Rebecca n’avait pas été très chaude pour l’invitation « restaurant » de Jerem, mais lorsque celle-ci avait évolué en « soirée mousse »… Ils avaient emboité le pas de l’homme enthousiaste. La nuit avait étalé son manteau sur la Capitale, et l’animation affairée de la journée avait cédé la place à celle plus avinée accompagnant les ténèbres. Une brise rafraichissait l’ambiance chaudement estivale, dissipant le parfum de brûlé qui s’était accroché à leur peau. Enfin, à choisir, c’était toujours mieux que l’odeur d’égouts. Profitant des vestiaires improvisés, ils avaient même pu prendre le temps de changer d’affaires et profiter de la neutralité olfactive de vêtements propres.

Jerem les mena à l’entrée de nouveaux souterrains, et les deux amis échangèrent un nouveau regard. Calixte avait une idée d’où menait ce passage, mais le simple coursier qu’il était sensé être ne pouvait que craindre un nouveau trajet dans les caniveaux de la Capitale. Après quelques mètres sous terre, il apparut rapidement que l’homme les entrainait vraiment en soirée mousse et non détritus. Le boyau s’ouvrit sur une cavité aux parois de pierres sombres, et au sol imbibé de liquide collant. Les verres vacillaient dans les mains enjouées, faisant boire le dallage. Et il n’était pas improbable que quelques vessies se fussent vidées à certains coins de la salle improvisée. Il allait falloir éviter de trop longer les murs.

Leur nouvel ami les mena à ce qui tenait lieu de vestiaire et ils y laissèrent leurs affaires contre des bracelets fluos. Vreneli rejoignit le petit coin aménagé à la va-vite pour les familiers, et piqua le nid douillet d’un chantelune à coups de salves électriques.

- J’vous invite ! Avec ces bracelets c’est open bar pour vous ! Boissons et collations. Et open mousse aussi !
- Cool ! répondit Calixte avec un grand sourire par-dessus de brouhaha de la petite foule de fêtards et la musique d’ambiance.
- J’fais un tour d’mes amis et j’vous retrouve après !

Le garde avait envie de répondre qu’ils s’amuseraient avec ou sans lui, mais ça n’était pas très poli. Et puis, peut-être que l’homme leur réservait encore quelques surprises. Et la curiosité presque sans limites de l’espion aimait bien les surprises.

Jerem s’éclipsa derrière le bar – non sans leur avoir mis à chacun un verre d’alcool entre les mains – et les deux amis apprécièrent les lieux en sirotant leur boisson. Il n’était peut-être pas très raisonnable de commencer par boire alors que la journée avait été longue, qu’ils n’avaient pas dîné, et que la chaleur des bains en feu les avait certainement un peu déshydratés, mais ainsi emporté par l’humeur festive de la salle, Calixte avait bien du mal à ne pas mettre en sourdine la voix de la prudence. Cédant tout de même un peu au professionnalisme ancré par les entraînements d’espion, il finit par tendre un petit sandwich en triangle à Rebecca avant de mordre dans le sien. Evidemment il aurait été trop beau qu’il fût végétarien, mais son ventre gronda tout de même de contentement.

- On se rapproche des danseuses ? proposa le coursier à son amie une fois qu’ils se fussent un peu repus.

Leurs verres avaient déjà été reremplis deux fois, et les courbes généreuses des corps ondulant près de la scène de musiciens étaient plus qu’envoûtantes. Peut-être que Lucy les prenait enfin en pitié.
Apparemment aussi tentée que lui à l’idée de se lancer dans la foule se trémoussant – et peut-être que la macarena l’avait mise en jambe – Rebecca acquiesça et ils s’avancèrent sur le dancefloor. Bientôt, se joignant au ballet improvisé et chaotique des corps allègrement enivrés, ils se laissèrent complètement aller à l’ambiance toute innocemment festive du lieu. Et puis, après quelques minutes, deux ou trois musiques, apparut enfin ce qui donnait le nom à la soirée. Poussant une exclamation surprise et ravie, Calixte saisit la main de son amie pour la faire tournoyer dans le nuage de bulles multicolores. Sous leurs pieds, le sol devenait un peu glissant, et ils se rattrapèrent l’un à l’autre en riant. La mousse ne semblait cependant pas prête à arrêter son ascension, et légèrement avinés, ils se laissèrent prendre au jeu sans s’inquiéter. Autour d’eux retentissaient d’autres cris de liesse et d’amusement par-dessus la musique qui continuait de plus belle. Les bulles grimpèrent le long de son visage, et l’espion nota avec béatitude qu’elles ne le gênaient nullement pour respirer, et qu’elles avaient même un agréable parfum de fraise. Après avoir dépassé son chef, la mousse finit tout de même par redescendre pour libérer peu à peu de son emprise les fêtards.

