C’était encore une mission à la mords-moi-le-nœud. Si Calixte avait le don de rendre des rapports improbables à Emeor Calyx du fait de sa maladresse, de sa malchance, et de son statut double d’espion, ce dernier le lui rendait bien en lui confiant les assignations les plus ennuyeuses, bureaucratiques à souhait. Et, pour ne pas déroger à la dernière tendance, encore une fois à la Capitale. Depuis son affectation au Grand Port il n’avait jamais autant évité celui-ci. Mais peut-être était-ce en réalité pensé, voulu. Peut-être en profitait-on pour lui confier les tâches hors des murs de la ville portuaire. Après tout, il était déjà loin de son centre d’affectation, alors autant qu’il en profitât pour régler d’autres affaires plutôt qu’un autre soldat fût expressément détaché pour celles-ci. Enfin, ça n’empêchait que c’était une mission bien toute pourrie qu’on avait mise entre ses mains.

Un coup d’œil au dossier lui avait appris qu’il manquait visiblement des fonds qui auraient dû atterrir sur le bureau de la gestion comptable et financière du Bastion, et qu’il semblait qu’ils avaient à la place pris la route de celui du Village Perché. Les documents présents dans la pochette avaient fait soupirer l’espion dont l’œil avisé avait reconnu là des accusations grossièrement désinvoltes plutôt que réellement fondées. A croire qu’il s’agissait en réalité d’une histoire de conflits de bourses – dans tous les sens du terme – et de jalousie entre les différents responsables comptables. Mais bon. Emeor Calyx souhaitait qu’il présentât le dossier à la commission, il allait présenter ce foutu dossier à la commission. Y mettre du sien était une autre histoire. A quel point risquait-il d’enrager son supérieur si ce dernier apprenait qu’il n’avait rien fait pour défendre les coffres du Régiment Al Rakija ? … à quel point le lieutenant s’affolerait-il lorsqu’il lui pointerait les incohérences du dossier ? Voilà une pensée qui était déjà plus amusante.

La porte de la salle s’ouvrit dans un grognement, et Calixte haussa les sourcils à l’apparition d’une silhouette connue : Xylia. Que faisait-elle donc ici ? Avait-elle, elle aussi, été dépêchée par son régiment pour une audition devant la Commission ? Non. On lui avait dit que l’on attendait encore une personne pour commencer l’étude de son propre dossier, ce qui signifiait que, puisqu’à présent la jeune femme appartenait officiellement à la Caserne du Village Perché, c’était-elle qui venait défendre son régiment. Voilà qui allait être plus amusant que prévu. Le coursier adressa un sourire à son amie tandis que celle-ci s’avançait dans la pièce pour appréhender un siège libre face aux membres de la Commission.

-Et donc, Soldat Alkh'eir vous accusez le régiment du Village perché de détourner des fonds qui devraient revenir à grand port c'est cela ?

Ils ne perdaient pas de temps visiblement, ces gens de la Commission. Le retard de Xylia avait apparemment commencé à ronger la patience de certains, si ça n’était la teneur du dossier abordé.

- Alors heum, commença Calixte en clignant des yeux parce que vraiment, il n’accusait personne de quoi que ce fût.

Surtout pas avec un dossier aussi mal ficelé. Il tourna instinctivement le regard vers Xylia… et accusa un moment d’hésitation. Il y avait une lueur toute déterminée dans les prunelles de la jeune femme, une tension toute échauffée le long de ses muscles. Ah. Soudainement, qu’importait le contenu du dossier foireux qu’il devait présenter à la Commission, l’espion n’avait qu’une envie : profiter de l’occasion pour se changer les esprits. S’amuser. Requinquer cette réunion barbante d’un intérêt nouveau. Et quoi de mieux qu’une petite joute verbale pour se faire ? Xylia, en tous cas, semblait bien partie sur cette piste. Mais peut-être défendait-elle vraiment son nouveau régiment de plein cœur ? Mouais. La loyauté d’un espion allait rarement pleinement à son groupe officiel d’appartenance. Surtout aussi vite. Tapotant distraitement la pochette cartonnée sous des doigts, il attendit patiemment une accalmie dans la véhémence de sa jeune collègue.

