Enfin, enfin une journée de pause et de détente, plus que méritée, pour Zahria et Vrenn. Leur gouvernante-pirate-illusionniste-gâcheuse de vacances déposée à la caserne du Grand-Port, avec tous ses frères et le témoignage de ses aveux, les deux espions ont décidé de prendre la navette pour la Ville Aquatique. Zahria en garde un bon souvenir de ses assignations sur place, notamment celle avec Calixte, il y a quelques années, qui justement s'était finie en maillot de bain dans un palace de luxe... Le genre d'endroit qu'ils vont bien éviter, pour ne pas se retrouver à nouveau dans des affaires énormes à régler. Non, le but est plutôt de trouver une petite auberge sympathique, et profiter de quelques jours au calme, à se balader ensemble et profiter des meilleurs cocktails. Un plan qui se tient, en somme.

Trouver la petite auberge sympathique ne s'est pas révélé très compliqué. Le nom faisait penser que c'était un endroit destiné aux vacanciers en couple, il n'y avait pas plus de questions à se poser. Et une fois les bagages déposés dans leur chambre commune, Zahria et Vrenn décident de partir visiter un peu la ville. Au programme, passage au Marché de Coraux pour y admirer les étals sur plusieurs étages et y prendre un repas local, visite de la Coupole de Saphir, glace dans un petit stand touristique, balade dans les divers quartiers de la ville, puis dîner-spectacle dans un petit cabaret. Ils discutent, s'embrassent, se tiennent la main. Ce serait presque romantique. Et une fois le spectacle fini, l'alcool aiguisant leurs sens, se dévorant des yeux, ils n'ont plus qu'une seule envie... mais il faut pour cela retourner à leur chambre.

Ils font le trajet rapidement, les mains brûlantes déjà impatientes de tester, enfin, ces draps de satin qu'on leur promet depuis une éternité. Mais bizarrement, quand ils rentrent à l'auberge, ils n'y trouvent pas la petite maison calme vue dans la matinée, mais des gloussements cachés par une musique lancinante, et des odeurs de tabac masqués par une odeur d'encens ambiante... ce genre d'odeur et de musique qu'on retrouve généralement dans les maisons de passe... Les deux espions, pourtant, n'y prêtent presque pas attention, pressés de retrouver leur lit, jusqu'au moment où la métisse se fait saisir la main par un poivrot d'âge mûr, lui proposant de laisser tomber son amant contre une belle somme de cristaux.

La bulle est éclatée, les sens reviennent à la normale. Zahria pose une main sur le bras qui la tient, forçant l'homme à la lâcher avec un petit cri de douleur. Il s'éloigne en l'insultant, prêt à faire un scandale, quand il se fait alpaguer par une autre femme qui trouve tout de suite à le calmer en ouvrant sa chemise. Le maître-espion saisit la main de son acolyte, et le pousse à dévaler les escaliers deux par deux. Dans le couloir de l'étage, les couples s'embrassent, s'introduisent dans les chambres, on entend des cris et des rires. Ils s'empressent de s'engouffrer dans leur chambre et de vérifier que leurs affaires sont toujours là.

« Fait chier. Pourquoi on peut pas réussir à prendre de vacances normales, comme n'importe qui... »

Elle récupère son sac, prête à quitter la chambre et "l'auberge". Elle est payée d'avance, mais ça ne l'empêchera pas d'aller s'en chercher une autre immédiatement, hors de question de rester ici. Elle est presque tentée de prendre carrément la navette pour retourner au Grand Port, puis à la Capitale, et couper court à ces "vacances" de fiasco. Mais en voyant l'immobilité de Vrenn, en face, Zahria se stoppe.

« Il y a un truc qui va pas ? »

Il n'a pas l'air malade. Juste songeur. Il a repéré quelque chose, visiblement, de son oeil affûté. Zahria soupire, pose son sac, s'assoit sur un fauteuil. Et c'est reparti pour un tour.

Et dire qu’on allait enfin être tranquille. Bon, on va pas se mentir, quand le gars a posé la main sur Zahria, j’ai failli lui coller un pain, mais c’est pas mon boulot, et d’ailleurs, elle s’en sort très bien toute seule. Nan, ça a évité une échauffourée, c’est pas plus mal, pasqu’il aurait été vexé comme un pou que ce soit moi qui le frappe au lieu d’elle. Après, on serait rentré dans des considérations de virilité apparente et d’ego mal placé, bref, on s’en serait pas sorti.

