Le jour décline, la Capitale commence lentement à échanger ses parures de jour pour celles plus festives de la nuit. Vrenn, récemment blessé pour les raisons de ton choix, tu décides de rendre visite à un médecin que tu connais bien : nul autre que Luz Weiss. Tes blessures ne sont pas profondes et ne mettent pas ta vie en danger, elles rendent simplement ton métier plus compliqué, en te privant de certaines souplesses que tu ne déplores pas en temps normal. Cependant, en passant la porte du cabinet de la jeune femme, le spectacle est pour le moins inquiétant.
Tu vois au sol, allongée au milieu de la pièce sans dessus-dessous, Luz, inconsciente.
Luz, tu es réveillée par les bruits de l'homme examinant la pièce. Dans la pénombre, tu peines dans un premier temps à l'identifier, croyant à un cambriolage. Le désordre autour de toi permettrait de l'avancer, bien qu'à première vue, il ne semble rien te manquer. Pour une étrange raison, aussi, tu n'arrives pas à te souvenir de ce que tu faisais, il y a tout juste une heure. Un trou de mémoire bien encombrant, car il va falloir découvrir si quelque chose a été volé, pour quelle raison et surtout, qu'est-ce qui aurait pu t'amener à cette situation ?
Putain, c’est marrant, les souvenirs. A l’époque, j’essayais de buter l’autre crétin de la pègre, qu’essayait de bouger les lignes du pouvoir en place, j’me souviens même plus comment il s’appelait exactement… Alejandro ? Jesus ? Bon, enfin, un truc du genre, quoi. Qu’est-ce que j’en ai bavé, pour le buter, lui… A chaque fois, il me cassait la gueule avec son pouvoir, p’tet sans même se rendre compte que j’venais d’essayer d’attenter à sa vie.
Et, chaque fois, j’allais chez Weiss. Comme c’est pas un toubib lié au monde du crime, personne devait trop savoir que j’me faisais démonter à la chaîne. M’suis pointé un paquet de fois chez elle avant de réussir à lui faire son compte, à ce con. Depuis, c’est un peu pareil, j’essaie de varier les médecins, mais quand y’a une urgence, c’est quand même plus simple d’aller chez elle. En plus, elle commence à peu près à me remettre en permanence, et ça, c’est pas mal. Puis on est bien soigné.
Enfin, moins fatigant, quoi.
Du coup, avec le sale coup que j’ai pris au côté, j’sens que j’ai les côtes fragilisées. Pas fêlées ni cassées, enfin, j’crois, mais j’suis clairement pas bien pour respirer et me contorsionner dans tous les sens. Hors de question que j’escalade maintenant, par exemple. Enfin, si y’a pas le choix, on fait, hein… Mais j’ai du matériel pour m’aider, ce sera pas tant manuel, maintenant.
Mais quand j’passe la porte du cabinet, c’est le bordel. Bon, il est tard, donc y’a personne, c’est normal. Mais les chaises sont dans le désordre, un peu renversées. C’est pas trop ce dont j’ai l’habitude quand j’me pointe, et que tout est nickel. Donc c’est les vieux réflexes qui reprennent instantanément le dessus. On est plus tranquille nulle part, hein…
J’ai un couteau en main, les sens aux aguets, j’change mes appuis et mes magies prêtes à l’emploi. Autant dire que ça devrait aller. Et j’dis plus rien. Pas question d’appeler à voix haute et risquer d’alerter quelqu’un qui serait un potentiel agresseur, après tout.
Doucement, j’avance jusqu’à la porte de séparation avec la salle dans laquelle Luz fait son boulot d’auscultation. Pas moyen d’entendre quoi que ce soit à travers le battant, mais y’a l’air d’y avoir un peu de lumière. C’est déjà pas mal. J’pousse doucement, et j’regarde par le petit trou qui s’est créé. Juste du bordel supplémentaire. Ça se trouve elle est en train de baiser avec Naë ou quelqu’un d’autre, et c’est devenu plus physique que prévu…
J’pousse davantage, au point de rentrer. Y’a rien ni personne, à part la toubib qui s’agite par terre, et qui commence à émerger. J’commence à regarder autour, derrière la porte, dans les cachettes potentielles. Pas de bruit particulier, ni d’odeur, autre qu’une un peu musquée, genre les gens pas très propres. J’plisse les yeux, à la recherche d’un genre d’invisibilité. J’longe les murs, j’pousse des trucs qui traînent.
