Je m’arrête brusquement, plus parce que José, le videur, m’empêche de passer avec son gros bras musclé que parce que je suis choqué par ce que je viens d’entendre. Je coule un regard plein d’incompréhension dans sa direction.
-Qu’est ce qui se passe ? Il y a une soirée privée ?
Je peux comprendre. Et même si ça m’arrive de faire facilement inviter dans les soirées dites « privées » parce qu’il n’y a pas une soirée où je connais pas des gens qui m’invitent dès qu’ils savent que je suis là, je suis pas d’humeur ce soir. Je pourrais tourner les pieds, mais ça serait pas sympa.
-Non. C’est Garry. Il a dit qu’il voulait pas que tu remettes les pieds ici tant que t’es pas… redescendu.
-Redescendu ?
Qu’est-ce que c’est que cette histoire ? Je m’échauffe légèrement et José le voit bien. Il se place comme si j’allais l’agresser. Ce qui a le don de m’échauffer un peu plus. Limite, je boue.
-Qu’est-ce que tu me chantes là ?
-Tu te souviens pas de la semaine dernière ?
La semaine dernière ? Ah oui. Je me souviens. Je fais une grimace en haussant les épaules.
-Roh, c’est bon. C’était quoi ? Deux verres ? Une bouteille ? Et peut-être un tabouret qui a volé.
-Sauf que la bouteille, c’était dans la tête du frère de Garry.
Je resitue vite fait le frérot parce que j’ai l’image d’une bouteille avec une fouine. Ouai. Tête de fouine. A mettre son petit nez dans des affaires qui ne le regardent pas. J’avais bien bu. Il m’a bien chauffé lui, plus que José, et je me suis légèrement emporté.
-On la recousu, il a une vilaine balafre de l’arcade sourcilière jusqu’à la lèvre inférieure.
-Roh. C’est bon. Ça lui fera son charme.
-Garry l’a convaincu de ne pas chercher à se venger, parce que t’es un mec bien et que t’as toujours été là pour aider…
-Je sais me défendre José. Qu’il ramène son cul et je l’allonge à nouveau.
Il fait peut-être dix kilos de muscles de plus que moi, mais il manque de vivacité. J’ai le temps de tromper sa garde et de lui coller une beigne dans la mâchoire avant qu’il n’ait le temps d’annoncer les hostilités. Prendre les devants, c’est marrant, comme qu’on dit dans la rue.
-Et on revient à ça, Jack. Faut que tu te calmes.
-Mais je suis calme José. Toi, t’es pas calme.
-On sait que tu tiens biens à l’alcool, Jack, mais depuis quelques temps, ça te rend mauvais.
-C’est pas ma faute si on m’emmerde.
-Si t’as des problèmes, on peut en parler. C’est à ça que ça sert les amis, non ?
-Toi, tu mets aussi ton nez là où il faut pas.
Parler ? Et puis quoi encore ? Chouiner dans sa chemise et m’essuyer un filet de morve parce je lui aurais causé de ce qui me poignarde le cœur alors que tout ce que je veux, c’est boire pour oublier ?
-Allez, dégage José. J’ai pas que ça à foutre que d’écouter tes jérémiades.
-Non. Jack !
Il abuse. Je m’en vais le rouster. J’arme mon poing, mais il est plus rapide et me baffe proprement et avec la puissance suffisante pour me repousser de trois pas. Je suis sonné un instant et je secoue la tête pour reprendre mes esprits. Ça fait un peu mal, mais c’est pas le but de faire mal. Je lui jette un regard noir.
-C’est comme ça qu’on traite les amis, José ?
-Je suis désolé, Jack. Mais c’est pour ton bien.
-Ouai bah quand tu chercheras un … « ami »… pour remplir ton rade paumé, faudra pas venir me chercher.