Qui s’offrit à lui plus rapidement qu’il ne l’aurait pensé. Dans sa diatribe Xylia avait déjà réussi à agacer l’ancien Capitaine qui présidait la séance. Bien joué. Ça valait combien de points ça ? Dommage qu’ils présentassent là leurs réels visages, ils auraient pu partir sur des sentiers tellement plus épineux s’ils avaient été costumés ! Enfin bon. Les règles du jeu avaient été posées, inutile de s’apitoyer sur leurs limites.

- Merci, Capitaine. Soldate Mavocado.
- Mavrocordato.
- A vos souhaits. Il semblerait effectivement que nos bureaux n’aient pas reçu la somme prévue pour l’entretien du Régiment Al Rakija aux trois dernières échéances de paiement. Ce n’est donc pas un souci de dépense interne, comme le suggérait la soldate Marigato…
- Mavrocordato!
- … mais bien un problème de transfert des fonds de la Capitale vers le Grand Port. Le dossier que je vous remets là revient précisément sur les sommes dernièrement réceptionnées par mon régiment – avec la signature du coursier de la Capitale, qui n’est ni moi ni l’un des coursiers du Bastion – ainsi que les documents évoquant des irrégularités dans les comptes, et les dépenses, de la Garde du Village Perché.

Ou que dalle. Mais bon. Ils auraient tout le temps de s’en rendre compte après la réunion. Ça n’était pas de sa faute si leurs comptables avaient visiblement – et ironiquement – des comptes à rendre à ceux du Village Perché, ou inversement. Par contre, maintenant qu’il avait vu là l’occasion de rendre ce calvaire administratif amusant...

- Entre les armures sur-mesure ciselées d’or du Colosse qui doivent avaler la moitié de leur budget, et les retours de taverne à pas d’heure qui finissent régulièrement avec des soldats qui pleuvent des arbres et pour lesquels faut régler les frais de soins…
- Soldat Alkh’eir, vous montrerez du respect pour vos camarades et garderez votre avis pour vous.
- Oui, Capitaine. Si la soldate Monborato en fait de même.
- Soldate Mavrocordato. Essayez de vous en souvenir, ou je pourrai croire que vous le faites exprès.

Était-ce une veine palpitante qu’il voyait apparaître sur la tempe de son supérieur ? Eh, ça valait bien quelques points ça non ?

- Il y a effectivement des irrégularités intrigantes relevées, nota une femme à la gauche de l’ancien Capitaine.

Bim ! Calixte adressa un regard faussement suffisant à Xylia. Un membre de la commission dans son camp malgré son dossier tout pourri.

- « Devis pour l’attribution de montures volantes » ? Vous êtes bien certain de cette information ? Ça parait exagéré sachant que nous statuons chaque année sur le sujet, et que la réponse est toujours « non ».

Ou pas. Traîtresse ! Malus de points.

- Le document est pourtant officiel, répondit-il innocemment. On m’a dit que tout ce que contient ce dossier a été récupéré auprès d’âmes dévouées et intègres revenant du Village Perché.

Non. Le cachet comportait quelques défauts criant à l’escroquerie. Probablement rien d’évident pour le tout-venant, mais pour ceux qui s’étaient déjà abimé les yeux et le poignet sur son étude et sa reproduction… rien de plus faux. Mais bon. « Coursier Calixte » était loin de le savoir.

- Il nous faudra faire examiner ces documents, conclut la femme en fronçant les sourcils. Qu’en dites-vous, soldate Mavrocordato ? Cela vous parle-t-il ?  

En d’autres circonstances, Calixte ne se serait pas gêné pour rire à gorge déployée. Mais en l’occurrence… ça risquait d’être un peu mal pris. L’espion garda donc pour lui son amusement. Xylia écrémait les interrogations de la Commission avec un mélange d’ennui et d’insolence, dont la justesse franche des propos lui permettait de taquiner la patience de son auditoire sans trop craindre pour son grade. Il y avait dans l’habilité avec laquelle elle baladait ses interlocuteurs tout en les agaçant doucement une facilité remarquable dont le coursier ne pouvait qu’être admiratif et fier pour cette jeune camarade. Amie.

De nouvelles passes, un flirt un peu trop près de la ligne, et à nouveau la balle dans le camp adverse. Était-il seulement si adverse que cela, avec les derniers échanges ? Tapotant distraitement sur la feuille de notes qu’il avait devant lui et sur laquelle il avait calligraphié « Mavrocordato », il observa le dossier entre les mains du président de la Commission pour la séance présente.

