Posant une main gantée de fer sur la rambarde de l'escalier, l'officier tout de noir vêtu fut soudainement saisi par la beauté surnaturelle du paysage qui ferait désormais partie de son quotidien. A la cime des plus gigantesques arbres qu'il lui ait été donné de voir, il n'en croyait pas ses yeux. Sous le masque intégral qui le rendait si mystérieux, son visage difforme se voyait animé par la joie presque enfantine de découvrir de telles contrées de ses propres yeux. Cependant, Alvar de Brumerive se sentait étrangement anxieux.
La nouvelle de son affectation au Village Perché l'avait grandement déçu, bien qu'il n'en ait rien laissé paraître auprès de sa hiérarchie pour laquelle il éprouvait un respect trop profond. Terriblement attristé à l'idée d'avoir été refusé en tant que Garde Royal malgré sa volonté sans faille, il en comprenait néanmoins les raisons et avait par conséquent décidé d'aller de l'avant plutôt que de se lamenter sur son sort.
Il détacha un instant son regard du sublime tableau dressé devant lui pour s'intéresser à sa propre main, qu'il se mit à fixer longuement. Sous l'acier et le cuir, il ressentait à chacune de ses inspirations les imperceptibles mouvements du monstrueux appendice au creux de sa paume. Ce pouvoir qu'il méprisait tant était pour lui le plus immense des fardeaux, celui qui l'avait freiné tout au long de sa vie et qui, encore aujourd'hui, l'empêchait d'atteindre ses objectifs. Fort heureusement, ses valeurs et son estime pour la sagesse de ses supérieurs l'empêchaient de céder.
Échappant à la rêverie, le soldat responsable qu'il était s'en retourna à son objectif de la journée, à savoir informer les cuisiniers des spécificités de son régime. Lui qui n'avait pourtant rien d'un couard craignait cette embarrassante conversation comme la mort et ne parvenait décemment pas à chasser l'angoisse que cette situation suscitait. Ce qu'il haïssait par dessus tout, c'était se faire remarquer pour autre chose que ses talents de soldat et, malheureusement, ses besoins hors-norme s'avéraient être un excellent moyen d'attirer l'attention de la pire des façons. Il était muni de sa dérogation, à savoir une attestation manuscrite des hautes instances de la Garde, visant à prouver que sa demande curieuse était légitime, mais surtout secrète.
Alvar serrait la petite lettre marquée du sceau de la Garde dans sa main gauche. De l'autre, il poussa la porte des cuisines et pénétra dans les locaux. De nombreux travailleurs étaient affairés à transporter, découper et cuire la bidoche et les légumes qui finiraient dans les auges de toute la caserne plus tard dans la soirée. Habitué à s'attirer les regards, il fut très agréablement surpris de constater que peu de monde lui accordait de l'attention, sans doute parce qu'ils étaient tous bien trop occupés pour se soucier de lui. D'un pas décidé, l'imposant personnage s'avança jusqu'à atteindre la zone où le travail de boucherie semblait avoir lieu. Immédiatement, Alvar fut pris d'un frisson. Du coin de l'oeil, il discerna une bassine teintée qui contenait une carcasse ensanglantée. Les effluves de chair crue assaillirent son odorat d'un seul coup, lui laissant une désagréable sensation de faim carnassière. Dans ces situations, le pauvre garde avait l'impression que la bête en lui prenait le pas, ce qui le rebutait au plus haut point.
"C'est pour...?"
Soudain, Alvar prit conscience qu'il était resté hébété plus longtemps qu'il ne l'aurait cru. Il reprit immédiatement sa contenance et se redressa pour faire face à l'homme grassouillet qui lui faisait face et dont le visage laissait transparaître un certain agacement d'être dérangé en pleine besogne. Dans le brouhaha de vaisselle nettoyée et les beuglements des commis, Alvar fut malencontreusement forcé de lever la voix davantage qu'il l'aurait souhaité.
"Officier Alvar de Brumerive. Ai-je affaire au chef de cette cuisine ?"
Une grosse paluche appuyée contre le comptoir, le cuisiner détailla d'un oeil son interlocuteur comme s'il se préparait à acheter une bête de somme. Ses manières étaient négligées, mais Alvar n'avait aucunement l'intention de semer la discorde dés le premier jour. Il souhaitait régler cet épineux problème alimentaire et déguerpir aussitôt. D'un hochement de tête, le cuisinier confirma qu'il était gestionnaire et pointa la lettre que le Garde tenait dans sa main.
"J'imagine que vous v'nez pour me donner ça ?"
D'un geste lent et élégant, l'intéressé tendit la lettre que le cuisinier malpoli s'empressa d'ouvrir et de déplier, en analysant le contenu avec difficulté. Alvar n'allait pas se plaindre, déjà bien surpris de constater que, malgré son éducation douteuse, ce cuisiner fort antipathique sache lire. La mine renfrognée du bonhomme laissa progressivement place à un air décontenancé, assorti d'une infime pointe de dégoût qu'Alvar ne savait que trop bien identifier dans le regard des uns et des autres, à force d'expériences malheureuses.
"Je suis contraint de compter sur votre discrétion. Ne transmettez ces informations qu'aux responsables, toute la cuisine n'a pas besoin d'être informée."
Le cuisinier, toujours un peu déboussolé par sa lecture, rendit la lettre dont Alvar s'empara d'un geste vif et précis. Dans les yeux de son interlocuteur, il lisait cette envie de savoir quel genre de bête pouvait se cacher sous le masque. Cette interrogation aussi légitime qu'insultante, il la voyait partout où il allait. Sur un ton moins goguenard, le cuistancier marmonna :
"C'est noté... Officier. Bonne soirée."
On ne percevait dans ses propos pas plus de respect qu'auparavant, simplement la courtoisie qu'on accorde à ceux que l'on craint. Coutumier de ce genre de situation, Alvar remercia le malappris d'une révérence légère puis salua le personnel et tourna les talons, quittant les cuisines sans plus de cérémonie. Une fois les portes passées, il put reprendre ses moyens et se détendre un peu.
Outre le comportement injurieux et ô combien commun de ce popotier de malheur, les remugles de sang séché avait provoqué en lui un inconfort qui avait rendu la discussion d'autant plus pénible. Profitant d'un peu de marche pour prendre l'air, il posa ses coudes sur une barrière et retourna à une activité plus tranquille afin de s'apaiser, à savoir l'observation du paysage. Le soleil se couchait à peine, révélant le Village Perché et ses environs sous une lueur orangée absolument sublime.