Lâchant la main de Rebecca, il s’avança encore vers elle pour retirer les bulles qui étaient restées accrochées au sommet de ses mèches claires. De ses courtes mèches claires. Avait-elle utilisé son peigne magique entre-temps ?

- Oh pardon, rigola-t-il lorsqu’il se rendit compte qu’il s’était avancé vers un visage dont les yeux n’étaient assurément pas ceux de son amie.

Et c’était lui ou sa voix s’était un peu modifiée ? Entre la boisson et les cris pour se faire entendre par-dessus le brouhaha, ça n’était pas très étonnant. Il rit un peu plus à cette notion. Et non, vraiment, n’était-elle pas un peu plus aiguë et… il cligna des yeux. Il commençait à se sentir vraiment étrange. Était-ce l’effet de la mousse ? Ou simplement celui de l’alcool ? Il y avait quelques picotements au bout de ses doigts, et son corps lui paraissait encore plus maladroit qu’usuellement. Presqu’étranger. La mousse descendit à ses épaules, et il chercha du regard Rebecca pour la prévenir qu’il risquait de se trouver mal. Et d’aller gerber son malheureux verre quelque part. Ses yeux accrochèrent un visage familier. Mais qui n’était assurément pas celui de Rebecca. Ouvrant de grands yeux, il tendit instinctivement ses doigts vers celui-ci.

- Mais c’est moi ! s’exclama-t-il avec toute son intelligence résiduelle. Je… Quoi ?

Surpris, mais pas inquiet du fait de son taux d’alcoolémie, il traça du bout des doigts son visage qui lui faisait face. Le lui avait-on piqué ? L’avait-on copié ? L’avait-on échangé ? Clignant des yeux à cette notion, il éclata à nouveau de rire.

Ils étaient ronds comme des tonneaux, et imbibés comme des babas au rhum. Si Calixte avait songé s’appuyer sur Rebecca pour élucider l’étrange affaire dans laquelle ils trempaient encore, ou les maintenir à distance de nouvelles péripéties, clairement il avait misé sur le mauvais cheval. Mais hé. Était-ce vraiment si grave ? Il avait l’habitude que Lucy le fourrât dans des situations improbables, et celle-ci était, pour le moment, loin d’être désagréable. L’alcool diffusait une douce chaleur le long de ses veines – à moins que ce ne fût la jeune femme collée à lui avec détermination – la musique entrainante avivait joyeusement son esprit festif et ses membres prêts à danser jusqu’au bout de la nuit, et même l’étrange sensation apparue suite à la montée de la mousse s’atténuait pour ne laisser dans son sillage qu’un sentiment de contentement extatique. Si c’était ce que Jerem ressentait à chaque fois qu’il utilisait son pouvoir, Calixte comprenait qu’il arrivât à s’en enivrer.

Il regarda… il se regarda faire comme lui et tâter le visage qui devait être celui de Rebecca, mais qui à présent était le sien. Puis examiner les mains qui n’étaient plus celles de l’aventurière mais celles plus caleuses du coursier. Suivez-vous ? Car Calixte avait lui-même bien du mal à suivre. Si c’était lui, en face, qui était Rebecca, et que lui-même était accusé de « voleur de visage » par la voix aux intonations de son amie… le niveau de la mousse baissa encore un peu, et son regard suivit la gravité. Et oui ! Il y avait bien là deux protubérances qu’il n’avait pas quelques minutes plus tôt, et dont il reconnaissait les courbes. De manière tout à fait professionnelle, bien entendu.

- Je crois qu’on a échangé nos corps, rit-il à l’adresse de Rebecca/lui.

Marrant cette notion que Rebecca était en lui, et lui en elle. Se prenant à imaginer la tête que ferait le Capitaine de la Garde Royale s’il devait avoir vent de cette affaire, il rigola de plus belle. Pas sûr qu’il survivrait à un entretien en découlant, mais il y avait tout de même là quelque chose de fort cocasse. Vacillant au nouvel équilibre indompté de ce corps d’emprunt, il se força à lâcher du regard les deux collines qui ornaient à présent sa poitrine. Il ne réussit pas.

