J’me demande si quelqu’un nous aurait pas lancé un sort, avec un genre d’objet vaudou. On est censé être en vacances, et on passe notre temps à cavaler aux quatre coins du Royaume pour redresser tous les torts qu’on croise. A croire que ça fait marrer Lucy, mais c’est évidemment peu probable qu’elle se soucie de deux humains comme les autres au milieu de la multitude du Royaume, voire du monde.

Puis bon, j’ai bien essayé d’argumenter que le frère pouvait attendre le temps qu’il faudrait, et qu’on règlerait ça une fois pris notre repos bien mérité, mais Zahria a décidé qu’il fallait s’en occuper maintenant, des fois que les mafieux se doutent de quelque chose et décident d’aller effacer la piste de façon suffisamment définitive pour que retrouver le dernier nécromancien du Royaume soit la seule possibilité qui nous reste pour tailler le bout d’gras.

Elle a eu gain de cause, évidemment.

De toute façon, ç’aurait dû être vite fait. On y va, on se débarrasse des gardes, on interroge voire emprisonne le mec et on le force à parler, d’une manière ou d’une autre, et on fait tomber le baron d’un des plus vieux gangs de la Capitale. Une affaire rondement menée qui nous permettrait ensuite de profiter de vacances dans une cabane dans les bois du Village Perchée. Ils en ont des très chouettes, suspendues, où le seul contact que t’as avec l’extérieur, c’est la personne qui te livre ta bouffe déjà prête par monte-charge. Spécial isolement, pour couples en lune de miel et écrivains en retraite. P’tet même que le maître-espion fait ça.

On s’est douté qu’il y avait quelque chose de pas net quand, au lieu des températures tempérées du Village Perché, avec le soleil qui perce à peine par les feuilles bruissantes des arbres, on a eu le droit à de la neige, des grelottements quasi-instantanés, et la froide dureté de la pierre. On a tous les deux sorti de quoi se couvrir. Heureusement qu’on est bien équipé.

Puis on a regardé autour de nous.

« C’est pas le village perché, hein ?
- Non, pas vraiment. A moins qu’un dieu du blizzard ait éternué, évidemment.
- C’est pas non plus le villatchoum, hein ?
- A ma connaissance, cet endroit n’existe pas et n’est pas évoqué dans les dossiers top-secrets des maîtres-espions du passé.
- Et ça ressemble vachement au Grand Nord, celui de la Forteresse, mais genre en montagne et du côté du Poste-Frontière, hein ?
- Plutôt, oui.
- Et le gros Gouffre, là, justement…
- Oui.
- Et, euh…
- On ne sait pas de quel côté de la Frontière on se trouve.
- Oh. »

Voilà qui est emmerdant. Qui aurait cru qu’après avoir survécu à mon propre procès en vendant mon âme et mon corps au Royaume, j’me retrouverais là avec ma gardienne ? J’aime bien l’ironie dramatique, mais celle-là est un peu vache, après tout, j’trouve.

« Le point positif, c’est qu’on a toutes nos affaires, hein ?
- Oui, c’est vrai, c’est pas si mal. Mais ça nous sera assez peu utile si on croise un fenrir, faut pas se leurrer.
- J’me leurrais pas trop là-dessus… On va essayer de retrouver la civilisation, alors. »

Elle hoche la tête. Et éternue encore une fois. On attend en silence.

« Toi aussi, t’as espéré que ça nous ramènerait à la Ville Aquatique ou quoi ?
- Ouais. J’aurais dû me douter que ça serait pas aussi facile.
- Ca se tentait.
- Clairement. »

Emmitouflés dans nos sapes, faisant contre mauvaise fortune bon cœur, et en étant en prime en bonne compagnie, on a commencé à longer le Gouffre. Fallait choisir une direction, alors on en a pris une au pif. De toute façon, des postes-frontière, y’en a probablement plusieurs. Dans le pire des cas, on arrivera bien à la mer à un moment, et là, on aura une meilleure idée de par où aller.

N’empêche, putain, je pensais que les portails étaient sécurisés contre ce genre de trucs incontrôlés, là.

« Hé, tu vas demander une inspection des portails, en rentrant ?
- Evidemment. Je peux te dire que les mécanos magiques vont en entendre parler. »

Quand on rentrera, ouais. Pas si. Quand.

