Au grand galop, un trio d'éclaireurs sillonnait à toute allure les environs du Village Perché. Inquiétés par une fumée noire s'élevant par delà les arbres, une équipe d'intervention avait rapidement été dépêchée en forêt pour établir la nature de cette perturbation. A la tête du groupe se trouvait l'officier Bronzépine qui, étrangement, paraissait bien angoissé par la situation, ce qui n'était pas dans ses habitudes. Expérimenté et généralement affecté à l'extérieur du Village, Bronzépine n'avait que rarement été témoin de feux à l'extérieur du Village et la singularité de ce phénomène l'angoissait. Si l'hypothèse d'une origine naturelle n'était pas à exclure, la piste criminelle demeurait la plus cohérente.
Ils arrivèrent finalement sur les lieux et découvrirent avec horreur que les soupçons de l'officier étaient fondés et ils furent tous trois témoins d'un massacre pourtant inimaginable aux abords de leur zone de surveillance. Posant rapidement pied à terre, les trois hommes émus par le drame investirent ce qui avait été un campement militaire, dévoré par les flammes et déjà totalement réduit en cendres. Ils trouvèrent des paquetages, des tentes ainsi que de l'équipement de survie caractéristique de la Garde du Village Perché. Le matériel brûlé n'attira que très peu leur attention car au beau milieu du camp se trouvaient quatre cadavres. Posant un genou à terre, l'officier réprima sa nausée et démarra son enquête malgré l'émotion.
Le premier corps était celui d'un garde situé à la bordure du camp. Pris par surprise, sa gorge avait été perforée par un carreau ou une flèche, à en juger par la tige de bois brisée et solidement enfoncée dans son cou. Le second cadavre qui se situait plus proche du centre avait subi un traitement bien plus barbare. Partiellement calciné, son corps était aussi parsemé de plaies et gisait dans une flaque écarlate, il avait apparemment été massacré par des coups d'épée ou de dague. Des traces de luttes étaient encore visibles dans la cendre, c'était donc cet assassinat qui avait dû révéler le tueur. La troisième et dernière scène était toute aussi visible que les précédentes mais exhibait une mise en scène déconcertante. Le corps d'une garde et du supposé agresseur se trouvaient allongés face à face, figés dans ce que l'on aurait pu prendre pour une embrassade. L'épée de la militaire était enfoncée dans le menton de l'inconnu encapuchonné et elle-même avait la gorge tranchée par un poignard posé non loin de là. La crapule, bien que son visage soit endommagé par le feu, devait avoir entre vingt et trente ans. Il était vêtu de haillons et à sa ceinture se trouvait une arbalète de bonne facture, sans doute l'arme utilisée pour débuter les hostilités.
Bronzépine observa longuement la scène puis, après en avoir assimilé tous les détails, il se redressa et ordonna à ses hommes de faire le tour des lieux. Il était peut être paranoïaque, mais quelque chose lui semblait étrange dans ce chaos bien trop ordonné. A en juger par le résultat sordide, le tueur avait en premier lieu déclenché un incendie pour attirer l'attention et perturber la surveillance, il avait ensuite exécuté un premier militaire à distance puis s'était attaqué au second au corps-à-corps. Après une altercation, il vint à bout du deuxième homme et se lança dans un duel contre la femme et ce combat avait eu raison des deux participants. Les flammes, manquant de combustible, s'étaient éteintes naturellement.
Ca ne collait pas. Le départ de l'incendie et le premier assassinat pouvaient paraître logiques de prime abord, mais la seconde partie du carnage ne tenait pas la route si l'on se fiait à l'hypothèse initiale. Puisque l'assassin avait déclenché son incendie sans se faire repérer et qu'il était parvenu à tuer depuis sa cachette, pourquoi s'était-il immédiatement lancé dans la mêlée après coup sans tenter de conserver sa position d'embuscade ? Il manquait des éléments, cela ne tournait pas rond. Bronzépine se massa les tempes, sentant venir une enquête dont il ne parviendrait pas à se dépêtrer de sitôt. L'un des hommes le tira à ses réflexions, annonçant avec froideur l'identité de la défunte.
"C'est Miranda, officier. Son unité devait rentrer aujourd'hui d'expédition."
Son supérieur se tourna vers lui et dans son regard se traduisait son épuisement. Il confirma d'un hochement de tête, marqua une pause puis finit par ordonner :
"Merci. Nous allons charger les corps et les ramener au Village. Récupérez tous les objets importants et ouvrez l’œil, les lieux ne sont pas sûrs."