Surtout quand j’l’ai reconnu.

Dans la chambre, Zahria commence à préparer ses affaires pour se barrer, et j’la comprends. Franchement, on aurait pu juste rester faire notre vie dans la piaule, et c’est d’ailleurs ce que j’voulais proposer à la base, vu que ça nous regarde pas trop, ce que font la proprio et ses filles, hein… Puis c’est pas comme si j’avais pas l’habitude de ce genre d’ambiances, avec les lits des chambres voisines qui tapent contre les murs…

Mais la patronne avait déjà choisi.

Là, elle me regarde avec l’air de celle qui sait que y’a un truc.

« Hé, à quel point on est en vacances ?
- Comment ça ?
- Ben, euh, à quel point on est détaché de notre métier, qu’on n’a pas besoin de s’en préoccuper ?
- Ah. Je ne regarde que les messages urgents du Commandant et de Fledric. Tout le reste attend mon retour. Pourquoi ?
- Mais si on croise quelqu’un dans la rue qui se fait tuer…
- On l’aide, évidemment. Mais ça n’a pas de lien avec le travail de Garde, ou de notre couverture. C’est juste être humain, ça.
- Hm, oui, bien sûr.
- Allez, accouche.
- Mais si, par le plus grand des hasards, et sans en être totalement sûr, hein, pasque peut-on jamais être sûr de quoi que ce soit…
- C’est long.
- Tu t’en plains pas, d’habitude. »

Silence.

« Ahem, pardon. Disons qu’il est possible que j’connaisse le vieux qui t’a mis la main dessus.
- Oui ?
- Disons qu’il est possible qu’il soit connu.
- Connu comment ?
- Comme un baron de la pègre sur lequel la Garde n’a jamais mis la main ?
- Et qui, hypothétiquement toujours, s’appellerait ?
- Ugo Ponca.
- C’était lui ? Ce gros dégueulasse ?
- Ah ben, les années passent pour tout le monde… Il a jamais été particulièrement beau, mais il se laisse un peu aller, là, je te l’accorde… »

Elle rouvre son sac, en sort à nouveau ses affaires pour les remettre à leur place dans la chambre.

« Ah. J’suppose que tu vas pas dire qu’on reste juste tranquillement dans la chambre à finir de prendre du bon temps, mais plutôt qu’on va tout faire pour le coffrer, lui arracher des aveux en présence de deux agents assermentés de la Couronne, tout ça tout ça ? »

Quand elle se tourne à nouveau vers moi, elle a son cristal magique à la main.

« Fledric. Retirez les congés pour aujourd’hui et demain. Nous avons du travail. »

Puis elle raccroche l’appel, et enlève sa veste pour n’avoir qu’un débardeur plus léger et tout à fait à mon goût, comme ce qu’il retrouve. J’fais de même.

« C’quoi, le plan ? On peut pas juste aller lui taper la discut’.
- On commence par la mère et les deux filles.
- Si seulement ça voulait dire ce que j’espère que ça voudrait dire.
- Il vient peut-être souvent.
- Oui alors, il est probablement pas seul, aussi. Ça doit être toute sa garde rapprochée, donc on peut tabler sur une poignée de gardes du corps et la famille proche.
- Encore mieux.
- C’est pas forcément le terme que j’aurais utilisé.
- D’autres informations ?
- J’ai pas souvent bossé avec. Les gangs, à partir d’une certaine taille, font plus trop appel aux services des indépendants. Ils règlent tout en interne, le linge sale en privé, tu vois ? Un peu comme la Garde avec la Commission. De là à dire que la Garde est une institution comme la pègre…
- Oui, ça va, on va s’épargner ce discours. »

On soupire. On sourit. J’me craque le cou.

Pas de repos pour les braves, hé ?

Ça lui va bien, à Vrenn, cette "tenue de travail". Zahria se pince les lèvres en souriant, avant de détourner le regard. Pas le moment. En plus, les draps sont même pas en satin. Le destin s'acharne, il faut croire. Ou alors il fait exprès de les mettre sur le chemin de gens louches, pour qu'ils s'en occupent. Ou alors, tout le monde est pourri sur Aryon. Une hypothèse qui se tient, et qui rejoint le discours de Vrenn. Mais elle ne l'a pas interrompu dans ses palabres pour se mettre à faire du sarcasme à son tour, donc il va être temps d'y aller.