Si y'a pas de l'acharnement, là... Tout ce qu'elle voulait, c'était juste choper cet Alfonso, faire tomber Ugo Ponca, refiler tout le bébé à Höls pour qu'il aille faire le fier devant la Commission et s'enfermer dans un bungalow loin de tout, avec un grand lit et des putains de draps en satin, avec Vrenn pendant quelques jours. Peut-être même qu'elle aurait eu le courage de lui dire ce qu'elle ressentait. Mais bordel, y'a jamais rien qui se passe comme il faut quand ils sont tous les deux dans l'histoire. A croire que l'univers essaye de leur transmettre un message, de façon très insistante.

Dans la première heure sous la neige, après avoir équipé leurs panoplies du Solstice - elle a complété la sienne aux enchères y'a peu, mais elle ne pensait pas en avoir besoin si tôt... - Zahria a passé son temps son cristal à la main. Prévenu Höls de la situation, qui a fait passer le mot aux postes-frontières et envoie des escouades en repérages dans dans les premières bornes autour, Fledric, que son voyage risquait de s'allonger considérablement, Luz et Calixte, pour les rassurer au cas où ils en entendent parler et les dissuader de se mettre eux-mêmes à leur recherche, ce qui n'aurait pas changé grand chose à leur situation. Et après, ils ont marché.

Attachés l'un à l'autre par une corde pour ne pas se perdre en cas de blizzard fulgurant, ils ont avancé pendant des heures sans croiser de créatures - heureusement - ni d'êtres humains - malheureusement. Aucun signe d'un poste-frontière, mais le Gouffre confirmant pourtant qu'ils finiront forcément par en trouver un. Le soir commençant à tomber, tôt comme toujours dans le Nord, ils avisent un endroit où la glace a formé une sorte de semi-dôme en étant repoussée par le vent, et décident de s'y arrêter pour la nuit.

Heureusement, Zahria a gardé dans ses affaires sa tente chauffante, achetée en même temps que son cache-nez aux enchères. "On ne sait jamais face à quoi tu vas te retrouver", s'est-elle dit il y a quelques temps, en la glissant dans son sac sans fond. Mais elle ne pensait pas se retrouver face à ça. En exil, avec Vrenn. Comme elle l'a imaginé pendant cette horrible heure où elle a été soumise à la potion de vérité, lors de son procès.

La tente installée, ils s'y engouffrent tous les deux. Petite, ils sont obligés de s'y tenir proches pour rentrer tout juste à deux avec leurs paquetages et leurs vêtements épais. Vrenn sort la fameuse couverture qui les avait déjà rapproché lors de la traque des braconniers de sertrêfles, et la pose sur eux deux alors qu'ils finissent les maigres restes de leur déjeuner, un peu de pain et de la viande séchée, avec des fruits. Repas qui a été prévu simple en partant le matin au cas où ils ne trouverait pas à se restaurer au Village Perché, chose peu probable. Sauf que maintenant, plus que le froid, la faim risque rapidement d'être un problème s'ils doivent rester plusieurs jours au Nord.

Malgré la chaleur de la tente, le plaid, la panoplie et leur proximité, Zahria continue à grelotter, fatiguée par cette journée de marche dans le grand froid, n'arrivant pas à se réchauffer avec ce maigre repas. Vrenn la prend dans ses bras, frottant énergiquement son dos pour la réchauffer, et une chose menant à une autre, les frottements énergiques se transforment en caresses, et la température remonte d'elle-même quand les lèvres se retrouvent enfin, gercées mais avides de finir ce qui n'a pu l'être à la Ville Aquatique.

Plus question de froid, les vêtements disparaissent un à un alors que les deux espions reprennent leur jeux de mains et se laissent tomber, allongés, sur la fameuse couverture. Qui viendrait les déranger, dans l'immensité des terres arctiques, quel événement pourrait encore envoyer Lucy, Sheitan, le roi Glooby ou l'administatrice pour les empêcher enfin de savourer un moment à deux ? Pourtant, quand un rugissement résonne dans la cavité glaciale dans laquelle ils ont posé leur tente, Zahria et Vrenn comprennent bien que ce sera pas encore pour cette fois. Mais qu'avec un peu de chance, ils vont pouvoir résoudre leur problème de nourriture.

