation - qui ne devait pas être que l'apanage des hommes, contrairement aux idées reçues. Les orbes lumineuses qui la fixèrent ensuite, combinées à l'écho caverneux de la voix du Capitaine, instillèrent un sentiment d'étrangeté en elle. Arthorias n'était-il plus qu'une armure ? Pas mal, comme pouvoir, le cas échéant.

« Dahlia Delancy. Honorée de faire équipe avec vous, Capitaine. »

C'était peut-être le dernier visage qu'elle allait voir, si elle échouait... Enfin, le dernier heaume, plus exactement. Et c'était tout de même un sacré privilège. Dans sa poitrine, l'excitation était venue s'entremêler à la peur toujours présente, tissant le nœud d'une résolution inébranlable.

Dahlia endossa ses lunettes de jour, puis jeta un oeil par delà le bosquet pour tenter d'apercevoir la bête, qui était toujours à leur recherche, ses lourds pas griffus faisant crisser les graviers des allées du jardin... En voyant celle-ci leur tourner le dos, la garde fit signe au Capitaine qu'ils pouvaient sortir de leur cachette de fortune. Elle jeta alors une pierre dans le sens opposé du portail du manoir, afin de détourner l'attention de la créature le temps qu'ils puissent le rejoindre.

Une fois arrivés à ce dernier, elle siffla pour recentrer l'attention de la bête sur eux, tout en s'autorisant une petite pique:

« Hé ! On est là, fils de boucton ! »

S'engagea alors une course effrénée dans les ruelles du quartier.

Se fiant à sa mémoire, et à sa vision magique, Dahlia guida Arthorias dans l'enchevêtrement des venelles. La plus grosse difficulté était de parvenir à maintenir un contact avec la créature, assez étroit pour que celle-ci continue de les suivre, mais pas trop proche non plus, pour ne pas se faire embrocher par ses longues cornes pointues, ou recevoir un méchant coup de griffe. Il fallait réussir à doser son audace, et éviter tout excès de zèle, même si narguer le monstre coincé entre deux pans de murs était toujours très tentant.

Au bout de maints détours et dérapages contrôlés, leur course éperdue les mena, haletants, aux abords des berges de l'îlot de la Citadelle... Et malgré leur souffle rendu court par l'effort, il allait falloir réussir à s'époumoner :

« Hé... vous... là-haut ! Danger... en approche ! Tirez... VIIIITE ! »

Le souffle de Dahlia lui manquait cruellement, à son grand désarroi, tandis que la bête les rattrapait...

Malgré toute l'application qu'elle déployait pour attirer l'attention des soldats postés sur la muraille, à grands renforts de cris essoufflés et d'amples mouvements de bras agités frénétiquement, aucun jet de baliste ne jaillissait des remparts... Ces derniers demeurant silencieux, résolument sourds à leurs appels. Mais qu'y faisaient donc les gardes de faction qui y étaient perchés ? Ils n'étaient pas entrain de roupiller, tout de même ?! À croire que c'était toujours la plus indolente bleusaille, qu'on affectait aux surveillances nocturnes...  

Face à l'impassibilité des murailles, Dahlia sentit le désespoir l'envahir. Le Capitaine et elle allaient-ils mourir ici, si proches du but ? Cela devenait de plus en plus certain, à mesure que les secondes s'égrenaient et qu'aucun tir ne vrombissait dans l'air...

Alors que le monstre venait de les rejoindre, les mots d'Arthorias tirèrent Dahlia de sa terreur latente. Il lui demandait de survivre une poignée de minutes, et d'avoir confiance en lui... Dahlia hocha la tête. Elle accordait le plus grand crédit à ses paroles, et ne souffrait aucun doute à leur égard.

Ce qu'Arthorias réalisa ensuite ne manqua toutefois de l'ébranler. La garde s'était attendue à tout, sauf à ce qu'il fonçât droit sur la créature hargneuse. Il parvint à transpercer l'une de ses pattes avec son glaive, puis fut... aplati par celle-ci, lorsque qu'elle vint s'abattre sur lui. Du Capitaine, il ne restait plus qu'un amas d'armure ratatiné.

Le cœur de Dahlia s'interrompit, ratant un battement, et son corps entier se figea. Elle cligna les yeux, comme pour chasser cette image irréelle mais cela n'en changea pas les cruels contours... Le Capitaine n'était vraiment plus, il n'y avait plus que cet inerte métal martelé.

musique:

Un tourbillon d'émotions bouillonna en elle. Cela ne pouvait être... La garde s'efforça alors de repenser aux dernières paroles du gradé : il lui avait dit que son acte serait réfléchi. Mais comment pouvait-il délibérément avoir choisi de mourir ? Dahlia n'en avait absolument aucune idée, mais elle devait s'accrocher à la confiance qu'elle plaçait en lui... et survivre.