- Si siiii ! J’te jure ! J’ai tes ballons maintenant, juste làààààà, insista-t-il en appuyant son propos du bout du doigt.

Eh c’était plutôt chouette comme sensation ! Bon, ça désorganisait un peu son centre de gravité déjà pas vaillant, mais c’était marrant d’avoir ces deux protubérances. Oubliant complètement que le corps qu’il avait là était en réalité celui de son amie, il posa les mains dessus pour mieux en palper le galbe.

- Trop bieeeen !!!

Une troisième main vint se joindre à la fête, et son cerveau accusa un moment de flottement. Le corps de Rebecca avait trois mains ? La mousse faisait pousser des membres en plus ? Mais un bras passa autour de sa taille – hé il avait un peu grandi d’ailleurs, non ? – et un visage à l’haleine œnolique vint se loger au creux de son cou. Au creux du cou de Rebecca. Ah c’était vraiment étrange comme configuration !

- Héééé j’suis pas sûre qu’une seule paire de mains suffise pour faire le tour de ton balcon ! lui cria la jeune femme qui s’était gluée à lui/elle. J’te prête les miennes !
- Merci ! Mais c’est son balcon à elle, en fait, précisa-t-il en indiquant Rebecca dans son corps. A elle dans moi.
- Coool ! Moi j’suis là-bas, indiqua-t-elle en montrant du doigt un homme large comme une barrique affichant un air perdu. Mais j’aime bien mieux ce corps-ci !
- A cause des ballons ?
- Nah j’ai déjà des ballons avec l’autre corps. Mais il est plus dur à utiliser pour danser. Du coup j’adore les soirées mousses !
- Tu viens souvent ?
- Oooh oui ! J’adooooooore regarder danser les gens ! Ah j’y retourne souvent, au bar du Loux’or ! Regarder danser les gens… Puis changer de corps !!

Un coin du cerveau de l’espion – ou celui de Rebecca ? – nota distraitement l’information. Si ces soirées mousses permettaient régulièrement aux fêtards d’échanger de corps, il n’était pas impossible que certains profitassent de l’occasion pour dissimuler quelques méfaits.

- Si tu veux j’peux te montrer comme marchent tes nouveaux ballons !
- Oh. Hum. Mais Reeeeeb…
- Là-bas ? Elle a l’air de bien s’amuser ta Reb ! rigola l’inconnu(e).

Et, effectivement, ça semblait être le cas. Même s’il était un peu étrange de voir son corps à lui se divertir tout seul. Enfin tout seul. Ça restait à débattre. Mais étaient-ils vraiment là pour débattre de quoi que ce fut ? Qu’est-ce qu’il s’apprêtait à faire déjà ?

- Reeeeeb ! Je peux utiliser tes ballons ?

- C’est toi, ça ?
- Nan, nan. Moins de pecs, cheveux plus en bordel. Mais tu l’as vue nan ? Enfin moi. Enfin Reb dans moi.
- Ouais mais genre trente secondes. Ou deux fois moins, parce que j’regardais tes ballons. Enfin les siens. Et lui ?
- Nan, plus petit.
- J’suis pas sûr de vouloir t’retrouver. T’es mieux comme ça en fait…
- Là-bas c’est moi ! Enfin elle ! Reeeeeeeeb !
- Reeeeeeeeeb !
- Reeeeeeeeeb !
- J’crois elle nous capte pas.

Bras dessus, bras dessous, Calixte et sa – son – nouvelle amie traversèrent la piste de danse pour essayer de mettre la main sur Rebecca – et le corps du garde – mais il semblait que cette dernière était déterminée à les fuir.

- Elle cherche quelque chose, non ?
- Oui : moi !
- Toi ou elle ?
- Je… quoi ?
- J’y crois pas t’es avec Co’Kain. Enfin elle.
- Le beau mec à poil à côté ?
- J’saurai pas juger. Mais celui torse nu, ouais.
- Crois-moi : l’est canon. Moins qu’mes nouveaux ballons, mais l’est canon. Faudrait qu’il soit juste un peu plus à poil pour bien juger. Genre sans le froc. Et les sous-vêt. C’qui Co’Kain ?

