Le poing du Lieutenant s'abattit violemment sur son bureau, dérangeant toutes les fournitures qui y étaient entreposées.

Sous son fidèle masque d'acier, Alvar était fort contrarié. Grâce à ses capacités surnaturelles, sa blessure au bras s'était déjà refermée, néanmoins cette forme retrouvée s'accompagnait d'une furieuse envie d'en découdre avec le responsable. Ils avaient une revanche à prendre sur ce monstre et Alvar espérait que les jours de liberté de ce criminel étaient comptés. Une chose était sûre, il ne pourrait jamais pardonner cet être malfaisant d'avoir assassiné et profané les dépouilles de ses compagnons afin d'en faire des marionnettes. Il paierait très bientôt cet affront.

Les bras croisés, il ruminait en silence l'échec de la précédente tentative de capture tandis que son supérieur, le Lieutenant Arsen, lisait et relisait les témoignages et les maigres documentations concernant le fugitif. Alvar jeta un coup d'oeil en biais à Dahlia, assise juste à côté, avec laquelle il n'avait pas eu l'occasion de discuter depuis leur arrivée à la Capitale. Il avait senti un malaise chez sa camarade lorsqu'elle avait pu entrevoir de quel genre de pouvoir il était affublé et, par embarras, il n'avait pas encore osé la remercier convenablement du fait de cette gêne.

Malheureusement, l'heure d'échanger des politesses n'était pas encore venue. Un autre garde pénétra brusquement dans le bureau, ce qui fit presque sursauter les trois militaires. Les nouvelles qu'il apportait étaient plus que surprenantes, elles était tout bonnement incroyables. Le suspect avait déjà été localisé et mieux encore, il était pris au piège dans son propre repaire. Suivant les ordres du lieutenant, Dahlia et Alvar se redressèrent, s'équipant de leurs armes à la hâte avant de prendre la route à cheval, bien décidés à saisir cette occasion immédiatement.

Les gardes, au nombre de six, arrivèrent rapidement sur les lieux. Le Lieutenant dirigeait l'opération, mais semblait avoir suffisamment confiance en ses hommes pour leur permettre de se séparer afin de ratisser plus efficacement la zone. La paire qui avait précédemment fait face au tueur fut donc affectée à l'inspection de la Tour elle-même, une tâche qui n'était pas sans danger, mais Alvar s'en contentait très bien. Il était certes un serviteur de la justice, il ressentait toutefois le besoin de faire face directement au coupable des horreurs dont il avait été témoin. Cet entrain, accompagné d'un soupçon de colère, donnait à Alvar un courage inébranlable malgré les potentiels pièges dont la tour était potentiellement saturée. Une main sur son épée courte, il s'approcha de l'entrée puis tourna la tête, s'adressant à Dahlia pour la première fois de la journée.

"Je vous en dois une, camarade. Cette fois-ci, soyons sur nos gardes."

Les remerciements, en plus d'être médiocres, étaient effectués au pire moment. Alvar tenta d'ouvrir la vieille porte de bois puis, constatant qu'elle était bloquée, il l'enfonça avec barbarie d'un grand coup de pied. Sous la violence de l'impact, la porte s'ouvrit brutalement dans un fracas de bois pulvérisé. Un épais nuage de poussière statique et de sciure s'éleva tandis que la lueur du jour pénétrait dans le repaire de l'assassin. L'officier prit une longue inspiration puis s'équipa de son arme. L'exploration débutait.

L'intérieur de la tour donnait des frissons. A l'abandon, la roche qui constituait les murs intérieurs était usée par le temps et couverte de mousses. Le sol, rongé par l'eau, grinçait atrocement à chaque pas effectué par les militaires. Le lieu était certes angoissant mais il ne semblait finalement pas très dangereux, à bien y regarder.

