Alvar était resté totalement muet depuis son interpellation. Après avoir manqué de peu de tuer la femme qu'il venait d’interpeller en la mordant à la gorge, il avait été repoussé par le sergent et avait repris conscience peu après, à mi-chemin entre la transe sanguinaire et l'éveil. Couvert de sang et de copeaux de bois, l'officier peinait à croire qu'il s'était rendu responsable d'une telle atrocité. Il fut mis aux fers et ramené à la caserne comme un vulgaire criminel, abasourdi tant par sa perte de contrôle que par les conséquences que l'accident allait occasionner.

A deux doigts de craquer, il s'était enfermé en lui-même et n'avait que très peu échangé avec ses collègues qui semblaient pour la plupart terrifiés. Il ne pouvait pas leur en vouloir, car le spectacle barbare qu'il venait d'offrir à la populace était celui d'une bête sauvage qui se repaît avidement de chair humaine. Toute sa vie durant, il avait œuvré pour maîtriser cet animal niché en lui et voilà qu'il lâchait prise à un moment des plus critiques en s'en prenant à un témoin clé d'une affaire qui le dépassait de très loin. Il avait encore du mal à croire que tout ceci ait réellement eu lieu.

Du fait de ses états de services excellents et de son grade, les organisateurs du conseil militaire avaient été vaguement tentés de lui épargner l'humiliation des entraves mais suite au drame dont il s'était rendu responsable, ils n'avaient d'autres choix que de lui imposer par sécurité. Après tout, qui leur disait qu'une rechute ne pouvait pas survenir juste après la première crise ? Il fut donc escorté par un duo de gardes, des hommes qu'il avait l'habitude de croiser à la caserne et qui, habituellement, le saluaient avec respect. Aujourd'hui, leur sourire avenant avait été soldé pour une indifférence blessante et un sérieux militaire. On savait ce qu'il avait fait.

"Bien, maintenant que ce problème est réglé, nous allons pouvoir commencer."

Sorti de son apathie par l'ouverture de la séance, Alvar releva la tête et se redressa pour faire face à l'assemblée. Son mouvement s'accompagna d'un léger tintement métallique lorsque les chaines de ses menottes s'entrechoquèrent. Il abaissa ses poignets, honteux. La "victime", qu'Alvar considérait surtout comme terroriste, fut invitée donner sa version des faits. L'officier, s'apprêtant déjà à entendre un ramassis de mensonges, conserva un silence respectueux et se contenta de jeter un regard en biais à celle qui était venue témoigner en sa faveur, le sergent Zahria Ahlysh. Il ne cherchait pas à capter son regard et reporta bien vite son attention sur la femme à la gorge blessée qui prit la parole par un biais magique.

"He bien je... je me nomme Melian Serindel. Je viens de la Capitale et je fais partie d'une troupe itinérante de saltimbanques, j'effectue des numéros d'acrobatie. Alors que j'étais séparé de mon groupe, j'ai entendu un bruit d'explosion dans la rue. Je sais que c'est interdit mais je suis grimpée sur un toit pour voir de plus près ce qui se passait et j'ai vu tous ces gens dont les pouvoirs semblaient... détraqués."

Elle riva ensuite des yeux accusateurs en direction d'Alvar, puis de Zahria :

"C'est à ce moment-là que cet homme et cette femme là-bas m'ont pointée du doigt et pris en chasse. Nous, les gens du spectacle, sommes souvent accusés à tort de vol ou d'escroquerie alors je vous le confesse, j'ai développé certains mauvais réflexes lorsque des gardes me courent après. Je me suis enfuie, je ne voulais pas être mêlée à cette affaire."

Sa voix, bien qu'elle soit retranscrite à travers la bouche d'un autre, sembla soudain nouée de chagrin et d'angoisse. Etait-ce un sentiment véritable ou une comédie savamment réalisée ? Difficile à dire.

"Ils ont fini par me rattraper et par me faire tomber des toits. Pendant que je reprenais mes esprits cet... cet homme m'a frappée puis il m'a menottée. J'ai commencé à perdre conscience quand soudain j'ai... été réveillée par une douleur intense au niveau de mon cou. C'était comme s'il me vidait de ma vie... Je ne pouvais rien faire, je me suis senti partir puis plus rien, le trou noir. Je me suis réveillée dans ces locaux et on m'a expliqué la situation, c'est tout ce dont je me souviens."

