Anguille, huh. Toujours les lubies de Zahria, ça, de me faire rencontrer tous les espions, et de bosser avec eux à l’occasion. J’crois que c’est sa démarche de créer une grande famille. Mais la famille, moi… ça s’est vite arrêté le jour où ma maman a oublié qu’elle m’avait pondu et a demandé qui était le chiard qui reprenait du ragoût. J’avais cinq ans. Et après on se demande pourquoi j’suis pas sympa, franchement.

Nan, pas un Œdipe mal réglé, évidemment.

En tout cas, Xylia, c’est une p’tite nouvelle, de ce que j’ai compris, genre on doit pas avoir loin de la même ancienneté au sein du pôle espionnage. Elle a juste suivi un parcours plus classique que le mien. Reste qu’on est envoyé en éclaireurs du côté de la Forteresse pour une énième rumeur de gens qui reviennent de l’autre côté de la Frontière. Ben, pour y être allé, si t’es lâché là-bas à poil, sans équipement, et que t’as pas une magie qui charcle, je vois pas bien comment tu peux revenir. Mais on sait jamais, hein.

Normalement, c’est du boulot de gens de la Forteresse, ça. Le blibli du Blizzard, division grand nord, là. Mais comme ils pourraient être de la Cabale, Zahria a tenu à nous envoyer. Mettons.

Le coup d’mou qui nous prend d’un coup pue la magie, mais j’suis bien incapable de m’en soucier, tellement j’ai les paupières lourdes. On s’endort fissa.

Et j’me réveille dans une jolie prairie, le genre alpage pour les transhumances, avec une petite robe rose qui met mon teint en valeur. Et Xylia a une jupe à bretelles avec une chemise un peu bouffante. J’lui proposerais bien d’échanger, mais les fringues sont à nos tailles respectives, donc elle nagerait dans ma robe et moi… j’suis pas certain de pouvoir mettre ses trucs.

« Mais si, ça me va pas si mal, que j’réponds automatiquement. T’inquiète, j’ai l’habitude de ce genre de situations, maintenant. Le tout, c’est de pas s’en faire. »

J’me rends compte que j’ai pas du tout l’air sérieux en disant ça.

« Tout finit toujours par rentrer dans l’ordre. Ça doit être cette fichue comète qui fout la grouille. »

J’vérifie mon talisman d’indépendance, inactif comme d’habitude. J’devrais aller faire vérifier s’il est défaillant, quand même, pasqu’en ce moment, ça arrête pas… Le sceau magique signale rien non plus.

« Ouais, p’tet les histoires de moutons. On s’est endormi tellement vite et profondément, faut dire, ça devait pas être totalement naturel. »

Le bon côté, c’est que j’ai un arme : un bâton de berger, avec son crochet recourbé pour attraper les pattes des moutons qui veulent pas suivre correctement. Il nous manque plus que le clebs et le troupeau, tiens.

La voix du paysan nous déconcentre encore davantage, avant même qu’on puisse continuer à analyser les alentours. Il a un accent à couper au couteau, j’bite que dalle à ce qu’il raconte. Je hausse les épaules, et on se dirige vers lui, quand j’me rends compte qu’elle me tient le poignet. Je secoue le bras pour qu’elle arrête. Hé, espionne, hein ? J’fais pas de la garde d’enfant, moi. Enfin, sauf si on me l’ordonne, quoi.

En tout cas, on a trouvé nos moutons, notre chien, et le propriétaire du troupeau. Le gars a un embonpoint assez marqué, et un pantalon verre qui s’arrête au milieu du mollet, maintenu en place par de larges bretelles. Avec son teint rougeaud, et son imposante moustache noire, en tout cas, il a une gueule de papa patron. La plupart des moutons sont déjà à l’intérieur, mais quelques-uns se laissent encore un peu prier avant de se décider à entrer. Le clebs, un gros berger blanc, jappe et aboit autour d’eux.

Hé, faut suivre le rythme et pas se poser de questions, hein ?

De mon bâton de berger, j’attrape la patte avant d’un mouton, j’le tourne vers l’entrée de la grange, puis j’le pousse un peu aux fesses. Il y va tranquillement. A côté, Xylia essaie aussi de rendre service. Pas dit qu’ils apprennent ça, chez les nobliaux, tiens. J’ralentis mon rythme exprès, pour la laisser galé… s’amuser un peu davantage. Puis la robe, j’ai pas l’habitude, hein, disons-le.

« Eul’ troupeau y va hêt’ bon à la toison, hé, que j’balance.
- Aye, Vrehnen, j’avions vu les marg’rites en bord de l’bois, eul’ temps du cisaille. »

Ouais, on va s’éclater.