Quand ils redescendent, en évitant les tâches sur le sol, qu'ils n'avaient attribué ce matin en arrivant qu'à des soucis d'humidité au plafond, il n'y a personne au comptoir d'accueil. Ils patientent quelques minutes, ce qui leur permet de repérer leur ami Ugo, en charmante compagnie, assis sur un fauteuil moelleux. Autour de lui, Vrenn avait raison, une demi-douzaine d'hommes. Deux sont là pour surveiller, vu qu'ils lorgnent sur les filles mais n'y touchent pas, et les autres par contre doivent être de la "famille". Tous certainement bien armés.

Au bout d'un moment, la patronne en personne vient les voir avec un sourire enjôleur. Effectivement, dur de croire qu'ils ont pu s'y laisser prendre le matin même, la marchandise est pourtant bien présentée. Enfin bon. Elle leur demande si la chambre est à leur convenance, et Zahria laisse échapper un petit souffle amusé.

« Pas vraiment, non, ce n'est pas ce à quoi on s'attendait.
- Oh... Il vous manque quelque chose ? Je pourrais vous envoyer quelques filles, si vous voulez un peu de compagnie pour la soirée...
- Ça va, on se débrouille très bien à deux.
- Qu'est-ce que je peux faire pour satisfaire vos désirs, dans ce cas ?
- Nous parler de ce gars, là-bas. »

Elle n'a même pas besoin de se retourner, la patronne sait tout de suite qui est-ce que Zahria pointe du doigt. Et son regard change du tout au tout, tout comme le ton de sa voix.

« Je ne veux pas de grabuge dans mon établissement, si vous voulez vous battre vous irez faire ça ailleurs.
- On est pas des bandits, madame.
- Ça vaut aussi pour les chasseurs de primes.
- Non plus. »

Zahria pose doucement sa plaque de sergent sur le comptoir, de façons à ce qu'il n'y ait que la patronne qui puisse la voir. Elle blanchit, tout à coup.

« Je n'ai rien à vous dire... je... je ne connais pas le nom et la profession de tous mes clients...
- Mais celui-ci, pour le coup, vous le connaissez. Vous avez même pas eu besoin de vous retourner pour savoir que je parlais de lui.
- S'il vous plaît, ne faites pas ça ici, on est un établissement respectable... Vous ne devez pas être du coin, la Garde locale sait que notre auberge est un terrain neutre...
- On est pas locaux. Et si vous accouchez pas c'est vous qui allez avoir des problèmes.
- Des problèmes ? Vous bluffez, il n'y a rien ici qui puisse être remis en question ! J'ai mon attestation, je peux vous la montrer, et toutes mes filles vont chez le médecin une fois par lune !
- Et on en parle, des draps de contrefaçon que vous avez dans les chambres ? Liés à un commerce de faux satin qui sévit dans le coin, vous devez forcément être au courant, la Garde a fait une annonce, et si vous avez continué à en acheter, c'était en connaissance de cause...
- Je... euh...
- Et puis vous avez peut-être votre licence, mais vous n'avez pas mis le logo obligatoire sur votre devanture, du coup il y a des gens qui croient entrer dans une auberge quand ce n'en est pas une, et vous ne démentez pas...
- Mais...
- Rien que pour ça, vous pourriez prendre une bien jolie amende. Qui vous empêcherait de nourrir vos filles pendant au moins une saison. A moins que vous ne préfériez la prison, ça se négocie, je suis sûre que les Juges pourraient être compréhensifs à ce sujet.
- Que... que voulez-vous ?
- Parlez moi de lui.
- Pas ici.
- Hé bien... vous n'avez qu'à dire que le couple de visiteurs qui est arrivé ce matin aimerait de la compagnie dans leur chambre, une femme... d'âge mûr. Une lubie digne des continentaux.
- Je... oui d'accord... »

Zahria reprend sa plaque, et après avoir fait un clin d'oeil à la femme, reprend la direction de la chambre. Il ne reste plus qu'à attendre qu'elle se pointe, maintenant. En espérant que ça ne dure pas trop longtemps, parce que, contrefaçon ou pas, il y a un moment où elle ne tiendra plus, à voir Vrenn lui sourire comme ça...

Y’a quelques trucs qui sont terrifiants pour tous les commerçants. La première, c’est l’inspection du travail, qui vient vérifier si les papiers et les côtisations sont en ordre. On en a vu, des fleurons de l’industrie et du commerce d’Aryon, qui avaient pas fait viser les bons papelards aux bonnes personnes, et qui ont coulé sous le poids des amendes et des procédures.