La créature se désintéressa rapidement du rebut d'armure gisant au sol, et posa ses pupilles avides sur la garde... Celles-ci renfermaient l'éclat d'une cruauté, qui, ajoutée à sa masse et à sa sévérité, était plus que glaçante. Sans plus attendre, elle tira son épée, tout en jaugeant la bête, et en guettant le moindre frémissement de sa masse musculeuse, dont les veines saillaient à la surface. Dahlia la sentait prête à bondir sur elle, investie de toute sa férocité.

Et en effet, la créature ne tarda pas à la charger, après avoir raclé le sol avec ses pattes arrières, arrachant des mottes de terre herbeuse des berges. Dahlia parvint à bondir sur le côté, et fit une roulade pour accompagner son esquive, avant de se relever d'emblée. Le colosse, après avoir parcouru plusieurs mètres en ligne droite, fit quant à lui un quart de cercle, prêt à revenir la charge. Il s'élança de nouveau, et sa patte lardée semblait le ralentir quelque peu, lui arrachant des râles de douleurs quand il la posait au sol.

Dahlia devait à nouveau l'esquiver, mais cette-fois, elle courut droit sur lui, et plongea en avant en arrivant face à lui, se laissant glisser sous son imposant corps. Elle en profita pour lui entailler le ventre avec son épée dans son mouvement, lui lézardant le poitrail et le ventre. La créature rugit de douleur.

La garde se releva à nouveau, quelques mètres plus loin. Son souffle haletant lui instillait un goût métallique dans la bouche. Cette fois, la bête semblait avoir abandonné l'idée de lui foncer dessus. Elle se redressa orgueilleusement, et retroussa les babines, dévoilant ses crocs en un rictus étrange. Au fond de sa gorge béante, la garde perçut alors une boule ardente qui enflait... Était-elle capable de cracher du feu ? Voilà qui commençait à sentir le roussi, au sens propre comme au figuré.

Recevoir son baptême de feu, voilà une perspective qui ne s'annonçait que bien peu réjouissante. Après son grand-père Edmond, croqué par un Fenrir, on allait pouvoir ajouter Dahlia, carbonisée par un Kerberus Alpha, dans le registre des morts héroïques de la lignée des Delancy... Au moins, cela pourrait participer à perpétuer la renommée familiale, mais elle était encore jeune, tout de même, pour mour...

Soudain, un puissant trait de baliste perça l'air, et vint se ficher dans la mâchoire du colosse qui lui faisait face, la perforant de part et d'autre, et interrompant son ardente incantation. Puis, presque aussitôt après, une vibrante volée de tirs s'abattit de nouveau, sur le flanc de l'animal cette fois, qui s'ébroua sous l'assaut de cette grêle redoutable de projectiles, en rugissant une rage douloureuse.

Les soldats postés sur la muraille semblaient s'être réveillés juste à temps, à la plus grande chance de Dahlia... Mais ce n'était pas tout. Le sol à ses pieds se mit à trembler d'une palpitation familière. Celle-ci provenait du martèlement des sabots des chevaux lancés à bride abattue à leur rencontre, montés par de rutilants soldats. Un détachement de renforts arrivait.

Menant la chevauchée de cette cavalerie, était-ce... le Capitaine ? La présente armure en première ligne ne laissait que peu de doutes sur la nature de celui qui la portait... Dahlia n'en crut pas ses yeux. Il n'était donc pas mort... ? Hé ben, il lui avait fait sacrément peur, tout de même.

La lance brandie par le soldat à l'armure fastueuse vint perforer le poitrail de la créature, la mettant pour de bon à terre. Les mots prononcés par ce dernier confirmèrent alors à Dahlia l'identité d'Arthorias, et elle esquissa un sourire plus que soulagé.

« Je n'en attendais pas moins du Capitaine de la Garde royale. »

L'attention de Dahlia se reporta sur la créature étendue au sol, percée de toutes parts. Le sang et la vie s'en écoulaient abondamment, et elle lui évoquait moins un monstre féroce qu'une bête souffrante, dont l'agonie se devait d'être abrégée, à présent. La garde, après avoir échangé un regard avec le Capitaine, leva alors son épée au dessus du crâne bestial gisant au sol, tenant son arme à deux mains, et lui enfonça la lame entre les deux yeux, d'un coup ferme et fatidique. Le souffle saccadé de la bête se tut alors.

« Merci pour tout... Je vous dois la vie. Et je vous la confierai à nouveau volontiers, même si je prie Lucy pour qu'une telle occasion ne se représente pas dans l'immédiat... J'espère que votre proposition de partager un repas ensemble tient toujours, en revanche. »