Putain.

On a continué notre route, on s’est pointé à une auberge histoire de casser la croûte, et chopper des renseignements sur le chemin qui reste à parcourir, et voilà qu’on arrive au milieu d’un attroupement de bouseux. Bon, ‘sont moins pécores que celui qu’a essayé de nous dépouiller, mais ça reste tout de même pas bien joyeux. On a du chasseur, traqueur, bref, des gens des bois, du commerçant qu’a l’air de s’en sortir un peu mieux, probablement le fait de pas être habillé en peaux de bêtes à peine tannées, et des locaux qui doivent s’échiner toute la journée et la moitié de la nuit à faire pousser trois graines sur les cailloux qui servent de terre arable dans cette partie pourrave du Royaume.

Et soi-disant on ressemble à des gens qu’ont foutu le bordel.

J’nous mate en essayant de prendre du recul, un point de vue extérieur. J’ai un physique assez banal, donc j’pourrais être confondu plus ou moins avec n’importe qui, j’suppose. Elle… La peau p’tet un brin trop mate, mais au-delà de ça, elle pourrait être une nana des archipels ou de Grand-Port. Après, est-ce qu’on croise vraiment des gens du sud aussi loin au nord, à part exceptionnellement, a priori la réponse est non. Mais y’a toujours des marchands, des voyageurs, des aventuriers.

Et des bandits, visiblement, peut-être un peu trop connus chez eux et qu’ont décidé d’aller faire un tour ailleurs pour voir si les bourses sont plus remplies. J’mate le rassemblement de pouilleux qui nous entoure. Pas ici, manifestement.

On s’écarte un peu.

« Nan, marche pas comme ça. Enfin, j’peux nous faire oublier nous, quoi. Mais quand l’aubergiste va nous revoir, il risque de se dire que c’est à nouveau les gens qu’ont tout détruit chez lui, vu que c’était pas nous à la base, et qu’il nous associe à cette image. Par contre, on sera débarrassé de la foule des mateurs… Allez. »

On s’écarte un peu plus, pour que j’puisse bosser tranquille. Puis j’pose la main sur l’épaule de Xylia, et j’me concentre sur la coupure karmique, qui tranche les liens avec les autres, histoire de donner un p’tit goût de mon pouvoir, activé en permanence, à mes petits camarades. Et c’est bien utile pour les espions, histoire d’être certain que rien ne vienne nous mordre le cul.

« Hé mais, du coup, si y’a des gens qui se font vraiment passer pour nous, ça veut dire qu’ils nous connaissent ? T’es connue ? Pasque moi, bon, c’est vite compliqué, hein… »

Mais nan, elle doit pas être bien connue, et dans tous les cas, avoir une couverture.

« Ouais, bon, laisse tomber, en fait. On doit juste ressembler à deux blaireaux qui sont passés foutre la merde. Faudrait pas plutôt reprendre le fil de notre mission ? Pas qu’elle soit palpitante, hein… »

C’est le moins qu’on puisse dire.

Les minutes nécessaires pour que mon pouvoir commence à agir, aussi bien pour moi qu’Anguille, passent dans un calme relatif. Puis j’estime au doigt mouillé que c’est bon, et que les paysans du cru doivent avoir oublié qu’on est passé par là un peu plus tôt.

« Allons-y, et plutôt par le côté, ce coup-ci. »

On va éviter de se repointer par le côté où y’a tout le monde, ce sera déjà un bon plan. On pénètre dans la taverne, où y’a une nana en train de ranger les dégâts, et y’a des trucs abîmés un peu partout. On choppe une table bancale, pendant que les habitués en ont une qui a déjà été calée à nouveau. A voir les outils, c’est le charpentier du coin qui s’en est occupé directement, pour pas avoir le risque que son rouge déborde dans son noir, vu qu’il est déjà à la moitié de sa journée.

Elle s’approche de nous.

« Vous voulez quoi ?
- Un repas pour deux.
- Ca arrive.
- S’est passé quoi, là ?
- Un couple est venu foutre le bordel, c’est le chaos depuis. J’pense que Papa va appeler la Garde pour qu’ils investiguent.
- Sale histoire. On n’est plus en sécurité nulle part.
- Ah ça, je vous le fais pas dire.
- Quand on voit ce que les gardes foutent, ça fait peur. Pour patrouiller dans les belles rues de la Capitale, y’a du monde…
- Mais les petites gens sont asphyxiées, tout à fait. »

Le couplet habituel. Marrant, comme chaque bled se ressemble, tiens. Elle se tire pour préparer la bouffe. J’reçois un appel cristallin de la patronne. Après quelques secondes de marmonnement, j’me tourne vers l’Anguille.