Rien ici.
Y’a un escalier qui monte, cela dit.
J’me tourne vers Weiss.
« Luz ? Ca va ? »
Luz marmonna une réponse inintelligible. Une douleur fulgurante la lançait à la tempe gauche et c’est vers ce pic de souffrance que se porta sa dextre dans un premier temps. Toujours allongée sur le sol, elle gémit une imprécation malhabile, fit lentement rouler ses hanches, vérifia la fonctionnalité de ses jambes et de ses doigts de pieds… Par Lucy, depuis quand les lendemains de beuverie étaient-ils aussi difficiles ? Et son lit aussi peu confortable ? Le froid glacé du dallage rentrait dans l’ossature malmenée de ses omoplates. Son épaule droite, tout particulièrement, lui renvoyait une sensation de marmelade passée sous un troupeau de rapidodo… Elle ouvrit péniblement les paupières, papillonna dans l’obscurité. Une voix familière s’éleva non loin d’elle, mais elle n’en comprit pas immédiatement les mots. A la place, elle lâcha un « Quoi ? » plutôt ronchon et mordant, les intonations de sa voix adoptant immédiatement une sonorité plus aigüe. Elle commençait à comprendre que quelque chose n’allait pas. Elle se releva brusquement, ce simple mouvement manquant d’envoyer la totalité du contenu de ses tripes sur le sol. Par la mère de tous les mal de tête du monde ! Qui lui avait refourgué une migraine pareille ?! Elle grinça des dents et referma immédiatement les yeux, ramassant quelques instants ses jambes contre sa poitrine pour y enfouir son visage. Une nouvelle flopée d’injures franchit ses lèvres ainsi qu’un non moins compréhensible « ‘Ai mal » marmonné dans sa barbe.
Bordel de foutre dieu ! Elle puisa spontanément dans sa propre énergie pour calmer sa céphalée, les paumes entourées d’un halo ambré. La douleur reflua, se fit moins prégnante puis disparut tout à fait. Envahie d’une profonde lassitude, elle trouva néanmoins l’énergie d’adresser à son entourage un regard sceptique et incrédule. Son cabinet était plongé dans un chaos innommable. Et totalement dans l’obscurité. De fins rais de lumière perçaient toutefois des volets clos, striant le sol de rayures étranges et bien trop timides pour y voir davantage que des ombres. Une silhouette humaine se tenait d’ailleurs justement à quelques mètres d’elle. Cette prise de conscience la fit sursauter. Tous les muscles tendus, elle résista à l’envie de bondir sur ses pieds. L’avait-il vue ? Etait-il son agresseur ? Un visiteur ? Elle n’avait malheureusement aucun souvenir des raisons de son évanouissement. Elle avait cependant vécu assez de combats pour identifier parfaitement la nature d’un coup porté à la tête : elle avait été assommée, ou s’était assommée elle-même en glissant sur on ne savait quel coin de table. En l’occurrence, sa préférence allait à sa première hypothèse – son cabinet ne s’était pas mis tout seul dans un tel état.
