Sur le papier ça ne leur avait pas forcément vendu trop de rêve : escorte de la caravane du troisième âge pour des vacances bucoliques sur la côte est du royaume. Zahria les avait regardés d’un œil amusé en déclarant qu’il était préférable que l’un d’eux s’infiltrât parmi les vénérables vacanciers et, après avoir tiré au sort – ce qui avait pris un certain moment car chacun avait ses dés pipés, ses astuces pour truquer les tirages de cartes/paille/etc. et qu’il y avait un amusement tout enfantin à essayer de renverser le jeu prévisible de l’autre tout en conservant le sien – Calixte avait été trouver dans la garde-robe du quartier général des espions de quoi se faire passer pour un homme d’âge presque séculaire. Il avait hésité à utiliser la noix du Nicolas que sa Maître-Espion lui avait offert pour la nouvelle année, mais comme celle-ci n’avait une durée d’action que de vingt-quatre heures, il s’était finalement rabattu sur une barbe postiche plus traditionnelle. Un coup de peigne magique avait changé ses mèches blondes en une espèce de nuage blanc au-dessus de sa tête, et de longues minutes de préparation devant le miroir armé de sa trousse à maquillage avait donné à son jeune visage les rides creusées du vieillard qu’il allait interpréter. Les yeux d’Aisleen avaient été taquins lorsqu’il avait émergé de la loge paré de sa silhouette faussement courbée par le poids des âges supposés. Et il n’avait pas manqué de sourire à son tour lorsque la jeune femme avait appris que l’escorte de la caravane allait aussi servir d’auxiliaire de vie à celle-ci. S’il allait se taper l’inconfort du déguisement sénile, au moins n’aurait-il que sa propre garniture à changer.

Il était assez rare que deux espions partissent de concert sur une même assignation, mais il semblait que Zahria était d’humeur à regrouper ses troupes, comme de leur donner l’occasion de partager un peu de temps. Était-ce ses nombreuses errances avec Vrenn qui l’avait mise dans ces dispositions ? Ou y avait-il vraiment besoin de l’expertise conjointe d’Answer et du Damoiseau pour cette mission ? La Maître-Espion avait évoqué des échos de dissidence et de possible financement de projets à l’encontre de la Couronne par les bourses alourdies par les années, sensibles dans un dernier sursaut à un peu d’action sous quelques séduisantes paroles. Pour le meilleur, ou pour le pire. Il y avait aussi, peut-être, eu des échos de la Cabale. Rien n’était moins sûr, comme souvent. Mais depuis quelques lunes... Depuis le meurtre de Ruth, que pouvaient-ils faire à part aller renifler discrètement la moindre petite piste sur laquelle ils avaient la chance de tomber ?

Ils s’étaient donc joints au joyeux cortège en partance pour le littoral, Calixte se fondant parmi les vieilles biques et Aisleen parmi les dévoués guides/protecteurs/serviteurs de celles-ci. Et, jusque-là, jusqu’à leur pause au Lac, tout s’était superbement déroulé. Un peu trop. La compagnie des vacanciers comme de leur escorte était plutôt agréable. Et le trajet s’était donc passé dans une ambiance toute sympathique si l’on passait la récurrente surdité des interlocuteurs, les repas principalement liquides en raison des problèmes de dentition, le déficit de contrôle des divers sphincters laissant en permanence un nuage odorant autour d’eux, et sa barbe postiche qui le démangeait comme ça n’aurait pas dû être permis.

- La prochaine fois c’est toi qui portes la barbe, grommela-t-il à Aisleen alors qu’il faisait semblant – quoi qu’avec sa maladresse rien n’était moins sûr – de s’accrocher au bras de son amie pour une brève promenade aux abords du lac.

Il y avait un peu plus loin un petit regroupement et quelques barques de pêcheurs évoluant sur la surface tranquille de l’eau. Intrigués, ils prirent la direction de l’animation visiblement en cours.