Je fais demi-tour et je le laisse planté là, ignorant totalement ses appels. Va te faire foutre, José. De tout’, j’y pense plus. Je suis concentré sur la recherche d’une solution de repli. Ou boire ? Ou boire ? J’irais bien chez Maverik, mais lui et Garry sont plutôt potes, c’est à coup à ce qu’ils se soient passés le mot. Enfoiré de taverniers. Je suis qui, hein ? Je suis Whiskeyjack, merde. Laissez-moi tranquille, je vous emmerde pas d’habitude. Je veux juste consommer, c’est pas sympa de pas me laisser consommer. Puis je pense à un rade que j’ai pas fréquenté souvent. On m’y connait pas. Ou peu. Alors j’y fonce, bousculant au passage un couple de tourtereau sans grand ménagement. Le grand en vient à me cracher une insulte dans le dos et je fais l’effort de me retourner. A ma gueule furax, il ferme son claque merde et s’en va mettre à l’abri sa régulière. Moi, ça a le don de me laisser un instant dans le vrac. J’ai eu une pensée fugace. Moi. Elle. Nous deux. Ses longs cheveux. La fenêtre enneigée. La morsure du froid.
La morsure de la mort.
Putain. Ça urge.
Je mets les bouchées doubles et c’est en courant que j’arrive à l’établissement et je m’y engouffre. La salle. Légère animation. Pas le bon plan : chez Garry, c’est calme et tranquille. Mais on peut pas tout avoir. J’avise une coin de comptoir avec un tabouret de bar isoler des autres. Pour un peu, je pourrais l’entendre m’appeler. Je traverse la salle, longeant limite les murs comme si je fuyais la lumière ; je fuis surtout qu’on me reconnaisse. Pas envie de causer. Envie de boire. De boire. Et de reboire. Et de surtout pas penser. Parce que sinon, je pense à elle.
-Qu’est-ce que sera ?
-Une bière. Forte.
-ça marche.
Ça ne pose pas de question. Ça me plait. Et même si derrière, ça joue aux cartes et d’une table non loin, une famille éduque ses gosses à la vie en société, je reste relativement à l’abri de l’animation. Qu’on me laisse en paix. Ou je grogne. Elle arrive cette bière, merde ?
-"Màâàârrrthe ! Vas l'servir c'lui-là ! Moi j'm'en vais prendre ma pause !" lui cria le mari de la tenancière.
-"Oui Monsieur. " s'était contentée de répondre la serveuse.
-"Voilà pour vous, Monsieur." dit-elle en glissant son breuvage. Sans attendre il s'y accrocha comme d'une bouée de sauvetage. "Veuillez me pardonnez mais, je ne puis que vous conseiller pour votre bien de consommer avec moderation, Monsieur.. "
-" Mais qu'est-ce qu'elle cause la boniche ?! " l'invectiva une autre serveuse dans la foulée. "Excusez-la, m'sieur. C'est qu'elle est un peu simplette, m'voyez. HÉ d'ailleurs qu'est-ce t'attends pour le r'servir ! T'vois pas qu'l'a déjà fini son verre ! "
J’avise l’autre serveuse, histoire d’enfoncer les clous qui font mal et que la bonne âme arrête de s’occuper de moi.
-C’est qui celle-là ? C’est votre quota handicapé ?
-Ah non ! C’est juste la bonniche. Elle aide de temps en temps.
-Faudra l’éduquer à ce qu’elle reste à sa place. Je sais pas ce qui me retient de me casser de ce rade si c’est pour se faire accueillir de cette façon.
-J’en parlerai avec le patron, soyez en sûr.
-Alors que vous, vous êtes plutôt sympathique.
-Oh ? Merci. Vous aussi.
-Beaucoup plus professionnel. On est pas là pour se prendre une leçon de moral, quoi. Surtout quand ça sert à rien.
-Evidemment. Et puis, ça se voit que vous êtes bien portant. Elle doit être fatiguée.
-Ouai… je suis bien portant…
Non. Ça ne va pas du tout. Je l’ai regardé dans les yeux. Et l’espace d’un instant, j’ai vu son visage. Il y a quelque chose dans les traits de la serveuse qui me font penser à elle. Quelqu’un chose dans la tenue de ses cheveux. Ou dans son regard. Ça m’a traversé de part en part comme si un malandrin venait de me chatouiller les entrailles avec son surin rouillé. Glacial, sale et putain de douloureux. A te sentir le tétanos te bouffer comme un feu crame une plaine par soir de grand vent. Je détourne la tête. Et je retourne dans mes idées noires.