Après cette explication, elle s'enfonça dans son siège, les yeux dans le vide et l'air triste. Alvar sentait la colère monter en lui, sachant pertinemment à quel point ce tissu de mensonge était stupide et incohérent, mais il fut néanmoins contraint de conserver son calme. Il balaya l'ensemble des jurés du regard et certains lui rendirent ses regards avec sévérité. La partie était loin d'être gagnée.

"Officier supérieur Alvar de Brumerive, division des Tortugrams, nous vous prions de donner votre version des faits. Pour contextualiser la situation, pouvez-vous en premier lieu nous rappeler quel est votre pouvoir, s'il vous plait ?"

Préparé à cette question évidente, Alvar tâcha de faire bonne figure et ne pas laisser ses émotions transparaître dans ses mots : il ne pouvait pas se permettre d'exhiber la moindre marque de faiblesse face à cette criminelle.

"Lieutenant, mon pouvoir est une hybridation. Mon organisme est croisé avec celui du Glouton Pourpre, j'en tire certaines capacités mais également la contrainte de ne pouvoir m'alimenter qu'avec du sang frais, qu'il soit de provenance animale..."

Il se racla la gorge, articulant difficilement ce qui allait suivre :

"...ou humaine. En puisant dans mes ressources, je peux accélérer ma guérison ou accroître ma force. En revanche, si mes réserves de sang sont totalement épuisées, je souffre d'un manque qui affecte ma faculté de jugement. Je n'ai jusqu'à présent jamais attaqué un être humain et aucun incident n'a été relevé dep..."

Il fut interrompu dans sa justification par le bruit sourd d'un marteau qui s'abat à plusieurs reprises sur le bois d'un pupitre.

"Il suffit ! L'heure n'est pas à la défense mais aux explications, officier !"

Le concerné bredouilla une excuse et baissa la tête, réprimant sa frustration qui demeurait perceptible dans le tressaillement de ses lèvres sombres. Le juge reprit d'une voix plus apaisée :

"Pour ceux qui n'ont pas mes connaissances en zoologie, je rappelle que le Glouton Pourpre est un prédateur nuisible qui fait généralement son nid dans les eaux peu profondes ou marécageuses. Il se nourrit effectivement de sang dont il a besoin en quantité importante afin de survivre, sans quoi il a parfois recours au cannibalisme. Après cet éclaircissement, je vais vous demander de nous donner votre version des faits, officier."

La dernière précision faisait certes beaucoup de mal à entendre, mais semblait effectivement nécessaire pour faciliter la compréhension du problème. L'ensemble des jurés réagirent à cette explication de façon mitigée. Certains connaissaient la bête, d'autres n'en avaient que vaguement entendu parler. Dans tous les cas de figure, cette créature faisait froid dans le dos. Alvar fit de son mieux pour ignorer les jugements portés sur ses pouvoirs et tâcha de se concentrer sur son explication pour éviter toute mauvaise interprétation de ses propos.

"Le sergent Ahlysh m'a convié à un rendez-vous. Pour des raisons de sécurité, l'objet de l'entrevue ne m'a pas été transmis avant la rencontre. Nous avons décidé de nous rencontrer dans une taverne locale mais avant même de commencer notre conversation, les pouvoirs du sergent se sont "déréglés", elle a alors commencé à se téléporter aux quatre coins de la pièce. Mon pouvoir s'est également activé, ce qui a rapidement vidé mes réserves."

Il jeta un nouveau regard à sa supérieure, comme pour tenter de trouver du soutien dans cet océan d’œillades pesantes.

"Le sergent Ahlysh est parvenu à interrompre l'action de mon pouvoir malgré l'altération que subissaient ses propres capacités. Pour ce faire, elle a posé les deux bracelets de ses menottes anti-magie sur l'un de mes poignets pour endiguer l’absorption de sang par mon organisme. Grâce à des fioles de sang de porc que je garde sur moi en cas de besoin, j'ai ensuite réussi à stabiliser mon état."

L'un des jurés se mit à observer la concernée, saluant silencieusement l'ingéniosité hors-norme de cette dernière.

