Le Phénix des hôtes de ces bois
[PV @Olenna Belmont]
Luz s’était prise dans la contemplation de la ville qui défilait sous ses prunelles lorsque la calèche s’arrêta. D’ordinaire, elle ne rechignait pas à se déplacer à pieds, mais le temps confinait à la bruine et une fine humidité maculait les pavés et les toits. Le ciel menaçait à tout instant de se rompre au-dessus de leurs têtes et ce n’était guère un couvre-chef qui la protégerait d’une pluie blafarde, froide et inconvenante. Inconvenante ? Oui, Luz qui n’avait cure de son apparence physique la grande majorité du temps, habituée à la poussière des routes et aux pantalons éliminés, avait fait un effort particulier pour ce jour. Outre que la personne qu’elle s’apprêtait à visiter était une grande Dame de la haute, un joyau taillé du cercle royal, son goût pour la mode et l’élégance n’était un secret pour personne.
Luz avait ainsi revêtu un chemisier blanc qui enserrait sa taille, couronné par une large ceinture tout en crénelant sa gorge de dentelles. Une jupe noire de tailleur était enroulée sur ses hanches à la manière d’un écrin sérieux, néanmoins suffisant pour dévoiler ses jambes fuselées. Ses bottines à talon ne survivraient pas à une pluie glissante, mais pouvaient tolérer l’humidité d’une rue bien entretenue. Sa camériste avait qui plus est remonté sa longue crinière flamme en une queue de cheval qui battait ses reins lorsqu’elle jetait un coup d’œil agacé sur ses papiers. Sa tenue sobre mais taillé au souffle près n’avait pas d’autre intérêt que de lui donner toute l’envergure de sa caste devant une compatriote réputée pour son caractère… Princier.
Luz n’ignorait pas pour autant l’envergure des talents de la demoiselle… Le palais royal regorgeait déjà de ses clients, sans évoquer la garde-robe de leur Souveraine. L’ensemble de ces parures étaient piqués du célèbre doigté d’Olenna Belmont, et Luz était toute prête à s’imposer la fréquentation d’une artiste capricieuse pour pouvoir bénéficier d’une once de son talent. Elle nourrissait en effet un projet qui ne souffrait aucune concession… Un établissement hospitalier de cette envergure devait obtenir les moyens de s’élever au-dessus des foules et d’étendre sa réputation au-delà des côtes brisées de l’océan d’Aryon. Elle qui ne cessait de courir en tous sens ces derniers temps pour gérer tous les aspects de ce projet, des fondations, au personnel, jusqu’aux matières premières, avait donc fait savoir à son majordome qu'il devait réserver l'une de ses journées pour rencontrer cette célèbre couturière.
Fort heureusement, la Dame avait accepté sa demande de rendez-vous, envoyée une semaine auparavant par coursier. Ces choses-là prenaient du temps et Luz n’ignorait pas que la conception d’un vêtement requerrait un sérieux, une créativité et une patience à toute épreuve… Elles ne discuteraient vraisemblablement aujourd’hui que des termes du contrat, si tant est que la prima-donna fantaisiste et imprévisible acceptait de s’emparer de sa requête.
Son porte-document en cuir à la main, Luz déposa une poignée de cristaux auprès de son chauffeur, le salua d’un bref mouvement de tête et enjamba la marche pour s’avancer vers le porche de la demeure Belmont. Par Lucy, ce qu’elle regrettait de ne pas avoir demandé à la Reine de lui écrire un courrier… Peut-être cela aurait-il contribué à adoucir l’humeur d’Olenna ? Luz était en proie à une appréhension mitigée, ne sachant guère à quel spectacle la destinait cette rencontre inédite. Les artistes de la cour était connu pour leur frivolité, mais cette Dame était sérieuse dans son travail, d’aucuns diraient « passionnée »…
Elle monta les belles marches du perron, leva la main, et se signala à l’entrée de trois coups frappés. Au domestique qui apparut, Luz inclina légèrement la nuque et présenta l’objet de sa visite :
Le domestique acquiesça et l’invita à le suivre dans le dédale de la maison. Luz ne fut pas fâchée de laisser derrière elle l’aigreur grisaillante du ciel et ces nuages qui ne cessaient de moucheter son chemisier de fines gouttelettes… Elle fut conduite à un petit salon et rapidement invitée à patienter le temps d’avertir la maîtresse de maison de sa présence.