La seconde, c’est l’inspection de l’hygiène, du matérial, tout ce genre de trucs. On sait, tout le monde sait, que les commerçants s’arrangent sur pleins de petits détails. Là, c’était les draps en faux satin, et je sais plus quoi d’autre pasque j’écoutais pas. Zahria avait l’air d’avoir la situation sous contrôle, alors j’surveillais la salle. Il se passait rien de bien particulier, cela dit.

Enfin, rien de plus particulier que ce qu’il se passerait dans la salle commune d’une maison-close, quoi.

Dans la chambre, elle met du temps à arriver. J’vois l’étincelle dans le regard de la patronne, alors j’m’avance de quelques pas, jusqu’à ce qu’elle soit collée contre le mur, et moi contre elle.

« T’es sûre que tu veux travailler ?
- Pas vraiment, non… »

On commence à peine à se bécoter que la propriétaire pousse la porte, s’arrête une fraction de seconde, puis rentre en refermant.

« Vous avez changé d’avis ? On peut s’arranger…
- Non, non. On va parler, maintenant. »

On se sépare, on range nos mains et nos souffles. Le regard de la propriétaire passe de l’un à l’autre, comme si elle essayait de se rappeler de nous. J’ai un sourire ironique, pasqu’elle risque d’être vite assez déçue. Ça ressemble exactement à un de ces contextes où Zahria me demande de l’aider à se faire oublier, après tout.

« Il s’agit de Monsieur DeVito.
- Oui, c’est ça…
- Il est marchand pour une grande compagnie, la Virtango. Vous connaissez ?
- Tout à fait.
- Et pendant ses virées ici, il s’arrête fréquemment ici. Voilà. »

On laisse passer quelques secondes dans un silence qui devient rapidement inconfortable. J’me rapproche de la porte, pour empêcher qu’elle s’enfuie. Elle a p’tet même prévenu les autres gugusses en bas, en fait, et ils vont tous débouler avec leurs surins pour nous planter et nous faire passer le coup de venir crécher chez les truands. Mais nan, pas un son dans l’escalier.

« Tu sais qui va faire une visite ici ? La Garde. Pas les vendus du coin, comme tu sembles croire, mais plutôt en direct de la Capitale. Ça tombe bien, ils veulent prendre des vacances, eux aussi. Vous aurez sûrement pleins de trucs à vous raconter.
- On pourrait se raconter des histoires sur Ugo Ponca. Parce que les marchands ont rarement des tatouages menaçants et des poignards cachés sous les vestes. Vestes qui ont tendance à tomber assez vite, d’ailleurs, un vrai petit arsenal. »

Elle hésite. Faut dire, j’aimerais pas être à sa place. Si elle en raconte trop, ça risque de légèrement lui retomber dessus. Et si la garde peut lui chier dans les bottes, la mafia peut la couler au fond du port, alors… Alors elle l’a dans l’cul, mais vu la bâtisse, c’est probablement dans ses habitudes.

« Je n’en sais pas vraiment beaucoup. Effectivement, ils ont l’air louche, mais j’ai pleins de clients qui correspondent à ces caractéristiques. Eux viennent deux ou trois fois par an, généralement aux alentours d’anniversaires, je suppose. Quand j’ai du monde, je fais venir des extras… C’est à peu près tout. »

Bon, en même temps, ç’aurait été un peu gros qu’il fasse pleins de révélations sur l’oreiller, ou dans le salon, entre quatre paires de loches. Je hausse un sourcil en direction de la patronne. Elle hoche la tête.

« Ils ont déjà posé leurs affaires dans leurs chambres ? »

Silence.

« Oui. »

Elle s’en sort bien. Si on se fait chopper, elle pourra faire celle qui savait pas. Et si on les choppe… elle déménagera. Enfin, j’suppose, j’connais pas trop ce genre de procédures, mais ça me semblerait être un plan de merde de rester là.

C'est de pire en pire, ces "vacances". Le spectacle n'est pas très ragoûtant, et semble rappeler aux deux espions que de leur côté, ça fait plusieurs jours qu'ils attendent de pouvoir conclure sans jamais réussir. Depuis la cabine du bateau avant leur arrivée à l'Archipel, pour ainsi dire. Les séances de bécotage dans les ruelles de la Ville Aquatique ou il y a dix minutes dans leur chambre n'aident pas spécialement à calmer la frustration, bien au contraire. Et ce gars-là voudrait les maintenir enfermés dans une piaule à le regarder faire ce qu'ils n'arrivent pas à faire eux-mêmes, trop occupés à faire régner la justice où qu'ils aillent ?

