[PV @Zahria Ahlysh]
Luz relut pour la quatrième fois les trois mêmes paragraphes qui refusaient de s’imprimer dans sa mémoire. Elle plissa les yeux, passa deux doigts fatigués sur l’arrête de son nez. Elle se sentait nerveuse. Dérangée. Il y avait là un détail imperceptible sur lequel elle ne parvenait pas à mettre le doigt et vers lequel son esprit ne cessait de revenir à la manière d’un lance-pierre détraqué. Cela devait être à cause de l’orage, songea-t-elle dans l’espoir de s’apaiser. D’amples nuages noirs avaient roulé dans les cieux cette après-midi en direction de la Capitale, et Zahria et Luz avaient pu profiter d’une bière fraîche dans le jardin juste un peu plus tôt dans la soirée avant que la lourdeur de la tempête en approche ne les rattrape. A présent, il n’était plus guère question de sortir. La nuit était tombée, et une pluie diluvienne déchaussait les pavés, ruisselait le long des tuiles de la demeure en un bruit de cascade assourdissant. Cela tapait, rebondissait, éclatait contre le toit en rigoles colériques et Luz pouvait percevoir le craquement sinistre de ses volets qui résistaient vaillamment contre les vents violents.
Elle n’avait d’ordinaire pas peur des orages. Les appréciait, plutôt. Malgré son pouvoir défaillant par ce temps, voir la nature se déchainer avait quelque chose d’apaisant. Enroulée dans les draps de son lit, elle savourait l’odeur que Naëry y avait laissée cette après-midi. Désormais rentré chez lui, la maison n’abritait plus que le Maître Espion et la praticienne. Et pourtant… Pourtant elle demeurait nerveuse. Elle jeta un regard en coin à Renkhi, enroulé sur lui-même dans le coin de la pièce, les flancs soulevés à intervalles réguliers par son souffle chaud. Le voir si paisible la rasséréna quelque peu.
C’est alors qu’elle l’entendit. Ce grattement ténu. A peine l’esquisse d’une planche de parquet foulée. En alerte, elle tendit l’oreille. Plus rien. Elle connaissait par cœur les souffles et les soupirs de cette demeure, le pas de Zahria lorsqu’elle ne souhaitait pas effacer sa présence, ses habitudes et les chemins qu’elle faisait à l’étage lorsqu’elle avait besoin de quelque chose. Ce bruit qui relevait à présent presque du mirage, n’avait rien à faire dans les rumeurs complexes et quotidiennes de l’habitation. Elle fouilla sa mémoire. Calixte devait-il rentrer ce soir ? Naëry était chez lui. Il avait beaucoup à faire. Plus inquiétant encore, ce bruit ne se laissait plus deviner… Une présence amicale se serait laissée appréhender. Quoi, rêvait-elle alors ? La maison était bien verrouillée depuis 18 heures. Elle se leva, jeta un coup d’œil à l’horloge. 23 heures 40. Bientôt l’heure des morts.
Un frisson longea ses reins de ses anneaux, remonta le long de sa colonne vertébrale. Elle et ses stupides pressentiments… Revenue à l’âge de l’enfance, incapable de rester seule dans sa chambre par temps d’orage ! Allons, juste un tour. Et si aucune lumière ne filtrait de la chambre de Zahria, elle verrait cela comme un signe l’invitant à cesser de jouer les paranoïaques et à retourner se coucher. Elle soupira, posa son livre et se dirigea vers la porte, les pieds engoncés dans deux pantoufles moelleuses. Lorsque la porte de sa chambre coulissa, la noirceur du couloir lui renvoya sa propre image.
Un coup de tonnerre éclata. Cela craqua comme un bois qui se fend par une force terrible, une constellation de raclements explosifs si forts qu’ils en firent trembler les murs. Les carreaux frissonnèrent. Au rez-de-chaussée, quelque chose tapa à l’extérieur contre la façade. A travers les amples fenêtres de l’étage, l’éclair qui s’ensuivit presque immédiatement rayonna d’une lumière crue et blanche dans le couloir, découpa des ombres en dentelles tranchées contre le parquet.
Luz referma les pans de son peignoir sur sa maigre silhouette. Les sourcils froncés par la tension, à demi en position de combat, elle n’osait presque pas respirer de peur de manquer le moindre bruit étrange dans la demeure. La chambre de Zahria avait-elle toujours paru aussi loin… ? Dormait-elle paisiblement ? Luz jeta un long regard vert dans le couloir.
Et s’y engagea.
Mieux valait ne pas faire attendre les abysses.