Alvar releva un peu son masque à l'aide d'un pouce et dévoila ainsi sa dentition monstrueuse ainsi que son menton pourpre. De l'autre main, il s'empara d'une fiole remplie de sang dont il dégagea aisément le bouchon puis, après avoir marqué une très courte pause, but d'une traite le breuvage écarlate. Une décharge de plaisir coupable parcourut son échine en un instant. Le garde frissonna et dissimula la fiole dans l'un de ses étuis. Alvar soupira lourdement, ce qui provoqua par pure mégarde un cliquetis propre aux insectes provenant du fond de sa gorge. Le voyage avait été trop long et il n'avait pas pu se repaître convenablement durant le trajet, ce qui l'avait forcé à se reposer sur ces petites fioles de secours qu'il dissimulait en cas de besoin. Le fait de pouvoir boire à nouveau après un manque prolongé exerçait sur lui un effet particulier, à mi-chemin entre la jouissance et le profond dégoût. Conscient de s'être laissé aller, Alvar se promit donc de ne plus laisser ce genre d'écart se produire.
Priant pour que personne ne l'ait vu se nourrir ou ne l'ait entendu pousser ce grognement bestial, il rabaissa prestement son masque de fer et décida de se ressaisir. Il n'avait pas encore eu l'occasion de faire véritablement la connaissance de ses futurs compagnons, l'affaire de la cuisine l'ayant accaparé dés son arrivée. Alvar s'apprêta donc à remonter aux niveaux supérieurs, après s'être bien assuré que sa tenue soit impeccable et que son attirail ne soit pas tâché de sang.
L’atmosphère de son bureau était chargée de particules, de l’odeur de la poussière et du vieux papier, ainsi que d’une légère note plus acide, assurément le résultat du pichet de cidre qu’il avait bu pendant l’après-midi. Il n’avait pas ouvert la fenêtre par simple peur de se faire happer là-dehors, que ce soit par la beauté du paysage ou plus largement par son envie de sortir, d’agir, et de ne plus être un bureaucrate croulant et ennuyeux. Bientôt, se disait-il, il finirait par être dans le même état que ces aventuriers que l’on retrouvait plusieurs siècles après leur décès, dans une grotte sombre et humide… Quelle horreur. D’autant plus qu’il se sentait poisseux, sous sa chemise de coton blanc et ses trousses simples. Il avait déjà la sensation d’être un cadavre sortit d’un marécage.
Il lut le contenu du rapport qu’il tenait en mains, et qui concernait une altercation entre un garde et un civil. Ce dernier avait apparemment insulté le garde de tire-au-flanc, parce que celui-ci n’avait pas rattrapé un voleur qui avait subtilisé au marchand plusieurs oranges. Un autre garde avait été chargé du procès-verbal, pour qu’une trace soit gardée et qu’une sanction soit potentiellement donnée au garde – s’il était établi qu’il avait bel et bien prit son tour de garde pour une pause sieste.
Un nouveau soupir s’échappa de la bouche entrouverte du militaire. Qu’est-ce qu’il n’aurait pas donné pour être là, au dehors, à la place de n’importe quel garde qui trouvait les patrouilles barbantes… Lui qui s’était attendu à une augmentation des risques et des actions à mener une fois capitaine, il réalisait, quinze ans plus tard, que jamais il n’aurait droit à ce rêve qu’il avait chéri tendrement. Au lieu de ça, il se trouvait souvent coincé à devoir rédiger des rapports et des lettes, classifier des archives et faire des vérifications complètes sur des équipements, des infrastructures, des menus. Autant de choses que ses lieutenants pourraient, au moins partiellement, gérer s’ils étaient un tantinet plus serviables. Plus les mois passaient, et plus vive devenait son envie d’avoir Java à ses côtés. Il savait qu’une personnalité forte et droite serait ce qu’il lui fallait pour tenir le régiment. Et puis, secrètement, il rêvait de lieutenants qui prendraient une partie de son travail de paperasse pour lui laisser du temps sur le terrain.
D’un geste presque machinal, une tentative de se servir un nouveau godet de cidre. Raté : il n’y avait plus rien dans le pichet. Maussade, il retourna le contenant vers le sol, à la recherche d’une éventuelle dernière gouttelette qui saurait étancher sa soif – bien qu’il fut conscient qu’une unique goutte de cidre ne ferait qu’éveiller plus encore son envie de s’hydrater.
Rien.
Quelle journée à la noix, décidément. Pour ponctuer de manière audible comme il méprisait ce jour et son déroulement, Magnus soupira, une fois de plus. Il avait tellement soupiré ce jour-là qu’il en avait perdu le compte. Peut-être était-il temps de faire une pause, le temps d’aller casser la croute au moins ? L’idée était séduisante. D’un coup d’œil par la fenêtre, il vit les premières teintes de la soirée qui ponctuaient le ciel. Oui, le moment était bel et bien venu pour aller manger, et ce malgré cette petite voix dans sa tête qui lui murmurait qu’il avait oublié quelque chose. C’était bien beau de lui dire que quelque chose manquait à sa journée, mais ce qui l’intéressait, c’était de savoir quoi ! Bien évidemment, la petite voix, elle, s’en foutait, et se garda bien de lui dire quoi que ce soit.
Bah ! Tant pis. Il attrapa le pichet et ouvrit la fenêtre de son bureau, histoire d’aérer le temps qu’il aille se ravitailler. Alors qu’il se dirigeait vers la porte pour sortir, un étrange bruit étouffé lui parvint, du dehors. Interloqué, il tendit l’oreille plus attentivement… Mais ne distingua rien de spécifique. Le bruit s’était évanoui aussi vite qu’il s’était déclenché. Peut-être une bestiole qui passait par là ? Qu’importait, son repas l’attendait ! Il ouvrit la porte, et s’en fut.
Malgré sa détermination, quelques secondes auparavant, à éloigner de son esprit ce questionnement sur ce qu’il avait oublié, son cerveau prit la décision pour lui de se focaliser à nouveau dessus. Qu’est-ce qu’il pouvait avoir oublié ? Un escalier étroit, un corridor, une porte, le premier niveau. À mesure qu’il avançait dans l’architecture parfois un peu surprenante de la caserne, il passait en revue tout ce qu’il avait fait dans la journée. Rédiger un rapport sur les expériences sur les animaux qu’ils avaient stoppé, archiver les rapports de la veille, vérifier les nouveaux menus avec le chef cuisinier, accueillir le… Oups.