« La prochaine fois, on va dans une cabane abandonnée, à au moins vingt bornes du premier village. Ou mieux. J'achète des putains de draps en satin et on s'enferme chez toi. Pas chez moi, y'a Luz, je suis sûre qu'elle finirait par nous retrouver du boulot. »

En face, le gars semble ne rien en avoir à foutre de ce qu'ils disent ou font, et est reparti à l'ouvrage. Heureusement, Zahria a quelques bons réflexes, et quand ils sont sortis de la chambre en trombe en entendant les cris, elle a saisit sa fiole-dague et ses menottes anti-magie. Elle soupire intensément. Puis s'approche du gars, menottes en main, sourire charmeur sur les lèvres. Dans sa tête, elle imagine que c'est Vrenn. Enfin, Vrenn en cuir avec un fouet à la main, ça n'y ressemble pas, mais bon, qui sait, il faut tout essayer dans la vie. Elle pose une main cajoleuse sur son torse, approche ses lèvres de son oreille.

« Je peux jouer, moi aussi ? »

L'homme sourit, surpris, puis fait glisser son fouet contre le bras dénudé de Zahria, remontant jusqu'au tissu de son débardeur. Il passe un doigt sous la bretelle de ce dernier, et le fait tomber le long du bras, avant de s'attaquer à l'autre. Dans son coin, Vrenn trépigne, mais se tient immobile. Le maître-espion évite de croiser son regard, ça gâcherait tout. Une fois le débardeur ôté, il lui montre les chaînes, et Zahria s'en approche. Il ne semble pas avoir remarqué les menottes à sa ceinture, et c'est pas plus mal. Elle sourit alors de plus belle.

« Et si on échangeait les rôles ?
- Je préfère dominer, et je paye bien assez cher pour ça...
- Mais moi je n'ai rien reçu, et je peux te faire découvrir de nouvelles choses... »

Elle lui saisit les mains, le plaque contre le mur, lui passe une première menotte. Dans un premier temps peu à l'aise, il se laisse faire, la jeune femme attachée à côté l'encourageant. Zahria lui passe alors la deuxième menotte, après les avoir bloquées avec la chaîne, puis recule d'un bond dès que c'est fait. Le regard interloqué du dominateur la cueille, et Vrenn ouvre déjà la porte alors qu'elle remet son débardeur. Comme il se met à gueuler, Zahria se saisit de l'un des accessoires, une espèce de boule avec un harnais en cuir, et le fixe sur la bouche de sa victime, puis pose un doigt sur ses lèvres pour lui intimer de se taire.

« Je reviens, promis. »

Et elle passe la porte, laissant Vrenn refermer derrière.

« C'était vraiment nécessaire, tout ce spectacle ?
- J'avais pas spécialement envie de me prendre un coup de fouet, je t'avoue.
- Suffisait de le prendre par derrière, ou alors je lui aurais fait oublier comment s'en servir...
- Et pourtant tu l'as pas fait. Il avait peut-être raison, le gars, tu dois avoir un côté voyeur...
- Mmmh...
- D'accord, donc la prochaine fois, on invite des amis, si tu veux. Tu pourras regarder.
- Allez, arrête tes conneries, on a perdu assez de temps. Faut descendre avant qu'ils n'aient déguerpi. »

Heureusement que ça ne lui a pas pris trop de temps, ceci dit. La patronne n'est plus dans leur chambre, mais elle ne doit pas avoir eu le temps de les faire sortir discrètement non plus. Tout au plus, ils seront au courant, et peut-être même pas. Enfin, ils ne sont pas au bout de leurs peines...

Je sais pas trop pourquoi on l’a pas juste maravé. Vrai que ç’aurait été davantage proche de la bavure policière, mais d’un autre côté, on lui a pas montré nos plaques pour lui demander poliment de nous ouvrir, hein. Mais il pouvait pas, remarque. Puis bon, c’était presque marrant de voir Zahria le séduire, ça m’a fait des choses une fois que j’ai réussi à faire abstraction du gars. Des pistes à creuser, quand on aura enfin résolu l’affaire qui nous occupe, peut-être.

En tout cas, la fille fait contre mauvaise fortune bon cœur. Elle s’adapte bien, ramasse le fouet, et met de la bonne volonté. Enfin, chacun son truc, hein. On referme doucement la porte derrière nous, et on les laisse à leurs occupations. Qui impliquent moult claquements et gémissements. Bloquer la vision. Tout est dans le mental.