Ça y est, j’suis lassé. Normalement, y’a un truc qui devrait se passer, aussi absurde et débile que la situation actuelle. Ah ça, on peut pas leur nier ça, ils se lassent vite, ceux qui nous foutent dans des situations aussi débiles. La comète est changeante, y’a p’tet d’autres facteurs. Faudrait que j’en parle à la tour d’astronomie du Village perché ou à l’académie de magie, peut-être. J’suis sûr que ça pourrait provoquer des avancées majeures, tiens.

En tout cas, Xylia est pas à l’aise, à faire les tâches du petit-peuple. Bon, j’avoue qu’au-delà d’attraper des moutons, moi, le reste de la vie à la ferme, c’est pas ça non plus. Mais du coup, j’me trouve des occupations dans les alentours. Et force est de constater que y’a pas grand-chose à faire. J’pose mon bâton de berger dans un coin, et j’ratisse la cour pour virer les crottes qui traînent, et les balancer dans le tas de compost qui pue la mort, pendant que le pécore jauge la collègue. Tant qu’il me demande pas de prendre sa place…

« Vrehnen, Xaliahn, y paraît-y pas qu’il manquions eul’ Gredin, Balourd oy la Pimprenelle. Z’ont dû disparition al’ montagne avant que l’nuit tomba. J’allons reprendre eul’ cisaille. »

Il prend les ciseaux des mains de Xilia, qui oppose une résistance de fortune et les rend avec un soupir. Dépit ? Soulagement ? Probablement la seconde option, j’aurais réagi pareil.

« Oy faites tension al’ bestioles, hé ? Tratra eul’ va v’nir ‘vec vous aut’. »

Le chien jappe.

J’reprends mon bâton de berger, qu’est pas loin d’être mon meilleur ami, actuellement.

« Allez, Tratra, Xilia. C’est plutôt clair, faut qu’on retrouve les trois moutons, Gredin, Balourd et Pimprenelle. Ou alors c’était une liste de courses, c’est pas tout à fait clair. »

Ouais, dès qu’on s’éloigne de la ferme, j’laisse tomber mon vieil accent patois totalement bidon. Y’a des limites, et c’est pas le chien qui va cafter… je crois ? On a déjà vu plus bizarre, par ici. Enfin, sur Aryon, quoi. Comme la fois où j’étais un glooby, celle où j’étais un souris, celle où j’étais une femme, celle où… Donc un berger en robe, finalement, c’est plutôt dans la tranche ordinaire des événements loufoques. L’important, c’est de pas s’en faire.

« Bon, c’était pas trop ça, la vie à la ferme, hein, Anguille ? »

J’retombe par réflexe dans les surnoms. On n’a pas élevé les cochons ensembles, et j’dois avoir le double de son âge, après tout.

« Tu m’diras, moi, les animaux et la vie paysanne, c’pas trop le mien non plus, hein. Par contre, il a parlé de bestioles qui pourraient nous tomber dessus dans les alpages. T’as la moindre idée de ce qui pourrait nous attendre ? »

En vrai, on suit le clebs. Il avance en reniflant un peu, parfois, donc j’suppose qu’il sait ce qu’il fait, et considère pas juste qu’on est en train de le promener. J’évite de trop m’approcher de lui, en tout cas, il a déjà montré les dents. Moi, les animaux, hein… Avec un peu de bol, il va nous ramener là où ils ont campé l’autre jour et d’où les trois moutons ont disparu, et l’affaire sera rondement menée.

On passe de la p’tite prairie avec la ferme du bouseux à un coteau verdoyant, puis un p’tit bosquet. Il fait une chaleur estivale, avec un peu de vent, et le soleil pointe à peine à travers les frondaisons. Y’a un arbuste avec des framboises, mais elles sont pas encore mûres. Tant pis pour le casse-croûte. On aurait dû lui en demander hein. J’espère que si y’a des monstres, Anguille sera plus dégourdie qu’avec les moutons, en vrai. Mais si elle a fait l’académie militaire et tout, elle devrait, hein ? Sinon elle risque de finir comme Ruth, ça serait dommage.

Ça ferait de la peine aux autres, et ça serait drôlement chiant, en tout cas.

Après le bosquet, bien touffu, on monte sur une dizaine de mètres pour atteindre un genre de crête qui mène à un faux-plat. Y’a une cabane miteuse au fond, sans doute un refuge de berger. L’herbe est courte, ici, et pleine de crottin. Bon, enfin, c’est pas mes godasses que j’dégueulasse, de toute façon. J’regarde le clebs qui tourne en cercles.