"Nous avons alors découvert que de nombreux civils étaient touchés par cette perturbation, ce qui nous a poussé à émettre l'hypothèse que quelque chose dans la zone déclenchait ce chaos, probablement la magie de quelqu'un dans les environs. Nous avons inspecté la zone et le sergent a découvert cette femme sur un toit. Dés qu'elle nous a vu, elle s'est enfuie et nous l'avons tous deux pris en chasse, moi au sol et le sergent depuis les hauteurs. En me retournant, j'ai réalisé que plus cette femme s'éloignait d'eux, plus les civils de la taverne reprenaient le contrôle de leurs pouvoirs, nous avons alors supposé que nous tenions la coupable et nous avons fini par la rattraper."

"Et ensuite ?"

C'était là que les choses se gâtaient. Alvar prit une longue inspiration et conclut son résumé :

"J'ai retiré la paire de menottes de mon poignet et j'ai tenté de maîtriser la suspecte. Puisque j'étais démenotté, elle a tendu sa main dans ma direction et mon pouvoir s'est détraqué à nouveau. J'ai tout de même réussi à l’assommer mais l'action de son pouvoir a été si intense que j'ai perdu conscience et que je l'ai... mordue. Je me souviens vaguement d'avoir été repoussé mais j'ai perdu le fil après cela. J'ai repris possession de mes moyens à la caserne, en cellule."

"Merci."

Alvar se tut et laissa la main à Zahria, sa seule camarade dans cette assemblée et potentiellement celle qui pouvait le tirer de ce guêpier. Mais alors qu'il posait un œil bienveillant sur cette dernière, l'officier crut discerner chez elle un sentiment partagé. Était-ce l'embarras suscité par sa position qui lui donnait cet air curieux ? Quelque chose clochait.

Dans le tumulte, Alvar était en proie à la plus totale confusion. Le procès essuya un extraordinaire coup de théâtre et le simulacre d'ordre qui y régnait fut balayé en une fraction de seconde par l'intervention inattendue du sergent. Les yeux de l'officier s'écarquillèrent tant son incompréhension était grande et il se mit à suivre silencieusement du regard chaque éclat de voix des divers protagonistes. De toute sa carrière, il ne lui avait encore jamais été donné d'assister à un conseil de guerre et il se faisait la remarque qu'il s'était attendu à quelque chose de moins explosif.

Dans l'absolu chaos, Alvar découvrit que le sergent était en fait le Maître Espion de la Garde et que lui-même était témoin dans une affaire de perturbation magique dont il n'avait pas encore eu vent. Il n'osait pas prendre la parole et les deux militaires qui se tenaient à ses côtés semblaient tout aussi perdus que lui. Zahria prit les devants et l'officier réalisa alors que ce qu'il prenait pour de l'insubordination de la part de sa camarade n'était pas dénué de sens. L'accusée et son avocat se volatilisèrent dans un épais nuage de fumée sous les regards ébahis de l'ensemble des protagonistes. Les jurés se levèrent et se mirent à chasser la fumée à l'aide de la paperasse entreposées sur les tables alors que les gardes chargés de la sécurité s'élancèrent aux quatre coins de la pièce à la recherche d'indices sur la disparition de la supposée victime et de son avocat.

Le Lieutenant en charge de la séance s'indigna face à la tournure imprévue du conseil et se mit à beugler de rage, détournant toute sa colère sur Zahria dont il exigea sans réellement donner de directive qu'elle résolve le problème. Sidéré, l'officier fut alors libéré de ses liens et invité à quitter la salle en compagnie du Maître Espion dont le grade avait été fraîchement révélé. Alvar, tout en se massant les poignets, gratifia sa comparse d'un hochement de tête tout en lui offrant un sourire interrogateur dans lequel transparaissait toute sa confusion. Il pouffa nerveusement puis, après s'être assuré que son armure soit convenablement ajustée, il prit la parole :

"Je vous... remercie ? C'était quelque chose."