Jacynthe, une des domestiques, avait installé l’attendue dans la salle d’attente habituelle. Olenna observait la jeune Weiss du haut de plusieurs marches conduisant à l’étage, prête à faire son entrée. Elle observait avec attention un biotope en pot dans lequel tournaient langoureusement plusieurs lotus rosés. Parfois, elle pouvait distinguer son reflet dans l’eau de la vasque, lorsque les disques verts des nénuphars le lui permettaient. Luz tourna la tête et se mit à parcourir les étagères à proximité. Elle pouvait admirer toute une collection de grimoires reliés, des statuettes… Son regard s’arrêta cependant sur un globe de verre en suspension dans l’air au sein duquel était emprisonné un scarabée à la carapace violine. Luz fronça les sourcils, mais n’eut pas l’occasion de se questionner davantage.
- Les coléoptères étaient out. Mais maintenant, ils sont in !
La médecin sursauta avant de tourner la tête pour tomber sur Olenna, se révélant enfin à son invitée et commençant à descendre les marches de l’escalier.
- Olenna Esmé Catherine Belmont, grande couturière royale et ministre des élégances. Et quand bien même je sois incroyablement talentueuse et belle, vous pouvez m’appeler Lady Olenna. J’apprendrai votre nom plus tard.
- On se connait déjà…
- Voyez-vous ça ! S’écria Olenna qui avait parfaitement reconnu Luz et ne la quittait pas des yeux depuis plusieurs minutes déjà. Évidemment, comment oublier votre chevelure de feu. Prenez-place.
Olenna désigna une méridienne sur laquelle Luz s’empressa de s’asseoir. Toujours debout, la couturière attrapa une clochette argentée posée sur un guéridon de bois laqué. À l’instant même où la lady l’agita, Jacynthe émergea de nulle part, les bras chargé d’un plateau sur lequel trônait un service à thé que la domestique posa sur une table basse. La servante disparut ensuite sans piper mot, glissant sur le sol comme un fantôme.
- Je me suis toujours demandé quand vous viendriez me voir, mademoiselle Weiss.
- Vraiment, ma Dame ? Vous m’attendiez ?
- Aucunement, mais tout le monde à la Cour finit toujours pas venir me voir. Je me demandais simplement quand viendrait votre tour.
Jacynthe reparut, sa démarche aussi prompte et sinueuse qu’un serpent, avec des plateaux de service montés en étages sur lesquels trônaient plusieurs gâteaux et biscuits. Elle posa le plateau avant de servir le thé, sous le regard on ne pouvait plus intrigué de Luz, avant de disparaître à nouveau par une autre porte.
- Je suppose que vous êtes ici pour vos vêtements, n’est-ce pas ? Fit Olenna malicieusement en attrapant sa tasse.
- Pardon ?
- Le thé noir est in, le vert est out. Les escaliers sont in, les ascenseurs sont out. Ma robe enchantée par une chromamancienne est in, et ce que vous portez…
Luz demeura interdite face aux propos de Lady Belmont, cette dernière la fixant toujours avec son sourire énigmatique. Il était évident qu’elle attendait quelque chose, mais quoi ? Olenna porta sa tasse de thé à ses lèvres, les trempant dans la boisson à la senteur épicée, un mélange de cannelle et de gingembre. La belle ne but même pas, elle voulait juste humer. De son autre main, elle agita délicatement un de ses doigts pour faire pleuvoir un peu de sucre dans son thé. Luz, quant à elle, n’avait pas touché au sien.
- N’ayez crainte, miss Weiss. Je ne suis pas cette femme superficielle que tout le monde s’imagine. Je sais juste formidablement bien jouer.
- De quoi parlez-vous ? Jouer à quoi ?
Olenna lui répondit à nouveau par un simple sourire, aimant se repaître de la confusion qu’elle semait dans le regard de la médecin royale. Tout le monde passait le plus clair de son temps à sous-estimer Olenna, ne voir que son paraître excentrique… Elle reprit la parole :
- Sachez que, quoi que vous me demanderez, je ne vous réclamerai pas d’argent. J’ai… autre chose en tête vous concernant, ma demoiselle Weiss.
- À quoi faites vous référence ?
- N’ayez aucune inquiétude, nous parlerons de votre dette le moment venu. Il ne s’agit de rien de frauduleux, bien évidemment. Faites moi confiance…
Olenna continuait de minauder, Luz continuait de la toiser.