A ce stade, ça devient une arme de dissuasion massive. On se fout quelque part, on commence tranquillement à fricoter, et bam ! L’apocalypse se déchaîne. On aura qu’à aller faire ça chez tous les gens qu’on déteste, ça leur passera le goût de nous chier dans les bottes. Prochaine fois, je propose le palais. J’suis sûr que Zahria peut nous faire rentrer pour qu’on détruise la monarchie et qu’on mette en place, euh… Ben, une nouvelle dynastie, j’suppose. Pas avec nous, notre guigne risquerait de s’étendre à tout le Royaume, cela dit.

Puis j’ai pas envie de signer pour être roi, ça ressemble à un taf où t’as pas des masses de temps libre.

Cela dit t’es bien payé. Du coup… sujet à garder dans un coin de la tête.

Et paye la qualité de mon temps libre : j’suis en vacances, j’ai jamais autant bossé de ma vie. Quasiment. Presque. Peut-être ?

Bon, je pense des conneries, hein, mais on traîne pas. On a jailli de sous le plaid, on a remis nos sapes, remballé la tente, et en l’espace de moins d’une minute, on est accroupi dans la neige, blanc sur blanc sauf la peau de la patronne, et il fait un temps dégueulasse. On entend à nouveau le rugissement, ou un grognement, ou un hurlement. Avec le blizzard, ça semble venir de partout autour d’eux, et le vent a une façon de tordre le son de manière très perturbante.

« Une idée ?
- On attend qu’il arrive et on le bouffe ?
- Un plan comme un autre. Sauf si tu as mieux.
- Nan, pas vraiment. Puis même si c’est pas mangeable, au moins, ça évitera qu’on serve, nous, de casse-croûte.
- Voilà. Donc concentre-toi. »

Ouais, ça va, on n’est pas encore mort, j’te ferais dire, c’est bien que ça marche.

De l’ombre de la nuit, on a tout à coup une forme noire plus grande que nous deux qui jaillit et nous déboule dessous. On roule chacun d’un côté, Zahria avec le renfort de ses pouvoirs, et moi juste mes réflexes, ce qui explique que j’étais beaucoup moins loin quand ça nous a frôlé.

« Warg blanc !
- Ouais ! »

Bon, ça va, c’est pas un fenrir ou un béhémoth, juste un gros loup blanc, une pure boule de haine, de malice et d’agressivité. Autant dire qu’il est mal tombé : dans le genre trop-plein d’énergie qui demande qu’à s’échapper, et qu’a justement trouvé un exutoire, il se pose là. Et nous aussi. Il va comprendre qu’il aurait mieux fait d’agresser un béhémoth, moins énervé, que deux jeunes adultes dans la fleur de l’âge qui demandent juste un peu de temps de qualité tranquille, tous les deux.

Enfin, j’espère, pasqu’on l’a à nouveau perdu dans la tempête.

« Reviens, casse-croûte ! »

Bon, évidemment, il m’entend pas, enfin, j’crois, mais ça l’empêche pas de s’exécuter poliment. Et comme ça fait quatre secondes… puis cinq… que j’charge avec application mes affaires, quand sa forme réapparaît quasiment sur Zahria, je… Ah ben j’peux pas tirer. J’risquerais de la toucher, ça serait quand même drôlement con. C’est cool, Focus, c’est comme la vraie vie, il est là, il est chargé à bloc, et il peut pas tirer son coup, du coup il est plein au point de débor… ah non.

Zahria encaisse un coup de patte, probablement avec son pouvoir, et j’profite de la légère pause du monstre pour me téléporter au niveau de son cou, avec les genoux qui ensèrent les bords et une main fermement accrochée aux poils. En vrai, ça pourrait faire un genre de monture, j’suppose ? Enfin, ça serait drôlement kitsch, en mode ‘’vous avez vu mon warg ? Il est blanc mais c’est pas un albinos, c’est un vrai warg blanc’’. Un truc de m’as-tu-vu, quoi. Pas besoin de ça pour mon ego, et niveau discrétion, c’est à peu près le zéro pointé.