« En fait, la mission a sauté, c’est plus la peine. Par contre, elle veut bien qu’on se renseigne sur nos doubles qui foutent la merde, juste au cas où. »

Probablement un coup de stress lié à la Cabale, qui doit avoir nos signalements, ou pas loin. A mon avis, c’pas grand-chose, mais mieux vaut vérifier, ouais.

Bordel, elle fait une prière sur nos gamelles.

La bouffe est plutôt bonne. Pour le prix qu’on raque, j’ai connu bien pire, après tout, et rarement meilleur. Après, faut accepter de monter en gamme, et j’suis pas sûr que les remboursements des espions couvrent toutes les frasques à laquelles on pourrait être conduit sans motif particulier. C’est bien mon seul regret de pas bosser au milieu des nobles, de leurs apéros dinatoires et leurs petits fours. M’enfin, on peut pas tout avoir, et j’ai pas les genoux assez souples pour faire la révérence.

« Ouais, faudrait réussir à interroger le tavernier, mais même sans nous connaître, il est sûr qu’on est les coupables, alors j’sais pas si on réussira à en tirer quoi que ce soit… »

J’réfléchis quelques instants supplémentaires en finissant mon écuelle.

« T’as raison, on pourrait essayer de changer de fringues, pour voir si c’est notre tronche ou nos sapes qui le font nous associer à tort. Ou alors c’est un tour magique bizarre, comme les gens qu’avaient tous la même tête l’autre fois, avec Ombre… »

J’suis toujours réticent à sortir l’accoutrement complet de garde, mais si on veut qu’il s’occupe correctement de nous, c’est p’tet bien la meilleure option qu’on ait, ouais.

« Allez, on part sur les Gardes en pleine enquête ? On va dire que y’a des gens qui nous ressemblent qui foutent le bordel, tout ça, ça devrait passer. »

Comme elle a pas l’air d’un avis différent du mien, j’fais un signe à la serveuse, Fifille. Et j’sors mon badge bidon de garde tout aussi faux. Enfin, il paraît que les Espions sont dans la Garde, cela dit, alors quelque part, c’est pas totalement un mensonge… Instinctivement, j’me tiens plus droit, plus large, et j’arrête le regard un peu fuyant qui vérifie autour de lui. A la place, j’la fixe en plein dans les yeux, et Anguille fait pareil à mes côtés.

Ses mirettes s’écarquillent en voyant qu’on a un pseudo-grade. Des badges, j’en ai plein mon sac à malice, après tout.

« … Sergent.
- Tout à fait. J’enquête sur les crimes commis par un homme et une femme, et votre auberge en a manifestement été victime. Pouvez-vous aller chercher votre père ?
- Bien sûr. »

Elle revient quelques instants plus tard avec son daron, qui s’arrête en nous voyant et s’apprête déjà à nous accuser. Je tapote l’emblème de la Garde, et il se calme tout de suite, tout en restant méfiant.

« Nous n’allons pas prendre beaucoup de votre temps. Nous enquêtons sur deux individus occasionnant des dégâts considérables partout où ils passent. Leur pouvoir leur permet vraisemblablement de se faire passer pour d’autres gens, mais nous n’en savons pas davantage pour le moment. »

Regard soupçonneux.

« Nous prendrons leur signalement, et la direction dans laquelle ils sont partis.
- Hm… »

La fille le pousse gentiment.

« Vous pouvez aller vérifier que nous sommes bien gardes dans la garnison la plus proche. Sergent Yriani et Soldate Macro. Les informations, s’il vous plaît.
- Je vérifierai, hein !
- Oui, oui, pas de souci. Alors ? »

Son regard se fait vague avant de se plisser un peu.

« L’homme devait faire une taille moyenne ou grande. Quatre-vingt cinq ou quatre-vingt, je dirais, brun, avec un début de barbe ? Et la femme, grande aussi, donc même taille a priori, ou un poil plus petit, puis brune, évidemment, je crois…
- Evidemment, vous croyez ?
- Il était tard, et l’émotion de perdre mon auberge…
- Bon, bon. D’autres signes distinctifs ?
- Hm, un collier, en or ou cuivre, pour la femme. Une dégaine de bandit ou d’aventurier pour l’homme. C’est un peu pareil, si vous voulez mon avis.
- Je vois… Rien à ajouter ?
- Non, rien qui me vienne.
- Des questions, Soldate Macro ? »

Elle fait non de la tête.

« Très bien, nous allons vous souhaiter bonne chance, dans ce cas. Savez-vous par où ils sont partis ?
- Vers le sud.
- C’est noté.
- Bonne chance, faites-les payer.
- Evidemment. »

J’ai cette impression de perdre mon temps.