A force de l’observer les yeux plissés, elle comprit qu’il l’avait repérée. Elle pouvait deviner le très léger éclat de ses yeux dans le noir et les gestes furtifs qu’il ne cessait d’esquisser. Vers elle, puis vers le couloir. Vers elle, puis à nouveau vers le couloir. Lui aussi était donc sur ses gardes. Sur la défensive. Ce détail la fit tiquer, et c’est prudemment qu’elle murmura :
Allons, s’il avait voulu la tuer, il serait présentement au-dessus d’elle à lui donner quelques gracieux coups de couteau. Il n’aurait pas pris le temps d’attendre qu’elle daigne se réveiller. Il lui fit signe de se taire, conseil qu’elle suivit à la lettre pour tendre l’oreille. Un grattement persistant était à peine décelable. Un bruit de… Meuble peut-être ? Une armoire ? Avec un infime raclement de semelle… Elle se leva prudemment, se coula jusqu’à la silhouette sombre qui l’attendait. Alors, son identité lui revint. Vrenn ! Il l’observait de ses yeux sombres, la figure figée dans une extrême concentration. Que faisait-il là ? Il lui fit un signe vers le haut. Du bruit à l’étage. Luz réfléchit rapidement. Il n’y avait personne dans la maison à cette heure, hormis elle. A moins que Zahria ne soit rentrée plus tôt de mission ? Elle en doutait. Sa colocataire n’était pas connue pour son laxisme et n’avait que trop tendance à faire perdurer son travail avec un perfectionnisme tout à fait poussé… Il était plus probable qu’un intrus se soit faufilé par la porte du fond pour rejoindre l’escalier et accéder à l’étage de la demeure… Sa propre chambre était d’ailleurs juste au-dessus ! Elle pesta silencieusement et adressa un regard entendu à Vrenn. Quelqu’un qui n’était pas censé être là se permettait de toute évidence quelques largesses...
Elle émerge, et le halo ambré semble la requinquer. Soit c’est nouveau, soit elle l’utilise pas avec tout le monde, pasque j’ai pas eu souvenir d’avoir eu ça. Elle doit le garder pour les cas graves, et pour sa pomme. J’peux difficilement lui en vouloir, j’aurais fait pareil. Déjà, elle m’a remis, on est dans du progrès considérable. Elle aurait pu me sauter dessus pour me buter, après tout. C’est le souci, des gens qui se réveillent dans des contextes difficiles. On sait jamais trop comment ils se réveillent et dans quel état ils sont.
Elle est restée calme, c’est cool, ça arrive pas souvent, chez les civils.
Les bruits qui viennent d’au-dessus, en tout cas, pour discret qu’ils sont, sont indéniables. On pense pas que c’est Zahria. Elle est même pas à la Capitale, j’crois bien. Le boulot l’a appelée du côté de Grand Port, ou ailleurs, pour ce que j’en sais. Elle nous dit pas tout, et c’est bien normal, c’est elle la patronne, elle fait ses trucs, et se contente de nous gérer.
Par signe, j’fais comprendre à Weiss que j’vais monter histoire de tirer la situation au clair. Elle hoche la tête, s’prépare à me suivre. Ah ben, comme elle le sent, hein. J’étouffe un brin d’irritation, pasque si elle me traîne dans les pattes, j’vais devoir m’assurer qu’il lui arrive rien de grave. Sinon, la patronne va salement m’en vouloir, puis ça fera pas terrible, les taches de sang sur les plinthes, quand on se baladera.
J’monte les premières marches, et j’porte par réflexe la main à mon côté, qui m’tire. Putain, j’voulais juste me faire rafistoler vite fait puis aller pioncer, merde, quoi. Pas traquer des criminels de droit commun coincés dans le manoir d’une noble lambda. Bon, enfin, c’est comme tout, à un moment, quand faut s’y coller, autant le faire vite et bien, histoire que ce soit fini et qu’on passe à autre chose.
J’raffermis ma prise sur ma lame, et j’tiens ma magie prête à l’emploi.
En haut de l’escalier, la porte est à nouveau fermée. Oreille contre, j’essaie d’entendre, mais les bruits semblent s’être éloignés. Ils sont plus juste au-dessus, mais plus loin. S’il va dans la piaule ou le bureau de Zahria, ça va être chiant. Enfin, pas qu’il réussira à ouvrir les loquets, et décrypter les codes différents, mais ça fait désordre, qu’un type vienne faucher chez le maître-espion.