En tout cas, le noble animal est beaucoup moins charmant avec la moitié du crâne en moins, qui fume encore sous l’action de mon objet de pouvoir. Il s’effondre au sol sous mes panards, et j’adresse un sourire satisfait à Zahria. C’est que j’ai pu évacuer une partie de ma frustration, et qu’il reste plus que l’autre.

On sort tous deux nos couteaux wardans, et on découpe les pièces de choix, et un petit extra pour la route, puis on laisse le cadavre en plan. Et, après avoir graillé vite fait, on retourne à nos affaires. En plus, après avoir combattu pour sa vie, c’est encore plus savoureux.

La viande.

Toute la viande.

Petite pensée émue pour Arthorias, quand ils attaquent leur repas à base de warg blanc qui n'avait aucune chance face au focus de Vrenn. Zahria était limite de trop dans ce combat, elle l'a empêché de tirer la première fois, ça lui a fait perdre du temps. A quel moment l'a-t-elle laissé devenir aussi fort ? S'il lui venait en tête de trahir et quitter la Garde, toutes les notes que Zahria peut avoir sur lui n'y changeraient plus grand chose, et l'idée de gagner un combat contre lui, si ça avait déjà été compliqué la première fois, lui semble désormais complètement impossible.

Et dans ces réflexions, elle ne peut s'empêcher de l'observer avec un petit regard admiratif pendant qu'il mord dans son morceau de viande. La force et l'ingéniosité dont il fait preuve à chaque mission est exemplaire, et il est définitivement un excellent élément dans son escouade. L'admiration qu'elle porte sur lui se transforme petit à petit en autre chose, quand elle aperçoit l'étincelle dans ses yeux à lui, à côté de sa colère passagère. Elle passe son doigt sur la commissures des lèvres du barbu, enlevant une trace de sang de warg, et ce dernier est vite abandonné, tout comme leurs vêtements.

Les mains retrouvent rapidement leur chemin, les corps, leurs habitudes. Et cette fois-ci, plus rien, plus personne pour les empêcher de profiter de l'instant. Rien que le vent dehors qui emporte avec lui le murmure de leurs souffles erratiques.

Ils s'endorment l'un contre l'autre, et plus rien ne vient gêner leur sommeil paisible. Le lendemain quand le soleil pointe le bout de son nez, la tentation de reprendre les activités de la veille grande, pour une fois qu'ils peuvent enfin profiter d'un moment de calme et de solitude, mais la vision de la neige ayant pris plus d'une dizaine de centimètres de hauteur autour de leur tente les encourage finalement à quitter leur nid douillet, au risque de se faire ensevelir. Mais quelle mort ce serait !

Ils se rhabillent en souriant, replient la tente et reprennent leur marche avec un entrain renouvelé. Mais au bout de deux heures, le blizzard soufflant sa hargne contre leurs visages gelés, les sourires ont disparu à nouveau, et Zahria regrette presque de ne pas avoir choisi la petite mort sous la neige, dans la tente. Ils marquent une brève halte pour reposer leurs jambes tétanisées et manger un morceau de warg cru. Le goût n'est pas très raffiné, mais vu les circonstances, ça fait son oeuvre, et ils peuvent reprendre leur voyage.

Le blizzard s'intensifiant, il doit être midi quand ils se rendent compte qu'ils n'y voient pas plus loin qu'à deux mètres. Le gouffre, qu'ils longeaient depuis la veille, n'est même plus visible et il ne leur reste aucun repère pour continuer à avancer. Zahria se fait la réflexion que si elle n'était pas immunisée au pouvoir de Vrenn, elle aurait pu oublier qu'il était là, non loin, à force de le perdre de vue dans les rafales de neige. Ça donne un aperçu ce qu'aurait dû être leur exil, elle est bien contente qu'ils s'en soient sortis. Comme ils vont à nouveau le faire, c'est sûr. Il le faut.

Alors qu'ils se demandent quoi faire, s'ils doivent s'arrêter et attendre la fin de la tempête, ou bien continuer, des traces fraîches attirent leur attention un peu plus loin. Définitivement pas humaines mais plutôt félines, elles sont nombreuses, et pourraient aussi bien être celles de montures catosorus que d'une meute de smilodons. La perspective d'en affronter dans ces conditions n'est pas bien réjouissante, mais Zahria et Vrenn se tiennent prêt, alors que l'idée de s'arrêter pour attendre la fin du blizzard semble maintenant ne plus être une option...