« Allez, Tratra, traque ! »

Tiens, c’est p’tet Traqueur qu’il s’appelle, en fait…

Quand j’vois le talbuk alpha taper par terre en soufflant bruyamment par ses naseaux, du haut de ses plus de deux mètres, j’me dis que cette hallucination est pas très sympa. J’pourrais avoir une suite de luxe dans un hôtel, avec masseuses, restaurant somptueux et alcool à volonté. A la place, j’ai un vieux bouseux, des moutons qui schlinguent, un chien un peu con et une collègue… une collègue noble. Autant dire qu’il va falloir envisager l’achat d’un de ces objets qui favorisent des rêves agréables, plutôt que trimer comme un galérien dans n’importe quelle circonstance.

J’avais entendu dire que le rouge les énervait. Est-ce que le rose, ça fait pareil ? J’espère pas. Un coup d’œil devant, rien de particulier, à part le clébard qui commence à geindre. Un coup d’œil derrière, la pente qu’on vient de se farcir et qui, d’en haut, a l’air vachement plus à pic qu’à l’aller. Si on court là-dedans, c’est le cassage de gueule plus ou moins assuré. Et on sait pas comment le paysan va réagir, si on lui ramène pas ses bestioles.

Ça se trouve, il va sortir la badine.

Enfin j’espère qu’il sera accroché, pasqu’autant Anguille gère pas trop la paysannerie, autant en cassage de bouches, elle devrait mieux se défendre.

J’passe mon pouce sur mes doigts, mais ils sont désespérément vides. J’ai pas mes bagues, et ça, c’est chiant. Si j’avais eu mon matériel, une téléportation, un coup de poignard ou de Focus, et on en parlait plus, de cette saloperie de talbuk. Là, j’me retrouve comme un connard avec un bâton de berger qui cassera dès que j’cognerai un peu fort avec, et vu le monstre, aucune chance qu’il sente même quoi que ce soit, à moins de planter un coup dans son œil…

J’aime autant dire que j’vais pas essayer.

« Anguille ? Une sugges… »

J’suis interrompu par le mugissement du monstre, qui nous fonce dessus. J’plonge sur la gauche, Anguille à droite, et il passe entre nous, alors que le chien tourne en rond sur un cercle de trois mètres de diamètre. Qu’est-ce qu’il sert à rien, putain, lui… Puis le talbuk bloque le chemin qui mène à la descente, et continue à frapper ses sabots au sol avec un air salement agressif.

« La cabane ! »

Bon, elle est moisie, ça pue sans doute à l’intérieur, mais on va pas rentrer, alors…

On tape un sprint vers la hutte de berger en transhumance, qui fait davantage quelques planches en bois mal équarris avec un toit en chaume qu’autre chose, et on entend le talbuk derrière se mettre à trotter, puis galoper, en nous coursant. Avec l’élan, j’saute, et j’agrippe tout juste le haut du mur, suffisamment pour me hisser dessus. Juste à côté, dans un bel ensemble, Xylia fait pareil.

La tête du monstre arrive quasiment à la hauteur du toit, mais pas tout à fait. On recule prudemment. En réalité, s’il voulait, il pourrait sans doute se contenter de charger la masure, et la transformer en petit-bois sans même être essoufflé. Mais alors qu’il se rapproche à pleine vitesse, il tourne au dernière moment et fait le tour.

Il refait un aller simple, mais s’arrête cette fois à quelques mètres, p’tet deux ou trois, des murs. Il s’ébroue, bruyamment, tape du sabot, laisse échapper un genre de hennissement. J’sais pas quel est le nom du cri du talbuk. En tout cas, nous, on en profite pour souffler.

« J’suppose que tu t’y connais pas en talbuk alpha non plus hein ? Pasque moi non plus, en fait… »

Y’a bien eu quelques dossiers sur ces monstres quand j’étais examinateur de la Guilde, mais ça n’intéressait pas grand-monde, il faut bien l’avouer, moi le premier. Puis entre ça et les saloperies mortelles des montagnes de la Frontière, j’ai retenu certains trucs et pas d’autres…

Ça fait quelque minutes qu’on est là, à espérer qu’il se passe quelque chose, quand on se rappelle la présence du clébard.

« Hé, Tratra ! Va chercher ton maître ! »

Il m’ignore royalement.

« Euy, Tratra ! Que j’fais en roulant les ‘’r’’. Voye prend’ euston patron, ouste ! »

Il file en courant. Un chien qui parle patois, évidemment.