Je lui adresse un salut martial, et on s’casse.

« Bon, vers le sud, alors. On verra bien s’ils ont cassé d’autres trucs, hé ? »

Ouais, il a servi à rien, mais globalement on traque sans doute des chimères, dans tous les cas. J’serais presque prêt à parier que y’a juste eu une bagarre qu’a dégénéré chez l’aubergiste, et qu’il s’est dit qu’il allait essayer de taxer deux connards qui passaient par là. Un grand classique, qui commence avec ‘’tu m’as bousculé, faut payer un dédommagement pour le médecin, maintenant’’. Mais au niveau d’une auberge, et y’a pas grand-monde qui se balade avant autant de sonnantes.

Bon, après, si c’était juste de gratter de la monnaie, ça se fait bien, hein. J’le sais, j’l’ai déjà fait, dans mes jeunes années.

Les loupains au centre de l’attroupement se la collent sévèrement, n’empêche. A mon avis, y’a des gens qui sont en train de se faire un beau paquet de pognon, à voir l’agitation autour. On voit les tickets qui s’agitent, les bras, les annonces de cotes et de sommes en cristaux. Y’aura p’tet quelqu’un qui aura les informations qu’on cherche sur nos fauteurs de trouble dans le tas, et en général, les mieux informés, c’est les commerçants.

Donc on cherche à trouver ceux qui gèrent les paris, ou les bestioles.

Tout devient flou, et on voit nos corps de l’extérieur. Après une légère désorientation, Vrenn commence à se battre avec Xylia, pendant qu’on regarde d’en-dessous. J’baisse les yeux, sur mes pattes poilues et griffues, mon museau avec sa truffe humide, et l’arsenal de douleur de griffures et morsures de mon corps. En face de moi, un autre loupain regarde autour de lui d’un air désorienté.

« Putain, c’est reparti pour un tour… »

Xylia regarde brusquement vers moi, distraite par mon jappement. Au moins, on se comprend.

« Bon, cherchons la cause de tout ça avant que nos corps ne se massacrent. »

En tout cas, les badauds ont vite changé de plan. Visiblement, les loupains, c’est moins distrayant que de voir deux étrangers se foutre sur la gueule, et on devient la source d’une nouvelle ligne de paris. J’suis pas peu fier que tout le monde ou presque mise sur moi, mais ça semble assez normal. Après tout, entre un type à la mine patibulaire de la trentaine et une gamine, c’est vite vu, y’a rarement une arnaque… Mais quand y’en a une, elle est belle.

En tout cas, ils se battent comme des animaux, les loupains avec lesquels on a manifestement échangé. Ça se griffe, ça mord, ça se roule dans la poussière, là où un bon taquet dans la gueule aurait fait le boulot. Pas surprenant que l’humanité prenne le dessus, on s’bat bien mieux que ça, hé.

« Tu vois quelque chose qui t’attire l’œil ? »

C’est qu’autour de nous, doit bien y avoir quelqu’un qui utilise de la magie, ou en a utilisé, et a l’air concentré ou davantage extérieur aux bouseux sauvages, merde…

« Le gars en brun là-bas, p’tet ? »

C’est que ses yeux vont entre les loupains, enfin, nous, et nos corps, en permanence, et il semble moins préoccupé que les autres par le combat. Mais pour le même compte…

Oh, et puis merde, qu’est-ce que j’en ai à battre ?

J’cours maladroitement dans sa direction, et j’lui mords le mollet, pour voir si ça va rompre la magie et me renvoyer dans mon corps, par exemple. J’récolte juste un coup de godasse dans l’épaule, et j’suis éjecté à côté de Xylia.

« C’est p’tet pas lui… »

Ce qui est toujours intéressant quand on bosse avec d’autres gens, c’est que chacun a ses techniques, ses approches, ses façons de réfléchir. C’est quelque chose que j’voyais déjà quand j’étais un criminel et que j’étais amené à bosser avec d’autres membres de la pègre, pour des grosses affaires, ou simplement comme contrôle ou l’opportunité du moment. Ça se voit quasiment davantage avec les espions qui, s’ils ont apparemment reçu un entraînement dont la base est identique, expriment chacun des capacités diverses et variées de façon propre.

Par exemple, Blood hésitait pas à faire appel à ses connaissances et sa famille de garde pour utiliser les plantons à son avantage, et était peut-être un peu rentre-dedans. Pas aucun que la patronne, Ombre, qui pouvait aussi bien se métamorphoser, se cacher se faire passer pour tout et n’importe quoi, qu’il y aller avec le fil de l’épée et s’assurer que les fauteurs de trouble filent droit.