Libre après réunion hameçon, indiqua-t-il à Xylia d’un rythme discret en modifiant légèrement son tapotement pour donner sens à sa gestuelle.
- Pas grand-chose, non, répondit-il finalement. La plupart des documents font état d’irrégularités retrouvées dans les comptes de nos collègues du Village Perché, comme annoncé précédemment. Mais il est vrai, comme l’a rappelé la soldate Malboro…
- Silence vous. Et vous : Mavrocordato.
- … que les fonds viennent toujours de la Capitale.
Secrétaire au QG stop. Mais taverne hameçon. Salon hameçon. Balade hameçon. Nouvelle boutique cookies à côté QG stop.
- Que sous-entendez-vous, soldat Alkh’eir ?
- Que même s’il devait être mis en évidence après enquête approfondie que les Belluaires passent effectivement plus de temps à repriser leurs couvertures qu’à en commander de nouvelles, il serait peut-être intéressant de s’attarder sur la disparition de ces fonds. Qui, précisément, devraient venir de la Capitale. La quittent-ils seulement ?

Des exclamations et de l’agitation autour de la table, et l’ancien Capitaine se prit la tête entre les mains en soupirant. Apparemment les accusations entre régiments c’était pénible mais entendable, l’accusation d’une défaillance de la Caserne principale beaucoup moins.

- La Commission veille au grain sur les affaires de la Capitale, soldat. Nous accusez-vous ?
- Calmez-vous crâne d’œuf, je veux dire Crandeuf, nous savons tous que certains… problèmes, nous échappent parfois. Et ne remontent à nous qu’avec un certain retard.
Loutre chez ombre stop. Aimer voir toi si toi vouloir hameçon.
- Ah ça ! Depuis que le commandement a changé !
- Je n’sais pas. Je trouve qu’il a pas mal réformé le corps militaire en revenant, Höls.
- Chers collègues…
- Qu’il l’a pas mal réformé ?! Avec ses antécédents, nuls doutes que certaines branches vont avoir certains privilèges par rapport à d’autres, oui !
Cookies chez ombre moi penser stop.
- Voyons cher ami…
- Je ne suis pas d’accord. On a vraiment vu une différence dans l’organisation. Nos séances sont tout de même bien plus ordonnées et intéressantes qu’il y a quelques lunes.
- Personnellement je ne vois pas la différence.
- Donc si on récapitule : quatre doses de flag’, trois insubor’, un… non deux rappels au silence et une prise pour Xylia. Pas mal, on a une suite insolente ! Avec l’initiative ça nous fait de jolis bonus. Quatre doses de flag’, une veste et un chamboule tout pour Calixte. Aaaah c’est serré les amis !
- CHERS COLLEGUES !

Silence.

- Merci ! Et soldat Alkh’eir, qu’est-ce que… est-ce que cette chose…
- Apolline pour te servir, mon pote !
- … a un quelconque rapport avec votre dossier ?
- Alors techniquement ça n’est pas mon dossier…
- SOLDAT ALKH’EIR !
- Maisnonellen’arienàvoiravecjevaislarangeexcusezmoi, répondit-il précipitamment dans un sursaut surpris.

Il attrapa la trousse artificielle qui se laissa faire dans un rire et la fourra au fond de son sac. Elle ne tarderait sans doute pas à ressortir, mais avec un peu de chance les espions auraient alors mis les voiles. L’ancien Capitaine les jaugea tout à tour du regard, inspira un grand coup et soupira.

- Soldat Alkh’eir, avez-vous autre chose de constructif à ajouter pour défendre le dossier que vous nous remettez.

Calixte hocha négativement la tête.

- Très bien. Soldate Mavrocordato, avez-vous quelque chose de concis à ajouter pour votre régiment ? Non ? Parfait. La séance est donc levée. La Commission se chargea d’étudier de manière plus approfondie ce dossier, à la… lumière des éléments personnels que vous y avez apportés. Soldat Alkh’eir, je vous donne cet accusé à remettre à vos référents administratifs dans l’attente de notre avis. Rompez !