La piaule d’Ugo, donc. Ce cher Ponca nous aura bien laissé quelque chose à se mettre sous la dent, non ? J’ouvre facilement la porte avec le Rossignol Noir, même si une simple dague aurait sans doute fait l’affaire. Je deviens paresseux, à force. Faudrait que j’reprenne l’entraînement avant de perdre définitivement la main et devenir un gros handicapé sans mes objets magiques.

C’est une chambre de bordel. Y’a une salle d’eau, un espace vide avec des gros coussins et un tapis super épais en poils de… quelque chose de poilu, et un lit immense, suffisamment pour bien trois ou quatre personnes. Nous on n’a pas ça, mais on n’a pas pris la suite royale, faut dire. Et les draps ont l’air d’être dans le même faux satin que les nôtres, donc finalement, ça va, c’est pas pire. Ç’aurait été délicieusement ironique d’avoir la seule chambre avec de la contrefaçon, dans le genre tragique pour la proprio, après tout.

J’mémorise la pièce avec l’aspicass, puis on se met à fouiller comme des sagouins. On trouve des armes, évidemment, qui vont de la lame discrète au bâton télescopique en passant par des colifichets divers et variés qui pourraient aussi bien être des objets de pouvoir faits pour résonner avec ses capacités que simplement des bijoux un peu originaux. Beaucoup d’or, en tout cas, pas de place pour du cuivre ou de l’argent, ces métaux pour pauvres, hé ?

Un peu bling-bling, quand même, la chaîne à grosses mailles. Mais avec un peu de bol, il en aura bientôt d’autres, moins colorées et brillantes, mais mieux assujetties.

On trouve quelques lettres, mais elles disent rien de particulièrement intéressant. Juste des phrases lapidaires qui numérotent des tâches effectuées, sans davantage de précisions. Bon, ça bosse intelligemment, mais c’est pour ça que rien ne lui est tombé dessus jusqu’à présent, j’suppose. L’inverse aurait été étonnant. Dommage qu’on n’ait pas un peu de potion de vérité sous la main, pour le faire parler. C’est quand même un Don de la mafia de la Capitale, quoi, pas un banal voleur à la tire du Grand Port.

N’empêche, quelle bande de merdes, les gardes du régiment Al-Rakija. Pas surprenant, avec un Capitaine pareil, mais franchement… entre le régiment misandre des amazones, là, et les inconnus dont personne se rappelle jamais, tu m’étonnes que le boulot est pas fait. Ça doit passer davantage de temps sur la plage à siroter des cocktails et manger des chouchous qu’en mission.

Puis c’est tellement vieux jeu, de séparer les sexes. A croire que sinon, il a peur que ça devienne un baisodrome, tiens. Comme si, en faisant ça, il allait esquiver quoi que ce soit.

J’réactive l’aspicass, et on sort.

« Pas ouf, hein ?
- Rien du tout, tu veux dire.
- Ouais, c’est ce que j’voulais dire. Du coup ?
- On descend, et on regarde si y’a moyen d’en tirer quelque chose…
- Tirer quelque chose, en bas, ça ne fait aucun doute, j’pense qu’on est d’accord là-dessus…
- Arrête de faire le malin.
- J’me demande mais… T’es allée souvent dans des bordels ? Nan pasque les choses ont fait que moi, personnellement, pas mal, et, tu vois… enfin à mon avis, en bas ils seront bien occupés, et pas de façon très discriminée, pour ainsi dire ?
- Je vois à peu près, oui.
- Bon, bon, parfait, alors. »

N’empêche. Même pour le boulot, et dans l’état de notre relation, ça ferait bizarre de la voir se faire tripoter par un inconnu. J’espère vaguement que la réciproque est vraie aussi.

Des infiltrations dans des bordels, Zahria a eu à en faire un paquet, sur les années passées en tant qu'espionne. La dernière date d'il y a pas si longtemps, d'ailleurs, c'est quand elle a rencontré Flammèche. Et autant dire que parfois, pour obtenir les informations voulues, faut se donner à fond. Mais là, avec Vrenn, ça lui ferait bizarre de faire ça. D'autant plus que certains établissements proposent un service féminin mais aussi masculin à leur clientèle, et ça lui ferait bien chier qu'il y en ait qui trouve son amant à son goût. Du coup la solution s'impose d'elle-même, mais encore faut-il qu'elle ne les éloigne pas de leur objectif en même temps... Il faut qu'ils rentrent ensemble, s'installent non loin des caïds qui les intéressent, et fassent... tout ce qu'ils ont envie de faire, quoi. Mais en restant concentrés. Pas une mince affaire.