Alors qu’il arrivait au niveau de la cour principale, son esprit finit par percuter et trouver ce qu’il avait oublié : accueillir le nouveau ! C’était assez rare que des recrues lui soient envoyées, et il avait fallu qu’il oublie d’aller se présenter et discuter un peu avec ce nouvel élément dans ses effectifs ! Sans compter que, d’après la lettre qui lui avait été envoyée, ce type était plus qu’atypique… Il avait certaines conditions qui le rendaient spécial, aussi bien physiquement que mentalement.
« Nom d’une chiure de boucton sur le nez de mon aïeul, quelle journée merdique ! Pourvu que Lucy me gâte mieux demain… » jura-t-il sans se retenir en pleine cours.
Il regarda aux alentours, aussi bien pour vérifier que personne ne l’avait entendu que pour éventuellement voir un pauvre type seul, abandonné de tous, qui ne savait pas où se mettre et n’avait aucune idée d’où aller ensuite. Oh, il y avait peu de chances quand même… Ses gars étaient sympas, et ouverts. Ce serait étrange qu’aucun ne se soit avancé vers un nouveau désœuvré pour lui servir de guide. Il ne pouvait pas être là, seul, à une rambarde, en train de regarder le paysage. Ce type que Magnus voyait, là, ce n’était pas le nouveau, juste une projection de ce qu’il pensait, n’est-ce pas ?
Il cligna des yeux. Une fois, deux fois, trois fois. Le type était encore là.
De par sa tenue impressionnante, Magnus comprit aussitôt qu’il était nouveau. Il n’était pas forcément le plus physionomiste de tous, mais il avait passé les trois derniers mois sans nouvelle recrue : aussi, il avait réussi à retenir les tenues habituelles de tout un chacun. De même, le type était en armure complète alors que c’était l’heure du souper. Et ça, ses gars n’étaient pas du genre à faire ça. Dès que l’heure du repas sonnait, tous se retrouvaient en tenue simple, ou retiraient le gros de leurs protections pour être plus à l’aise durant ce moment convivial.
Le capitaine s’avança vers le type, sans chercher à l’impressionner d’une quelconque manière. Il se contenta simplement de s’approcher, une main tendue, en lançant :
« Salut à toi, bonhomme ! Dis-moi, tu m’as l’air bien perdu… C’est l’heure de la soupe et t’es là à zyeuter l’horizon alors que tous tes camarades sont en train de se baffrer ou de faire leur dernier tour de garde avant d’eux-mêmes se baffrer… Tu s’rais pas la nouvelle recrue, à tout hasard ? »
Contraint de lever la tête pour faire face au géant, Alvar prit un instant pour détailler l'apparence de son interlocuteur. Outre sa taille impressionnante, l'inconnu était doté d'une forme physique apparemment irréprochable et d'une musculature titanesque. D'un âge visiblement avancé, comme semblaient en attester ses cheveux grisonnants ainsi que sa barbe blanche épaisse, il affichait un sourire honnête et avenant. Entre l'âge, la physionomie et le tutoiement, Alvar supposa donc qu'il avait affaire à un gradé et, en conséquence, prit soin de ne pas négliger les apparences dans l'espoir de faire une bonne première impression.
Comptant sur l'épaisseur du cuir de ses nouveaux gants, le soldat masqué tendit lentement sa main pour serrer celle que l'inconnu lui tendait. A cause des ventouses ignobles qui ornaient ses paumes, il avait tendance à favoriser une humble révérence ou un salut militaire en bonne et due forme, néanmoins il jugea impoli de repousser l'inconnu. Après une poignée de main ferme et rapide, Alvar ramena son bras contre sa hanche, peut être avec un peu trop de vivacité. Il prit alors la parole d'un ton mesuré, presque monotone.
"En effet. Officier Alvar de Brumerive, dépêché depuis la Capitale pour rejoindre l'effectif de la Garde du Village Perché. Je suis enchanté de faire votre connaissance. A qui ai-je l'honneur ?"
Malgré sa courtoisie, il était assez aisé de constater qu'Alvar avait volontairement esquivé la question du repas du soir. Bien qu'il fut capable de participer et de manger comme tout le monde, il n'en avait pas la nécessité et cela avait même tendance à l'incommoder, dépendant des aliments qu'il ingérait, la faute à son système digestif bien différent de celui des autres. De même, il était bien trop embarrassé par son apparence changeante et les questions qu'elle occasionnait pour se dévoiler chaque jour lorsque venait l'heure de casser la croûte.
Sans s’arrêter de détailler l’impressionnante armure qui était celle d’Alvar, le chef du régiment croisa les bras sur sa poitrine et resta silencieux un petit instant, un sourire léger mais distinct aux lèvres. Que pouvait bien cacher ce bougre ? Oh, il avait bien lu les différentes étrangetés qui étaient listées dans la lettre et qui laissaient supposer un être plus bestial qu’autre chose, mais il trouvait cela étrange qu’il fut affecté à son régiment de la sorte. Le bonhomme était bien poli et causait bien, on sentait le respect méfiant qu’il avait eu envers Magnus, ne sachant pas son grade. Ici, c’était chez les brebis galeuses. Que pouvait être son défaut, à lui ?
Finalement, après deux petites secondes de silence, le gradé se reprit et se présenta à son tour, de sa voix puissante et avec toute l’énergie qu’on lui connaissait.
« Enchanté de faire ta connaissance, Alvar ! Moi, je suis le capitaine Magnus Nottsen, le grand chef de ce beau régiment ! »
Pendant quelques secondes de plus, il laissa ses mots en suspens dans l’air chaud et de plus en plus sombre de cette soirée, aussi bien pour laisser à son interlocuteur le temps de digérer ces paroles que pour lui-même jauger encore un peu l’individu.