- Qu’attendez-vous de moi, je vous écoute.
Lentement, Luz porta la tasse à ses lèvres. Tout d’abord parce que la fragrance de cannelle et de gingembre avait percé sa distraction pour distiller dans l’air une odeur alléchante. Et puis, et surtout, pour retrouver un brin de contenance. Plutôt que de se risquer à ces joutes verbales incessantes dont elle ne maîtrisait pas le rythme, Luz opta pour une autre sorte de tactique. Un ton calme, plus ralenti, ne parler que lorsque cela s’avérait nécessaire. Elle avait besoin de temps et de compréhension pour lire les traits inaltérables de la couturière royale, peu au fait des excentricités de la cour pour l’avoir fui de bien trop longues années. Le liquide chaud déposa sur sa langue une saveur à la fois piquante et sirupeuse. Elle pouvait également sentir une pointe de jasmin émaner d’Olenna Belmont lorsqu’elle se mouvait de ses gestes d’oiseau gracieux, parfaitement consciente de chaque microcosme de lumière que projetaient les reflets de sa parure sur sa peau.
Le terme de « service », tout particulièrement, méritait réflexion. La promptitude de l’héritière Belmont à s’emparer d’une commande était ravissante et agréable à constater. Luz s’était attendue à devoir longuement négocier pour bénéficier des talents inégalés de la belle, et voilà qu’elle lui servait un plateau qui avait valeur de gratuité. Ce n’était là cependant qu’une façade, puisque le mot service avait été employé. Oh, en d’autres temps, la praticienne n’aurait guère été regardante. Jeune et enflammée, peu de mots l’effrayaient et l’avenir n’était pas doté de responsabilités. En l’occurrence, elle aurait bientôt 26 ans et vivait toute l’année en compagnie du Maître Espion et de ses ouailles. Une famille nombreuse aux secrets bien trop dangereux pour être exposés. Non, Luz ne pouvait décemment se permettre de donner sa parole à une personne extérieure, sans savoir de quoi il retournait. Oh, elle n’aurait pas grand scrupule à refuser d’agir si la couturière lui demandait plus tard de lui livrer Zahria sur un plateau – mais mieux valait faire preuve d’honnêteté et tâcher de prime abord de se montrer ouverte envers autrui.
Elle inclina subtilement la nuque pour souligner son propos d’une référence visible.
Elle rajusta son assise, ancra cette fois-ci le vert de ses prunelles dans les superbes iris de la couturière royale, un semi-sourire enjoué sur les lèvres.
Elle eut un mouvement de tête désolé. Ce rendez-vous n’allait peut-être pas être aisé. Au vu du tempérament de la belle, accepterait-elle de renoncer à une part de son extravagance pour s’inscrire dans le cadre légal d’un contrat ? Ce projet était bien trop important pour ne pas être élaboré soigneusement par étape, et comme tout lancement commercial, il était impératif de conserver la trace de ses actions afin de pouvoir en justifier à l’avenir. Sa tasse faussement déposée contre ses cuisses –elle la soutenait de sa senestre en suspension au-dessus de sa jupe, Luz leva sa dextre en signe d’apaisement anticipé.
Elle espérait véritablement ne pas avoir braqué la jeune femme. Elle peinait à savoir sur quel pied danser avec elle.
- Vous désirez un contrat ? Parfait, cela m’arrange. Je m’inquiétais que vous puissiez vous dédouaner de votre engagement sans réel acte notarié à valeur juridique. Je n’ai aucun problème à ce qu’un contrat soit rédigé, bien au contraire.
Olenna sortit de nulle part un éventail d’ivoire et de nacre, où sur chaque lamelle semblaient gravées des scènes de légendes. La couturière commença à s’éventer, constatant que Luz avait l’air moins tendue en constatant que sa demande avait été bien reçue. Cependant, Olenna ne savait toujours pas ce que son invitée voulait. Il fallait néanmoins se douter que, comme tous les autres aristocrates de la cour, elle désirait mettre ses talents à l’épreuve.
- Bien, ne me faîtes pas plus languir je vous prie. Je suis si impatiente de savoir ce que vous allez pouvoir me demander !