On est p’tet plus détendu, par certains aspects, mais toujours autant dans la merde. Tomber sur ce vieux fort est une aubaine. J’me demande d’ailleurs ce qu’il fout là, loin de tout. Ça pourrait être un avant-poste du Royaume, quand il pensait encore que ça pourrait être autre chose que suicidaire de coloniser l’autre côté de la Frontière ? Ou alors les mystérieux géants de la Citadelle des Tréfonds qui auraient calé une barraque ici en prévision de leur hypothétique invasion du beau pays d’Aryon, p’tet.

Tu m’diras, si là où ils créchaient, c’était les étendues glacées où on s’trouve, moi aussi, j’envisagerais sérieusement d’aller casser la bouche des voisins pour leur prendre leurs piaules.

On explore gentiment le fort, et comme on trouve rien, on se dégote une pièce vers le centre, qui sera probablement mieux isolée, et pour laquelle les ouvertures sont relativement absentes, aussi bien en terme de portes, de fenêtres, que de trous dans les murs et le plafond. Un bain chaud, en charmante compagnie… J’jette un œil à Zahria. Ouais. Mais on compensera différemment.

On finit de grailler ce qu’on a élu comme repas du soir, encore de la viande de warg blanc, quand on est dérangé par un son de grondement. On l’a senti vibrer dans la pierre, dans nos cages thoraciques. Encore un monstre. Juste un regard, et on sait qu’on doit prendre les devants. Demain, on a une autre dure journée dans la neige de prévue, alors vaut mieux qu’on dorme, autant que possible, sur nos deux oreilles.

Au terme de la balade, on trouve enfin la source : dans les sous-sols éventrés de la forteresse, un gros solstice est en train de piquer un roupillon, et c’est ses ronflements qui s’infiltrent par la pierre, et par la cheminée qui doit mener jusqu’à la chambre qu’on s’est choisie. Pas d’bol, ça, de dormir pile en-dessous de chez nous, hein ? J’commence à armer Focus.

Zahria me pose la main sur le poignet et fait un signe négatif.

« Tu préfères y aller au couteau ? Que j’chuchote.
- Non mais regarde, il y a des bébés avec, là. »

Elle pointe du doigt quatre petits solstices blottis contre leur parent, prêts à têter.

« T’inquiète, on craint rien contre eux. On aura qu’à les faire après.
- Non mais on n’a pas besoin de les tuer.
- Ben, sinon ce sera l’inverse…
- Elle nous attaquera pas si elle se sent pas menacée, elle ou sa progéniture.
- Mais ça nous ferait à manger…
- T’en as déjà marre du warg blanc ?
- C’est dégueulasse, quoi, et super ferme.
- Ah ça… »

J’soupire, puis on remonte.

« On déplace nos affaire, du coup ?
- Non, on risquerait de ne plus les entendre.
- Pour s’ils se réveillent et viennent nous chercher ?
- Voilà.
- J’aurais cru que les ronflements te gêneraient.
- J’ai vécu dans les casernes. Là, c’est rien par rapport à ce que j’ai pu avoir. Les vieux sergents, les gardes ivres morts après avoir fait le mur…
- Ah ben bravo, elle est belle, l’armée du pays, tiens.
- Dont tu fais partie.
- Certes, certes… mais j’me vois davantage comme un contractuel, genre j’viens rendre service, tout ça, quoi.
- En remboursement de tes crimes envers le Royaume.
- Oui, bon, c’est un détail de l’histoire, ça.
- Et ça aussi, c’est un détail de l’histoire ? Dit-elle en m’embrassant. »

J’aurais bien dit non, mais j’suis occupé.

Le lendemain matin, à notre réveil, le vent est tombé. Il n’y a plus un flocon de neige en vol, seulement l’immensité du froid, qui brille de mille feux sous le soleil d’un or pâle. C’est plutôt joli, faut bien l’avouer. Ça serait mieux si on risquait pas de canner.