« Bon, première chose mon gars : pas de vous. Ici, je suis le chef, ça oui, alors tu respectes mes ordres et tu m’appelles capitaine ou chef, ou comme tu veux tant que c’est respectueux, que c’est pas mon prénom – je réserve ça à mes amis – et que c’est pas un vouvoiement. Le vous, ça met de la distance entre les gens, et vu que t’as été affecté au Village Perché, tu fais partie de la famille maintenant. T’es ici chez toi ! »
Il ponctua ses paroles en écartant grand les bras pour désigner la cour, et, plus largement, l’entièreté du régiment et même de la ville. Peu importait pourquoi ce type avait été envoyé ici, après tout. Ce qui importait, c’était qu’il était là, et que c’était le rôle de Magnus que de le guider sur la voie qu’il avait choisi d’adopter pour son régiment. Il ne permit pas à Alvar de prendre la parole et enchaina directement :
« Deuxièmement, je suis au courant de ta 'condition', on va dire. Tu t’en doutes, hein, les hautes instances de la Capitale m’ont informé. Et du coup, que tu le saches : je m’en balance. Comme je t’ai dit : ici, t’es chez toi, et personne va t’emmerder parce que t’as une bestiole bizarroïde en toi ou parce que ton repas c’est du sang. Enfin, tant que tu l’as récupéré de manière légale, AHA ! »
Son rire signature se fit entendre dans toute la cour, si bien que les quelques gardes qui étaient encore en poste en attendant fébrilement l’heure de la relève pour aller prendre le repas se retournèrent, et secouèrent la tête, amusés. Quel phénomène, leur capitaine. Lorsqu’il eut finit de se gausser grassement, Magnus reprit la parole :
« Plus sérieusement mon gars, ici, on est tous tarés à notre manière. Moi, par exemple, j’ai été accusé à raison d’insubordination quelques fois. T’en trouveras qui ont comme pouvoir de ne digérer que de l’écorce d’arbre, ou d’autres qui sont incapables de parler sans crier, encore d’autres qui pleurent sans raison… Y’en a même qui vomit dès qu’il entend le mot ‘cheval’, c’est dire ! Ahaha ! Enfin… Dans tous les cas, je fais de mon mieux pour que chacun trouve sa place, et se sente bien au régiment. Peu importe ta différence, les autres t’accepteront tel que tu es, parce qu’ils sont eux-mêmes pas mieux. Alors, forcément, y’en aura qui vont avoir du mal avec toi. Je fais moi-même pas l’unanimité dans mes propres rangs, parbleu ! Mais ça ira quand même, j'y veillerais. Et si on t'emmerde trop, hésite pas à donner une leçon avec les épées d'entraînement, ça mange pas d'pain ! »
Alvar vouvoyait tout le monde. Ses supérieurs, les gardes sous ses ordres, même son propre père et sa mère. Bien qu'il puisse se montrer amical sous certaines conditions, Alvar n'avait pas d'amis assez proches pour qu'il se permette de les tutoyer. Cette marque d'affection, il la réservait usuellement à une seule et unique personne, son grand frère. Ainsi, Alvar se doutait que la gymnastique mentale le contraignant à tutoyer son capitaine ne se ferait pas sans mal.
Il se ragaillardit, ce n'était qu'un petit tic de langage qui nécessiterait une attention particulière, rien d'insurmontable. Il hocha la tête, confirmant que la directive avait bien été assimilée. Suite à quoi, le capitaine enchaîna sur un sujet bien plus épineux, qu'il aborda avec la délicatesse d'un taureau. Le capitaine avait bien entendu été informé qu'il allait accueillir une recrue particulière de par ses besoins et ses habitudes et, pour rester dans la veine du respect mutuel et de la hiérarchie partiellement horizontale, il expliqua qu'il était hors de question d'exclure un soldat pour une simple question de régime ou d'apparence curieuse.
La voix de Magnus, bien trop puissante et reconnaissable pour être ignorée, attira l'attention de quelques gardes qui passaient dans le coin, sans doute pour profiter de la soirée et se restaurer. Certains semblèrent entendre une bribe de la conversation mais curieusement, l'allusion au sang ne fit lever aucun sourcil. Le capitaine disait-il vrai, ce régiment était-il si fondamentalement différent des autres ? Etait-il entouré de tels énergumènes qu'il passerait inaperçu ? Si ce n'était pas la première fois qu'Alvar entendait tel exposé sur la camaraderie, il notait néanmoins que cette fois, l'homme en charge du régiment semblait véritablement atypique et doté d'une honnêteté surnaturelle. Avec un manque de contenance qui ne lui ressemblait pas, le militaire balbutia:
"A vos... hm, tes ordres capitaine ?"
Il fut subitement frappé par un point important, le masque. Si Alvar conservait cet apparat pour le gros de ses camarades, il considérait évidemment très discourtois de ne pas dévoiler son visage en présence d'un supérieur. Cet oubli passager, il le mettait sur le dos de la surprise occasionnée par l'étrange introduction de Magnus Nottsen, mais le garde se devait de réparer son erreur immédiatement. A la hâte, le garde ajusta sa capuche de toile sur ses épaules et retira son masque, qu'il ramena contre son buste.
Il n'y avait d'ailleurs véritablement rien d'extraordinaire à découvrir. Le Traquesang se révéla au grand jour, laissant apparaître ses crocs protubérants, sa peau à la teinte unique et son museau à la forme curieuse. Comme l'avait si bien résumé le capitaine, le Village Perché mais surtout Aryon dans son ensemble étaient peuplé de milliers d'êtres au physique incroyable. Ce qui embarrassait Alvar n'était pas véritablement son apparence, mais bel et bien les capacités associées à cette dernière. Se permettant un sourire discret, il prit respectueusement la parole :
"Je vou... Non, je te remercie pour cet accueil très chaleureux, capitaine. J'avais quelques affaires à régler dés mon arrivée mais j'étais justement sur le point de me rendre à la caserne pour me présenter. Tu m'as pris de court, on dirait."
Cet exercice du tutoiement ne se faisait décidément pas sans mal. Passablement agacé de ne pas pouvoir chasser cette habitude aussi vite qu'il l'aurait souhaité, Alvar jeta un nouveau regard à l'horizon. Entre le paysage et ce premier échange avec le capitaine, il parvenait à occulter les inquiétudes qui l'assaillaient sans trop de mal. Satisfait, il replongea son regard dans celui de son supérieur et, d'un ton bien plus déterminé, il reprit :
"Je suis très heureux de pouvoir intégrer cet effectif. On m'a dit beaucoup de bien du régiment du Village Perché, je tâcherai de faire honneur à mon insigne."
Pour ce qui était de se détendre en revanche, Alvar restait trop fidèle à lui-même. Droit comme un piquet, élevé comme un bon petit soldat, le gaillard n'allait pas chasser le naturel au premier jour. Les propos du capitaine lui avaient cependant fait chaud au cœur, il était désormais prêt à donner de sa personne pour faire de cet endroit son nouveau foyer.