Après un court ratissage du rez-de-chaussée, Dahlia et Alvar constatèrent l'absence de pièges. Celui qu'ils traquaient ne devait probablement pas s'attendre à ce que les éclaireurs de la Garde fassent un si bon travail de recherche, le malandrin se pensait probablement à l'abri dans cette cachette. L'entrée du duo s'était néanmoins faite en fanfare, chose qui avait sans nul doute alerté le suspect et qui lui laissait donc le temps de se préparer à faire face aux forces de l'ordre. Sur le qui-vive, Alvar inspectait chaque crevasse et recoin à la recherche de mécanismes ou de tout autre engin susceptible de les piéger.

L'Officier fut interrompu lors de son inspection, lorsque Dahlia lui demanda assez abruptement des questions au sujet de son pouvoir. Les interrogations étaient légitimes et auraient d'ailleurs dû être énoncées bien plus tôt, il était tout à fait normal d'évoquer ce sujet avec ses compagnons, surtout dans ce genre de situation. Alvar croyait néanmoins percevoir ce même malaise qu'il avait ressenti lorsqu'ils avaient été piégés ensemble la fois précédente. Il n'aborda pas ce sujet et répondit sobrement, comment aurait-il pu lui en vouloir après tout ?

"Non, le sang peut avoir n'importe quelle provenance, la seule condition est qu'il doit être frais. Je ne porte sur moi que le strict nécessaire à ma survie, les quantités requises sont trop importantes pour que je m'en encombre à chaque opération. Actuellement, je n'en ai pas assez pour faire usage de mes pouvoirs."

Sans être tout à fait un mensonge, sa réponse manquait tout de même de sincérité. Certes, s'équiper de plusieurs litres de sang lorsqu'il partait en mission pouvait s'avérer problématique, mais cela n'avait rien d'insurmontable et l'avantage que cette capacité représentait en combat n'était pas négligeable. Alvar avait cependant beaucoup à prouver, autant à son entourage qu'à lui même. Plus que toute chose, il voulait atteindre l'excellence sans avoir à faire appel au monstre niché en lui. Chaque fois qu'il utilisait à la force du Glouton, il se perdait un peu plus dans ses besoins monstrueux et cela le terrifiait au plus haut point. Il jeta un regard par dessus son épaule, puis reprit :

Et vous ? Avez-vous des talents cachés que vous jugez utiles de me communiquer ?"

Il se trouva stupide de ne pas avoir lancé cette conversation plus tôt. En tant qu'officier, il était de son devoir de s'assurer que chaque opération soit menée de manière irréprochable et que chaque élément soit calculé et mesuré pour assurer au maximum la sécurité de ses compères. Eviter de faire allusion à ses propres capacités était une très mauvaise habitude dont il ne parvenait pas encore à se défaire, mais esquiver la question au point de ne pas parler de celles des autres était inadmissible.

Tout en posant sa question, il entama l'escalier menant au premier étage, estimant qu'ils avaient plus ou moins fait le tour de la première pièce.

"Des cornes, vraiment ? Intéressant."

Si le sourire d'Alvar était toujours invisible, il n'en était pas moins audible. Avec un certain amusement qui influait sur son ton, l'officier accueillit la réponse de sa camarade. Les cornes n'avaient pour ainsi dire rien de drôle, mais c'était tout autre chose qui suscitait cet enjouement subi chez le Traquesang. Malgré le ton choisi avec soin de Dahlia, les propos ne trompaient pas. En une pirouette, la militaire venait d'écarter le sujet des pouvoirs d'Alvar en vantant les qualités de leur duo fraîchement créé. Loin d'être dupe, il vit dans ce revirement une façon de ne pas s'aventurer davantage sur l'épineux sujet du cannibalisme, une politesse qui lui fit chaud au coeur. Ce qui provoquait son air rieur cependant, était l'adresse avec laquelle elle s'était courtoisement échappée de cette conversation.