Sans répondre, sa nouvelle copine – son nouveau copain ? – l’entraina à la suite de l’aventurière qui se faisait elle-même entrainer par le beau jeune homme vers une pièce à l’écart. Faisant un effort pour aligner quelques pensées cohérentes, l’espion se demanda si la soirée n’était pas déjà en train de partir en sucette. Enfin plus qu’initialement. Enfin, si Lucy jouait toujours avec eux et que leur série de péripéties improbables n’était pas finie. Ils s’avancèrent vers le rideau de velours qui indiquait la démarcation entre les deux salles, et s’aventurèrent au-delà. Ils n’eurent cependant pas l’occasion d’aller très loin, car une femme aux allures d’armure à glace les arrêta d’un geste ferme.

- Mais c’est moi, là, fit intelligemment Calixte en indiquant son corps plus loin.

L’inconnue peu amène ouvrit la bouche pour répliquer, mais fort heureusement Rebecca sembla les repérer à ce moment-là. Sur un signe du beau jeune homme au bras de l’aventurière – ou plutôt de son corps à lui – l’armoire à glace marqua une hésitation puis les laissa pénétrer dans la pièce à l’ambiance tamisée.

- C’est vraiment Co’Kain !
- Qui ?
- Celui sans bras.
- Mais il a des bras…
- Ouais avec le changement et tout.
- Quoi ? Comment tu sais que… quoi ?
- Mon pouvoir. Mais regarde un peu sur les tables ! On va passer une soirée d’ultra folie !

Le regard de l’espion effleura les tables basses autour desquelles quelques invités triés sur le volet s’affairaient. Des coupelles remplies de diverses poudres leurs faisaient face, et à celle où le bel inconnu emmenait Rebecca… de petits monticules de cristaux grenat. Un froid intense s’infiltra dans la chair du coursier – enfin de l’aventurière – et son cerveau retrouva une once de lucidité : ils venaient de s’inviter au bar des psychotropes. Et s’il s’agissait bien là de Morsure de l’incandescent, cela expliquait que Jerem eut l’occasion d’utiliser son pouvoir avec une telle intensité.

- On va retrouver Rebecca, indiqua-t-il d’un ton soudainement pressé.
- Carrément ! Elle est à la bonne table pour un peu d’incandescence !
- Heu ouais, c’est ça.

Ils traversèrent rapidement la petite pièce, et Calixte s’affala tout contre son amie en grande discussion philosophique – ou pas – avec son bel interlocuteur.

- Reeeeeb ! J’te cherchais ! Allez, on y va, conclut-il en tirant de bras de l’aventurière – enfin le sien – bien incapable de trouver quelques palabres pour décorer sa déclaration impromptue.
- Mais vous n’avez rien pris encore ! Et y a bien mieux que du chocolat !
- Heuuuum, répondit-il intelligemment en regardant Rebecca tout en essayant d’aligner suffisamment de neurones pour tenter une excuse potable. On a aqua-tsi’ly ?

Rebecca ne semblait pas d’avis à quitter les lieux, et paraissait même enchantée de cette évolution de la situation. Bien que son esprit fût encore un peu embrumé par les consommations de fruits macérés, l’espion ne pouvait s’empêcher de décuver rapidement à l’idée de se trouver en tant que garde – même en repos – dans une pièce où tout criait à l’illégalité. S’attarder dans le coin ne l’enchantait guère, et s’il aimait festoyer comme tout un chacun, l’idée de perdre totalement le contrôle dans un endroit aussi louche que celui-ci, loin de toute personne – ou globalement de Zahria – pouvant assurer sa sécurité comme celle de ses secrets ne le séduisait guère. Tirant un peu plus sur le bras de Rebecca – ou sur son bras, enfin celui de Reblixte pour utiliser les savantes trouvailles d’une plume partenaire – il tenta de leur faire mettre les voiles. Néanmoins il semblait que l’aventurière savait utiliser son corps avec efficacité, et lui avait trouvé une force qu’il ne se soupçonnait pas. Ils se levèrent mais n’allèrent pas bien loin. Le corps de Rebecca fut maintenu sur place dans un étrange rebond alors que le sien croisait les bras d’un air boudeur.

- Heum, répondit-il intelligemment alors que Reblixte lui répliquait qu’ils s’amusaient bien.