Pour le coup, sur un point, c'est une infiltration facile, les émotions qu'ils doivent transmettre ne sont pas feintes pour un sou. Alors évidemment, quand ils descendent, comme Vrenn l'a prédit, ça ne fait pas que discuter dans la salle en bas. Sinon que les bouches sont un peu occupées pour ça. Gardant une oreille qui traîne, Zahria braque son regard sur Vrenn, se pressant contre lui alors qu'il les mène à un petit fauteuil à quelques mètres du salon où sont installés Ugo et ses copains. Il s'assoit, elle s'installe sur lui. Vrenn a une vue imprenable sur leurs... activités, mais le son qui parvient aux oreilles de la métisse compense très bien. C'est sûr que c'est pas le moment où ils allaient discutailler trafics et meurtres, hein.

Alors ils y mettent du coeur à l'ouvrage, pour ne pas trop se faire remarquer. Ça dure un petit moment, mais ils sont bien installés, donc ça dérange pas. Y'a la patronne qui passe par là, elle a plus trop l'air de savoir s'ils sont en train de bosser ou de prendre du bon temps. Eux non plus, d'ailleurs. Et puis d'un coup, y'a l'un des acolytes de Ugo qui se lève avec sa nana, et qui dit qu'il monte en premier. Bingo ! Ils tiennent leur entrée. Zahria se relève, sourit à Vrenn et le tire par la manche. Y'a des mains qui se perdent, mais c'est pas grave, ça reste dans l'univers. Ils suivent le gars, et quand il est rentré dans sa chambre, ils attendent quelques secondes puis rentrent derrière lui.

Le gars est surpris, mais dans la position dans laquelle il se trouve - et sans fouet - ils arrivent rapidement à le maîtriser et le faire taire, même si leur concentration à eux n'est pas à son plus haut. Une fois leur homme muselé et attaché, et la jeune femme qui l'accompagnait grassement soudoyée, Zahria enlève le médaillon d'Ovide porté autour de son cou et le passe autour de celui de Vrenn.

« A toi de jouer, très cher.
- Tu veux pas le faire toi ? Tu connais mieux le pouvoir de ton machin.
- Tu sauras mieux comment leur parler. Et je peux toujours me faire passer pour une fille de joie si jamais. Suffit de visualiser son apparence pour le déclencher. »

Il acquiesce. Et c'est parti.

Evidemment, j’ai déjà vu l’objet de Zahria en action un paquet de fois, pour le boulot. Le Médaillon hérité des Maîtres-Espions permet de changer d’apparence et de vêtements pendant plusieurs heures, et est un important outil politique, aussi bien que d’infiltration. Il pourrait être davantage optimisé dans son utilisation, à mon avis, mais il a pas traversé les siècles, comme elle me l’a dit, juste par hasard. Y’a p’tet une fonctionnalité cachée par exemple, dont on se rend pas forcément compte de prime abord.

J’dis pas que c’est impossible. Mais, généralement, les vieux machins sont juste vieux.

J’redescends avec Zahria, sans la pute qu’a gagné le droit de glander dans sa chambre avec un type qui lui fera rien. A sa place, j’me barrerais, et j’pense que c’est d’ailleurs ce qu’elle va faire dès qu’on aura le dos tourné. Au lieu de prendre l’escalier jusqu’à la salle commune, on bifurque visiblement jusque dans la cuisine, où une des filles de la proprio s’affaire à préparer des trucs à grignoter, on en attrape, on joue avec, on se cogne un peu contre les murs en se tenant.

Ça doit être bizarre, de le faire avec une autre apparence, surtout pour elle, mais, hé. C’est le boulot ?

On attrape un plateau qu’on apporte en tanguant dans la salle commune, et un membre de la famille m’avise, puis Zahria.

« T’étais pas monté avec l’autre, Pedro ?
- Si, si, évidemment mais…
- Et elle avec l’autre client ? Même qu’elle a… »

Il jette un regard en coin au chef de sa famille, pas mal occupé visiblement, mais qui écoute probablement tout. C’est un pouvoir de patron, d’avoir les oreilles qui traînent pour entendre ce que disent les employés, s’ils parlent mal, s’ils racontent des conneries.