La conversation fut interrompue brutalement par un hurlement à l'extérieur de la tour. Le cri fut immédiatement suivi par un second, tout aussi atroce, qui glaça le sang d'Alvar. Le criminel n'était donc pas pris au piège au sommet de sa tour, il s'en était tout simplement servi comme leurre afin de diviser l'effectif de la Garde et pouvoir tendre une embuscade. Dahlia et Alvar se ruèrent dans les escaliers, dévalant quatre à quatre les marches pour retourner à l'extérieur. Ils furent accueillis par un spectacle horrifiant face auquel même Alvar eut du mal à conserver son calme.

Les visages tordus par d'effroyables grimaces de souffrance et de terreur, les trois accompagnateurs du lieutenant Arsen gisaient dans l'herbe, entourés par des monstrueuses marionnettes de chair putréfiée dont on ne devinait l'humanité perdue que par leur silhouette, tant leur peau était éprouvée par le trépas. L'officier réprima un haut-le-cœur lorsque l'une des créatures lui fit face, exhibant une mâchoire à demi édentée en un rictus macabre. En proie à la panique, le duo fit enfin la rencontre du tortionnaire responsable de ce cauchemar, ce dernier ayant pris en otage leur supérieur.

La monstruosité de ce dernier ne semblait pas s'arrêter à ses pratiques occultes, car ses mots tranchaient tout aussi bien que les épées des pantins de viande dont il manipulait les corps. Par pure perfidie, il rappela à Alvar sa condition de monstre sanguinaire, enfonçant dans la plaie un couteau déjà bien en place. Piqué au vif, le Traquesang ne put s'empêcher de grogner, émettant involontairement le cliquetis monstrueux qui lui échappait parfois lorsqu'il laissait l'émotion prendre le dessus sur la raison. Par cet égarement, Alvar avait l'impression ignoble de donner raison à l'être abject qui lui faisait face, il se replongea donc dans le mutisme et se prépara pour l'inévitable altercation qui allait suivre.

Le Lieutenant Arsen, dans un élan de courage déchirant, hurla aux deux combattants de s'enfuir et de l'abandonner, mais cette affaire était devenue personnelle pour l'un comme pour l'autre. Dahlia clama haut et fort qu'elle refusait de battre en retraite et Alvar, bien que silencieux, exprima son intention en plaçant son arme devant lui, prêt à en découdre. Le dernier ordre donné par le Lieutenant Arsen sembla néanmoins déplaire profondément au nécromancien. La tension escalada encore d'un cran et les yeux de l'officier se plantèrent dans ceux du criminel et ce qu'il y vit le paralysa, il était déjà trop tard. Il tendit sa main libre, en proie au désespoir, tentant vainement d'empêcher le tranchoir de s'abattre sur le lieutenant.

"Justice vaincra." Ces derniers mots furent suivis d'une gerbe écarlate qui vint maculer la chemise du nécromancien. Le corps sans vie du lieutenant s'écroula, il était déjà parti. Alvar, la gorge serrée par le chagrin et la colère, demeura muet encore un court instant puis, d'une main tremblante, il s'empara du masque d'acier et dévoila un visage inhumain dont les yeux d'ébène étaient bordés de larmes. De sa voix caverneuse déformée par la rage, il murmura entre ses crocs :

"Justice vaincra, Lieutenant..."

Leur ennemi s'esclaffa, aussi impitoyable qu'il était cruel, puis se mit à pianoter dans le vide. Au bout de ses doigts fins et pâles, des fils transparents s'agitèrent dans le vide et les pantins s'animèrent à l'unisson, se déhanchant difficilement jusqu'à adopter des postures défensives, annonçant que les hostilités reprenaient de plus belle. L'assassin, toujours hilare malgré le carnage, reprit alors ses moqueries :

"Ha ! Le monstre révèle enfin sa frimousse. C'est mon sang que tu veux, ou celui de ton défunt lieutenant ? Ne t'abaisse pas à le prélever à la source, j'en ai plein la chemise ! Tu ne vas quand même pas gâcher, si ?"