-Ouai. Bon. Laisse-moi.
-Mais …
-Dégage.
Rien à voir avec le ton un peu mielleux que je lui ai servi. Je veux pas la voir. Je veux qu’elle se casse et que j’ai pas de résurgence d’elle. Maintenant que la connexion s’est faite dans mon esprit, je vais voir que ça et les coups de surin rouillé vont se multiplier plus vite que le nombre d’incapable dans la garde. La serveuse a un instant de stupeur, puis finit par se barrer, incapable de m’envoyer chier à mon tour. Elle va lâcher sa frustration sur quelqu’un d’autre, ça me fait une belle jambe. Plus il y a de gens qui vivent une soirée de merde, mieux je me sens. Si tout le monde broient du noir, ça les empêchera de venir me vomir leur bonne humeur à ma gueule. J’en commode déjà une troisième. Pas fini la deuxième, mais ça ne saurait tarder et il n’y a rien de pire que d’être sec l’espace d’un instant. Lever le coude, ingurgiter, ça m’empêche de penser à elle. Et puis plus vite je suis alcoolisé, plus vite je verrai plus son visage. Juste du flou.
Et le flou, ça ne te rappelle que ta soirée de la veille.
-" Et elle vas se calmer hein ! Là p'tite se-mêle-de-tout ! " lui glissa-t-il a l'oreille d'un ton qui ne laissait aucunes objections. "On me dit que tu veux faire des leçons ? Baaah voyons ! Tu vas y retourner, et être bien gentille avec le client maintenant, hein ! " .
-" Oui Monsieur. " s'excusa Marthe en fixant le bois sous ses doigts. Et d'une nouvelle tape sur le train arrière il la renvoya vers le comptoir et son nouveau pilier.
-" On vous servirait bien autre chose, mon bon Monsieur ? " proposa-t-il en se tournant vers des bouteilles d'alcool fort. "C'est que la bière ça vas un temps, mais pour un homme comme vous, peut-être qu'un Whiskey vous plairait mieux ? Ou un rhum peut-être ? "
-" Celui-là c'est cadeau d'la maison mon Bon Monsieur ! Pour m'faire pardonner du comportement d'ma serveuse ! Et même qu'elle vas vous accompagner en signe d'excuses ! " présenta le patron de sa voix franche, bourrue mais commerçante. De son regard dominant il rappella ainsi la serveuse à l'ordre, lui signifiant qu'elle avait intérêt à bien faire son travail maintenant.
-" Oui Monsieur. " acquiesça donc Marthe en portant le verre à ses lèvres. L'alcool lui piqua le nez et les yeux mais elle en prit une lichette en guise de bonne foi. "Je suis à votre entière disposition, Monsieur " dit-elle ensuite en s'inclinant devant Jack avant de retourner se placer à la tireuse, prête au service.
-" C'est un peu bruyant, n'est-ce pas ? " lança Marthe à tout hasard. "Je ne vous ai jamais vu ici, j'espère que ça ne vous dérange pas trop Monsieur. "
Avec cet angle d'attaque, Marthe essayait un ton d'excuse. La salle était très animée ce soir et une joyeuse cacophonie résonnait dans la charpente. Mais c'était surtout un moyen d'introduire la discussion.
-" Vous allez où d'ordinaire ? Ou bien vous êtes en voyage ? Enfin, c'est que vous m'avez l'air d'un homme plutôt important... "
Ouai. Je me suis bien foutu de sa gueule juste avant. C’est un peu un plaisir particulier d’être un connard absolu avec quelqu’un, comme ça, gratos. Vous êtes unique au milieu des autres moutons à vous comporter comme ça. C’est grisant. Mais quand c’est la norme, quand tout le monde se comporte ainsi, c’est incroyablement chiant. Drôle non ? Voir comment le patron s’occupait de sa serveuse, ça m’a donné envie de lui rentrer dans le lard. Je cherche les problèmes, ces temps si. Mais vous ne trouvez pas ça fou ? Qu’on puisse changer du tout au tout, rien que pour le principe de ne pas être comme les autres. Je suis comme ça, là. Bref, elle me cause. Je la lorgne de travers en buvant mon whisky à grande rasade. Ça tapisse la gorge et ça tue tout ce qui peut être tué. Faudra pas longtemps pour que ça monte à la tête. Je sais pas si c’est dommage. Plus vite ça monte, plus vite ça pionce, plus vite ça pense plus. Mais plus vite je trouve pas les problèmes. Vraiment dommage, ça. Je me demande vraiment pourquoi elle insiste pour me faire la causette ? C’est son petit plaisir personnel d’être maltraité ? De se prendre des remarques et des gestes déplacés à longueur de journée ? Ou je lui ai tapé dans l’œil ? Décidemment, je laisse jamais les gens indifférents, sauf quand il s’agit de se foutre des gnons dans la gueule. La bagarre, ça défoule et ça vide l’esprit mieux qu’une bouteille.