Anguille, c’est une autre ambiance. Elle a décidé de prendre la fuite.

J’reste un temps interdit, plus surpris qu’autre chose. Mais on trouvera pas forcément le responsable facilement, et encore faut-il qu’on désactive la magie pour retrouver nos corps, alors que juste s’éloigner pourrait justement suffire… J’crois que j’suis devenu trop puissant, plus assez méfiant, depuis que j’suis avec les gentils et bardé d’objets qui me permettent de répondre à la quasi-totalité des situations, entre mon pouvoir et mes quelques jokers. J’ai perdu ce qui a fait ma survie toutes ses années, à savoir une saine paranoïa mâtinée de méfiance.

Un tir à corriger pour éviter de…

Je jappe plein de joie vers mon propriétaire, qui regarde le monstre de l’autre se barrer en courant.

« Sale petit bâtard, ta pute de mère aurait mieux fait de se fracturer le bassin que de t’enfanter, que je lui dis aimablement. »

Il a un sourire satisfait et se tourne vers son concurrent.

« J’pense qu’on peut dire que j’ai gagné, hein ?
- J’retrouve mon loupain et on te défonce !
- Du calme, du calme ! Fait le gérant des paris. »

Ouais, calmez-vous mais continuez à vous regarder dans le blanc des mirettes, hé ?

J’prends mes jambes à mon cou, et j’poursuis Xylia. L’avantage de ce corps, c’est qu’il a quand même l’instint de la couse, donc je galère pas trop à la mettre en route. Ça pourrait faire partie des entraînements, de s’habituer aux formes étranges, pasqu’entre le glooby, la souris, et maintenant le loupain, il va bien falloir se rendre à l’évidence, à un moment…

Mon nez beaucoup plus sensible capte en tout cas l’odeur de l’autre loupain, et j’m’attache à la suivre en poussant de toutes mes forces. Y’a rapidement plus personne qui nous observe, et j’me rends dans un petit bosquet qui colle la route. Là, Anguille attend, la langue pendante.

« Un peu la nausée, non ? »

Elle hoche la tête.

« Bon, c’est vrai qu’avec la distance, on pourrait s’en sortir, y’a pas trop de magies actives comme ça qui vont au bout du monde… »

La mienne est pas active en l’occurrence.

« Allez, reprenons la route, alors. »

On marche, et on commence à saliver, mais de la mauvaise bave, avec le cœur qui bat la chamade dans nos petits corps et l’estomac qui se soulève. Les premiers hauts-le-cœur arrivent rapidement, et j’crache le contenu quasiment vide de mon bide sur le côté de la route tandis que Xylia fait pareil. Puis on s’traîne sur une autre grosse dizaine de mètres. Et c’est le fondu au noir.

Quand la lumière revient, j’me vois à califourchon sur Xylia, le poing dressé. Autour de nous, ça gueule, ça encourage. J’ai un instant de désorientation, avec que sa main me cueille à la joue. J’roule avec le coup, et j’me redresse en réprimant d’autres nausées. J’tourne la tête vers celui qui gère toute cette petite foule, et il fronce les sourcils d’un air contrarié. J’suis sûr c’est lui qui…

L’espionne se jette sur moi, me griffe, me mord. Ah, le loupain, encore, alors. J’l’écarte de la longueur de mon bras en évitant ses dents pour pas qu’elle m’arrache les yeux avec ses ongles, et j’me téléporte à côté du parieur. Il a un mouvement de recul, commence à faire un truc avec ses mains. Oh non, mon coco, pas encore une fois…

Il oublie comment remuer les doigts, et les regarde stupidement, et encore plus le couteau que j’appuie avec lassitude sur sa pommette.

« Hé, qu’est-ce que tu fous ! Gueule un paysan.
- Sergent de garde. Vous vous dispersez ou vous allez au trou. Pas la patience, là. »

J’sors un insigne de ma poche et j’lui lance. Il l’attrape au vol, l’examine et l’agressivité quitte son visage.

« Pardon, sergent, on va y aller et vous laissez gérer la situation, hein…
- J’aime mieux ça. »

Il pose l’insigne au sol et ramasses ses affaires avant de se faire la malle. A côté, j’vois que Xylia a repris ses esprits aussi.

« Marrant, d’échanger les gens et les loupains ?
- C’est pas moi, j’vois pas de quoi vous parlez !
- Ouais, ouais, garde ça pour les juges. »

On l’attache avec les menottes anti-magie, et on profite de quelques instants pour reprendre nos esprits.

« Bien vu, l’éloignement, Macro. »