Sans demander leur reste, les deux espions se levèrent d’un bond, Calixte attrapa le papier que lui tendait l’ancien Capitaine, et ils quittèrent la pièce. Ils firent encore quelques mètres, traversèrent plusieurs couloirs, et lorsqu’ils furent à distance raisonnable de la salle d’audience – et des oreilles indiscrètes – le coursier éclata de rire.

- Sympa de te revoir là, soldate Mavrocordato ! Qu’est-ce que tu fais dans le coin, à part défendre ton nouveau régiment ?

Leurs rires rebondirent joyeusement contre les murs du couloir, avant de s’estomper peu à peu et céder au soupir chez Xylia à la mention de son nom de famille. Persistait chez Calixte cet amusement devenu taquin, dont une pointe mélancolique vint effleurer les reliefs avant de s’étioler sous les propos de la jeune fille. Il y avait dans l’impatience tout juste domptée de l’Anguille des notes rappelant celles de Ruth ; de ce qu’aurait pu être Ruth si elle avait eu l’occasion de s’épanouir parmi eux. Mais Ruth leur avait été prise, et la petite famille des espions ne pouvait plus qu’espérer resserrer ses rangs pour faire face à l’entreprise colossale – bien que discrète – qu’était la Cabale. Posant son regard sur la silhouette vive de Xylia, le coursier ne put s’empêcher de ressentir une vague d’affection et d’espoir. La Cabale leur avait pris l’innocence, mais pas la détermination d’explorer comme construire le futur. Et quel futur, dans les mains têtues mais protectrices de son amie ?

Ils tournèrent à nouveau à gauche pour suivre la courbe du couloir, et les yeux du coursier effleurèrent distraitement les murs les entourant. A ce rythme-là, ils n’étaient pas près de sortir. M’enfin maintenant que la séance avec la Commission était passée, ça n’était pas come s’il croulait sous le travail. Il n’avait pas menti en évoquant une pause – tout à fait méritée – à la colocation Luzah. Peut-être serait-il quand même judicieux de faire un tour par la pâtisserie près du QG pour récupérer quelques cookies ? Ni la médecin ni la Maître-Espion n’était contre l’ajout de douceurs dans les placards de leur colocation, et c’était peut-être approprié de ne pas toujours squatter les mains vides. Même si techniquement, c’était une employée qui gérait régulièrement la cuisine et le ménage. Drôle de train de vie, lorsqu’on voyait d’où l’Ombre était partie.

- Pauvre brebis oui, alors que tout ceci ne te ressemble absolument pas, commenta Calixte avec amusement aux propos de Xylia. Pour ma part, j’étais déjà sur place pour la livraison de missives du Bastion. Et comme apparemment on a dû penser que je m’ennuyais en attendant celles retour, on m’a prié d’aller défendre ce dossier. Visiblement ils n’auraient pas pu choisir mieux comme ardent avocat, ajouta-t-il avec un rire ironique.

Arrêtant son pas pour imiter son amie, le coursier posa instinctivement son regard sur le vase et la tâche aux silhouettes devenant un peu trop familières.

- Soit c’est dans nos deux têtes, soit on est effectivement déjà passé devant.

Et le couloir était vraiment bien trop long.

- On aurait déjà dû croiser d’autres personnes – au moins celles de l’accueil – et atteindre la sortie.

Ils tournaient en rond. Sans trop y croire, Calixte s’approcha de la porte la plus proche et essaya de l’ouvrir. En vain. Il retenta l’expérience avec deux autres issues tandis que Xylia sortait son matériel de crochetage mais il s’avéra bientôt que leurs efforts pour sortir de manière traditionnelle étaient voués à l’échec. Il y avait là un phénomène magique les retenant prisonniers.

Passant distraitement sa main à son talisman d’indépendance, le coursier nota qu’il chauffait très légèrement. Cela ne signifiait pas forcément grand-chose. La Capitale était tellement bondée qu’il était rare que l’objet ne réagît même légèrement à l’écart du gros de la foule. Et qui aurait eu envie de viser deux soldats a priori sans histoire ? A moins que les membres de la Commission ne fussent rancuniers et n’eussent décidé de les punir de la sorte ? Mais c’était un peu tiré par les cheveux. Ces hommes et ces femmes avaient bien d’autres moyens de passer leur courroux sur deux militaires insolents. Quant à la possibilité qu’on les eût visés en tant qu’espions… Cela semblait très peu probable. Non. Il était bien plus plausible que le phénomène fût en rapport avec le lieu plutôt qu’une quelconque vendetta visant l’un et/ou l’autre.