-D’habitude, je vais chez des gens qui me posent pas de questions. Qui me laisse boire tout mon saoul sans qu’on me fasse de remarques et qui savent fermer leur gueule et rester à leur place.
On peut pas s’empêcher d’être agressif. Comme s’il n’attendait qu’une occasion pour venir se défouler, voilà que le patron revient à la charge, une lueur malsaine dans le regard. Le genre à vouloir abuser de sa position pour montrer qui est le maitre ici. D’abord, il pose le scénario qu’il s’imagine bien dans sa petite tête.
-Elle vous embête encore ? Je m’en vais la punir, vous allez voir.
Il s’avance vers la serveuse puis s’arrête. Je le retiens par le bras. Fermement. Nos regards se croisent et il y a pas l’indifférence intéressé qu’il y avait tout à l’heure quand il m’a payé un verre. Non. Il a juste un aperçu de mon fond d’œil. Vide. Mon ton est froid et sec.
-Qui t’a dit qu’elle m’emmerdait ? Tu causes pour moi ?
-Ah mais je croyais…
-Tu croyais rien. Je crois juste que tu vas m’en resservir un et me laisser dire deux mots à ta serveuse. Elle est à mon entière disposition, non ? Ou c’est juste du flan ?
-Ouai… ouai. D’accord. Je vais vous servir…
-Et puis, elle me servira. On peut être tranquille, maintenant ?
-Bien sûr. Bien sûr. Bonne continuation.
Il se casse. Je le suis du regard un instant tandis que la fille me ressert. Je vérifie bien qu’il ne tourne pas sa tête vers ici et quand il le fait, parce que n’importe qui l’aurait fait, je lui fais comprendre que je l’aurais mauvaise s’il y avait une deuxième fois. Tout en fixant le bonhomme, j’interpelle la serveuse.
-C’est quoi ton problème ? Ça te plait à rester ici et à être traiter comme de la merde par ton patron et les autres ? J’en connais des rades où des filles comme toi se feraient une place facilement. Des endroits où le patron est du genre paternaliste et où celui qui dit un mot de travers à une serveuse, c’est la salle qui le met dehors.
Vrai que c’est drôle que je dise ça. Genre je connais un endroit où on m’aurait déjà jeté. Mais c’est bien la vérité. Quoi qu’on peut dire de moi à l’instant. Je hausse les épaules.
-M’enfin, c’est pas mon problème. Faudrait juste avoir un peu d’instinct de survie. Déjà on ne se met pas à l’entière disposition du premier mec venu, c’est à coup à le regretter. Et quand il pue les emmerdes, on évite de remuer à nouveau la merde autour. Donc ouai, c’est quoi ton problème ?
Peut-être bien qu’elle a un problème à la caboche. C’était qu’une blague, mais des fois, on se peut se dire qu’il doit y avoir un fond de vérité quelque part. Je préfère parler d’elle, parce que je n’aime pas parler de moi. Toute façon, j’ai rien d’intéressant à dire. Bonjour, je viens me saouler jusqu’à ce que je sois plus capable de penser correctement. Ça vous intéresse comme histoire, ça ? Non ? Je m’en doutais. Je viens pas me faire des amis. Les amis me jettent. Les inconnus, normalement, ça vous évite. Il s’agirait de respecter les conventions. Sauf qu’évidemment, il a fallu que je tombe sur le cas spécial de toute cette putain de ville. V’là qu’elle me sort un long discours sur le besoin de servir les autres et des niaiseries dans le même genre. Pas une serveuse, une servante. Je grimace en me mettant le concept dans la tête. On parle bien de quelqu’un qui va se faire toutes les sales besognes pour un client souvent désagréable et le faire avec le sourire. Autant, j’dis pas rendre des services et être sympa, ça passe quand je suis bien luné, mais venir nettoyer la crasse et obéir à toutes les demandes les plus odieuses d’un maitre parce que c’est ton boulot, c’est clairement pas un concept que j’adopterais. Jamais. Surtout qu’elle semble attirer les patrons relou.