Le temps de trouver quoi répliquer, l’aventurière fit à nouveau part de son mécontentement, et cela lui prit une bonne minute de mettre du sens derrière les mots désordonnés. Revenant à ses esprits alors que tous s’exclamaient de joie à l’annonce de la gratuité des produits présentés, il jeta le corps de Rebecca sur le sien alors que celui-ci sautait lui-même sur les psychotropes.

- NON !!

Le reste de l’affaire fût aussi ridicule que confus. Dans un nuage de poudres, sous une pluie de cocktails et dans un joyeux méli-mélo de membres gesticulants de manière désordonnée, Calbecca et Reblixte perdirent l’équilibre – et toute dignité – pour rebondir contre les coussins de la banquette puis la moquette douteuse de la pièce.

- Arrête ! Arrête ! ARRETE !!! hurla Calbecca à son amie qui continuait mordicus à ingérer goulument les cristaux rougeâtres.

Autours d’eux il nota distraitement la présence de créatures d’ombres défilant, mais il ne s’attarda pas pour voir si elles obéissaient vraiment à ses gestes ou si le pouvoir de l’aventurière n’en faisait à présent qu’à sa tête. Comme cette dernière. Chassant du revers de la main la dernière fournée de psychotrope que Reblixte tenait avidement au creux de la sienne, il faillit se prendre un coup de coude dans les côtes.

- Ca amortit bien les ballons en fait, remarqua-t-il avec intérêt avant de se faire basculer sur le côté pour recevoir un coup de coussin dans le visage. Ow ! Arrête de te… de me… de nous taper ! ET LACHE CA ! Tu en as… j’en ai… on en a assez pris !

Effectuant un nouveau saut vers son corps pour empêcher Rebecca de le droguer complètement, il fut cependant intercepté par le beau jeune homme – Co’Kain ? – qui les avait menés jusque-là. Et sans doute que la première phrase qu’il avait sur les lèvres était d’accuser celui-ci de les encourager à la consommation de produits illicites, mais celle-ci se perdit pour des considérations complètement autres. Semblant alors plus à propos.

- Oh heu bonjour. Ou bonsoir. Enfin re-bonsoir. Calixte. Enfin dans Rebecca. Enfin Calbecca d’après Reblixte. Très beau pect… enfin je veux dire : très belle soirée ! T’as un cristal de com’ ?
- Hé on avait dit que c’est moi qui te montrerai comme utiliser tes ballons !
- L’un n’exclut pas l’autre, si ?
- Redemande-moi quand j’aurai goûté à tout sur la table. Même si la moitié est par terre. J’aime mieux les ballons que les quenelles.
- Goûté à… REB, NON !

Reprenant le fil initial de ses pensées, Calixte se détacha de Co’Kain d’un mouvement brusque pour se jeter sur Reblixte. L’affaire maladroite le fit glisser contre la banquette, trébucher sur un pied trainant dans le coin – probablement le sien – et s’affaler lamentablement contre son corps. La bonne nouvelle c’était qu’il était à peu près certain d’avoir vu voltiger les nouveaux psychotropes attrapés par l’aventurière. La moins bonne c’était que lorsqu’il récupérerait son corps il risquait de se taper un bon mal de crâne doublé d’une jolie bosse à l’arrière de la tête. Celle mitigée c’était qu’il savait à présent ce que ressentaient les personnes qu’il avait jusque-là embrassées. Et ça n’était pas nécessairement horrible, mais au moins un peu étrange, voire limite traumatisant.

Décollant ses lèvres des siennes – ou celles de Calbecca de Reblixte – il fut soudainement pris d’un vertige qui le fit se réécrouler. Lorsque cette première sensation de malaise fut passée, il réouvrit les yeux et les posa sur Rebecca… sur Rebecca qui devait être Rebecca, car il avait regagné son propre corps.

- Ahah ! s’exclama-t-il satisfait en cherchant sous ses doigts la pochette contenant sa médaille de garde. Et maintenant ça suffit, je…

Son regard se troubla, et une étrange sensation de flottement le gagna. Comme si son corps devenait à présent une immense barbe-à-papa.

- Je…

Qu’est-ce qu’il devait faire déjà ? A part profiter de cette agréable félicité noyant ses pensées et de la rumeur du sommeil se dessinant sur ses paupières ? Probablement rien de très important. Ou rien qui ne pouvait attendre le lendemain matin. Cédant à l’appel du rêve, il ferma finalement les paupières, se cala contre son amie qui, nul doute, le protègerait du danger au besoin, et s’endormit promptement.