Dans un beuglement barbare, Alvar fonça dans la mêlée tel un bélier cuirassé, épée en avant. Les créatures se postèrent devant lui pour le stopper dans sa course, mais le Traquesang semblait bien décider à honorer les derniers mots du défunt et, malgré le danger, il porta un premier assaut au mort-vivant le plus proche, frappant violemment la carcasse décharnée à l'aide de son épée. La tête de la créature fut broyée par la brutalité de l'impact, mais elle se mouvait encore difficilement. L'officier poussa un second cri de guerre, laissant le Glouton Pourpre en lui s'exprimer dans toute sa sauvagerie, puis il porta une attaque latérale à son adversaire, lui dévissant la colonne vertébral et l'achevant sur le champ dans un craquement d'os pulvérisés.

Profitant du court instant de répit qui lui était accordé après cette victoire, Alvar désigna le nécromancien de la pointe de son arme ensanglantée puis, d'un ton qui se voulait aussi menaçant que possible, il vociféra :

"Reste bien à l'abri derrière ton mur de viande, scélérat. Tu voulais voir le monstre ? Le voilà, le Traquesang vient pour toi."

Étonnamment, le tortionnaire qui était bien goguenard quelques instants plus tôt ne trouva aucune pique à renvoyer face à cette menace. Les zombies se repositionnèrent, boucliers levés, preuve que le marionnettiste prenait au sérieux ses adversaires, désormais. A en juger par la violence de ses propos, Alvar avait de toute évidence perdu toute contenance. Toujours en proie au choc, il réprimait sa peur et sa tristesse par la haine de l'ennemi. Cette colère sourde qui l'habitait était pour l'instant son arme, mais se laisser engloutir par une telle rage risquait de donner lieu à de regrettables conséquences, surtout face à un adversaire dont la folie meurtrière n'était égalée que par son ingéniosité...

Alvar, toujours aveuglé par sa propre colère, cherchait une ouverture dans la défense des créatures qui lui faisaient face. De prime abord, leurs mouvements semblaient incohérents et désordonnés mais, après une observation prolongée résultant de ses deux terribles expériences face à ces choses, l'officier commençait à entrevoir un semblant de stratégie martiale chez les mort-vivants, sachant désormais qu'elles étaient guidées par un seul et même esprit, à savoir celui du marionnettiste lui-même.

Il fut tiré à ses réflexions par le lasso de sa camarade qui pénétra subitement son champ de vision. Le cordage magique s'accrocha solidement au bouclier de l'un des pantins et l'arracha sans mal de sa main décharnée. Alvar se voyait très impressionné par la performance de Dahlia, déjà remise après l'apparente dévastation morale que l’exécution du Lieutenant avait causé chez elle. Il lui accorda un vif regard, notant instantanément qu'ils partageaient tous deux la même rage. Ragaillardi par la férocité de sa partenaire, l'officier esquissa un nouveau sourire carnassier et riva ensuite ses prunelles obscures en direction du masque de l'assassin caché derrière sa muraille de cadavres. Le Traquesang cherchait à le terroriser, à lui faire comprendre qu'aucune de ses exactions ne serait pardonnée et que le duo qui lui faisait face aurait vite fait de le mettre hors d'état de nuire. Pour ses crimes, cet infâme malfaiteur allait payer le prix fort.

Prenant son élan, le garde s'apprêtait à se débarrasser de la bête désormais dépourvue de protection, quant il fut soudain interpellé par Dahlia, qui le mit en garde face à une nouvelle menace située au pied de la tour. Alvar pivota légèrement et constata avec horreur que Dahlia était aux prises avec une nouvelle créature, à savoir la carcasse fraîchement réanimée de l'un des hommes d'Arsen qui faisait tourbillonner furieusement son arme dans les airs, cherchant à atteindre la militaire par tous les moyens. Le tortionnaire ricana tandis que le zombie privé de bouclier s'avançait vers Alvar, qui foudroya le criminel du regard avant de marmonner :

"Ca non, je ne perdrai pas un allié de plus aujourd'hui."