-Si t’aimes être une servante. T’as qu’à te mettre à mon service…
Et je luis coule un regard entendu. Du genre qu’elle aura peut-être la tenue, mais pas forcément le chiffon en main. C’est que c’est un petit lot sympa. Et vu qu’elle a plutôt l’air de se laisser mener à la baguette, ça ne peut qu’être une distraction des plus satisfaisantes, tant que je sois complètement imbibé d’alcool. Parce qu’évidemment, quand on noie un chagrin d’amour dans l’alcool et la destruction de soi-même, suffit d’une caresse, d’un baiser, voire même juste d’un regard un peu plus appuyé pour réveiller les douleurs dans sa chair et son âme qu’on cherche tant à fuir. Coucher, c’est la pomme empoisonné. La délivrance du corps quelques heures pour enchainer davantage l’esprit. Pour ça qu’il faut l’imbiber abondamment avant de sévir.
-Laisse-moi cinq minutes et on reprendre notre conversation, poupée.
J’dois aller pisser. Pas la faute du whisky, mais de la bière évidemment. Je cogite quelques temps à ce que je pourrais lui faire à la servante pendant que je fais mon affaire avant de revenir dans la salle, l’appétit aux canines et non sans avoir pris le temps de bien dégueulasser les chiottes de l’établissement comme n’importe quel débile. Faut pas chercher l’intelligence chez moi, hé. Je l’ai laissé au placard. Plus c’est con, plus ça donne envie de le faire. De la liberté quand on est prisonnier de ces souvenirs. Evidemment, à mon retour, je trouve plus la servante à sa place, à m’attendre. Ça a le don de m’énerver. Je la mire rapidement au service d’une table à se faire emmerder comme si c’était une habitude. Je la regarde se faire salement draguer par des beaufs éméchés pensant que tout leur revient. Moi actuellement quoi. Et c’est bien pour ça que quand le gaillard se permet de lui mettre la paluche au cul, je bondis pour intervenir avec cette idée que c’est moi qui a la primauté d’être le connard absolu de la soirée. Je me saisis de la main indélicate et je tords le poignet. Le mec pousse un cri de surprise et de douleur tandis que la servante fait un saut en arrière, surprise. Alors que t’aurais dû bouger bien avant, cocotte.
-Qui t’a permis de lever la main sur ma proie ? Personne. T’es qui ? Personne. Alors tu vas rester à ta place et baisser les yeux.
Je m’en délecte d’avance. Devant ces potes aussi éméchés, y a toujours ce putain d’honneur qui rentre en jeu. Même s’il connait sa place, il est touché au cœur. Il ne peut pas baisser les yeux sinon, il passera pour un éternel clebs aux yeux des autres. Plus d’estime. Quedal. Alors, il attaque le premier. Une mandale dans la face que je prends avec un certain plaisir. Ça fait mal, mais on sait d’où ça vient. Je riposte par un coup de boule dans le vis-à-vis. Ça craque. Les autres se lèvent. Le patron accourt. Ça beugle des insultes et des menaces de mort. Je lui rentre dedans jusqu’à le plaquer au sol. Une bouteille vient se fracasser nos gueules sans qu’on sache à qui elle était vraiment destiné. Probablement moi. Je sens le gout du sang dans ma bouche qui se mélange à la saveur du liquide. Une bière dégueulasse. Ca me fout plus en rogne. Je tape. Je frappe. Je gueule. Puis le reste, c’est un trou noir.
Bonne soirée.