La réalité, que ce soit pour jauger la gravité d’un délit ou pour discuter avec une personne, était toujours toute autre. Chaque personne était différente, tout comme chaque délit. On ne juge pas un homme qui en tue un autre pour l’empêcher de tuer son enfant similairement à un homme qui en tue un autre pour lui prendre sa bourse. De la même manière, on ne demande pas à des gardes tous différents de rentrer dans la même case. Pour le capitaine, chacun apportait sa pierre à l’édifice avec sa différence. Et c’était toujours surprenant, pour des petits nouveaux sortis de la Capitale, de se heurter à cette réalité abrupte. D’autant qu’il ne prenait pas de pincettes : il était capitaine après tout ! Qui allait venir lui chercher des noises parce qu’il disait tout haut que la façon dont fonctionnait l’Académie était bancale, hm ? Pas grand monde.
Enfin, qu’importait.
Il revint les pieds sur terre au moment où le bonhomme retira son masque étrange et dévoila son visage. Effectivement, il avait une sacrée gueule… Que ce soit la couleur rougeâtre ou les crocs protubérants, la forme de sa mâchoire, ou même la globalité de son faciès, Alvar n’avait vraiment pas été chéri par Lucy. Nombreux auraient été ceux qui auraient reculé d’un pas et détaillé avec horreur la trogne du type en le voyant ainsi ; mais pas Magnus. Lui, il se contenta de hausser un sourcil, presque admiratif de constater la bizarrerie de ce visage. Certes les traits étaient grossiers et rudes, quasiment agressifs… Mais rien d’insurmontable, en fin de compte.
Ignorant involontairement les dernières paroles tendues et sérieuses du garde, le grand gaillard se pencha légèrement en avant pour mieux voir les traits qui le caractérisaient.
« Sacré Bragmar ! Toujours à en rajouter des tonnes ! »
Il se redressa et s’étira largement, faisant craquer les os de son dos, ce qui lui arracha une grimace de désagrément. Il tourna ensuite de nouveau son attention vers le garde et posa sa grosse main sur son épaule.
« Excuse-moi, mon gars. Bragmar, c’est un des profs de l’Académie, peut-être que tu le connais… Un rouquin, il doit t’arriver sous le nez je dirais, et pis il sait pas dire les « ch » il dit toujours « s » à la place… Enfin ! Ce petit corniaud m’a rédigé la lettre pour me prévenir de ta venue, et il avait décrit ton visage comme si tu étais l’engeance maudite d’un warg et d’un troll… Et finalement tu ressemble juste à un natif de la Forteresse avec une sacrée paire de dents et qui piquerait une crise de colère… C’est pas si pire, mon gars ! »
Encore une fois, un grand rire sonore accompagna ses paroles. Magnus ne mâchait pas ses mots, aussi bien parce qu’il était sincère et pensait chaque mot qu’il venait de dire que parce qu’il était convaincu que le type avait honte de son apparence. Sinon, pourquoi un tel attirail, qui cachait tout son être ?
Le soleil continuait tranquillement de descendre alors que les premiers gardes sortaient du réfectoire, leur repas fini. Ils riaient et parlaient bon train, et saluèrent le capitaine d’un signe de main en le remarquant. Il répondit du même signe, un sourire aux lèvres, puis se pencha vers Alvar :
« Tiens, tu vois celui-là à droite, avec le crâne chauve ? Lui, c’est Bill, un changeforme. Et d’origine, son nez est tout petit et situé pile entre ses deux yeux ! Une sacrée mocheté, si tu veux mon avis. T’as beau être rougeaud et bien équipé en dents, les gars auront pas trop de mal avec toi. En plus, vu comme tu causes bien, ils vont sûrement même t’appeler le Conteur ou un truc du genre, histoire de te chambrer un peu. »
Il les voyait déjà en train de lui crier des choses comme « Allez l’Beau-Parleu’, passe moé l’pinard qu’t’as à côté d’toé ! », et ça le faisait déjà sourire. Alvar, avec son piquet coincé dans le fondement, risquait de faire un ou deux malaises en voyant à quel genre d’énergumènes il allait avoir affaire. Enfin, là n’était pas la question pour ce soir.
« Allez, peu importe ! Allons manger, p’tit gars, et parlons en même temps. J’t’en prie, après toi, tu sais déjà par où c’est, et pis si tu nous perds ça sera l’occasion de te présenter les différentes parties de la caserne aha ! »
La grosse patte d'ours du capitaine se posa alors amicalement sur son épaule. Puis, sans honte ni mauvais esprit, il lui confia qu'un certain Bragmar avait décrit son apparence comme étant celle d'une bête de foire. Le propos, bien que profondément irrespectueux, ne surprenait pas particulièrement Alvar qui s'autorisa même de rire avec le capitaine, l'accompagnant à un volume sonore bien plus mesuré. Ce Bragmar n'avait pas totalement tort et la comparaison possédait une certaine qualité humoristique, à bien y songer.
La bonhommie naturelle du capitaine couplée à son aura bienveillante semblaient faire effet sur Alvar, le poussant à se détendre un peu. Malgré son code militaire très rigoureux, il n'avait rien contre une bonne complicité entre compagnons et contre un peu de laisser-aller en dehors du service, tant que le travail restait exemplaire et que les facéties n'impactaient pas la vision que les gardes entretenaient de vis-à-vis de leur hiérarchie. Il se laissa donc prendre au jeu de son mastodonte de capitaine et le suivit tranquillement, ne s'inquiétant qu'à moitié des regards interloqués qu'on pouvait lui jeter en chemin.
Magnus, toujours désireux de rassurer sa recrue quant à sa plastique déplaisante, fit étal des capacités d'un certain Bill, affublé d'une trogne qu'effectivement, seule une mère aurait pu aimer. Amusé par ce discours, Alvar n'accorda qu'un regard très furtif au fameux Bill puis reporta son attention sur l'ensemble des hommes rassemblés. Il y en avait de toutes les tailles, de toutes les formes et de toutes les sortes. Effectivement, beaucoup d'entre eux sortaient du lot sur le plan physique, et ce bien plus qu'à la Capitale, selon la première appréciation d'Alvar tout du moins, c'était donc bel et bien la caserne des gueules cassées dont parlait Magnus.