« Bon, ben… on continue ?
- Tu as un autre plan ?
- On pourrait appeler Höls pour savoir s’il a connaissance du fort ? »

L’idée est balancée comme ça, mais on s’regarde comme deux idiots. Putain, c’est ça, qu’on aurait dû faire, dès le début, en arrivant… Mais on était distrait par le blizzard, les monstres, la faim, la peur… ça rend la pensée abstraite compliquée.

« Je le contacte.
- Ouais. Putain, faites que ce soit pas loin du Poste-Frontière… »

Le cristal est aussitôt dégainé, et l'appel, passé. Höls met un moment avant de retrouver sur sa carte la position du château, bien qu'il sache rapidement duquel Zahria parle. Il ne doit pas y en avoir trente-six, des bâtiments comme ça, de ce côté de la frontière, et il confirme que c'est une ruine datant d'un temps où l'on espérait pouvoir conquérir l'immensité glaciale des terres au-delà de la Frontière. Evidemment, ça a foiré. Il est étonné cependant d'apprendre pour le mur tombé, et les Solstices nichant près du Gouffre. Il fait même l'hypothèse que cette partie connecte avec la Citadelle des Tréfonds. Rire nerveux de la part des trois intéressés.

Ils passent à autre chose, en gardant en tête qu'un "crocotaupe" pourrait bien faire son apparition, et serait nettement plus dangereux que les Solstices, et Höls promet de leur envoyer une escouade. A priori, ils ne seraient qu'à une demi-journée du poste de garde. Peu rassurée à l'idée de rester près d'un Solstice qui pourrait sortir de son cocon familial à tout moment et d'un hypothétique "crocotaupe", la jeune femme annonce à Höls qu'ils partent aussi de leur côté pour retrouver les éclaireurs. Après tout, maintenant qu'ils ont leur position, et une direction, il leur suffit de continuer à longer le gouffre.

Ils réfléchissent un moment à la probabilité que faire le trajet ne s'avère encore plus dangereux, quand un énorme grognement provenant des cachots, entendus jusqu'à travers le cristal de communication, scelle leur décision commune: il est temps de quitter l'endroit. Et vite. Zahria et Vrenn se préparent donc rapidement, s'équipent, et après un dernier baiser pour se donner du courage, passent à nouveau la porte du château, alors qu'un autre grognement retentit, ainsi que des bruits de pas.

Utilisant tous deux leurs objets de téléportations et autres améliorations de vitesse, ils mettent en quelques minutes de la distance entre eux et le château, juste à temps pour en voir maman Solstice en sortir par un énorme trou d'une vingtaine de mètres de diamètre taillé à même le gouffre. Elle ne leur prête aucune attention, et prend la direction inverse, certainement partie chercher de quoi se sustenter pour revenir le plus rapidement auprès de ses petits.

« Dommage, ça aurait été le bon moment pour se faire les p'tits. Ça aurait la classe à la Guilde, si je racontais que j'ai tué des Solstices.
- Ça n'a aucun intérêt, surtout, et puis c'est pas comme si les gens se souviendraient de toi comme le tueur de Solstice...
- Nan, mais toi tu t'en souviendrais.
- Ouais, et alors ?
- Bah c'est classe. »

Elle lui sourit, puis ils reprennent leur marche. Il faudra se contenter des clichés pris avec leurs cadres magiques la veille, quand les petits tétaient. Ça intéressa déjà suffisamment la Guilde, en principe. Ils se remettent leur route, plus tranquillement, en restant près du gouffre.

Le ciel est clair, le blizzard étant tombé, mais la couche fraîche de neige entrave leurs mouvements, n'étant pas équipés comme il faut au niveau des pieds. Des raquettes ou des bottes à crampons les auraient grandement aidés, mais il faut plus d'une fois qu'ils aient recours à leurs objets magiques pour se sortir de situation compliquée. Et puis, le soleil brillant haut dans le ciel, la partie supérieure du sol est en train de fondre, rendant le tout plus glissant, et les petites étincelles de lumière que les cristaux de glace renvoient altérant leur vision.