La fois suivante, c’était bien deux ou trois semaines après. J’étais déjà repassé dans le rade quelques jours avant. J’ai nettoyé mon ardoise et j’ai maté du regard le patron. La prochaine emmerde, il en causait à la garde. Plutôt honnête. J’ai pinté comme il faut jusqu’à finir en épave et ce qu’on m’envoie dans le caniveau avec les autres éponges. Rien de spécial de s’est passé. Il y avait pas la fille. Dommage. J’aurais bien voulu causer. Je connais même pas son nom. C’est qu’après avoir joué le prince charmant sauveur de la dame, j’ai pas eu le droit à la récompense de ses lèvres, c’est quand même bien con. T’façon, j’ai tellement bu que j’aurais rien gouté d’autres, pour sûr. Bref, ça allait un poil mieux. Après avoir enchainé les bagarres et les emmerdes, je me suis calmé. Au lieu d’être un connard violent, j’étais plus qu’un connard. Mes os m’ont contraint au changement. Je ressemblais plus à rien. Pas juste les bagarres. Le manque de sommeil, le travail à la guilde et les litres de l’alcool à purger chaque jour : j’étais un zombie. Puis la fois suivante, donc, je l’ai revu.
J’entre et je la vois. Instantanément. Evidemment, pour ne pas changer, elle est en train de se faire emmerder par son patron. Je reste un instant dans l’encadrement de la porte jusqu’à ce que le gars m’aperçoit et fait le lien avec la fameuse soirée où on est venu aux mains. On se jauge du regard. Je baisse pas les yeux et je m’avance vers lui. Un moment, il se souvient qu’il a des affaires à mener et il passe dans l’arrière-boutique. Je souffle un bon coup. N’allons pas tout casser. Hein. Je me pose au comptoir et je refuse d’être servi par la première serveuse. J’attends. Puis elle finit par arriver. Toujours ce petit air innocent. Au service du client. Pas gênante. Prenant toutes les remarques du monde avec ce même sourire poli.
-Une bière.
Que je complète rapidement.
-Steuplait.
De la politesse qui me déchire la gueule. Elle m’a remis, évidemment. J’ai pas dépassé la date de péremption de ses souvenirs. Et puis, une moustache pareille, parait qu’on s’en souvient.
-Désolé pour l’autre fois. J’espère que … pas eu trop de soucis.
Elle répond que non. Un non qui veut dire oui, mais qui ne cherche pas à me mêler à des ennuis qu’elle a l’habitude de gérer. Ça m’énerve. Ça revient à la vitesse d’un reflux soudain. Mais bouge ! Mais défend toi ! J’ai envie de la secouer par les épaules jusqu’à lui remettre la tête dans le bon sens. Je bougonne un truc méchant qu’elle ne comprend pas, elle reste là, avec le sourire. Elle me demande si je vais bien.
-T’occupes de ma santé. J’ai besoin de personnes.
Faux. J’ai besoin d’un coup de main, mais je repousse toutes celles qu’on me propose. M’apitoyer sur mon propre sort, c’est beaucoup plus simple que de se hisser hors du trou dans lequel on s’est mis. L’alcoolisme est devenu une drogue. Décuver est si douloureux qu’il vaut mieux continuer. C’est plus sain. C’est lâche. Mais j’ai commencé comme ça parce que j’ai été lâche à fuir la réalité dans l’alcool. Je bois en silence. Elle part s’occuper de deux clients à côté. Je les surveille du coin de l’œil comme si, à nouveau, j’avais droit de propriété sur elle. Peut-être mon aura au-dessus de leur épaule ou juste qu’ils sont sympas, mais ils n’ont rien fait. Je l’interpelle juste après. Pour pas qu’on me la choure. J’ai pas forcément envie de parler, mais j’ai pas envie qu’elle s’occupe de quelqu’un d’autre.
-Au fait, moi, c’est Jack.
Elle me donne son nom. Marthe. Ça m’avance bien. J’ai plus l’envie de voir sous son jupon, j’ai rempli mes devoirs récemment. Alors je la regarde sans trop savoir ce que je veux.
-Cause. T’aimes bien causer, parait-il.