J’essaie de pousser le battant, mais c’est fermé à clef. Derrière, Weiss a pas l’air d’avoir de quoi ouvrir sur elle. J’sors le rossignol noir, et j’l’insère dans la serrure, la bobinette ne choit pas, mais tout s’ouvre doucement, sans grincement. Au moins, la baraque est bien entretenue. Dans le couloir qui suit, y’a personne, mais toutes les lumières sont allumées, et les cristaux brillent en toute confiance. Rien de plus chiant que cambrioler dans le noir complet, à se taper dans les meubles alors qu’on sait pas comment ils sont agencés.
Les lunettes de jour, c’est les meilleures amies des voleurs de tous poils.
Dans la pièce juste au-dessus, qui ressemble à une chambre, c’est le dawa, sérieusement. Toutes les armoires et autres meubles de rangement sont bel et bien ouverts. Leur contenu est déversé en vrac, par terre et sur toutes les surfaces qui iraient avec. Même le matelas a été éventré pour regarder à l’intérieur, et quelques plumes volent encore avant de se poser tristement au sol. Méthodique, le gars.
Alors, Weiss, ça fait quel effet de se faire ravager sa piaule, hé ?
Enfin, on va commencer par lui foutre la pogne dessus, puis dans la gueule, hein, avec juste un peu d’animosité.
Luz se pencha par-dessus son épaule, presque sur la pointe des pieds, les lèvres plissées en une concentration des plus évidentes. Une vive curiosité se lisait dans ses prunelles, beaucoup trop intriguée par l’identité et les motifs de leur cambrioleur pour se soucier véritablement de cette situation précaire. L’individu devait nécessairement ignorer la profession de Zahria, sans quoi il ne se serait guère embêté à fouiller plus avant sa chambre. Outre des dessous affriolants, deux verres oubliés et des objets aussi inutiles que décoratifs, sa chambre à coucher ne revêtait pas grand intérêt. Un ennemi aurait a priori porté son premier choix sur un bureau de travail ou toute autre pièce disposant de documents importants. Ou compromettants. Et Lucy seule savait combien Zahria planquait de babioles dangereuses et considérablement compromettantes. Cette pseudo hypothèse acheva de rasséréner la praticienne. Ils ne faisaient de toute évidence pas face à un coup monté exclusivement dirigé contre la couronne, et donc contre sa tendre amie, le Maître espion.
En l’état, le gars semblait aux prises avec une robe d’été à dentelles un peu trop collante, puisqu’il tentait de dégager son bras des bretelles entortillées avec une pointe de virulence. Heh, pas facile les vêtements féminins, imaginez ça à présent porté toute la journée… Non, le gars n’avait pas grand-chose d’un tueur né capable d’assassiner les petits stagiaires espions de sang-froid. Il titubait quasiment et marmonnait une longue litanie qui filtrait à peine de ses lèvres, la grisaille de ses cheveux collée à son crâne par une pellicule de transpiration nerveuse. Croque-Chance avait décidément bien changé.
Elle fronça plus avant les sourcils. A bien y réfléchir, il lui paraissait familier. Elle se creusa les méninges, tout en se plaçant doucement de l’autre côté du chambranle de la porte tandis qu’il leur tournait le dos. Un… Patient ? Elle se souvint brusquement lui avoir ouvert la porte de son cabinet. Un gars fébrile, les yeux fous et dont les mains tremblaient. Un type en manque. Et pas en manque de pâquerettes. Cherchait-il des cristaux ou des substances médicales susceptibles de combler ses carences ? L’avait-il assommée pour cette raison ? Elle se souvenait s’être retournée pour mettre de l’eau à bouillir… Il n’avait vraisemblablement pas aimé l’odeur du thé. Il ne méritait aucune clémence, en conclut-elle.