D'un geste expert, il dévia la lame du mort-vivant qui fut déséquilibré. Dans le même mouvement, l'officier usa de sa main libre pour asséner un coup de poing brutal à son opposant avec une force telle que la chose fut projetée au tapis, gesticulant pour tenter de se redresser. A la grande surprise de son ennemi, Alvar ne profita pas de cette occasion pour achever la monstruosité et à la place, il tourna les talons et se rua sur celui qui menaçait de blesser sa camarade, l'attaquant dans le dos avec une vivacité surprenante.

D'un grand coup d'estoc porté à deux mains, il enfonça son épée dans le dos de la chose, perforant la chair et scindant côte et vertèbres dans une gerbe de sang qui, malheureusement, aspergea copieusement Dahlia. Le zombie lâcha son arme sous la violence de l'impact mais, nullement perturbé d'avoir été ainsi épinglé comme un insecte, il tenta maladroitement d'atteindre l'homme flanqué derrière lui à l'aide de ses mains, sans succès. Par dessus l'épaule de l'abomination, Alvar eut le temps d'échanger un regard furtif avec Dahlia puis il murmura :

"Désolé pour ce que je m'apprête à faire..."

Sa gueule d'hybride s'ouvrit alors en un gouffre béant et les crocs colossaux s'enfoncèrent dans la gorge du mort-vivant, qui se débattait mollement dans l'espoir d'échapper à l'emprise de la sangsue. Le marionnettiste estomaqué, comprenant immédiatement qu'il avait fait une grave erreur en laissant le Traquesang se repaître sur l'un de ses pions, ordonna à toutes les créatures de s'attaquer à la sangsue, mais il était déjà trop tard. Ce court répit occasionné par le changement de stratégie d'Alvar avait été largement suffisant pour nourrir le Glouton et, malgré le traumatisme qu'il avait dû occasioner chez sa camarade, l'officier savait que la victoire était désormais à portée de main.

Avec désinvolture, il relâcha le zombie qui s'écroula tel une poupée de chiffon, l'épée courte encore solidement ancrée dans ses entrailles. Alvar était désormais en proie à la furie sanguinaire causée par l'ingestion de tant de sang, il se mit à respirer lourdement et laissa sa grimace de dégoût se changer en un rictus ensanglanté de prédateur cauchemardesque. Désormais pleinement éveillé par l'appel du massacre, le Glouton était fin prêt à semer le chaos dans les rangs ennemis. L'officier porta une main à son second fourreau puis empoigna fermement sa fidèle épée à deux mains, désormais en position pour accueillir la riposte du nécromancien.

Malgré l'impérieux besoin de tuerie qui embrumait son esprit tourmenté, l'homme-bête ne quitta pas le flanc de Dahlia. Son seul objectif était de s'assurer qu'elle ressorte indemne de cette altercation et il comptait bien mener à bien cette mission par tous les moyens, même si cela impliquait de se changer en fauve pour y parvenir. Un premier mort-vivant s'approcha du duo, sabre en avant, mais Alvar s'avança en beuglant sauvagement, abattant le bloc d'acier tranchant avec une brutalité si absolue qu'il découpa l'adversaire en deux pour finir sa course profondément dans la terre. A la manière un taureau, le Traquesang méconnaissable souffla bruyamment et força sur le manche de son arme pour l'extraire du sol, reprenant une position défensive aussitôt.

Le marionnettiste aussi agacé que déstabilisé par la tournure du combat, songea qu'il était probablement temps de changer de stratégie. le duo formé dans le sang et les larmes se montrait finalement très récalcitrant, il n'avait plus que quatre pantins en réserve...