Alors elle cause. Des questions. Des banalités. Je ne réponds pas là plupart du temps, ou je grogne. Je bois en silence. Parfois, je lâche un mot. Par des moyens détourner, elle essaie d’en savoir plus sur moi, toujours avec cette attitude poli et bienveillante, comme une mère attendant le secret de son fils tout en nettoyant la crasse sous les ongles. J’en tiens une grosse couche. Pour pêcher le vrai moi, va falloir plonger les mains profondément dans la merde. Parfois, elle prend quand même une commande, parce qu’il le faut. Dans ces moments, je contemple mon verre comme si c’était le centre de mon univers, tournant sur lui-même. Une spirale avalant ce que je suis. Puis elle revient et elle parle à nouveau. Et je bois. Et l’alcool fait effet. Je suis plus rude. Je parle plus, mais je suis un salaud. Vilain même. Il y a quelques semaines, j’aurais été bien pire, mais on peut dire que je suis sur la pente ascendante. C’est juste dur.
Je sais plus comment c’est arrivé. J’écoute. Toujours. Puis je sens soudainement la paume de sa main contre ma joue. Je lève le regard. Elle s’est approchée dans un geste d’humanité envers ma carcasse irascible. Son regard doux me sonde y cherchant le Jack qu’elle aimerait surement rencontré un jour. J’ai un mouvement de répulsion. Elle suit et ne coupe pas le contact. Alors, j’ai comme une besoin de cette main qui s’en fait ressentir. Je m’en saisis et la serre contre moi. Je me love dans cette paume, tournant la tête comme pour dissimuler mes yeux. Un geste incongru qui me fait tout drôle. Qui me révulse et que j’ai envie qu’il dure à jamais. En même temps. Juste une réponse dans un océan de ténèbres. L’humanité. Simple. Et aussi merveilleuse que je suis devenu sale. Je m’en nourris. Puis tout cela cesse. Je la lâche. Je la repousse même. Je reste un instant un pas en arrière, le souffle court, les yeux baissés. Comme un animal piégé. Puis je finis mon verre d’un coup et je mets les voiles sans un regard pour Marthe. Sans un regard dans ses beaux yeux pleins de générosité. Je pars sans me retourner, sentant toujours la paume de sa chair contre moi. La main d’une sainte contre une chair corrompu. Une brulure dans mon âme. Vite. Trouver un endroit. N’ importe où. Et se saouler. Ça vaut mieux.
Cette paume de main, elle va me hanter. Chaque jour, dans un instant de lucidité soudain, je vais me souvenir de geste plein d’humanité. Je vais ressentir à nouveau le contact doux de sa peau contre la mienne. La chaleur qui s’est répandu à travers ma joue. Puis le souvenir fugace de son regard plein de compassion. De ces gens qui ne savent pas être égoïste. Qui ne pense qu’à aider les gens, quittent à en souffrir. Ça sera des petites parenthèses dans un monde de ténèbres, de travail, d’alcool et de désespoir. Peut-être bien que c’est ce souvenir qui m’a pas fait sombrer. Peut-être bien que sans ce geste béni, j’aurais fini dans un caniveau, ayant poussé mon corps au-delà de ses limites. A me hanter, ça m’a servi de support pour me sortir de là. Il y a eu d’autres choses, je dis pas. Ça fait un tout. Une foule de petits gestes qui ne paie pas de mine mais qui sont autant de main tendu qui n’en ont pas l’air et qui tombe bien car je suis pas apte à les saisir. Petit à petit, c’est allé mieux. Moins mal en tout cas. Plusieurs semaines se sont déroulées et je peux enfin regarder le soleil sans que ça me fasse mal. Je peux enfin regarder un verre d’alcool et le décliner. Je peux enfin écouter mon cœur sans sentir les crocs terribles de ma perte me dévorer l’âme.
Je peux enfin penser à Elina sans pleurer.