L'heure n'était apparemment pas aux célébrations car sa supérieure lui rappela avec diligence que leurs grades étaient en jeu. Alvar obtempéra sans mot dire, se contentant de récupérer ses effets personnels et ses deux épées avant de se mettre en chasse. Malgré l'urgence et le danger que représentait cette poursuite, Alvar se sentait réconforté de pouvoir retrouver aussi rapidement sa liberté, bien que celle-ci ne tienne qu'à un fil. Il avait tendance à assumer toutes les fautes mais cette fois, il sentait bien que Zahria avait pris position en sa faveur à juste titre. Ils quittèrent la caserne à grande vitesse, dévalant les marches à la recherche des deux fuyards. S'ils avaient disparu par magie, ils pouvaient être n'importe où, mais les deux militaires caressaient l'espoir de pouvoir les traquer malgré tout. Zahria fut la première à atteindre l'extérieur mais l'officier, sur ses pas, fut le premier à déceler au loin les silhouettes des criminels en cavale. Ou du moins, de l'une des deux. Il pointa du doigt une silhouette féminine affublée d'une longue cape noire. Cette dernière venait à peine de quitter son champ de vision et s'enfonça dans la forêt en contournant d'épais buissons.

"Je la vois ! Par ici !"

Il s'élança dans cette même direction mais l'espionne, bien plus rapide et surtout équipée moins lourdement, prit rapidement une avance considérable sur lui. Il la suivait tant bien que mal dans la végétation, espérant qu'elle parviendrait à intercepter la criminelle en fuite. Si la culpabilité de cette dernière n'était plus à prouver, Alvar ne put s'empêcher de s'interroger quant aux réelles motivations de Zahria. Qu'elle dissimule son grade et sa véritable question lui semblait tout à fait normal mais l'étrange intervention du mystérieux avocat était toutefois parvenue à semer quelques doutes dans l'esprit de l'officier, qui s'interrogea sur la possible véracité de certains de ces propos.

Il secoua la tête comme pour chasser ses doutes, décidant de se concentrer sur la poursuite. Pour l'heure, Zahria était son unique alliée et s'était mise en péril afin de lui offrir une occasion en or de se racheter, du moins en partie, pour l'atrocité qu'il venait de commettre. Il se remémora la froideur des regards jetés par ses camarades alors qu'il était enchaîné et ce souvenir l'emplit d'une colère et d'une détermination qui le poussèrent à redoubler d'effort. Progressivement, la distance entre lui et Zahria se fit moins importante et il put apercevoir, par dessus l'épaule de cette dernière, le dos de la fuyarde. Il esquissa un sourire de satisfaction à cette vue mais subitement, une sourde douleur au crâne le força à s'immobiliser. Une voix prit possession de son esprit, s'immisçant dans ses pensées et balayant toute capacité de réflexion.

*Sale monstre. Sale monstre. Sale monstre. Sale monstre. Sale monstre. Sale monstre. Sale monstre. Sale monstre. Sale monstre. Sale monstre. Sale monstre. Sale monstre. Sale monstre.*

Déboussolé, il trébucha sur une racine et s'écroula au beau milieu de la forêt tout en empoignant sa tête dans laquelle tambourinait une voix puissante qui n'était pas la sienne. Il reprit le contrôle de son corps quelques secondes plus tard et se releva en haletant, libéré de la magie psychique qui venait de l'atteindre. Cette voix n'était autre que celle de l'avocat, qu'Alvar reconnut immédiatement. L'officier, sur le qui-vive, conclut qu'il était peut être dans les parages, en train de l'observer et de projeter des mots dans son esprit. Alvar tourna la tête à la recherche de Zahria et, ne la voyant pas, il s'apprêta à crier pour l'informer de cette péripétie. Il ouvrit la bouche, une main posée sur le manche de son épée courte, mais fut coupé dans son élan lorsqu'une nouvelle douleur, plus vive que la précédente, le prit cette fois-ci au flanc.

Il fut projeté sur le côté et ne parvint à articuler qu'un grognement tout en prenant appui sur un arbre afin de ne pas chuter. Il pivota, sortit son épée de son fourreau et fit face à l'agresseur. L'avocat lui souriait d'un air mauvais et rangea une petite arbalète dans un étui. Alvar inspecta son flanc et en extirpa le carreau en réprimant un râle de souffrance. Fort heureusement, le projectile n'était parvenu qu'à s'enfoncer modérément dans son cuir grâce à l'épais gambison qu'il portait sous son armure, il en résulta donc une plaie superficielle.