Les rayons insistants de la fin de matinée chatouillèrent ses paupières, et Calixte s’en détourna dans un grognement, cherchant refuge sous le drap fleuri dont une bonne âme l’avait couvert. Malgré tout, les lueurs déterminées du jour accompagnées de la chaleur estivale s’engouffrant sur chaque parcelle dépourvue d’ombre finirent par amener sa conscience au point de réveil. Un réveil tout en nausées et maux de tête, mais un réveil tout de même. Grommelant son abdication, le coursier entrouvrit péniblement les yeux pour appréhender le décors à la fois inconnu et familier dans lequel il émergeait. Le temps de quelques minutes, il laissa son regard ambré se promener alentours tout en remettant doucement la série d'événements qui l’avait amené à finir s’échouer sur le canapé de Rebecca. Ou d’Arthorias. Mais il espérait que c’était celui de Rebecca. L’imposante bibliothèque qui aurait dû lui faire face avait cependant disparu, tout comme la plupart du beau mobilier boisé qu’il avait découvert lors de sa première rencontre avec la jeune femme. Seules les plantes, toujours aussi belles, étaient restées. Et peut-être aurait-il pu douter davantage de sa localisation actuelle, mais les longues minutes inconfortables qu’il avait passées avec l’aventurière alors qu’il lui portait un colis de la part de son époux – ex-époux – avaient ancré dans sa mémoire l’agencement de ces pièces, le blanc de ces murs, les courbes de cette végétation d’intérieur. Dans un soupir, il se releva sur ses coudes avant de s’asseoir tout à fait.

Dans une seconde de panique, il chercha mentalement la date du jour et son emploi du temps prévu, avant de grogner à nouveau en se rendant compte qu’il allait lui falloir se hâter pour rentrer à la Caserne, s’il voulait ne pas trop briller par son absence matinale. La Capitale n’était plus son lieu d’affectation, et il avait accepté la soirée de Jerem en connaissance de cause. Néanmoins il n’était techniquement pas en congés, et Emeor Calyx lui en ferait voir de toutes les couleurs s’il apprenait que son coursier faisait régulièrement le mur, même loin de ceux du Bastion. Motivé par cette perspective qu’il ne souhait pas voir arriver, Calixte quitta enfin le canapé qui l’avait accueilli pour la nuit – fin de nuit – et s’aventura vers la cuisine. Là aussi le décor avait grandement changé. Marquant un temps d’hésitation, l’espion se demanda si sa première analyse était tout de même correcte et que c’était bien le divorce des Hekmatyar avait séparé le mobilier de son toit, ou s’il était vraiment en train de se balader chez des inconnus. Haussant finalement les épaules – parce que les deux possibilités lui convenaient finalement – il mit de l’eau à bouillir, attrapa deux tasses, du thé en vrac qui traînait sur le plan de travail, et déposa son butin sur la petite table d’appoint.

Deux tasses de thé et une Rebecca plus tard, il était convaincu de deux choses : il avait bien dormi chez son amie, et il allait lui falloir faire remonter l’incident de la soirée de Jerem à la Garde. De mémoire, il avait quelques assignations en cours sur le trafic de plus en plus prégnant de la Morsure de l’Incandescent dans la Capitale, et cette piste permettrait d’étayer le travail de ses collègues. Comme de faire un peu de ménage dans ces histoires de drogues et de soirées pas forcément très honnêtes. Trouver une excuse expliquant la raison pour laquelle il y avait accédé ne devrait pas être si compliqué que cela, tout comme pour indiquer pourquoi il n’était pas lui-même intervenu. Les données que son cerveau en compote avait tout de même réussi à garder – comme le trajet jusqu’au lieu, quelques noms, et les divers éléments suspects de la soirée – devraient aussi lui permettre de rester dans la bonne pile des petits papiers de sa hiérarchie.

Gobant quelques baies de divinam et terminant sa tasse de thé, le garde se résolut à reprendre le chemin du travail. Laissant la vaisselle à Rebecca qui lui assurait qu’elle s’en occuperait une fois qu’elle aurait moins la gueule de bois, il déposa un chaste baiser sur son front, récupéra ses affaires – et Vreneli qui le regardait d’un œil critique – et s’en fût regagner la Caserne. Avec un peu de chance, leurs péripéties touchaient là à leur fin.