Elle a pas tort, le feu pourrait l’effrayer. J’sors ma pierre à feu et j’me prépare à faire cramer la hutte, avec nous dessus, ou plutôt j’aurais bien voulu le faire, mais il s’trouve qu’à part ma p’tite robe ridicule et mon bâton de berger, j’suis un peu démuni. J’pousse un juron assez peu élégant, et j’me demande si, si j’ferme les yeux très fort, tout va pas s’arranger tout seul.

Réponse immédiate : non.

« Ouais, si on peut passer dans les arbres, après, on se démerdera, ou on sera en tout cas à peu près en sécurité le temps qu’il se lasse et décide d’aller voir ailleurs si on y est. Et j’espère qu’on y sera pas. Mais là, les arbres, ils sont un peu loin, personnellement, je saute pas ça, même avec de l’élan… »

C’est qu’il y a bien trente ou quarante mètres. Avec la téléportation, ç’aurait été une affaire rondement menée, mais ma vie a ça de tragique qu’il manque toujours quelque chose. Donc nan, ce plan tombe à l’eau aussi.

Après, on peut aussi, comme suggère Xylia, essayer de juste se laisser canner en espérant qu’on soit dans un rêve ou une dimension alternative, et pas dans une illusion tenace ou une fraction de réalité qui ferait qu’on pourrait aussi en vrai derrière, par une rupture d’anévrisme ou une crise cardiaque, ou les yeux qui fondent dans leurs orbites.

« Ouais, j’sais pas trop, ça me semble être un peu un plan de dernier recours, de canner en priant pour que ça se passe pas trop mal derrière… Comme se suicider et espérer que y’a une vie après la mort ou une réincarnation, tu vois ? »

Autant dire que j’y crois pas trop.

La proposition suivante manque de m’faire éclater de rire, mais j’garde un mince sourire en coin et j’me râcle la gorge d’un air un peu gêné.

« Désolé, l’air de la montagne, j’ai pas l’habitude. »

J’profite d’avoir ma main devant la bouche pour effacer mon rictus et reprendre mon sérieux.

« Hm, oui, on peut essayer. T’es sûre de toi, hein ? Qu’on me reproche pas ensuite de… »

Mais elle a l’air sérieux, dans sa jupe moche et sa chemise dégueulasse. Et, ma foi…

« Si y’a que ça pour te faire plaisir… »

J’tourne brusquement la tête vers le talbuk alpha. Il continue de faire ses bruits bizarres autour de nous, et semble en plein dilemme. D’un côté, il semble vouloir charger et mettre fin à nos existences, et de l’autre, il ose pas approcher. P’tet une question d’odeur, ou alors une rune qui l’éloigne, qu’est-ce que j’en sais. Si on savait, cela dit, on pourrait utiliser ça pour se balader sans qu’il ose approcher… P’tet que c’est construit sur un cimetière talbuk.

« Tiens, regarde le clebs ! »

Le chien a décidé de retourner voir son maître, ou aller pisser contre un arbre, allez savoir, avec les animaux. J’espère que c’est la première option, pour qu’il se radine et nous débarrasse du monstre, puis qu’on sorte de cette situation assez casse-couilles. Parfois, j’me demande à quoi bon.

Mais comme dit le dicton, y’a des gens qui regardent le doigt, d’autres qui regardent la lune, quand il faut regarder encore ailleurs. Alors qu’Anguille essaie de voir où va le chien de berger, j’arme un grand coup de bâton, et j’le fracasse sur l’arrière de son crâne. Bon, pas de toutes mes forces, il sera toujours temps d’essayer de la buter plus tard, pour la… sortir de là. Mais j’suis pas hyper fan de ce plan.

Elle tombe allongé avec un bruit un peu étouffé.

« Hé, t’es encore là ? »

Pas de signe de vie. Pourtant, quand il s’agissait de casser des têtes, j’étais pas mauvais, dans le temps. Bon, j’étais plus habitué du surin, et les coups dans la gueule, ça a souvent des effets un peu difficiles à prévoir, voire même impossibles, mais, quand même, elle serait pas si fragile… si ? J’avoue que si j’dois expliquer à Zahria que j’ai cassé une de ses dernières recrues par accident, elle va me faire salement la gueule, p’tet au point de récolter une mission de l’autre côté de la Frontière, ou en tout cas sur la pire affectation à laquelle elle pourra penser.

Autour, le talbuk continue à s’agiter, et j’ai aucun signe du clébard ou du paysan. Chienne de vie, putain.