Au cœur d'un véritable océan d'ustensiles médicaux et d'instruments d'analyse en tout genre, le professeur Duchaumont se concentrait pour ne rien manquer durant son analyse. Grâce à sa magie, le vieil érudit pouvait déplacer à distance des objets de petites tailles avec une précision remarquable et ce même hors de son champ de vision. Outre les nombreuses applications médicales d'un tel talent, cela lui permettait de réaliser des autopsies extrêmement avancées, qu'importe l'état des dépouilles qu'on lui ramenait. Du fait de l'immense délicatesse des mouvements exercés par les petites pièces de métal qu'il déplaçait par la pensée, il ne risquait pas de déchirer les tissus fragilisés, même ceux d'un corps partiellement calciné.
Son métier avait quelque chose de terrible mais comme tous les autres dans cette profession, il parvenait à dissocier corps et âme pour ne pas être répugné par le contact avec les défunts. De bien des façons, il était d'ailleurs moins éprouvant de travailler avec un patient qui avait déjà passé l'arme à gauche. Amusé par sa propre réflexion, Duchaumont laissa une petite risette apparaître sur son visage marqué par la vieillesse. Il fut alors surpris par un son, celui d'un léger craquement provenant de la table d'opération située derrière lui. Le professeur se figea immédiatement, intrigué par cette manifestation mystérieuse. Durant le processus de décomposition, certains bruissements pouvaient survenir, mais un son d'une telle intensité était très inhabituel. Par télékinésie, il déposa la minuscule lame qu'il maintenait en l'air puis se redressa, s'intéressant de près à la dépouille dont provenait l'inexplicable bruit.
En entendant un second craquement, il tourna la tête et ce qu'il vit le plongea dans un tel effroi qu'il ne parvint même pas à appeler à l'aide. Miranda Malferyon, mortellement poignardée et brûlée, se tenait debout au beau milieu de la salle d'étude, une dague à la main. Son seul œil encore en état se riva en direction du vieux savant terrifié et, dans une symphonie d’abjects craquements, la tête de la jeune femme pivota légèrement sur le côté. Son visage blême et calciné par endroits ne traduisait aucune émotion. Duchaumont, d'une voix tremblante, parvint à articuler :
"Calmez-vous. Je suis le professeur Duchaumont, nous sommes au Village Perché, à deux pas de votre caserne. Vous avez... subi une attaque. Rallongez-vous, je vais vous... porter un verre d'eau."
C'était tout bonnement impensable. Brûlée à un tel degré, poignardée à la gorge et abandonnée à son sort en pleine forêt, elle ne pouvait pas s'éveiller après plusieurs jours. Pourtant, malgré son apathie évidente, la jeune garde se tenait debout, face à lui. Outrepassant sa propre peur, Duchaumont commença lentement à se rapprocher de la survivante miraculée. Il posa ses yeux sur la plaie béante de son cou et comprit trop tard l'évidence : la survie de cette dernière était effectivement impossible.
D'un geste sec et brutal, l'être qui arborait le visage de la défunte Miranda se propulsa en avant. Profitant du mutisme de sa prochaine victime, il enfonça sa dague dans le bas-ventre du Professeur et, dans la même impulsion, il posa sa main libre sur la bouche du savant et le repoussa brutalement en arrière. Son faciès de poupée calcinée se tordit en un sourire mauvais et il profita de sa position pour pivoter sa lame dans l'abdomen de Duchaumont. Le foie fut perforé et, quelques instants plus tard, le pauvre professeur rendit l'âme en silence.
Satisfait, le mort-vivant se lança alors dans un étrange rituel. Après avoir allongé le corps du professeur par terre, la créature empoigna solidement son arme et l'apposa contre une table d'opération. Suite à quoi, il se jeta tempe la première contre la pointe de la dague, perçant son propre crâne dans un craquement sinistre d'os brisé. Cela fait, il extirpa la lame de sa tête et une faible lueur bleutée commença à s'en échapper doucement. Avec maîtrise, le monstre s'allongea sur la table et laissa sa magie faire le reste, la première partie de l'infiltration était désormais complète.
Une sphère transparente apparut alors, quittant la brèche causée par l'arme pour s'élever à quelques centimètres dans les airs. Après un court instant de flottement, l'étrange objet astral changea de trajectoire et fut comme absorbé par la bouche du professeur. Après quelques secondes de parfaite immobilité, le corps du savant fut soudain pris de spasmes et s'anima petit à petit. A tâtons, il se redressa difficilement en prenant appui sur une chaise et parvint à se redresser au prix d'un certain effort d'équilibre. D'une voix grinçante, qui n'était pas tout à fait celle que son hôte possédait de son vivant, la chose parla pour elle-même :
"Eh beh... Dernière fois que je pique le corps d'un vieillard. C'est extrêmement handicapant. Ca aura au moins le mérite de m'donner une bonne excuse pour boîter."