- Je tente un truc, prévint-il Xylia en posant la pulpe de ses doigts contre le mur.

Il fusionna avec celui-ci et défusionna sans soucis dans la pièce attenante. Bon, au moins son pouvoir marchait-il encore. Il revint sur ses pas et tendit sa main à son amie pour l’emmener avec lui. Deux fusions/défusions plus tard ils étaient toujours dans le bâtiment, mais dans un couloir bien plus affairé que celui qu’ils venaient de quitter. Il flottait là un étrange sentiment d’urgence. Echangeant un regard, les deux camarades cédèrent rapidement à leur curiosité et s’avancèrent près d’un comptoir où le ballet effréné des employés laissait suspecter quelques soucis.

- … problème aussi dans l’aile B est et l’aile C nord.
- Les vigiles y sont, mais apparemment la sécurité de la salle s’est aussi déclenchée.
- La Commission ?
- Pas de nouvelles. Mais le directeur n’a pas l’air de s’en faire trop pour elle.
- Bonjour, nous sommes soldats de la Garde. On peut vous aider ? On vient de sortir d’un couloir interminable, vous en avez beaucoup de similaires en ce moment ?
- Vous avez réussi à sortir !? Dans quelle aile étiez-vous ? Y avait-il d’autres personnes ?
- Mmm celle partant de la salle d’audience de la Commission. Mais nous n’avons croisé personne jusque-là. Que se passe-t-il ?
- La sécurité du bâtiment s’est apparemment emballée. Coinçant les gens dans des boucles, nous empêchant de quitter le lieu, et apparemment empêchant aussi les vigiles d’entrer dans la salle de commande.
- … il ne leur suffit pas de défoncer la porte ?
- Le système de sécurité fait que les coups s’enfoncent comme dans du beurre, sans menacer l’intégrité de la pièce. Et personne n’arrive à mettre la main sur la clef débloquant le loquet supplémentaire qui s’est activé.
- Apparemment ils en sont à essayer de crocheter la serrure.

Ça sentait le report de leur pause cookies cette histoire. Et la Commission passait vraiment une sale journée !

- Crocheter les portes c’est hors de nos compétences, mais peut-être qu’on arrivera quand même à entrer dans la salle avec mon pouvoir, proposa le coursier.
- Ca serait déjà un début ! Même s’il parait que désactiver tout le reste à l’intérieur n’est pas si simple…
- On verra sur place, conclut Calixte en haussant les épaules tandis qu’on leur indiquait le chemin à prendre pour se diriger vers la fameuse pièce de commande. Tu préfères qu’on prenne un vigile avec nous, ou on y va tous les deux ? demanda-t-il à Xylia lorsqu’ils furent un peu à distance de l’effervescence.

Pour désactiver le système ce serait peut-être plus évident avec l’un des vigiles – enfin s’ils savaient comment s’y prendre – mais cela limiterait l’utilisation de leurs compétences.

Sur place, c’était un peu le bordel. Quatre armoires à glace tentant de pousser la porte et crocheter la serrure armées d’un tournevis. On avait déjà vu plus efficace comme configuration. A la question indiscrète de Xylia, il y eut un moment de flottement avant que chacun n’y allât de son raisonnement. Et, visiblement, on était loin d’une organisation à la Calyx. Dommage que les incidents de la Capitale fussent hors de la juridiction du lieutenant du régiment Al Rakija, car nul doute qu’il se serait donné à cœur joie – si tant est qu’il ressentît ce genre d’émotion – de mener séance tenante, cravache à la main, la remise en ordre de toute cette confusion.

Laissant Xylia interroger les vigiles désemparés, Calixte avança son doigt près de la porte et tapota distraitement celle-ci. Effectivement, sa phalange s’enfonçait mollement au contact de la surface qui aurait dû être de bois. Et s’il essayait de fusionner… pas de soucis. Ressortant alors que la jeune fille déclarait d’un ton faussement désolé qu’ils allaient finalement y aller uniquement tous les deux, le coursier lui adressa un sourire amusé.