Un vieux membre respectable du conseil de la guilde m’a mis en tête de me présenter à sa succession. Servir la guilde. C’est bien mon crédo. Alors j’ai dit oui. Et ça a donné un sacré coup de fouet pour finir de me sortir la tête du caniveau. Avant de partir dans une lutte de tous les instants pour obtenir le poste et convaincre mes pairs, je sens que je vais devoir payer mes dettes. Sinon je vais oublier. Et être ingrat dans le monde d’après, je suis pas prêt à le supporter. Alors, je finis par retrouver l’adresse de l’endroit et évidemment, j’arrive quand elle est pas là. Le patron me remet pas, c’est que la dernière fois, j’ai pas fait de vague et depuis la première fois, ça commence à dater. Elle est du soir. Alors je repasse au soir. Je peux vous dire que pour aller interroger son connard de chef, c’était facile, mais une fois que je l’ai sous les yeux, toujours pareil avec son sourire bienveillant et ces manières accueillantes, j’hésite un instant. Puis je me fais violence et je prends l’intervalle entre deux clients.
-Oh. C’est vous.
Oui.
-Qu’est-ce que je vous sers ?
La demande de l’employée où une sorte d’habitude des fois précédentes, mais avec son regard en coin, elle n’est pas dupe. Elle me sait changer. Je baisse la tête, presque honteux. Comment qu’on peut être un odieux connard avec une fille pareil ? J’ai déconné. Je lui réponds. Pas assez fort. Elle me demande de répéter, se rapprochant, ces coudes sur le comptoir.
-Ta main.
Elle comprend. Mais elle ne comprend pas. Ses joues rosissent de penser à quelque chose qui se fait normalement avec un peu plus de temps, mais toujours de bonne volonté, elle tend sa main sans réfléchir, parce qu’elle est comme ça, Marthe. Timidement, je me saisis de son poignée et je porte sa main à ma joue. A nouveau, je sens la chaleur de son corps contre elle. Je ferme les yeux un instant comme le ferait un drogué avec sa came. Sauf que ma came, c’est les gens, en fait. Et ça, elle me l’a bien fait comprendre d’un geste simple et sans aucune arrière-pensée. L’instant dure quelques secondes, puis je romps le geste. Elle me regarde sans comprendre, sa gentillesse se mêlant à son innocence. Je lui souris.
-Merci.
-De ?
-Pour tout.
Elle ne comprend surement pas, mais elle ne relève pas. Il y a des choses qui ne s’expliquent pas. L’important, c’est peut-être qu’elle me sent apaisé et c’est un peu ce qu’elle recherche dans ce travail. Donner un peu de réconfort aux gens de passages comme aux habitués. Etre une personne sur qui on peut compter. Au final, on peut dire qu’elle a bien réussi son boulot. Je finis par commander un verre, parce que monopoliser son attention sans consommer, c’est un coup à sentir le regard courroucé du patron. Justement, je le vois roder par loin comme à la recherche d’un mauvais coup à jouer. Je sens une rancœur me monter dans le cœur, comme si l’instant d’apaisement n’avait pas existé. Il faut pas. Mais à prendre conscience de la bonté de Marthe, comment peut-on ne pas lui espérer un meilleur cadre. Et c’est justement ce que j’ai en réserve, quand on y pense.
-J’ai pas mal de patrons de taverne dans mes contacts. Des gens respectables qui se soucient autant de leur client que de leur personnel. Tu pourras très certainement te trouver une meilleure place qu’ici.
Elle me fixe du regard, surprise par la proposition, comme si elle n’attendait finalement rien en retour, mais que je me fasse du souci pour elle, au final, la refait sourire. Un sourire chaleureux.
-Merci. J’y songerais.
Une heure passe. Une heure où je me replonge dans le silence, la regardant de coin, appréciant juste sa gentillesse avec tout le monde, s’agitant en tous sens pour combler les demandes de clients. Je n’ai pas grand-chose à dire, je suis pas redevenu le grand parleur que j’ai été. Il va falloir repartir bientôt. Il y a à faire et je n’aurais probablement pas l’occasion de revenir ici avant un moment. En espérant que ce jour-là, ça sera pour apprendre qu’elle a quitté les lieux pour une vie où elle sera jurée à sa juste valeur. Celle d’une personne sur qui on peut compter, doté d’un sourire plus efficace qu’une pommade contre la douleur aigue des drames humains. Pour une fraction de temps, elle disparaitra de ma vie. Vite arrivée, trop vite reparti.
Peut-être que nous ne la reverrons pas, mais son souvenir perdurera. Comme quelqu’un qui aura été une étape dans notre vie. Parmi tant d’autres.