Si bien qu'ils ne voient pas venir cette crevasse, dans laquelle ils posent leur pied quasiment en même temps. Ils s'enfoncent d'un demi mètre, rien d'insurmontable en principe, si ce n'est que la neige fondante se met à glisser en direction du gouffre. Façon avalanche. Zahria dégaine son arbalète-grappin, Vrenn sa téléportation. Et quand la neige semble les emporter au fond de l'abîme, ils activent leurs objets en même temps.

Toujours accrochés l'un à l'autre par une corde, ils réussissent ainsi à remonter en haut du gouffre, accrochés à un rocher. Il suffirait d'actionner l'arbalète pour revenir sur la terre ferme. Si ce n'est que la glace continue à glisser dans leur direction, rendant l'ascension compliquée. Il ne manquerait plus que maman Solstice se pointe, ou l'un de ses nombreux copains gigantesques et dangereux, pour que ce soit l'hécatombe...

Ouais, nan, rester avec les solstices, c’était un vieux plan, on est tous tombé d’accord là-dessus. Le souci, c’est toujours que ça va de mal en pis, ou que ça peut être le cas. Une demi-journée à galérer dans la neige pour retrouver l’escouade, puis le poste-frontière, ça semble être assez peu cher payé, à la réflexion. Puis ça se trouve, ils risqueraient de sentir les poils de leur camarade qui nous sert de vêtements, et là, soit il nous prend pour ses amis et nous fait des offrandes de bouffe, soit il essaie de nous buter.

Vu qu’on se retrouve ici pasque Zahria a éternué dans un téléporteur, j’pense que l’option la plus crédible est assez simple à deviner.

Donc on essaie de grimper ce putain de gouffre avec la glace qui nous empêche, qui passe son temps à descendre et à nous filer sous les pieds. J’ai plus ma téléportation, utilisée tout au début pour échapper au pire, donc on pèse à deux sur l’arbalète-grappin de Zahria. J’dégaine pour l’occasion mes crochets foreurs, et j’les plante dans la pierre dès que j’vois celle-ci sous la glace et la neige. Et c’est pas bien souvent.

Au terme d’une longue ascension, plusieurs minutes qui semblent rapidement être des heures, on se retrouve tous les deux à se hisser en même temps sur le rebord de la crevasse, alors qu’une série de petits graviers de gel tombent tout au fond, et on n’entend même pas le bruit qu’ils font. Normal, sur la neige. Neige qui craque d’ailleurs drôlement.

On relève les yeux pour distinguer une forme humanoïde de deux bons mètres de haut, qui nous regarde avec beaucoup trop d’intelligence à notre goût. Elle n’a d’humain que la forme, d’ailleurs.

« Wendigo ! S’écrie Zah.
- Hng ? Que j’réponds intelligement en prenant un coup de pied dans la gueule. »

J’glisse en arrière, et j’manque de retomber dans le gouffre. Pendant que j’lutte pour pas décéder, et accessoirement retomber tout en bas pour me retaper la grimpette si j’survis, Zahria prend les choses en main. D’abord, y’a une seconde Zahria qui se pointe devant le monstre. Il agite les bras pour l’attraper ou l’éloigner ou lui arracher la tête, mais c’est qu’un mirage qui se dissipe au premier coup.

Avec la vivacité de son pouvoir, elle s’est coulée derrière lui, et plante sa lame wardän dans la rotule avant de donner un coup de poignet vicieux, et de la faire glisser le long de l’intérieur de la cuisse, là où chez les humains normaux, y’a des trucs importants. Il tombe sur le côté, et tente de la saisir, mais elle est déjà trop loin. J’en profite pour remonter et me taper les mains pour en faire tomber la neige.

« Heureusement que j’suis là.
- Oui, tu fais un meilleur appât que le mirage. »

On s’sourit.

« On l’achève ?
- Oui. C’est un wendigo, c’est cannibale, la Garde les tue dès qu’elle en voit.
- Ah. Ben j’te laisse, alors c’toi qu’as tout fait.
- Tu veux pas faire de loin avec ton laser ?
- J’l’économise. On sait pas ce qui peut nous tomber dessus derrière. Même s’il reste qu’une journée ou quoi avant d’être rentré en terre civilisée.
- Comme tu le sens. »

La lame-retour se plante plusieurs fois dans le monstre, mais sans parvenir à abréger ses souffrances. Ça les prolonge même plutôt, ce qui devient rapidement assez gênant, surtout quand il se met à pousser des petits cris pathétiques et un son qui ressemble à des reniflements.