- Quel dommage, oui, ajouta-t-il en regardant les vigiles s’éparpiller à la recherche de Meginrue.

Les doigts de Xylia se faufilèrent au creux de sa paume, et il entrelaça les siens à leur contact. Sans faire plus attendre la jeune fille qui trépignait presque d’impatience – comme sa propre curiosité à présent exacerbée – le coursier les fit fusionner dans la porte et ressortir dans la salle de commande. Et c’était le dawa.

Contre le mur opposé à l’entrée, un panneau de cristaux de contrôle était presque entièrement recouvert de racines. Un tableau juste au-dessus représentait le plan du bâtiment, et certaines ailes de celui-ci scintillaient d’un rouge inquiétant. Voletant non loin, une plume visiblement enchantée semblait frémir dans l’attente de tracer de nouvelles lignes vermeilles. Au centre de la pièce, sur ce qui devait être à la base un bureau, trônait l’épicentre du joyeux bordel : une plante qui avait apparemment décidé de retapir les lieux de ses racines. Ce qui était un peu étonnant, car les yeux de Calixte reconnaissaient là un rurd, et ça n’était pas le genre de végétal usuellement adepte de ce genre de folie. Et depuis combien de temps la salle était-elle restée sans surveillance pour que la plante se fût autant développée ?

Xylia se détacha de lui et il repéra un temps plus tard ce qui avait attiré l’attention de son amie. Plaqué contre les étagères sous un amas de racines, un homme imposant gémissait doucement. Sans plus tarder, les deux espions se portèrent à ses côtés et dégagèrent le visage empêtré sous la végétation.

- Merci, grimaça l’homme bien que souffrant visiblement.
- Meginrue ?
- Oui, oui, c’est ça. Si vous pouviez me dégager le reste du corps…
- Que s’est-il passé ? demanda Calixte en fronçant les sourcils alors qu’ils essayaient de défaire davantage l’homme de la plante.
- J’ai voulu tester l’engrais magique que j’ai acheté hier pour mon rurd. Il marche bien !
- Un peu trop bien.
- Oui, un peu trop bien, grimaça l’homme alors que les espions se démenaient en vain sur les racines. Mais il a arrêté de grandir maintenant. Le gros de la pousse s’est fait juste après l’application de l’engrais. Ça a été un peu violent. Je crois que j’ai des côtes cassées.
- Bon, clairement on n’y arrivera pas comme ça. Je vais vous mettre dans une bille, vous serez ressorti dans une minute. Ou un peu plus.
- Vous me mettez dans quoi ?!

Sans plus d’explication, Calixte fit fusionner l’homme dans une bille de bois sortie de sa ceinture et ils purent entendre une exclamation surprise s’échapper de celle-ci.

- Allons voir ce qu’on peut faire pour les cristaux qui contrôlent la sécurité.

Ils enjambèrent les grosses racines au sol et s’approchèrent du panneau où de faibles éclats leurs parvenaient encore. Certains cristaux étaient éteints, d’autres clignotaient, et une partie n’était pas visible, cachée par les appendices du rurd.

- Qu’est-ce qu’on doit faire ? demanda le coursier à l’homme dans la bille tout en essayant de débarrasser le panneau des racines, à nouveau en vain.
- Il faudrait virer tout ce merdier, si la sécurité s’est emballée…
- Elle s’est emballée. Les gens sont coincés dans des boucles, et personne ne peut sortir traditionnellement du bâtiment.
- Il faut tout dégager alors. Puis virer les trois cristaux à l’extrémité droite, en récupérer de nouveaux dans le tiroir là en bas et les remplacer. Puis faire pivoter d’un demi-tour le vert du milieu. En espérant qu’il ne soit pas cassé. Sinon faudra aller fouiller dans les tiroirs du bureau.

Rien d’exceptionnel ni d’infaisable, si on omettait le fait que les racines s’agrippaient aux reliefs comme ça n’aurait pas dû être permis. Soupirant, Calixte se tourna vers Xylia.

- Penses-tu éventuellement pouvoir utiliser ton don pour soigner Meginrue, et affaiblir un peu le rurd ?