"Crois-moi, tu aurais préféré croupir en cellule que de me faire face. Enfin, tu as fait ton choix."

Le visage déformé par la rage, Alvar parvint à grommeler entre ses dents :

"Qui êtes vous ? Pourquoi nous avoir attaqué ?"

Le criminel ne prit pas la peine de répondre et se contenta de plonger en avant, s'élançant telle une furie en direction du garde qui n'eut qu'un court instant pour réagir à cet assaut surprise. Alvar leva sa lame juste à temps pour dévier une dague courbée sortie de la manche de son adversaire. Les deux armes entrèrent en collision et, dans un raclement métallique, l'officier chassa son opposant en le repoussant par sa simple force brut. La distance rétablie entre les deux combattants, Alvar s'autorisa un court répit afin de reprendre un rythme respiratoire convenable mais, du fait de sa blessure, chaque inspiration se faisait plus douloureuse que la précédente. Contraint de faire face au danger par tous les moyens possibles, Alvar saisit l'un de ses gants entre ses crocs et le retira, révélant l'atroce appendice qui ornait sa paume grisâtre.

"Tu avais un rôle à jouer dans nos plans. Si cette peste d'espionne avait gardé son nez en dehors de nos affaires, tu n'en serais pas là aujourd'hui."

Le malandrin porta une nouvelle attaque d'estoc à la dague et cette dernière manqua de peu de faire des ravages. L'homme savait s'y prendre et ses aptitudes martiales n'étaient certainement pas celles d'un amateur. Alvar n'était pas en reste lui non plus et jouissait d'une expérience au combat égalée seulement par les épéistes les plus chevronnés. Il s'écarta de la trajectoire du criminel et, sans hésitation, il agrippa le poignet de son ennemi. Les crocs de sa paume, sentant la chair fraîche, se refermèrent instinctivement sur le bras du scélérat et, dans un intense bruit de succion, Alvar commença à absorber une importante quantité de sang. A mesure qu'il se nourrissait, il sentait sa force croître progressivement alors que l'ennemi s'affaiblissait.

Le faux avocat hurla et se débattit avec force, parvenant au prix d'un effort colossal à se défaire de l'emprise du Traquesang. Pris de peur, il lâcha sa dague et se laissa tomber en arrière, rampant maladroitement sur le sol boueux pour s'éloigner de l'hybride qui le fixait d'un air mauvais. La voix du criminel, tordue par la douleur, trahissait son affolement malgré une vaine tentative d'injure à l'égard de son opposant :

"Et tu veux... tu veux faire croire à tes supérieurs que tu n'es pas un monstre ? Qu'est ce que tu viens de me faire alors, sale bête ?"

Il était vrai qu'en temps normal, une telle attaque personnelle aurait heurté l'ego de l'officier et aurait sans doute mis à mal ses plus profondes convictions quant à l'utilisation de ses capacités. Cependant, il faisait aujourd'hui face à deux adversaires tout aussi monstrueux que lui, prêts à faire usage des pires bassesses et à s'en prendre à des innocents pour parvenir à leurs fins et mener à bien leurs obscurs projets. Ils avaient tenté de l'utiliser lui, profitant de ses instincts bestiaux pour le mettre en faute et ils avaient également tenté de porter atteinte à la réputation de sa camarade. Il s'en voulait d'avoir mordu cette femme et ressentait des remords à la simple idée de faire usage de ses pouvoirs sur un autre être humain mais savait qu'il n'avait pas d'autre choix que d'user de toutes les cartes à sa disposition.

"Vous avez raison, je suis un monstre. C'est justement pour cette raison que j'ai juré de défendre et de servir les habitants du Royaume, pour me racheter de ma propre bestialité. Contrairement à vous, j'oeuvre pour une cause juste et en cela, je suis bien plus humain que vous ne le serez jamais."

Il balaya la dague perdue d'un simple coup de pied et s'avança avec détermination vers son adversaire, épée en main. Persuadé qu'il allait être tué de la main de l'officier, le malandrin leva une main tremblante et dégoulinante de sang pour implorer le pardon de son bourreau mais ce dernier, non pas par miséricorde mais bel et bien par sens du devoir, se contenta de lui administrer un violent coup de pommeau en plein dans le front, ce qui l’assomma instantanément. Cette première capture accomplie, il s'agenouilla et inspecta la blessure qu'il avait causé. Les crocs profondément plantés dans la chair allaient sans nulle doute laisser une marque, autant sur la peau du suspect que sur le dossier d'Alvar...