La visite finit par les ramener au réfectoire, là où s'élevaient les échos de rires gras et de chants grivois. Alvar, suivi de près par son capitaine, pénétra dans la première salle et fut accueilli par les odeurs rassurantes de viande cuite et de soupe trop cuites. Ici, les remugles de sang frais étaient suffisamment estompés par les autres senteurs pour ne pas déranger le museau et les humeurs du Glouton Pourpre. Lorsque Magnus passa le pas de la porte, une partie des hommes dont l'entrain était sans doute partiellement due à l'alcool l'acclamèrent, levant leurs chopes en beuglant comme des sourds. Interloqué par cette manifestation de respect plutôt hors du commun, Alvar fut surtout surpris d'être également accueilli par quelques signes de mains. C'était certes moins extraordinaire que d'être célébré comme l'était le capitaine, mais cette bienveillance globale était touchante. Après les avoir courtoisement salués, l'officier s'enfonça plus profondément dans le réfectoire et prit place à une table.
Le capitaine s'installa face à Alvar après avoir échangé des salutations avec ses hommes. A leur table se trouvaient plusieurs gardes qui se goinfraient copieusement et riaient grassement, faisant eux aussi fi des bonnes manières de la Capitale et des grandes villes. Bien qu'un peu décontenancé, Alvar n'en laissa rien paraître, affichant toujours un sourire mesuré malgré sa trogne infernale. Le gaillard assis à sa gauche, un imposant personnage à la coupe en brosse et aux traits durs, finit par remarquer que son voisin ne faisait pas partie de ses connaissances. Décidant de remédier à ce problème, il tendit sa grosse paluche à l'officier, puis se présenta :
"Oh, j'ai pas souvenir de t'avoir déjà vu dans le coin toi. Moi c'est Rukhar, content de t'rencontrer ."
Alvar accepta évidemment la poignée de main et lui répondit d'un air affable :
"Officier Alvar de Brumerive, enchanté."
Suite aux présentations bien formelles d'Alvar, le dénommé Rukhar leva ses deux mains et mima de s'éloigner d'une manière bien théâtrale. Sans grande conviction, il décida de s'excuser de s'être impoliment adressé à un supérieur hiérarchique dont il ne connaissait pas encore les barrières.
"Pardonnez-moi Officier, j'n'étais pas au fait de votre grade."
Alvar laissa échapper un petit rire furtif face à la courte comédie de son nouveau camarade puis déclina l'attention d'un mouvement de tête. Toujours avec ce même sourire au lèvre, il rectifia alors son voisin :
"Non non, ça ne fait rien. J'intègre dés aujourd'hui l'effectif, je ne vais évidemment pas faire exception à la règle du tutoiement."
Rukhar sembla recevoir ses propos avec un plaisir non dissimulé. Sans plus attendre, il s'empara d'une bouteille de vinasse en bout de table et se saisit également d'une chope. Il versa maladroitement la boisson et fit glisser le contenant jusqu'à Alvar, lui mettant quasiment dans les mains. Puis, d'un ton encore plus avenant, si c'était possible, il beugla :
"Ca se fête ! C'est un plaisir de t'accueillir, officier d'Brumerive !"
Pas spécialement enchanté par la perspective de boire ce pinard qu'il risquait de ne pas digérer, Alvar ne pouvait cependant pas nier être touché par cette marque de sympathie. A bien y songer, il allait vraiment se plaire ici.
Droit comme un piquet, avec ses expressions abruptes et son air décontenancé, sans oublier son armure complète, le type faisait pas mal tâche parmi tous ces gaillards festifs. Il donnait à Magnus cette impression d’une statue venue à la vie, ou d’une personne qui venait de se réveiller d’un sommeil maudit de plusieurs siècles, pour découvrir les nouvelles mœurs et modes de vie. Lui qui semblait taillé à même le sérieux, il arriva tout de même à surprendre le capitaine en répondant à Rukhar qu’il n’allait pas échapper à la règle du tutoiement malgré son grade. Il lui lâcha un clin d’œil.
« Pour sûr que ça te demandera du temps à t’y faire, mon gars, mais ça viendra. Tu finiras par te sentir ici chez toi, j’en suis certain ! »
Et sans un mot de plus, il se leva pour se diriger en cuisine, son pichet de cidre vide toujours en main. Il n’avait pas vraiment envie de boire de la bière, surtout qu’ils avaient reçu récemment quelques tonnelets de cidre parfumé à la violette qu’il avait particulièrement envie de goûter. Une fois en cuisine, il se dirigea vers la cave en saluant poliment les types qui étaient là, et s’arrêta avant de passer par l’escalier. Peut-être qu’Alvar voudrait boire, lui aussi ? Mais comment faire sans le mettre dans l’embarras… Ce n’était pas à Magnus de décider pour le nouveau venu s’il devait dire ou non à ses camarades qu’il buvait du sang. Même si de drôles de types composaient les Belluaires, il valait mieux laisser au garde le soin de choisir la meilleure façon d’annoncer son régime particulier.
Portant la main à son flanc droit, il tira la gourde de sa ceinture et en descendit le contenu d’une traite. Il ne savait plus que c’était, mais la première goutte le lui rappela : du jus de sureau. Un délice. Une fois la gourde vide, il la donna au chef cuisiner en lui disant de la remplir du repas prévu pour leur « invité particulier », tout en insistant du regard. Bien évidemment, le type comprit et se mit à la tâche. Lorsque Magnus émergea de la cave après avoir rempli son pichet, la poche remplie attendait sagement sur le comptoir. Il la prit et se dirigea à nouveau en salle, pour y découvrir Alvar, toujours au même endroit. Petit à petit, le chef se fraya un chemin jusqu’à la place qu’il occupait avant de se lever, et s’assit face à Alvar, tout en lui tendant la petite gourde.
« Tiens mon gars, de quoi te rassasier. Tu trouveras ça sûrement meilleur que cette pisse de grognours que les autres boivent ! »
En l'absence du capitaine et suite à la sympathie de Rukhar à l'égard du nouveau-venu, d'autres militaires tous aussi éméchés les uns que les autres s'étaient joints à la conversation, accueillant leur officier dont l'apparence ne manquait pas d'attirer l’œil et de susciter quelques questions, Désinhibés et naturellement peu soucieux de leur conduite, les gros benêts qu'ils étaient ne s'étaient pas un instant encombrés de pincettes pour effectuer leurs remarques, qu'ils voyaient bien sûr comme de simples compliments. Sobrement, Alvar répondit à la précédente observation :
"Malheureusement, une dague peut tout à fait me blesser, j'en ai peur..."