Elle battait la mesure avec son éventail, la nacre parsemée en couche sur l’objet luisant parfois quand il touchait les rayons solaires passant à travers la vitre. Luz inspira profondément, prête à se lancer. Il fallait qu’elle se l’avoue, la médecin royale avait réussi à piquer sa curiosité. Après tout, Luz Weiss était une demoiselle qu’Olenna croisait rarement au palais. Ne lui ayant jamais rien réclamé avant aujourd’hui, Lady Belmont se doutait que la médecin ne devait pas forcément la porter dans son cœur… Luz reprit :
- Je compte prochainement ouvrir un grand centre hospitalier. Fit-elle en un souffle. Cette institution serait assez conséquente, et assez importante. Si j’ai besoin de vous, Lady Belmont, c’est pour confectionner les tenues des médecins, infirmiers, soigneurs… Des agents de ce centre.
Olenna avait bu les paroles de Luz avec un sourire énigmatique. La médecin royale comptait ouvrir un hôpital ? C’était une aubaine qu’il ne fallait absolument pas manquer. Une institution pareille grouillait de monde, une fourmilière en constante activité où s'entremêlait tout un nœud de secrets, tantôt médicaux tantôt personnels… L’occasion dépassait les espérances d’Olenna, il fallait qu’elle saute dessus tout en abattant bien ses cartes.
- J’accepte, Mademoiselle Weiss. Je ne saurais vous refuser une demande pareille. Qui y’a t-il de plus noble que de pouvoir sauver des vies en toute élégance ?
Elle éclata à nouveau de rire, continuant de s’éventer, renvoyant l’une de ses mèches irisées dans son dos. Une étincelle faisait briller ses yeux. Elle esquissa un sourire à peine carnassier, ne quittant pas Luz de ses yeux perçants.
- En contrepartie, je veux que vous vous engagiez à me renseigner sur tout cas en lien de près ou de loin avec la famille royale qui pourrait passer dans votre établissement. Voyez-vous, leur sécurité me tient à cœur. Je puis me vanter, en tant que couturière royale, de me considérer comme une confidente ! De la même façon… continua Olenna en adoptant un ton bien plus grave, presque effrayant. Je veux que vous me préveniez si l’un de vos patients, peu importe qui soit ce dernier, vous renseigne sur une certaine boîte à musique. Si tel est le cas, vous devrez m’en toucher mot avant toute chose, quoi qu’il se passe.
Luz semblait complètement interloquée.
- Une… boîte à musique ?!
- Parfaitement. Il n’y en a pas deux comme elle, une pièce unique. Une boîte à musique en bois laqué bleu, agrémentée de motifs floraux comme des bourgeons en train d’éclore. Il n’existe aucune boîte identique à celle-ci, je peux vous le jurer. Et si jamais quelqu’un sait quelque chose à son sujet, ou si cet objet vient à passer dans votre hôpital, je veux que vous vous engagiez solennellement à me le dire… et me la remettre.
- Mais… Fit Luz, ne comprenant toujours pas. Je ne saisis pas bien… Pourquoi cette boîte à musique ?
- Ça me regarde, se contenta de répondre Olenna en refermant son éventail. Ce n’est pas un objet magique, rassurez-vous. C’est une boîte à musique. Mais cet objet est très important, capital même.
Un lourd silence s’installa dans la pièce, uniquement perturbé par le bruit du balancier d’une horloge. Olenna attendait la réponse de Luz avec une impatience indicible.
Luz demeura un long moment interdite. Voilà qui était bigrement précis comme requête, et cela ne l’aidait en rien à appréhender plus sereinement la couturière royale. Avait-elle des… Lubies ? Des obsessions étranges pour des objets du quotidien que Luz ne pouvait pas expliquer ? Après tout, cette hypothèse saugrenue coïncidait avec cette étrange manière que la dame avait de s’exprimer. Ses in et ses off étaient tout aussi désarçonnants que son comportement. Mais après tout… Avait-il un jour était question d’autre chose que d’élégance ? Peut-être cette boite avait-elle une valeur sentimentale, nostalgique ou familiale pour la couturière. Ou peut-être contenait-elle son inspiration, à la manière de ce conte que l’on racontait autrefois aux enfants. Lequel était-ce déjà… ? Ah, oui. A l’image d’Ariel dépossédée de sa voix par la méchante sorcière, cristallisée dans un talisman somptueux dont les reflets luisaient au creux de sa gorge… Son Ariel était juste un peu plus terrestre, et un peu plus mordue de vêtements. Qui était Luz pour juger des passions des Hommes, elle qui ne pouvait se contenir à la perspective d’une connaissance juteuse et exotique ? Elle prit le temps de reposer sa tasse désormais vide sur le vernis de la table et donna son assentiment :
Elle doutait fortement qu’un tel objet atterrisse un jour chez elle, néanmoins, malgré toute la bonne volonté dont elle pourrait faire preuve. Les boîtes à musique étaient plus joliment à leur place dans la chambre d’une jeune héritière noble que dans un hôpital marqué des cris de souffrance des patients et d’une hygiène difficile à maintenir. Qui plus est, les personnes respectables et richement dotées ne se rendaient que rarement dans les lieux du tout-venant – ces gens-là privilégiaient des services médicaux à domicile, ce qui leur évitait de se coltiner le bas peuple.