« Ouais, mais alors que j’commençais à faire mon affaire avec l’autre, dans le couloir, elle s’est jetée sur moi, comme…
- Oui, bon, abrège. »

Genre il veut pas entendre, alors qu’on est tous en train de tripoter en cœur dans un salon cossu ? N’importe quoi.

« Elle est sortie de la chambre et a proposé de nous rejoindre.
- Ah ? Et pourquoi, Mademoiselle ? »

Le gars de la sécurité lève un sourcil interrogateur et moqueur.

« L’autre avec lequel j’étais a déjà fini et s’est endormi. Et il ronfle. »

Hé, c’est vache, ça.

« Vraiment ? Du coup, soit la technique est extraordinaire, soit il est pas bien bon, qu’il raille.
- Probablement les deux, fait Zahria avec un sourire de chat.
- A voir.
- Mais ça me semblait dommage d’arrêter la soirée là.
- Et l’autre pute ? »

Mon tour d’avoir l’air d’en avoir rien à foutre.

« J’voulais essayer ça, pour voir où se trouvait la vérité. Le goût du défi, tu sais ?
- Puis elle est davantage dans tes goûts habituels.
- Y’a de ça, aussi. »

Si tu le dis, vieux, j’te crois, hein.

« Bon, bon.
- Hé, par contre.
- Ouais ?
- Toi, tu surveilles, mais j’suis censé m’amuser, pas tailler le bout de gras, hein. Ou pas celui-là, en tout cas.
- Oh, ça va, sois pas agressif.
- Hmpf. »

J’repère un fauteuil confortable, et j’y mène le félin exotique. C’est maintenant qu’il va falloir avoir l’air malin, et essayer de soutirer des informations sans se faire… déconcentrer… par… les mains et les bouche de Zahria qui jouent un peu partout.

« Plus calme, que j’lui souffle.
- Vois ça comme une mission d’infiltration où tu dois faire tes preuves dans un contexte compliqué, qu’elle répond en me mordillant l’oreille. »

Plus facile à dire qu’à faire. Ma concentration et ma motivation s’éloignent bien loin d’Ugo Ponca pour se soucier de problèmes autrement plus terre-à-terre, comme la présence tristement décevante de ce pantalon. Mais j’me souviens encore des papiers qu’on a trouvé, et y’en a un ou deux qui semblaient plus prometteurs que les autres. Les plus récents, aussi.

« Pas mal, hein, ce qu’on a fait sur la tâche neuf ? »

La phrase lâchée n’attire qu’un grognement affirmatif de mon voisin direct. Mais le garde bavard saute visiblement sur l’occasion d’un peu moins s’ennuyer à regarder ses copains prendre du bon temps.

« Ah ça, on n’est pas près de le revoir, le vieux Alfonso. En plus, vu là où on l’a laissé et dans quel état…
- Clair.
- De toute façon, il commençait à nous gonfler. Toujours sur notre dos, ‘’faites pas comme ceci, on faisait comme cela à mon époque…’’
- Ouais, j’en pouvais plus, toujours à râler.
- Et dis-toi qu’il était dix fois pire avec Ugo.
- M’étonne pas.
- Mais bon, le chef a bon fond, voulait pas l’éliminer comme il l’aurait fait pour n’importe qui d’autre.
- Normal, tiens.
- Enfin, une retraite dorée, même sans les genoux, avec domestiques et tout, au village p…
- Suffit, Raul.
- Ouais, pardon, Ugo. »

Ben voilà. On a joué de bonheur. Alfonso, frère d’Ugo, écarté des rênes de la famille et rangé dans une villa surveillée au Village Perché. Zahria met davantage de cœur à l’ouvrage pour justifier que j’aie pas besoin de continuer à parler. Quelques minutes plus tard, on remonte, tous les deux la tête ailleurs.

« T’as écouté ?
- Hm ? Non, du tout.
- T’es sérieuse ?
- Je sais pas… »

J’vois qu’elle se fout de ma gueule.

« Pfft. »

Reste que quand l’enchantement disparaît et que j’lui rends son médaillon, on peut pas rester pour finir enfin notre affaire… et pas celle de la pègre… Trop dangereux de rester.

Et quand on change d’hôtel après avoir assommé et detaché le dominateur, à l’autre bout de la ville, et que j’me dis qu’on pourra enfin se détendre un peu avant d’aller au Village Perché, elle fait non de la tête avec un air diablement trop amusé.

« Fais en sorte qu’ils m’oublient, sinon, ça va devenir emmerdant. »

Chienne de vie.