Ça leur ferait d’une pierre deux coups. Et vu la taille de la plante… elle avait de la réserve. Néanmoins, et bien que les blessures du vigile lui avaient paru légères au premier coup d’œil, il ne savait pas trop à quel point la jeune fille risquait de ressentir la détresse du végétal à l’utilisation de son pouvoir. A quel point cela risquait de lui coûter. Jusqu’ici, il avait eu peu l’occasion de voir Xylia à l’œuvre. Posant une main sur le bras de son amie, il poursuivit, pensif :

- Sinon j’ai une dague wardän qui doit pouvoir servir de sécateur.
- Si on m’demande mon avis, j’suis pas contre être soigné.
- On vous demande pas tellement votre avis.

Le vigile resurgit de la bille, et Calixte le laissa entre les mains capables de Xylia, profitant de ce temps pour faire un petit tour de la pièce. La croissance brutale et désordonnée de la plante avait poussé le mobilier, mettant à mal le matériel le plus fragile, et l’on devinait dans certains coins des restes de dossiers déchiquetés. Le verre des armoires n’avait pas cédé, et la plupart des cristaux encore visibles semblait intacte. Avec un peu de chance, ceux du panneau de contrôle avaient simplement été un peu bousculés et pas trop endommagés. Jetant un coup d’œil par-dessus son épaule à l’échange houleux entre Meginrue et l’espionne, il chassa la pulsion première de remettre à sa place cet homme dont les propos n’avaient rien d’adapté ni de respectueux, et laissa Xylia gérer la situation comme elle le souhaitait. Elle savait très bien se défendre toute seule, et n’avait nul besoin de l’intervention inappropriée d’un quelconque chevalier servant. Et si l’homme devait soudainement trouver les vêtements de sa garde-robe imbibés de poil à gratter, ce ne serait que pure coïncidence. Pas du tout le résultat d’un sentiment fraternel mal placé.

Finissant son tour en récupérant discrètement diverses informations de sécurité mises à nue par le bordel provoqué par les racines, Calixte revint aux côtés du duo alors que Xylia lui adressait quelques consignes pour la suite. Acquiesçant, il s’accroupit non loin et regarda sa jeune collègue se mettre à l’œuvre. Surpris par les nouvelles sensations, Meginrue se tendit légèrement, et le coursier posa une main sur son épaule. Réconfortante, intransigeante. Mais, visiblement intimidé par son échange avec sa soigneuse, l’homme n’osa pas bouger davantage, ni se risquer à chuchoter le moindre mot. Son regard allait de la plante, aux mains de Xylia, à son propre thorax. D’abord avec incrédulité et méfiance puis, davantage les minutes passant, avec soulagement et respect. Vingt minutes ne passèrent pas, ce fut plutôt l’affaire de deux fois moins. Lorsque son amie lâcha précipitamment plante et homme, Calixte comprit que les soins étaient finis. Avant que Meginrue n’eut le temps de produire le moindre son, il le fit à nouveau fusionner dans une bille, se leva, traversa la porte de la pièce, déposa la bille dans la main de l’un des vigiles revenu sur place et ne s’attendant visiblement pas à le voir ainsi surgir.

- Il faudrait l’amener à l’infirmerie. Il a été soigné, mais ce serait mieux qu’il soit réévalué. On va régler le problème de la sécurité comme il nous l’a expliqué ; ça devrait être l’affaire de quelques minutes.
- Mais… quoi ?
- Il sortira de la bille d’ici une minute.

Et il repénétra dans la salle de commande sous le regard incrédule du vigile. Au milieu des racines qui n’avaient pas bougé d’un millimètre se tenait toujours Xylia, recroquevillée sur elle-même, le regard perdu dans le vague. Dans ses pensées, ou dans les sensations provoquées par l’utilisation de son pouvoir ? S’approchant de l’espionne, il posa sa main sur son épaule pour la ramener à lui.

- Lia?

Elle leva son regard vers lui, plein d’interrogations et de souffrances, et il lui laissa le temps de mettre en ordre ses songes, visibles à l’orée de ses lèvres mais n’osant en franchir le pas. Jusqu’à :

- Elle est morte.