Une Dame de la caste d’Olenna Belmont ne devrait toutefois pas rencontrer de difficultés à se tenir au courant des dernières mésaventures de la famille royale auprès de la cour. Luz ne s’attendait aucunement à voir le Roi et la Reine franchir les portes de son établissement puisque leur sécurité s’en verrait bien trop compromise et qu’une foule de soigneurs se pressaient déjà à leur chevet au sein du palais royal… Pour autant, si cela devait arriver par le plus grand des hasards, Luz n’envisageait guère de nier un ordre direct de leur part ou de piétiner son serment, au risque qu’une information sur leur état de santé ne se retrouve publiée le lendemain dans la presse. Elle n’avait d’ailleurs pas oublié son précédent entretien avec la Reine, alors inquiète pour la santé de son fils et la fugue de sa fille… Elle qui portait le poids de son peuple sur les épaules n’avait pas souhaité que ses courtisans et domestiques aient connaissance de son épuisement angoissé.
Cela n’empêcha pas en revanche Luz de s’adoucir et d’ajouter avec une compassion sincère :
Elle se pencha naturellement vers son interlocutrice, une interrogation évidente dans les prunelles.
Ses prunelles firent un vif aller-retour vers le service à thé qui trônait sur la table, saisie par l’envie d’évoquer ce nouveau sujet :
Elle avait obtenu ce qu’elle voulait, le tout servi sur un plateau d’argent de la part de la médecin royale grâce au contrat qu’elle a tenu à acter. Ayant obtenu ce qu’elle désirait, le reste de la conversation ne serait que purement formel, Luz en avait certainement déjà conscience. Elle n’aurait certainement pas abordé le sujet de thé autrement, elle devait avoir moult préoccupations et intérêts plus importants qu’une boisson chaude. La couturière remarquait tout de même que son interlocutrice avait l’air avide de cancans. Olenna avait eu ce qu’elle voulait, autant détendre l’atmosphère et ravir un tant soit peu Mademoiselle Weiss…
- En parlant de la Cour… Vous pourrez peut-être me renseigner en tant que médecin royal, notre Première Ministre ne serait-elle pas souffrante ?
- Souffrante ? Que voulez-vous dire ?
- J’ai entendu dire qu’elle recevait souvent un aventurier aux longs cheveux, et que son mobilier était souvent brûlé suite à ses visites. Sans parler de fatigues…
Olenna ria à nouveau avec un air empli de malice. Elle remarquait que Luz l’écoutait pleine d’intérêt, avec un air presque complice. Il était rare qu’Olenna puisse vivre des moments similaires à celui-ci, avec une noble désintéressée des manigances de la Cour et hors de son cercle d’influence déjà important sur cette dernière. Peut-être que Mademoiselle Weiss la trouverait plus amicale qu’elle en avait l’air ?
- Avec tout ce qu’elle a déjà à faire avec la politique du palais, la princesse, les revendications de l’Archipel et les pseudos leaders du Sud et de l’Ouest… Comment trouve-t-elle le temps de recevoir un… simple aventurier ? Et dans quel but ? Beaucoup de gens pensent qu’elle se fait livrer des plantes médicinales. Mais ce sont des idiots, c’est vous qui devriez lui porter ce genre de choses. Et puis, les plantes ça ne brûle pas le mobilier…
Et Olenna éclata à nouveau de rire.