D'aussi loin qu'elle s'en souvienne, Zahria a toujours eu peur de l'orage. Cette peur irraisonnée, surtout pour une femme aussi redoutable et intrépide que le maître-espion, heurte son immense fierté si bien qu'elle fait en sorte de se retrouver seule pour affronter sa phobie quand un orage éclate, afin que personne jamais ne se rende compte de cette petite faiblesse. Quelle ironie, alors, de vivre aux côtés de la flamboyante Luz au pouvoir lui-même si orageux, mais celui-ci et le contrôle que son amie exerce sur lui fascine la métisse suffisamment pour qu'elle oublie qu'elle pourrait la redouter.
La peur de l'orage, quand elle était enfant, s'avérait encore être quelque chose de banal, et aurait certainement pu passer avec l'âge, comme pour toute personne normalement constituée. Mais cette peur panique et chronique qui jamais ne l'a quitté survint un soir de la première semaine à l'Académie. Ayant fugué depuis peu et intégré l'internat, Zahria s'est retrouvée seule, dans ce grand dortoir avec tous ces enfants inconnus, loin de la quiétude de son foyer et des bras protecteurs de son père.
Et quand, cette nuit-là, l'orage a éclaté, elle n'avait qu'une seule envie, c'était ce petit verre d'infusion dans lequel elle suspecte que son père mettait quelques gouttes de rhum, qu'il lui donnait pour calmer ses frayeurs des nuits d'orage alors qu'elle était encore plus petite. Alors quand la petite Zahria a tenté cette nuit-là de faire le mur pour la première fois, pour retourner chez elle, retrouver son père et son grog magique, et qu'elle manqua de se faire écraser par l'arbre de la cour qui s'est effondré à quelques centimètres de sa position suite à un éclair, sa phobie de l'orage s'est inscrit profondément en elle, comme la constatation que la mort pouvait la surprendre au moindre tournant.
Jamais elle n'a retrouvé les bras de son père, retrouvée le lendemain matin par ses instructeurs, tétanisée et trempée devant l'arbre.
C'était compliqué, à l'époque, de cacher sa phobie, et les autres enfants se moquaient facilement d'elle quand ils constataient qu'elle avait encore peur de l'orage, alors Zahria a appris à le cacher. Et à reproduire le grog de son père, à défaut de pouvoir se réfugier dans son étreinte.
Alors ce soir-là, après la petite bière, quand Zahria a vu s'approcher la tempête, elle est vite montée dans son bureau avec une infusion chipée dans la collection de Luz, et s'est empressée d'y verser une grande rasade de rhum. Avant de se plonger dans ses papiers dans le but de ne pas penser à la pluie diluvienne qui tape contre ses carreaux, et aux rayons lumineux qui illuminent fugacement le ciel noir de la Capitale. Elle sirote son grog en espérant que la tempête passera vite, et qu'elle pourra enfin aller se coucher. Perché sur le dossier de sa chaise, Delkhar se pose fièrement en protecteur pour sa maîtresse, tandis que Dhim est lové sur ses genoux, tentant de l'apaiser par ses ronronnements doux.
Aussi, quand une latte craque dans le couloir, faisant faire un bond à Zahria, ce n'est clairement pas l'un de ses familiers qui aurait pu le provoquer. Renkhi est d'une fluidité sans pareille, et sa maîtresse connaît maintenant parfaitement le parquet de leur maison pour éviter les lattes qui grincent. Le sang dans le corps de Zahria ne fait qu'un tour avant qu'elle se lève, lâchant tout ce qu'elle fait, faisant tomber Dhim au sol et effrayant Delkhar qui s'envole pour aller se poser un peu plus loin. Alors qu'elle s'apprête à avancer vers la porte, un éclair jaillit du ciel dans un fracas tonitruant pour la faire sauter un peu plus haut vers le plafond. Elle manque d'écraser la patte du Lumios qui tentait de se relever, et se maudit silencieusement de sa faiblesse face à ce phénomène météorologique.
Dans le couloir, plus aucun bruit, et dehors, seule la pluie continue à s'abattre contre les vitres. Toujours debout face à son bureau, Zahria hésite. Se rasseoir, finir son grog, oublier ça et se replonger dans ses rapports. Ou bien sortir, braver le danger et surtout l'orage, pour s'assurer que tout va bien. Est-ce à cause de l'orage, qu'elle a la chair de poule ainsi, ou ce mauvais pressentiment associée à sa paranoïa grandissante suite aux événements de la Cabale, qui lui fait penser qu'il y a quelqu'un dans la maison ?