Il soupira puis, avec diligence, il préleva un bandage de l'une de ses sacoches et porta les premiers soins à l'homme inconscient, tâchant de lui éviter une infection et stoppant par la même occasion le saignement. Malheureusement, il n'avait pas ses menottes anti-magie et ne pouvait qu'espérer que l'escouade lancé à leur poursuite allait rapidement les rattraper et mettre la main sur le premier coupable. De nouveau calme, il repensa à son discours sur la justice qu'il avait prononcé sans réelle conviction. Ces belles paroles n'étaient pas vraiment de lui et, malgré le soutien de ses camarades, il ne parvenait pas encore à s'en approprier pleinement les mots.

L'officier se redressa et porta une certaine attention à sa propre blessure au flanc. Désormais taché de pourpre, son gambison allait sans aucun doute devoir être remplacé. Il pesta contre le responsable et pivota en direction des profondeurs de la forêt, là où lui et Zahria avaient été séparés durant leur chasse. Bien que soucieux, il la savait très performante du peu qu'il avait eu l'occasion de l'observer en action. Il se mit en marche, arme en main, à la recherche de sa camarade.

Si le mystère demeurait entier pour le moment, cette première prise leur permettrait sans doute d'y voir plus clair.

Quelques instants de marche plus tard, Alvar finit par retrouver la position de sa camarade et s'en approcha. Un sourire de soulagement se dessina sur son visage lorsqu'il comprit qu'elle était saine et sauve et qu'elle avait remporté son propre combat. La fugitive en piteux état semblait parfaitement hors d'état de nuire, chose qui ravissait l'officier au plus haut point. Lorsqu'elle aperçut son compère, Zahria lâcha sans ménagement sa prisonnière et s'élança au secours d'Alvar, qui ne comprit pas immédiatement l'origine de ce soudain empressement. Il suivit le regard de Zahria et finit par faire le lien avec sa propre blessure.

"Ah, ça ? Non, ce n'est r..."

Cette hésitante tentative de reprise fut absolument vaine et se perdit dans le vide car l'espionne s'empara de son sac sans fond dont elle extirpa un onguent à la senteur bien curieuse. Alvar s'apprêtait à refuser cette bien trop délicate attention, étant donné que ses capacités lui permettraient de se remettre de ce vilain coup en un rien de temps, mais sa comparse réalisait déjà avec diligence l'application du produit et l'officier n'eut pas le cœur à refuser. Maquillant son embarras en feignant de s'intéresser au corps inanimé de la canaille assommée non loin de là, il prit le temps d'annoncer sa propre victoire sur le faux avocat puis se laissa faire silencieusement. Il remercia ensuite Zahria une fois le traitement convenablement exécuté et récupéra son équipement. Il ajusta son gambison et les deux militaires se mirent en route à la recherche de leur deuxième prise du jour.

"L'homme a opposé une certaine résistance. Il a utilisé sur moi un étrange pouvoir de télépathie mais j'ai fini par prendre l'ascendant en faisant usage de mes pouvoirs."

Se souvenant subitement de la seule et unique expérience de Zahria quant à l'utilisation de ses fameuses capacités, Alvar s'empressa d'apporter quelques précisions afin d'éviter à sa camarade toute mauvaise interprétation de ses propos :

"Il va bien, ne vous inquiétez pas. Je n'ai pas perdu le contrôle."

Un peu trop sobre, presque accusateur, ce n'était pas le ton qu'il aurait souhaité employer. Il s'en voulut un moment de toujours s'exprimer avec une telle froideur lorsqu'il abordait l'inconfortable question de ses capacités magiques, mais c'était un problème qu'il ne parvenait toujours pas à surmonter convenablement malgré toutes ses années d'expérience. Il se maudit intérieurement avant d'enchaîner sur un autre sujet pas moins épineux mais qui avait au moins le mérite de ne pas le concerner directement.