Tant d’implications dans ces trois mots. Peut-être un peu plus que simplement celle du rurd. Accueillant sa détresse – évidente malgré la façade timidement ensoleillée – au creux de ses bras, il la serra doucement contre son cœur et déposa un baiser sur sa couronne de mèches sombres. Comme ils étaient vacillants, leurs pas faussement assurés. Pourtant entraînés à se faufiler sur tous les terrains et par tous les temps. Mais s’habituait-on à la souffrance, à la mort ? Quel que fut l’être vivant au bout du fil. Il n’avait aucun doute dans les compétences de Xylia, mais dans les moments comme celui-ci, il aurait aimé pouvoir la soustraire aux vices du monde pour la garder dans une bulle de joyeuse insouciance. Le temps de quelques secondes, il se demanda comment faisait Zahria, face à son échiquier, pour déplacer, sans alourdir son cœur à chaque mouvement, les statuettes qu’elle connaissait dans leurs forces mais aussi, intimement, dans leurs faiblesses.

Et peut-être que, plus que de s’apitoyer sur la dureté complexe de la vie, peut-être valait-il mieux en apprécier les possibilités quelle que fut la couleur du ciel. Tapotant doucement la tête de Xylia alors qu’elle se détachait de son embrasse, il lui adressa un sourire encourageant.

- Elle sera entre de bonnes mains si on la ramène à Luz. Tiens, fit-il en tendant sa dague wardän à la jeune espionne. Ça sera plus facile de dégager le panneau de contrôle avec une bonne lame. Je vais m’occuper du corps de la plante.

Celle-ci avait conservé son aspect initial, malgré son trépas, et il ne savait pas trop à quel point elle leur donnerait ainsi du fil à retordre. A choisir, il préférait savoir Xylia sur une tâche un peu plus mécanique que celle de récupérer les bulbes odorants du rurd. Ou de ses tiges entières. En fonction de comment ça viendrait avec sa lame standard.

- Allez, cookies et chocolat chaud nous attendent.

La tâche fut finalement bien plus aisée que prévu. Dépourvue de son essence vitale, la plante se laissa manipuler sans contrainte et le coursier put même récupérer l’entièreté du corps du rurd pour le ranger dans son sac à dos. Lorsqu’il rejoignit Xylia, celle-ci avait dégagé le panneau de contrôle et remplacé les cristaux de droite comme indiqué par Meginrue. Le vert, central, était encore en bon état, et lorsque la jeune fille le fit pivoter, un bruit comme un soupir se dégagea de l’appareil. Les tracés vermeils du tableau s’éteignirent, et ils entendirent des exclamations enthousiastes venir du couloir. Apparemment la situation était résolue.

- Bien joué ! fit Calixte en taquinant d’une main les mèches sombres de Xylia avant de glisser celle-ci autour de ses épaules pour l'entraîner vers la sortie de la pièce.

Ils s’arrêtèrent le temps de quelques secondes sur le pas de la porte, appréciant une dernière fois du regard la salle encore globalement recouverte de racines, puis ils quittèrent celle-ci. Traditionnellement, puisque la sécurité s’était déverrouillée.

- Peut-être que ça vaut le coup de vraiment refaire le plein de cookies, reprit Calixte songeur. Entre tous les ventres affamés qui passent à la coloc… Tu verras, la boutique propose un choix assez fou !
- Faudrait p’tet reprendre du chocolat aussi. Eh, ça n’a pas des vertus aphrodisiaques le chocolat ? Pas que les membres de la coloc en aient besoin, vu tout ce qu’il s’y passe… Est-ce que je t’ai fait lire A.M.I.S., Xy-lophone?
- … laisse-la en dehors d’A.M.I.S., Apolline.
- Alors qu’elle est si bien dans le Cercle de l’Ombre ?
- Je.. Quoi ? Où ? Non ! Ne me dis pas où ! Comment ça tu l’as mise dans le… ?
- C’est que tu l’as mal lu. Je t’en ferai la narration ce soir si tu veux. Je t’en ai donné un exemplaire, Xy-locaïne ?

Grommelant quelques remarques désagréables à l’adresse de l’âme artificielle alors que celle-ci se lançait dans une diatribe un peu trop imagée, Calixte plaqua ses mains sur les oreilles de Xylia sous prétexte de conserver son innocence. Sous ses doigts il put sentir l’amusement grandissant de la jeune espionne, et son regard effleura la silhouette qui reprenait peu à peu de jolies teintes enjouées. Ne grandis pas trop vite, songea-t-il.