Un ricanement secoua la carcasse du pauvre professeur tandis qu'il se débarrassait de son tablier trempé de sang. Le mort-vivant inspecta la plaie béante au niveau de son bas-ventre, constatant qu'un peu de sang s'en écoulait toujours malgré l'interruption des fonctions vitales. Décidément, il allait falloir trouver un moyen plus efficace de se procurer de nouvelles enveloppes, car cette technique d'assassinat s'avérait plutôt salissante en fin de compte.
Avec patience et méthode, le zombie s'empara du nécessaire de nettoyage et effaça au mieux les traces du massacre qu'il venait de commettre. Il jeta le tablier tâché de sang aux ordures et en récupéra un nouveau aux vestiaires, qu'il ajusta de façon à dissimuler la blessure mortelle. Satisfait par la supercherie, il s'assura d'avoir correctement remis en place les corps, ne laissant pour indice qu'une fente dans le crâne de la pauvre Miranda, après avoir pris soin de récupérer la seconde dague qu'il avait préalablement dissimulée dans les affaires de Miranda.
Il quitta le local d'autopsie et en verrouilla l'accès à l'aide d'une clé trouvée dans les poches du professeur. De sa démarche claudicante, il s'engouffra dans la nuit et disparut pour de bon, au nez et à la barbe des gardes qui patrouillaient aux abords de son établissement.
"C'est Duchaumont, le type qui ausculte les cadavres. Il avait un local à côté de la caserne, chef."
L'officier Gontrandiakh, l'air maussade, se tourna vers le garde qui venait de lui rapporter la nouvelle. Cela faisait plusieurs jours que le pauvre professeur n'avait pas donné signe de vie. Des compères de Miranda et de ses deux hommes, désireux de récupérer les dépouilles pour les enterrer dignement, avaient toqué à la porte de Duchaumont à plusieurs reprises au cours de la dernière semaine, sans succès.
Il ne risquait donc pas de répondre, étant donné que ce qui restait de lui était caché au fin-fond d'une ruelle inhospitalière. Son corps venait d'être retrouvé par des civils dans un piteux état. Evidemment, aucun témoin n'était en mesure de donner ne serait-ce qu'un début d'indice pour retrouver le responsable. Gontrandiakh inspecta un moment la zone à la recherche d'éléments mais, malgré un balayage en profondeur de la zone et de nombreuses questions posées aux habitants du coin, une seule information viable fit surface : une commerçante avait entendu des bruits répétés de coup la soirée passée, comme si quelqu'un avait usé d'un marteau en pleine nuit.
Le plus grand mystère qui embaumait ce violent assassinat était sans aucun doute l'emplacement de cette macabre découverte, très éloignée de l'habitation du professeur et tout autant des lieux qu'il fréquentait habituellement, en accord avec les maigres témoignages des gens du coin, qui ne l'avaient jamais vu. On notait également une mise en scène troublante : à genoux face au mur, le corps sans vie du vieil homme avait le crâne brisé et une énorme tâche de sang maculait la paroi. Cette tâche était parsemée d'empreintes de main, probablement laissées durant la lutte pour la survie de la victime.
Gontrandiakh décida qu'ils en avaient assez vu pour aujourd'hui et que rien ne servait d'inquiéter davantage la populace. Il demanda donc à ce que l'on dispose du corps pour épargner cet atroce spectacle aux pauvres passants déjà peu rassurés par cette nouvelle.
Parmi les badauds qui s'affairaient en masse autour de l'emplacement du drame, l'un d'entre eux observait avec satisfaction le résultat de son dernier méfait. Sous les traits d'un modeste commerçant itinérant, Khepra souriait intérieurement. Autour de lui, les habitants du Village Perché commençaient à chuchoter des accusations, à s'échanger des rumeurs naissantes et à en inventer d'autres. L'un d'entre eux, un vieil homme aviné à la mine patibulaire, se risqua même à parler d'incompétence de la part des hommes censés les protéger.
Le Non-Mort réprima un ricanement et quitta la foule, fier de son coup. La paranoïa s'installait peu à peu et, grâce à ses talents, il ne tarderait pas à la faire grimper en flèche jusqu'à contraindre la populace à un point de rupture. Dans l'attroupement, il aperçut l'un de ses collaborateurs mais se garda bien de l'approcher. Cette petite sauterie promettait d'être grandiose.
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