"Vous êtes donc... Maître-Espion ? Cela m'a surpris mais j'aurais dû m'en douter, votre agilité extraordinaire n'est pas celle d'un simple sergent de la régulière. Je suis navré que cette situation ait mis en péril votre couverture. C'est un peu à cause de moi, finalement. Je garderai le silence, bien entendu ! Enfin... je ne sais pas si ma parole suffit à vous en convaincre mais vous me comprenez. Hm."

"Alvar, je reste Zahria, votre camarade, quel que ce soit mon grade. Ne l'oubliez pas."

Suite à cette réponse de la part de l'espionne, il demeura muet un instant puis reprit avec hésitation.

"Oui... Pardonnez-moi. C'est sans doute inapproprié d'en parler."

Inutile de l'astiquer davantage à ce sujet, elle était sans doute déjà bien assez dérangée que le mystérieux avocat ait ainsi annoncé une telle nouvelle face à un ensemble d'individus dont la fidélité à la Garde n'était absolument pas assurée. Alvar ne pouvait s'empêcher de se demander comment démêler le vrai du faux dans le discours accusateur du bandit mais décida de ne pas trop s'attarder sur ces interrogations qui, de toute manière, ne mèneraient probablement qu'à davantage d'ennuis. S'il y avait une chose qu'il savait sur les espions, c'est qu'il valait mieux généralement éviter de fourrer son museau dans leurs affaires.

Parlant du sinistre avocat, ce dernier s'était apparemment fait la malle malgré le violent coup de pommeau qu'il avait reçu. Alvar maugréa, rapidement imité par l'espionne qui se mit à pester lorsqu'elle découvrit la disparition du suspect le plus mystérieux. Ils se doutaient que le petit tour de passe-passe qui leur avait permis de se volatiliser la première fois avait sans doute encore été utilisé, à en juger par le mince filet de fumée blanche qui s'évaporait petit à petit, mais la perte d'une telle source d'information ne pouvait qu'agacer néanmoins.

Merde. Fait chier. Putain. On l'a perdu. Ils devaient avoir un complice, le même qui les a fait sortir de la séance avec cette téléportation en fumée. Enfin, au moins on a toujours la fille, on va pouvoir vous faire innocenter, Alvar. C'est déjà ça. Rentrons, maintenant, l'escouade lancée à notre poursuite ne devrait pas tarder...

Confus et irrité par la tournure inattendu des événements, Alvar opina du chef et se dirigea vers la caserne, se fiant au son de course des hommes en armures qui venaient à leur rencontre. L'ensemble des militaires finirent par se retrouver dans la forêt. Face au duo se présentèrent une dizaine de gardes et parmi eux, les deux hommes du Village Perché qui avaient escorté Alvar jusqu'au conseil militaire. Suite à la fuite de la supposée victime et de son défenseur, les gardes s'étaient naturellement rangés du côté d'Alvar et de Zahria, bien que leur innocence n'ait pas encore été officiellement prononcée. En conséquence, le ton utilisé par les hommes de loi fut des plus respectueux malgré le chaos et ils entamèrent tous leur retour à la caserne sans précaution particulière.

L'un des deux gardes du Village Perché, visiblement gêné, se posta aux côtés de l'officier supérieur et s'adressa à lui avec hésitation.

"Désolé officier."
"Désolé ? Pour quelle raison mon ami ?"
"C'est qu'on t'a jeté des vilains regards, avec Lodyr. C'était pas correct, on aurait dû te faire confiance. Le cap'taine nous l'a pourtant dit. Lodyr ose pas venir te parler mais il pense pareil. Désolé."

Contre toute attente, Alvar gratifia son camarade d'une amicale tape sur l'épaule, ce qui déséquilibra passablement le jeune garde. Une fois son équilibre rétabli, il sourit et gloussa doucement. Alvar, tout aussi souriant, lui répondit avec bienveillance.

"Vous avez fait votre travail. Ce n'était pas de la méchanceté mais de la précaution. C'est en suspect que je vous ai été présenté et en suspect vous m'avez traité. Je ne vais certainement pas vous taper sur les doigts pour ça. Tu as été irréprochable et Lodyr aussi. Bon boulot."