- Peut-être qu’ils auront des potins plus intéressants pour nous que le cinquième mariage de dame Lésanchène.

Parce qu’autant les petits vieux du convoi étaient sympathiques et pleins d’histoires, autant ils n’avaient rien de bien alléchant pour les deux espions en mission. Les efforts d’interrogation subtile ne leur avaient rien appris sinon qu’ils perdaient leur temps. Ou qu’ils passaient d’étranges vacances aux frais de la Garde.

- Et on y va, on y va ! fit la voix forte d’un homme visiblement en charge de l’animation. Demandez votre canne et vos appâts, et installez-vous au meilleur endroit pour nous attraper le plus beau spécimen ! Avec la pêche, vous allez avoir la pêche ahahah !

Effectivement devant eux s’étalait tout le nécessaire pour aller taquiner du poisson. Hommes et femmes de tout âge, et de nombreuses familles, s’agitaient autour du matériel et de ce qui semblait être un bureau d’inscription. D’autres vacanciers du troisième âge les avaient d’ailleurs précédés.

- Vous voilà monsieur Mario, fit l’un des membres de leur escorte en venant à leur rencontre. On vous a inscrit avec les autres pour l’activité organisée actuellement autour du lac. Vous verrez, ça vous fera du bien de vous dégourdir un peu du voyage. Avec ce matériel, vous allez pouvoir partir à la pêche tranquille !
- Si vous pensez que j’ai vraiment besoin de dégourdir mes vieux os… donnez donc tout ce matériel à cette charmante demoiselle qui m’accompagne. Le temps que mon cerveau rassemble les quelques souvenirs de pêche qu’il a.
- Je suis certain que ça va vite vous revenir ! Tenez. Avec ça, souvenirs ou non, vous partez en conquête de la pêche tranquille ! Peut-être même serez-vous sur l’une des marches du podium avec ce que vous aurez pêché.

A côté de lui, Calixte sentit Aisleen se raidir imperceptiblement, et il n’eut pas besoin de se tourner pour savoir que les yeux de la jeune femme s’éclairaient soudain d’un intérêt tout compétitif.

- Podium ? Oh je préfère pas. Les marches et moi ça fait longtemps qu’on ne s’aime plus trop.
- Ahahah je crois qu’il n’y a pas vraiment de podium physique. Mais je sais qu’il y a vraiment un prix pour celui ou celle qui ramènera la plus belle prise d’ici la fin de la journée. D’ici la tombée de la nuit, plus précisément. Le concours prendra fin dès qu’on entrera dans l’heure bleue.
- Un prix ?
- Je n’en sais pas plus. Il faudra gagner pour le savoir ! Ceci dit n’hésitez pas à repasser par là au cours de la journée pour chercher de quoi vous sustenter. On a notamment un excellent potage de champignons pour vous rebooster.
- Formidable. Un coin à nous recommander pour augmenter nos chances d’avoir la main heureuse ?
- Il parait que d’une barque on attrape de plus beaux spécimens, mais il ne vaut peut-être mieux pas s’y tenter si… avec.. ‘fin…
- Avec mes vieux os ? Effectivement, ça n’est peut-être pas le plus prudent. Quoi qu’il est profond ce lac ? demanda-t-il en songeant aux diverses possibilités et à celles de son amie.
- Non, pas tellement. Mais sinon il parait que vous avez aussi ce bord de la rive – là où il y a les bosquets d’ambriosa pas loin – qui est propice à la pêche, et celui juste au-delà du petit ponton. Faites cependant attention à la famille qui s’est installée quelques mètres plus loin, leurs enfants s’amusent à lancer des carapaces de crabeaux sur les gens alentours. Et si jamais vous jetez votre dévolu sur un coin manquant d’ombre…

Il vissa un bob sur la tête de Calixte et celle d’Aisleen puis leur souhaita bonne chance avant de s’éclipser accueillir d’autres vacanciers. Sous son bras, l’espion pouvait sentir celui fébrile de sa camarade.

- Où tu veux, lui fit-il amusé.