Puis tout l’air quitte mes poumons, j’me retourne sur le côté, j’ai de la paille dans l’œil, la bouche, alors que j’aspire à grands goulots, un peu nauséeux, totalement désorienté. J’étouffe par réflexe un hoquet ou haut-le-cœur. Paille, bois mal équarri, lumière tamisée. Tombé par le toit de la hutte de berger ? Pas de talbuk.

Xylia est aux prises avec un chien qui la mord, chien de berger d’ailleurs, et un bouseux qui fouille. Le même que tout à l’heure… tout à l’heure ? Bouche pâteuse, la marque des réveils difficiles. L’homme repousse Anguille et la lumière est reflétée sur la lame de sa dague. Danger, alors ?

« Merde. »

L’instinct de survie s’allume brusquement, l’adrénaline coule, et tout prend une acuité bien plus satisfaisante. S’ils attaquent Xylia, ou en tout cas qu’elle les attaque, c’est qu’ils sont pas avec elle, et elle est ce qui se rapproche le plus d’une alliée. Ma magie s’étend instinctivement à mes affaires, qui sont sur moi, comme d’habitude. M’semblait bien que c’était bizarre de pas les avoir dans le rêve, fait une p’tite voix pendant que j’évalue quoi faire.

L’entraînement bien mal acquis reprend en tout cas le dessus. Pas le droit de lui focus la tronche, au bouseux, cela dit. Ça fait désordre, soi-disant. Pas de souci, j’ai de quoi faire. Il regarde brusquement le poignard qu’il a en main, l’air de se demander quoi en foutre. Première étape, faite. Le chien, franchement, qu’est-ce qu’on s’en fout…

D’un mouvement du poignet, l’aiguille du gantelet d’assassinat est éjectée vers l’animal et se plante proprement à l’arrière de son crâne. Il spasme encore un peu, avant de relâcher sa prise sur le mollet de la collègue. Y’a du sang, évidemment. Elle risque de boiter un peu, à moins d’avoir une potion ou un cataplasme ou quoi. En tout cas, je vais certainement pas la porter.

Reste le pécore.

« Allez, rends-toi, ça vaut pas le coup.
- Eul’ Benj y s’rend pas, partez-vous en d’mon grange. »

Ah, le patois du rêve venait donc bien de quelque part. L’inverse aurait été étonnant, cela dit.

« Comme tu l’sens, vieux. »

Des racines sortent de terre, se glissent autour de nos bottes, remontent le long de nos chevilles, façon lierre qui agrippe bien. Pouvoir de paysan, ça. J’fais cliqueter ma langue, et j’me téléporte, invisible, sur sa droite. Il se retourne brusquement, lance sa lame derrière lui. Classique. Un pas en avant, et mon surin est plaqué contre sa gorge.

« Maintenant, pour faire simple : soit on est des bandits de grand chemin, on t’égorge et personne le saura jamais, comme ce que t’as voulu nous faire. Soit on est des chics gens, et on s’contente de te lâcher à la garnison la plus proche. Ou on est des gens finalement exceptionnels… Et on oublie tout contre de la nourriture, quelques cristaux, et de quoi soigner la jambe de la copine. »

Bon, évidemment, on ira tout balancer à la garnison ensuite, avec nos informations d’espions, histoire qu’il se fasse tomber dessus. C’est juste que là, tout de suite, maintenant, on a clairement autre chose à foutre. Il prendra une descente de la Garde dans quatre jours, à quatre heure du mat’, ça lui fera tout drôle.

« Eul’ Benj a ça. Dans la farme.
- Le Benji va aller chercher ça avec moi. »

Le vieux paysan grisonnant avance en maugréant dans sa barbe, toujours, et j’fais signe à Xylia que j’reviens. Et, quelques minutes plus tard, j’ai bien un havresac avec des vivres et une bouteille de mauvais pinard, une bourse famélique de cristaux, davantage par principe qu’autre chose, et elle est en train de bander sa blessure.

« On fait quoi de lui ? J’ai bien une suggestion, personnellement… Juste pour s’assurer qu’il nous poursuive pas. »

J’ai davantage d’entraînement, puis ça s’oublie pas vraiment, n’est-ce pas ? Le manche de mon poignard s’écrase contre sa tempe, et il tombe lourdement par terre. J’vérifie sa respiration, régulière même si légère, et j’l’attache de façon assez lâche à un pilier de la grange. Il aura pas de mal à s’en échapper, normalement, sauf si les prochains voyageurs à s’arrêter à sa ferme sont d’humeur taquine.

Mais, hé, ça serait drôlement ballot, pas vrai ?