La première ministre… ? Luz pencha tout d’abord légèrement la tête de côté, à sa manière très particulière lorsqu’elle se plongeait dans une réflexion curieuse. Une mèche de cheveux flamme glissa de son épaule dans ce geste tout naturel et spontané, heureusement soutenu par le ruban finement brodé qui enserrait sa queue de cheval. Haru était très fatiguée en ce moment… ? Luz eut une pointe de chaleur dans la poitrine en songeant à leur précédente rencontre dans les thermes. La première ministre avait alors révélé des talents tout autre que ceux dont elle usait quotidiennement dans la politique… Mais… Elle lui avait également parlé de ses nombreux doutes amoureux et de la pression sentimentale qu’elle vivait au quotidien du fait de la toute puissance des Du Lys, que seuls les Milan ou les Renmyrth –bien évidemment- pouvaient égaler. Puis Luz songea à cet étrange aventurier qu’elle semblait voir régulièrement dans ses appartements privés ainsi que son bureau, et les assertions de l’héritière Belmont flottèrent un instant autour de ses pensées.
Oh.
Oh.
Ooooh.
Prise d’une illumination magistrale, le rire de Luz se joignit presque immédiatement au rire de son hôte. Allons donc, Haru avait finalement décidé de laisser libre court à ses instincts premiers pour savourer ses véritables sentiments et ne plus se laisser mener par la cour ! Cette réalisation était parfaitement rassurante et la praticienne se réjouit pour la première ministre. Son chemin serait bien entendu semé d’embuches et ses aventures faisaient déjà la gorge chaude des courtisans, mais ce n’était là que la rançon de la gloire pour une vie amoureuse épanouie. Luz n’en voulut du moins pas du tout à Olenna d’évoquer ce sujet, bien au contraire. Elle y voyait une forme de confidence complice, et cette confiance soudainement partagée la ravissait : elle ne l’en rendait en effet que plus humaine, ce qui était tout à fait agréable au regard des étranges manies déconcertantes de la couturière royale.
Elle eut un air mutin et reprit, non sans un geste faussement négligeant du poignet :
Elle se pencha doucement en avant à la manière d’une conspiratrice, et son sourire s’étira. Luz avait la sensation soudaine de revivre ses seize ans et ce petit côté pinçant n’était pas pour lui déplaire pour une fois.
Il fallait admettre que c’était cocasse. Deux éminents membres du gouvernement pris dans des affaires dignes des plus grands cancans, voilà qui pourrait faire la une de plusieurs canards si un journaliste fouineur mettait la main sur ces informations ! Cela promettait de croustillants feuilletons qui raviraient toutes les oies de la Capitale, et en affligeraient l’intelligentsia. Evidemment, c’était le genre d’histoire savoureuse qui se propageait en un battement de cil dans tout le palais. Tout le monde devait être au courant de ces affaires… sauf les principaux intéressés qui restaient dans l’ignorance des ragots. Quoi qu’il en était, ces racontars faisaient le bonheur des salons, comme dans le cas présent.
- Je me demande bien qui est ce haut gradé d’ailleurs. Je sais que Mademoiselle Milan se déplace régulièrement vers le sud, mais de là à savoir qui elle fréquente… Si c’est une histoire de bilans financiers, alors il faudrait sanctionner ce garde pour ses transactions douteuses. Ou féliciter Mademoiselle Milan pour son excès de zèle… Elle doit a-do-rer ses bilans comptables !
Les deux femmes rièrent à nouveau de bon cœur, emplissant la pièce de leurs éclats de joie. Elles picorèrent quelques biscuits servis sur le plateau du service à thé et finirent leurs tasses par la même occasion. Ce petit moment badin passa bien vite et la théière ne tarda pas à être se vider entièrement, de même que le plateau de desserts. Olenna raccompagna Luz jusqu’à la porte, talonnée par sa servante masquée. Son après-midi lui avait beaucoup rapporté, la belle couturière avait étendu sa toile en gagnant une nouvelle alliée de circonstance et avait également fait amie-amie avec cette dite alliée. Elle agita élégamment sa main pour souhaiter bonne route à la médecin royale, lui promettant de se revoir bientôt avec les croquis des tenus qu’elle lui avait commandé.
Olenna soupira lorsque la servante referma la porte d’entrée :
- Je ne manquerai pas de faire part à la Reine de ces petites révélations sur son entourage, ça devrait piquer son intérêt !
Et Lady Belmont ria à nouveau avant de partir vers son office, prête à travailler.