Pas déçu pour un sou, l'auteur de la question pour lequel l'embarras était une notion abstraite se pencha encore davantage sur la table, détaillant les traits surprenants du visage de l'officier et attachant une attention toute particulière aux crocs protubérants qui ornaient les coins de sa bouche. Le dénommé Baldric, à l'origine de la première remarque, continua son interrogatoire en posant la question fatidique. Il se rajusta dans sa chaise, posant son dos contre le dossier tandis qu'il se grattait le menton, visiblement intrigué :
"Mais dis-voir, ça ressemble pas mal à une hybridation. Pas vrai Colgrin ?"
Le fameux Colgrin releva la tête, un sourire avenant se dessinant sur son gros museau porcin. Alvar accorda un regard en biais à l'individu, un immense gaillard croisé avec un Porc-becue, ou peut-être même un sanglier des montagnes, et affublé de traits empruntés à l'un des animaux en question. Malgré sa frimousse de sanglier, Colgrin inspirait la sérénité de la gentillese naïve. D'une voix douce, il confirma les propos de son collègue en hochant la tête :
"Pour sûr Baldric, ça en a tout l'air. Mais n'embête donc pas l'officier avec tes jérémiades, il n'a peut être pas envie de répondre à tes questions !"
Baldric porta un index à la pointe de son nez, puis poussa des petits grognements, raillant son compère sans retenue :
"Gruik gruik, n'embête pas l'officier gnagnagna, toujours à ruiner l'ambiance toi !"
Alvar, estomaqué par un tel manque de respect à l'égard du pauvre Colgrin, n'eut même pas le temps de réagir que les deux hommes éclatèrent d'un rire sincère. Les autres gardes attablés se gaussèrent tous également, visiblement habitués à de tels chamailleries. Colgrin saisit Baldric par le cou à l'aide de son bras de la taille d'une cuisse puis, de sa main libre, il se mit à lui frotter le sommet du crâne furieusement, tout en gloussant comme un adolescent :
"Et toi, foutu lézard, toujours à faire ton intéressant !"
Toujours hilare, Baldric échappa à l'étau que formait le bras de son camarade. Il reporta son attention sur l'officier puis cligna des yeux, laissant entrevoir une paire de double-paupières qui ne trompait pas ainsi que des canines anormalement aiguisées, lui-même était donc un hybride croisé avec un reptile quelconque. Un rictus aux lèvres, Baldric reprit avec curiosité :
"Alors ? Quelle bestiole ?"
Voilà ce qui leur donnait cette légitimité à poser leurs questions avec si peu de considération pour les limites éventuelles de leur interlocuteur. Alvar s'apprêtait à répondre, agité par les regards appuyés qu'on lui jetait. Ce fut cet instant que Magnus choisit pour revenir parmi eux et les gardes qui s'étaient permis de lui subtiliser sa place s'empressèrent de libérer l'espace sur le banc, permettant au Capitaine de se réinstaller exactement au même endroit. Baldric et Colgrin, sourires idiots aux lèvres, saluèrent leur Capitaine avec entrain alors que ce dernier tendait une gourde à Alvar, présentant le sang qu'elle contenait comme un breuvage de bonne facture. Nullement surpris par ce traitement de faveur, qu'ils ne jugèrent pas inadapté pour accueillir un officier, les hommes se chargèrent de resituer le Capitaine quant à l'avancée de la conversation.
"Tu tombes très bien cher Capitaine, notre invité ici présent va justement nous révéler de quel pouvoir fantastique les cieux l'ont doté."
L'officier remercia son supérieur pour la gourde, identifiant le contenu immédiatement. Pensif, il observa un instant le goulot, puis jeta un regard confus à Magnus, comme pour chercher des éléments de reponses dans les yeux du Capitaine. Etonnés par ce mutisme prolongé, les gardes de la table cessèrent de discuter, intrigués. Le silence devint lourd et plana encore un moment. Alvar soupira, puis recentra son attention sur son interlocuteur, auquel il répondit avec une gravité qui tranchait avec le ton jovial de la conversation.
"Vous avez tous deux raison. Je suis moi aussi un hybride et j'hérite mon apparence du Glouton Pourpre."
Suite à cette nouvelle, les gardes demeurèrent silencieux. Ils échangèrent des regards longs et l'un d'entre eux haussa même les épaules, la plupart ne comprenant pas réellement quel embarras cette annonce pouvait générer, ni pourquoi Alvar avait décidé de répondre avec une telle froideur. Baldric, quant à lui, prit soudain un air bien plus sérieux et fronça les sourcils. Lui, il avait compris. Il porta un oeil inquisiteur sur la gourde, puis marmonna :
"L'Glouton Pourpre... Ca tue ses proies en buvant tout l'sang hein. Sacrée bestiole, ouais. J'en ai déjà croisé une dans l'temps..."
L'ambiance chaleureuse s'était partiellement refroidie et la tension venait d'escalader d'un cran. Alvar, de nouveau muet et dont le sourire avait disparu, lança un regard à Magnus.
Bien évidemment, ce fut le capitaine qui prit l’initiative de crever l’abcès, avec toute la délicatesse et le tact qu’on lui savait.
Il ne s’encombrait pas des règles de bienséance en général, alors il n’allait pas non plus les appliquer pour ce cas précis. Même si la situation était critique, il n’en avait que faire. Il sentait bien que ses gars avaient soudainement ce sentiment d’être menacés, comme si Alvar pouvait tout à coup craquer et se jeter sur eux. Et en soi, l’idée se comprenait. Lui, Magnus, ne se sentait pas menacé un seul instant. Il fallait dire qu’avec son pouvoir, il disposait de ce qu'il fallait pour maîtriser un Glouton Pourpre à lui seul. Sans compter bien sûr sur le fait qu’il avait été mis au courant des habitudes d’Alvar, et de son régime spécial qui lui permettait de maintenir un contrôle certain sur la partie bestiale qui sommeillait en lui. Mais les gars… C’était une autre affaire.
Il fallait casser cette peur, tuer cette idée dans l’œuf, pour qu’ils soient vraiment camarades et qu’aucun rejet ne se mette en place.