Toujours plongé sa transe sanguinaire, Alvar distinguait désormais difficilement ses propres pensées de celles du Glouton Pourpre niché en lui. Ses pulsions meurtrières lui dictaient d'abandonner Dahlia et de foncer droit sur le marionnettiste pour l'éviscérer, mais sa raison lui permettait encore de se contenir et de conserver un semblant de jugement rationnel. Les crocs serrés et les yeux écarquillés, l'homme-bête se déplaçait aux côtés de sa camarade, se concentrant davantage sur sa protection que sur la destruction des morts-vivants.

Dahlia remercia Alvar et il n'offrit qu'un hochement de tête en guise de réponse, galvanisé par son pouvoir et par la rage à tel point qu'il ne parvenait plus à formuler proprement ses pensées. Il se dégoûtait, réduit à haleter comme un fauve vorace tant l'emprise du sang était forte. Fort heureusement, sa camarade n'avait pas été paralysée par l'horreur en le voyant se repaître si sauvagement, le duo demeurait donc féroce malgré toutes les atrocités qu'ils venaient de subir.

Heureusement, Alvar avait toujours l'esprit assez clair pour comprendre la demande de Dahlia, qui lui confia ne pas pouvoir faire face à l'un des camarades du Lieutenant Arsen. Chassant le chagrin par la violence, le Traquesang rugit et s’exécuta, courant vers la créature désignée comme sa prochaine cible. Sa puissance surnaturelle lui permettait de se mouvoir avec aisance, ignorant partiellement le poids de son armure et fondant sur son ennemi en un éclair. Le zombie, peu préparé à faire face au goliath enragé qu'était devenu le garde, leva son arme dans l'espoir de bloquer l'assaut, mais la violence inouïe de l'impact eut instantanément raison de lui. Alvar effectua un moulinet à l'aide son épée titanesque puis frappa latéralement la marionnette aux traits encore bien trop humains. La créature, déchirée en deux comme un sac de grain, cessa immédiatement de se mouvoir. Profitant du court instant de répit que lui autorisait cette victoire, le Traquesang laissa sa lame retomber lourdement sur le sol ensanglanté, mais fut contraint de recentrer son attention sur le criminel qui prit la parole.

"Vous pensez pouvoir vaincre mes défenseurs en tout impunité ? Je vais vous faire une faveur, et vous permettre de retrouver... votre très cher lieutenant. Saurez-vous profiter de vos retrouvailles ?"

A ses mots, Alvar retrouva un peu de son humanité et constata avec effroi qu'Arsen était secoué de spasmes, se contorsionnant étrangement alors que son cadavre était investi par la sorcellerie ignoble du marionnettiste. Estomaqué par la monstruosité sans limite de leur adversaire, l'homme-bête resta figé, la gueule ouverte, tandis que la dépouille d'Arsen maculée de sang se préparait à rejoindre le combat. Effaré face à ce cauchemar, l'officier à bout de nerfs s'approcha lentement de son opposant, arme en main. Il devait garder la tête froide, le Lieutenant était mort et cette chose n'était qu'une illusion, une poupée qui faisait obstacle à la justice.

"Les... Enfants..."

Alvar se figea brusquement, bloqué dans son élan par le frisson qui parcourut son échine. Sous ses yeux, les lèvres de la chose venaient de se mouvoir et, d'une voix étouffée et sifflante, elle avait articulé ces deux mots entre deux gargouillis. Le criminel éclata alors d'un rire sadique, ses doigts semblant jouer d'une harpe invisible. Sans nulle doute, il était entièrement responsable de cette macabre manifestation, mais l'illusion avait perturbé le garde au point de le paralyser intégralement. Il resta là, soudain rendu chétif par le spectacle insupportable de son supérieur transformé en instrument par un aliéné pour qui la compassion n'était qu'un mot. Désormais hagard, l'officier ne sentit même pas les larmes couler le long de son visage alors qu'il murmurait d'une voix toute tressaillante de remords :

"Je suis... désolé, Lieutenant."