Très rassuré par ce discours, son interlocuteur le remercia avant de rattraper l'ensemble des troupes en vitesse pour informer le fameux Lodyr des propos de leur supérieur. Zahria et Alvar se rassemblèrent derrière le troupeau, marchant côte à côte à quelques mètres de l'ensemble des gardes. La fugitive s'était quant à elle fait réveiller à la dure et marchait à l'avant, menottée et fermement tenue en place par deux costauds qui ne semblaient pas vouloir la ménager. Sachant que Zahria avait eu l'occasion d'entendre la brève conversation qu'il avait eu avec le petit gaillard, Alvar se pencha vers l'espionne et lui confia :

"Ils ont encore peur de moi mais c'est naturel. Ils feront d'excellents gardes, dans quelques années."

Il se redressa et continua à marcher, ne laissant transparaître dans ses traits que de la fierté. Il réprimait encore la petite blessure occasionnée par les œillades désagréables de ses collègues mais savait pertinemment qu'en rajouter une couche aurait simplement attisé les tensions, il les traitait donc avec sympathie et respect.

Un silence embarrassé s'installa malgré les vaines tentatives d'Alvar pour égayer la situation. Peu importe comment ils retournaient la question, l'effacement inexorable de sa mémoire ne pouvait que le chagriner car avec ce souvenir se volatiliserait également la reconnaissance qu'il éprouvait pour sa camarade. La perspective ne l'enchantait nullement mais son absolu respect de la hiérarchie le contraignait bien entendu à obtempérer.

Ils parvinrent enfin à la caserne et furent accueillis par le responsable de séance qui ne manquait pas d'afficher son contentement, s'étant fait brusquement saper son autorité devant un certain nombre de gardes. Avant de pénétrer dans la pièce, Alvar accorda un regard en coin au jeune Lodyr qui le fuyait des yeux. Il sourit et, pris d'un élan paternaliste, tapota affectueusement l'épaule du jeune militaire. Ce dernier fut un peu gêné par l'attention de son supérieur mais lui rendit un sourire fébrile néanmoins.

Zahria prit les devants, expliquant avec autorité et fermeté la planification de la suite des événements. Alvar fut quelque peu surpris par la froideur avec laquelle elle violenta la prévenue mais sa méthode barbare eut au moins le mérite de fonctionner immédiatement. Une volée de claques plus tard, les doutes quant aux capacités de la jeune criminelle furent totalement écartés et avec cette révélation, les derniers soupçons planant sur Alvar furent définitivement envolés. Satisfait qu'on reconnaisse enfin sa bonne foi, il réprima cependant son envie d'effectuer une remarque au sujet de la brutalité de la démarche. L'heure n'était pas à l'excès de bonté.

Une fois la séance levée et son dossier vidé de toute pièce compromettante, l'audience secondaire fut enfin levée et les routes se séparèrent sans plus de cérémonie. Alvar saisit la toute dernière occasion de saluer Zahria en pleine possession de ses souvenirs. La situation se passait de mots, il lui accorda donc un ultime salut militaire avant de reprendre la route du Village Perché, accompagné de ses hommes. Ils chevauchèrent ensemble et leurs vies reprirent peu à peu leur normalité.

Les souvenirs du second jour s'effacèrent progressivement, à la manière d'un rêve dont on oublie peu à peu les détails. Indifférent à cette étrange manifestation magique, Alvar retourna à ses occupations avec le sérieux que ses collègues lui connaissaient. Une fois dans sa chambre, le militaire regardait par la fenêtre et parfois, il lui arrivait de repenser à la folle poursuite en compagnie du sergent Ahlysh. Avec le souvenir, un doute inexplicable faisait des fois surface. Le procès qui avait suivi l'accident lui paraissait étrange, comme si son dénouement manquait de clarté et de logique.

L'officier plongé dans ses réflexions n'entendit pas la poule de Raziakin qui passait entre ses jambes et fut tiré à ses songes lorsqu'elle vint picorer innocemment sa botte d'acier dans une série de tintements métalliques. Il souleva le petit volatile agité et le déposa gentiment sur le lit de sa propriétaire, chassant les interrogations qui assaillaient son esprit en se disant que ce sordide chapitre ne méritait pas son attention. Il avait déjà bien assez à penser pour ne pas avoir à s'en soucier.

Peut être qu'un jour, il recroiserait la route de ce mystérieux sergent.