« Euh…
- Il est coriace.
- Mais sinon, on s’approche et on en finit ?
- Il va bien falloir. »

Elle a une moue de dégoût, et l’air désolé de celle qui voulait pas forcément faire souffrir la bête, même si c’est une vraie saloperie. Puis elle fait un pas, esquive le bras tendu, et plante son épée courte dans la gorge du wendigo.

« Bon, allez.
- Tu voulais pas continuer à jouer aux fléchettes ?
- Tu veux qu’il fasse assez de bruit pour que le solstice se ramène ?
- Si on peut plus rigoler… »

Clin d’œil.

Deux chutes, un combat avec un Wendigo, et une épreuve d'endurance pour l'achever plus tard, Zahria et Vrenn sont prêts à reprendre la route. L'avantage de leurs péripéties, c'est que ça les a réchauffé un peu, et mettre un pas devant l'autre semble un peu moins compliqué maintenant. Ils s'éloignent tout de même un peu du gouffre, tout en essayant de le garder en visu, juste histoire de ne pas glisser à nouveau dans sa direction. La neige est toujours en train de fondre, et il n'est pas compliqué de les imaginer se retrouver le visage contre terre après une mauvaise prise, c'est pas comme si ça n'était pas arrivé quelques minutes plus tôt.

Ça pue toujours le Wendigo mort, même après avoir marché pendant un bon kilomètre. La métisse a pourtant nettoyé son épée, mais faut croire que l'odeur est incrustée, ça va être une horreur à faire disparaître. Ou alors, c'est peut-être que la créature n'était pas seule... Ce qui est bien probable, vu les formes qui se dessinent au loin. Déjà saoulés à l'idée d'un énième combat, Vrenn et Zahria dégainent pourtant, prêts à sauver leurs peaux, et se rapprochent l'un de l'autre. Les formes se rapprochent, et il apparaît bien vite que c'est bien plus volumineux qu'un Wendigo... Des catosorus ! Les montures des Gardes de la frontière !

Zahria se met à leur faire de grands signes, apercevant les gardes sur le dos des six félins s'approchant, et à trop s'exciter, provoque cette fameuse glissade qu'elle redoutait un peu plus tôt. Vrenn ne la rattrape pas, et elle se retrouve affalée, les bras en croix, à cracher de la neige, au moment où leurs sauveurs arrivent enfin à leur hauteur. Celui qui semble être leur chef s'adresse à Vrenn.

« C'est vous le sergent Ahlysh ? On a un signalement de la Capitale, une histoire de téléporteur détraqué...
- Nan, c'est elle.
- Ouais, c'est moi. »

Vrenn lui tend enfin une main secourable, et blanche de neige, elle se remet debout avant d'essayer en vain de se rendre un peu présentable. Le garde cache un petit sourire, avant de donner l'ordre à deux de ses hommes de les faire monter avec eux.

« Désolés pour le retard, on a croisé une horde de Wendigos un peu plus loin, il valait mieux ne pas les laisser en vie. »

Ceci explique cela.

« L'important c'est que vous nous ayez retrouvés. Maintenant si on pouvait retourner du bon côté du royaume, je vous en serai reconnaissante...
- Heureusement que vous aviez un cristal de communication, ceci dit...
- On s'en s'rait sortis même sans. Un peu plus douloureusement et lentement, mais on aurait fini par retrouver notre chemin.
- Si vous l'dites, m'sieur. »

Zahria sourit à Vrenn, accrochée à la taille du garde suspicieux. Oui, ils s'en seraient sortis. Ils font une bonne équipe, et une fois qu'ils seront sortis de cette misère, elle pourra certainement lui dire. Mais pour l'heure, une petite sieste s'impose. Si Vrenn se prend des coups de queue du catosorus sur lequel il est monté, ce n'est pas son cas, et elle s'assoupit, la tête posée contre le dos du garde menant le félin. Après ça, il leur faut encore retourner à la Forteresse, puis finir leur travail au Village Perché... En espérant que le frère d'Ugo Ponca n'ait pas été déménagé ou liquidé, entre temps...