Le capitaine jeta un regard autour de lui, scrutant chaque visage, les sourcils froncés, l’air étonné. Il but une gorgée du cidre directement au pichet, poussa un « Ahhhh » de contentement sonore, et lança :
« Eh bah alors ?! On se pisse dessus pour un Glouton Pourpre ?! Vous êtes une belle bande de mauviettes, en fait ! Y sont où, mes gars qu’arrivent à parler en face de l’apothicaire d’la Place des Tilleuls ? Hein, z’allez pas m’dire qu’un Glouton Pourpre vous fait plus peur que les chicots pourries et l’haleine de cadavre de c’te fripouille de Barnabas, quand même ! »
À ces mots, il partit d’un rire tonitruant, qui sonnait presque forcé malgré sa sincérité – il se trouvait hilarant –, et qui se répercuta malgré la tension sur les autres autours. La plupart de ceux qui avaient pris l’air grave se laissèrent séduire et esquissèrent un sourire, mais Baldric et Colgrin, eux, n’étaient pas convaincus. Leur mine était toujours sévère et sombre, si bien que Magnus dut intervenir à nouveau. Quitte à jouer franc-jeu du côté d’Alvar, autant le faire jusqu’au bout avec le poids de la franchise du capitaine.
« Plus sérieusement, les gars. Alvar se nourrit de sang, c’est vrai, » commença-t-il en désignant la gourde qu’il lui avait rapporté. « Mais ce sang c’est le cuistot qui le fournit. C’est du sang de bestiaux, de porcs, de chèvre, de mouton, de bœuf et je n’sais de quoi d’autre. C’est ça son repas. Pas vous. Vous, vous êtes sa famille, maintenant, et Alvar attaquera pas sa famille. Je l’sais parce que, s’il était dangereux, le bougre, la Commission nous l’aurait pas envoyé, primo. Et deuxio, je l’sais parce que dans mes tripes, je sens que je peux avoir confiance en lui. »
Il y avait une autre raison, évidemment, mais il préféra la taire. Si Alvar se comportait aussi droitement et sérieusement, c’était sûrement pour montrer aux autres que, malgré son apparence bestiale et les risques supposés d’attaque, il était civilisé. Il utilisait sûrement son comportement comme contraste avec la bête qui dormait en lui, pour gagner la confiance des gens. Mais, à tout bien réfléchir, Magnus préféra éviter de le mentionner. Certains auraient pu y voir une forme de manipulation : gagner la confiance pour ensuite mieux trahir.
Toujours est-il que, lorsqu’il prononça ces paroles, il adressa un clin d’œil et un sourire à l’officier supérieur. Il ne fallut rien d’autre. La simple mention de cet instinct du capitaine qui lui disait qu’il pouvait se fier à Alvar suffit pour que Baldric et Colgrin se dérident et hochent la tête de concert. Baldric alla même plus loin : il se leva, brandit sa chope bien haut en plantant son regard désormais libre de peur, et chargé de détermination, dans celui d’Alvar, et il clama :
« Si l’capitaine dit qu’il sent qu’il peut te faire confiance, je vais certainement pas r’mettre ça en cause. T’es d’la famille, maintenant. Et si jamais tu viens à avoir b’soin d’sang absolument, j’m’entaillerais l’cuissaud pour qu’tu manges, mon frère. À Alvar ! »
Tous, autour, avaient écoutés silencieusement, et tous levèrent leur verre en cœur, en clamant le même toast. Ils burent d’une traite leur chope, et Magnus, de son côté, se contenta d’un large sourire vers son nouveau venu, et d’une gorgée de son cidre à la violette, désireux de faire durer le plaisir.
Même Baldric, pourtant premier sceptique, se résigna aussitôt en chanta les louanges du Capitaine, allant jusqu'à offrir sa propre chair à Alvar. L'officier, pour la première fois depuis son arrivée au Village, ne put contenir son rire et ce fut tous en chœur que les gardes s'esclaffèrent dans un brouhaha monstrueux qui respirait la franche camaraderie. Plus que rassuré, l'officier désormais comblé aperçut le clin d’œil bienveillant du Capitaine et leva sa gourde en le gratifiant d'un signe de tête afin de le remercier. Il ne l'avait pas seulement tiré d'un mauvais pas, il venait de lui offrir une seconde famille et pour cette raison, Alvar se fit alors la promesse de ne jamais décevoir son nouveau Capitaine à compter de ce jour.
Un garde un peu plus imbibé que les autres se mit à hurler qu'il souhaitait trinquer en l'honneur du Capitaine et du nouveau-venu et, en un geste dont la symbolique avait pour lui une importance capitale, Alvar décida de se joindre au mouvement. Il leva sa gourde puis, chassant les restes de timidité déplacée de son esprit, il porta cette dernière au cercle de chopes qui se formait et l'entrechoqua brusquement avec celle des autres militaires. Dans un flot chaotique, les boissons de chacun giclèrent en tout sens. L'intention était louable, mais ils avaient oublié un petit détail...
Comme chaque autre liquide, le sang sauta sous l'impact et dans certaines chopes, la bière vint se teinter de quelques gouttelettes pourpres. Un court silence s'installa tandis que les gardes inspectaient le contenu quelque peu altéré de leurs verres. Ils échangèrent quelques regards embarrassés, mais Baldric coupa court et reprit la parole :
"Boh, on s'en fout !"
Avec une synchronisation déconcertante, ils haussèrent tous les épaules et portèrent leur boisson à leurs bouches, avalant goulûment la mixture mêlant sang et alcool. Alvar, amusé malgré la curiosité de la situation, les regarda faire d'un air stupéfait puis fit de même, vidant sa gourde en un éclair. Visiblement trop éméchés pour être dérangés par quelques menues gouttes de sang, les militaires reposèrent leurs chopes sur la table, s'essuyant le museau ou chassant la mousse de leurs barbes, prêts pour un troisième tour.
Le reste de la soirée fut tout aussi glorieux. L'alcool délia les langues et les tables vinrent se croiser. Dans un élan de folie, Alvar se risqua même à mélanger sa boisson avec de l'alcool offert par l'un de ses nouveaux camarades. Ces conseils avinés risquaient de déclencher une solide intoxication, mais cette soirée si spéciale le méritait amplement.
Ce fut ainsi, dans les échos de rires et de chants paillards, que débuta la nouvelle aventure d'Alvar de Brumerive, désormais dévoué corps et âme à la défense du Village Perché et des habitants. Sa nouvelle famille avait de quoi surprendre, certes, mais il était bien heureux d'avoir l'immense honneur d'en faire partie...
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