Elle attrapa l’aspicass qui trônait sur la commode à proximité de la porte et le posa sur le sol. Accroupie, elle l’actionna d’un mouvement expert. Alors, toute la pièce se mit à rugir, ronronner, caqueter, et les objets au sol s’envolèrent en tous sens, cahin-caha, sans guère se soucier du pauvre homme pris dans cette subite déferlante de rangement. La robe si détestée se souleva brusquement, vint amoureusement épouser son visage dans une gifle aguicheuse de soie contre sa face, ses bretelles animées d’une vie nouvelle se débattant prestement avec son bras dans l’espoir vain de retourner à leur placard. L’homme se mit à geindre, tenta de reculer en s’agitant comme un poisson hors de l’eau et son pied se prit dans une brosse à cheveux qui s’élevait dignement en direction de la commode : l’objet se trémoussa, outragé, et reprit son inévitable attraction vers son espace de rangement.
Luz n’attendit pas qu’il daigne reprendre ses esprits pour s’élancer en avant et lui sauter à la taille en un simulacre de placage. Ils basculèrent tous deux à la renverse, dérangèrent un caleçon oublié et s’écrasèrent lourdement au sol. Le matelas, pour sa part, se referma dans un horrible bruit de succion. Bientôt suivi du grésillement caractéristique du pouvoir de foudre de Luz qui n’hésita pas une seconde à lui déverser une pleine décharge par le biais de leur embrassade… Oui, cela ne se voyait guère, mais elle s’amusait follement.
L'ancien patient fut rapidement appréhendé, plaqué par Luz qui visiblement ne compte pas le laisser partir. Les éclairs partent et choquent la cible ... Enfin, c'est ce qui aurait dû se passer, car le cambrioleur ne semble pas souffrir tant que ça, au pire plus du poids de Luz limitant sa respiration, comment se fait-il qu'il ne pâtisse pas des foudres de la rousse ?
Une lueur ambrée que votre duo connaît bien émane de la paume du voleur, l'instant d'après, ce sont les mêmes éclairs qui sont retournés contre leurs manipulatrice, laissant votre homme s'extirper de sa prise sur un moment d’inattention. Vous voyez distinctement dans sa main une fiole d'un produit rare aux propriétés narcotiques, stupéfiantes, volé au cabinet du médecin. Ce produit n'existe qu'en très peu d'exemplaire et permettrait de soigner bon nombre de maux si l'on pouvait étudier plus en profondeur sa structure et comment l'employer. En somme, quelque chose que l'on ne veut pas voir en dehors des mains d'un médecin.
Le voleur lance alors un regard vers Vrenn et tend sa main vers lui, des chaînes sortent de sa paume et touchent Vrenn sans provoquer la moindre douleur, lorsqu'elles reviennent vers lui, il sort de votre champ de vision et ... qui était-ce, déjà ?
J’regarde la chambre de Zahria. C’est rangé impeccablement, depuis que y’a l’aspicass. Y’a juste un de ses dessous affriolants, avec davantage de rubans et de dentelle que de tissus, qui traîne au milieu de la pièce, tout emmêlé sur lui-même. J’essaie de me rappeler si on s’en est servi récemment, pour qu’il soit là. Pas souvenir, là, tout de suite. Elle l’a p’tet sorti pour l’essayer, ou a voulu dormir avec pour le plaisir, ou avec quelqu’un d’autre.
Bon, enfin, rien à signaler.
Plus surprenant, y’a Luz à côté de moi. On est venu voir la chambre, mais pas moyen de me rappeler pourquoi. J’creuse ma mémoire, mais j’me rappelle juste que c’était le dawa en bas, et que j’étais venu à la base pour me faire rafistoler par la toubib qui sert de colocataire à ma patronne, amante, amie. Bref, rien que de très normal avant d’aller pioncer un coup chez moi.
Par habitude plus qu’autre chose, j’vérifie la pièce, y compris le bureau sécurisé dans lequel il y a, parfois, des trucs de maître-espion. Des messages codés, des décodeurs, des coffres-forts dont personne connaît le code à part Zahria, et toute la panoplie de son matériel indispensable. Rien à signaler. J’étouffe un baillement quand il me tire un petit hoquet de douleur.