Alvar se propulsa en avant sans crier gare, supprimant la distance qui le séparait du mort-vivant en un éclair. Les yeux du Lieutenant ne traduisaient aucune émotion mais Alvar ne parvenait toutefois pas à rompre le contact visuel. Sans émettre le moindre son, il abattit son couperet gigantesque sur le corps réanimé d'Arsen. La chose ne parvint pas à échapper à la trajectoire du coup et fut touché de plein fouet. L'épée perfora l'armure et le dernier mort-vivant s'écroula sous le poids de l'épée, solidement enfoncée dans la chair. Le ricanement sinistre du coupable retentit une énième fois, accablant de remords le pauvre garde qui ne pouvait plus se contenir.

"Eh bien, j'admets ma défaite, tu n'en as fait qu'une bouchée. Ta monstruosité ne connaît aucune limite, je ne saurais même pas te différencier d'un véritable Glouton Pourpre."

Tout en raillant les deux représentants de l'ordre, il jeta sa dague près de la dépouille d'Arsen puis leva les mains en l'air, visiblement décidé à se rendre. Alvar extirpa son arme du corps de son allié défunt mais au lieu de la remettre au fourreau, il la jeta brusquement à terre et s'avança d'un pas décidé vers le tortionnaire. Ce dernier, se gaussant toujours du carnage qu'il avait causé, tendit ses bras sans résistance mais ce ne fut pas une paire de menottes qui se referma sur ses poignets, contre toute attente. L'officier attrapa fermement le tourmenteur par la gorge et le souleva, faisant fi des lois tandis qu'il étranglait sauvagement sa victime. Le garde resserra son étreinte puis ramena l'homme à son niveau, avant de hurler à pleins poumons :

"Pourquoi ?!"

Le timbre de sa voix était inhumain, altéré par la haine. Une sorte de cliquetis émana de sa gorge alors que ses crocs aiguisés s'approchaient dangereusement du visage du nécromancien, si près qu'on aurait cru qu'ils allaient s'abattre à tout moment et faire une nouvelle victime. Le nécromancien tenta de s'exprimer, à deux doigts de tourner de l’œil et Alvar atténua légèrement son emprise pour lui permettre de respirer, juste assez pour articuler :

"La... nature reprendra ses droits. Je ne suis que l'un de ses messagers, d'autres viendront après moi. Le temps du Royaume est... bientôt révolu. Les bêtes comme Dahlia et toi en êtes la preuve."

Ces quelques mots dont le ton semblait prophétique ramenèrent Alvar à la raison. Il réalisa alors la gravité de son geste et relâcha le voyou qui chuta lourdement sur son postérieur, toussant bruyamment alors que l'oxygène lui revenait enfin. Sous le choc, le garde rétorqua faiblement :

"Je ne suis pas une bête."

Il prononça ces mots avec si peu de conviction qu'il se prit à douter. Baissant la tête, il porta son regard sur ses gants de fer empourprés par le sang des siens. Il en était couvert. Il balaya les alentours et découvrit le carnage occasionné par la bataille. Son trouble fut si profond qu'il resta là, sans défense, alors que les doigts du marionnettiste s'agitaient à nouveau. Le corps d'Arsen se dressa à nouveau tout en s'emparant de la dague qui avait servi à trancher sa propre gorge. Alvar, toujours en état de choc, reçut le coup en plein abdomen, là où son armure était moins épaisse.

Il porta une main à sa blessure, ébahi par l'attaque qu'il venait d'essuyer. Après quelques pas peu assurés en arrière, il pivota, chercha Dahlia des yeux mais sa vision se troubla rapidement et ses jambes cessèrent de le porter. Le Traquesang vacilla puis tomba sur le dos, vaincu.