« Tu t’rappelles pourquoi on est monté ? T’avais besoin de quelque chose pour me rafistoler ? »
Comme elle me jette un regard un peu surpris, j’soulève mon haut pour montrer mon torse, dont tout un côté est une étude en teintes bleues et violettes. Ça va devenir de plus en plus charmant, tiens.
Par acquis de conscience, j’fais un tour rapide sur le reste de l’étage, et j’profite de la salle d’eau pour me mouiller un peu le visage, me laver les pognes, et m’humidifier la nuque. J’ai une sensation bizarre, alors j’regarde dans le miroir. J’ai les traits un peu tirés, mais j’suis plutôt en forme, sinon, enfin, j’me sens pas à côté de mes pompes, quoi…
« On pourra vérifier aussi pour les trucs de commotion et compagnie ? »
J’ai p’tet pris un coup sur la tête, on sait jamais. J’me sens pas dans mon état normal, en tout cas. Ça devrait aller mieux quand j’aurai grailler un coup, j’pense. C’est p’tet juste ça, besoin de reconstituer mes forces avec une bonne nuit de sommeil, un bon gros repas, et demain il n’y paraîtra plus rien à part les grosses taches d’hématome sur mes côtes. Et encore, si elle veut bien et peut utiliser son truc ambré, là…
Comment je sais ça, d’ailleurs ? J’ai une bonne mémoire, normalement, pourtant…
« Ouais, faudra mettre la dose sur le protocole commotion, j’sens. »
J’ai dû prendre un plus mauvais coup que j’pensais, putain.
En redescendant l’escalier qui mène à la salle de consultation, j’grignote un bout de pain, pour essayer de me remettre les idées en place. De toute façon, il était en train de rassir dans mes affaires, alors autant le bouffer là.
Puis j’ouvre la porte de la partie cabinet, et j’vois que c’est le bordel.
« Hé bah, c’était mieux rangé la dernière fois. »
Bizarre, quand même.
Luz fronça les sourcils, les mains sur ses hanches. Dans ses souvenirs, la maison n’était pas aussi foutrement mal rangée. Oh, la chambre était dans un état parfait, mais le couloir… Ainsi que son cabinet, ne tarda-t-elle pas à constater, étaient semblables à un champ de pâquerettes après le passage d’un troupeau de bouctons sauvages. Elle se frotta le menton de deux doigts soucieux et ses sourcils se froncèrent vainement sur une certaine incompréhension. Qu’est-ce qu’ils foutaient là exactement… ? Elle retourna son regard à Vrenn, aussi perdue que lui sur la conduite à tenir et les raisons de leur présence à l’étage. Elle se souvenait de son arrivée, ou du moins de l’avoir reconnu un peu plus tôt… Elle ignorait en revanche qu’il était blessé et ce qu’elle tentait de retrouver dans les affaires de Zahria. Elle se pencha pour ramasser le cube soigneusement disposé au centre de la pièce et reposa l’aspicass sur la commode. Bon, une bonne chose de faite. Sa colocataire serait vraisemblablement ravie de savoir que sa chambre avait été parfaitement nettoyée !
Elle grimaça lorsque ses prunelles se posèrent sur un buste en bois taillé malencontreusement abîmé par une effroyable chute au sol. Elle le repositionna sur le comptoir du couloir, regrettant de ne pas posséder d’aspicass pour cette zone. Qui diable était venu foutre un tel chaos chez elles ?! Elle s’apprêtait à se diriger tout droit vers son cristal de communication pour contacter Zahria lorsqu’elle découvrit sur le bord de la rampe des escaliers une touffe de poils duveteux prises dans les rainures du bois. Des poils bruns duveteux, d’une texture indéniablement particulière… Du poil de loutre géante.
L’aventurière géniale n’était de toute évidence plus dans la maison. Mais puisque la moitié de la population d’Aryon disposait d’une clé personnelle pour aller et venir à leur guise ici, il était tout à fait possible qu’elle soit passée plus tôt dans l'après-midi. Luz soupira et leva les yeux au ciel. Aah, leur joyeuse amie était un diablotin inarrêtable et enthousiaste… Mais si Lucy pouvait un jour guérir sa maladresse, les honnêtes citoyens ne s’en porteraient que mieux ! Elle grommela à la manière d’une mère râleuse sachant très bien qu’elle n’oserait pas se montrer ferme devant son enfant tapageur, et se promit d’en toucher un mot à Carci dès que possible. S’il-te-plaît. Ne détruis pas les sous-vêtements de Zahria et les meubles rares de la maison. Même si le terme d’auberge était probablement plus juste.
Elle redescendit pesamment dans les escaliers et retint un deuxième soupir de fin du monde en apercevant l’état de son cabinet. Dans la pièce, Vrenn dégustait un vieux morceau de pain de la même manière qu’un affamé se délecterait d’un buffet royal. L’apercevoir lui donna néanmoins étrangement faim… N’avait-elle pas mangé juste avant de descendre prendre son service ? Son estomac criait présentement à l’agonie, et elle se sentait plus fatiguée qu’elle ne l’aurait dû… Il fallait dire que découvrir que Carci venait de détruire une partie de sa demeure en rentrant de taverne ou de mission avait tout pour vous décourager un homme aussi tôt dans la soirée. Cela ne l’empêcha guère de se fendre d’un sourire à l’adresse de Vrenn pour l’inviter à s’installer sur une chaise :
Simple question de formalité qui n’attendait pas particulièrement de réponse. Après tout, les affaires des espions devaient impérativement rester un secret de polichinelle. Quand on ne sait rien, impossible de trahir ses propres amis. Elle l’aida à ôter son haut et vérifia la blessure d’un œil habitué et plutôt protecteur. Sa mémoire lui jouait régulièrement des tours à son sujet, mais le fait de le voir régulièrement avait suffi à ancrer fermement en elle la conscience qu’il était important pour Zahria, et donc important pour elle. La famille, ça n’attend pas.
Elle déplaça les bocaux répandus sur le sol pour accéder à une étagère dévidée et notamment à plusieurs plantes renversées. Elle réfléchit et se saisit d’une plante verte aux feuilles grasses plutôt imposantes. Cela devrait suffire pour des premiers soins et une commotion cérébrale.
Le halo ambré refait son apparition, cette fois, et j’me fais vachement mieux soigné que les fois d’avant, dont elle se rappelle pas vraiment. Bon, bien sûr, j’suis venu depuis que j’suis espion, avec Zahria, tout ça, donc elle a eu pleins d’occasions de me rafistoler à l’envie. La plante se flétrit et j’sens une gêne dans mes côtes, une pression sur mon souffle que j’expire doucement. Définitivement fêlées, alors. Mais en quelques secondes, la sensation désagréable disparaît et, en hésitant un peu mais pas des masses, j’prends une respiration complète qui fait grossir ma cage thoracique.
Ça fait du bien, de pouvoir respirer à fond, de temps en temps.
J’palpe l’hématome qu’est en train de disparaître à vue d’œil, et j’ressens rien. Sur un signe de Luz, j’tape un peu plus fort, et j’confirme d’un signe de tête que tout semble bien aller. Elle attrape mon visage, et regarde dans mes yeux.
« Ouais, la commotion ? »
Elle hoche la tête.
« Dans quel quartier sommes-nous ?
- Centre-ouest.
- Quelle année ?
- L’an mille.
- Quel temps faisait-il hier ?
- Dégagé, vent frais, soleil… au village perché. »
Elle s’écarte, me fait signe de me lever.
« Mets-toi pieds joints, mains sur les hanches, yeux fermés. Le but est de ne pas bouger ni quitter la position.
- ‘Sûr. »
J’fais comme elle dit, avec toujours des pensées étranges qui tournent. J’essaie de me rappeler ce qui s’est passé plus tôt, mais j’ai probablement juste poussé la porte, trouvé personne en bas, donc j’suis monté la chercher. Vrai qu’il est tard et qu’elle était probablement en train de se préparer à profiter de sa soirée. Les trente secondes passent sans que j’ai de vertige ou que j’remue outre-mesure. Trop l’habitude de faire le funambule.
« Tu sautes avec le pied gauche ou le pied droit, comme appui ? »
Je hausse les épaules, l’air de dire que ça n’a pas d’importance. Puis je bondis un coup avec chaque.
« Le droit, j’dirais.
- Mets-toi sur le pied gauche, plie l’autre genou et reste en équilibre, sans bouger les mains et les yeux fermés. »
Plus dur. Je tangue, et les vingts secondes passent alors que j’manque de me casser la gueule une fois. Cela dit, c’est des trucs pour lesquels on s’entraîne, ça, côté voleurs, alors…
« Mets maintenant un pied devant l’autre, le gauche derrière, et pareil.
- Hm. Okay. »
La demi-minute passe en silence.
« C’est bon ? »
Elle me fait oui, me signifie qu’il n’y a pas de commotion cérébrale. Ben merde alors, j’m’en plains pas, mais ça n’explique rien. Coup d’œil au sceau magique et talisman d’indépendance, qui ne montrent rien, comme d’habitude. Les pires objets du monde, j’te jure.
« Ben merci. J’vais éviter la domestique et aller casser la croûte chez moi, ou au bistrot. »
Elle me recommande du repos, comme d’habitude. Mais j’sens que j’vais tourner comme un lion en cage, si j’vais directement chez moi, alors j’vais privilégier de voir un peu de monde avant d’aller rejoindre mes pénates. Quand même, ce trou de mémoire… J’suis p’tet plus fatigué que j’croirais.
A se demander si c’est la sensation des gens qui me fréquentent, tiens. Ça serait cocasse.
Elle dut secouer la tête pour chasser la désagréable impression de vide qui la saisissait par instant. Décidément, elle n’était pas en très grande santé cette après-midi ! Elle jeta un coup d’œil torve vers l’entrée de son cabinet, espérant grandement qu’aucun autre estropié ne se ramènerait à cette heure pour des soins d’urgence. Elle n’avait présentement pas d’autres envies que de fermer ses locaux de travail à double tour et de disparaître à l’étage pour un repos bien mérité.
Elle se saisit du lourd trousseau de clés qui était posé dans un tiroir de son bureau et prit la tête de leur petit duo jusqu’à l’entrée de son cabinet. Elle n’avait pas jugé bon d’insister : Vrenn était un peu le matou détrempé que Zahria accueillait par moment, toujours cordial mais jamais tout à fait apprivoisé. Il n’avait jamais paru à son aise dans une demeure trop chaleureuse, aussi loin que remontaient les souvenirs troubles de Luz. Que cherchait-il constamment dans la rue ? Presque comme s’il lui était nécessaire d’évacuer tous bons sentiments après avoir fréquenté plus de quelques heures les personnes qui lui voulaient du bien… Elle lui ouvrit la porte principale d’un geste délié et s’écarta du chemin, un bref haussement du menton en guise de salut. Elle se fendit toutefois d’un sourire léger et conclut cette étrange journée par un :
Sa porte resterait toujours ouverte aux espions. Il n’y avait pas de travail plus important que de rafistoler les ombres de Zahria.
Il lui fit un signe de tête et s’engagea dans la rue. Elle le regarda s’éloigner durant quelques secondes puis laissa filer un soupir et referma la porte derrière elle après deux tours de clé. Elle rangea son matériel, nettoya ses outils du jour, réordonna les chaises dans la salle d’attente et souffla les lumières à cet étage. Après cette longue journée, elle n’attendait plus qu’une seule chose… Une tasse de thé chaude avec un bon bouquin sur le canapé du salon, véritable vigie qui attendrait patiemment le retour de Zahria ce soir.