Luz. Elle est dans sa chambre. Si quelqu'un s'est introduit, elle est en danger. Très bien, qu'à cela ne tienne. Elle ne laissera pas l'orage mettre en péril son orageuse amie. Ses deux familiers sur les talons, Zahria s'approche de la porte, fiole dague en main, et tourne la poignée pour s'engouffrer dans la noirceur du couloir. Si seulement cela pouvait rester ainsi, sans les éphémères illuminations des éclairs s'abattant du ciel...
Tendant l'oreille, à la recherche de ce craquement suspect, Zahria ne manque pas de percevoir une présence, au fond du couloir. Vers la chambre de Luz. Merde, elle avait raison, la flamboyante est en danger. Capturant la lumière de Dhim dans son poing pour se faire disparaître et se préparer à prendre par surprise leur intrus, le maître-espion s'avance prestement sur le parquet, et arrive quasiment dans la tour centrale quand un rayon vient se fracasser à deux pâtés de là, illuminant par la fenêtre toute la petite pièce centrale des escaliers, la métisse et le visage de la personne qui lui fait face.
Et si l'horreur peut se lire sur le visage de Zahria dans cette surprise qui lui a fait relâcher la lumière de son familier, c'est un immense soulagement qui apparaît juste après, quand elle se rend compte que l'autre n'est que Luz. Suivi par une inquiétude toute autre: son amie l'a-t-elle vu bondir jusqu'au plafond au moment où l'éclair a fait vibrer les murs de leur maison ?
« Luz, ça va ? Tu m'as fait peur, qu'est-ce que tu fais là ? »
Relâcher la pression, ne rien laisser paraître. Ne surtout pas la laisser comprendre à quel point elle redoute les orages. Son ego ne le supporterait pas.
Luz glapit. Un son à demi étranglé, son corps tendu comme un arc dans un sursaut presque animal tandis que le visage d’ordinaire familier de Zahria se découpait subitement des ombres. Son cerveau mit un temps anormalement long à détailler la courbe de la mâchoire, les cheveux sombres embroussaillés et les prunelles tout aussi surprises que les siennes. La lumière blanche découpait des lignes dures sur ce visage pourtant aimé, et elle dut fournir un effort supplémentaire pour calmer les élancements fous de son cœur et chasser le voile brumeux qui l’empêchait de rationnaliser. Zahria, ce n’était que Zahria. Une main sur sa poitrine à l’image d’une grand-mère éperdue dans la tourmente, la praticienne laissa échapper un soupir titanesque, c’est-à-dire à peu près tout l’air ramassé dans ses poumons lorsqu’elle s’était avancée sur les deux foutus premiers mètres de ce couloir sans respirer.
Elle avait baissé le ton de sa voix, spontanément. Un murmure haché par la pluie qui s’abattait toujours sur les carreaux, ce grondement continu qui agitait la demeure à l’image d’une bouée jetée à la mer. Elles peinaient à s’entendre. Et néanmoins… Néanmoins Luz restait profondément dérangée par sa propre voix. Un bruit trop humain dans ce cadre sépulcral, un indicateur de leur présence à toutes deux, à cet endroit précis de la Volière aux dragons. Elle s’ébroua, presque à la manière d’un chien. Elle devenait paranoïaque, était-ce ses fréquentations trop intenses avec les espions qui finissaient par lui glisser des idées saugrenues dans la caboche ? Quel pressentiment stupide… Il n’y avait qu’elle et Zahria ici, comme d’habitude. Il était parfaitement absurde de se conduire en condamnée s’exfiltrant discrètement d’une prison. Elles étaient chez elles et…
Un craquement. Un nouveau. Un frôlement de parquet, étouffé, infime dans les enfers des cieux qui se déchainaient au-delà des murs. Pour Zahria et Luz, ce simple son résonna toutefois comme un déchirement tonitruant dans une vallée pleine de silence. Luz sentit une main glacée se refermer sur ses entrailles, et sa peau se hérissa malgré elle. D’une voix blanche, blafarde, encore une tonalité plus basse qu’auparavant si cela fut possible, elle glissa tout contre l’oreille de sa colocataire :
L’un des familiers du Maître espion, peut-être ? Dhim pouvait s’être découvert un tempérament farceur ? Ou Delkhar était-il parti à la recherche de sa tendre maîtresse, toujours si protecteur envers elle… ? Elles échangèrent un long, très long regard. Et puis, Luz fit non de la tête avec la lenteur d’une morte, comprenant à la note interrogatrice dans les prunelles de Zahria qu’elle se posait l’exacte même question pour Renkhi, Mirabelle et Setgïvr. Non, ce n’était pas ses propres familiers. Ils étaient tous restés sagement dans sa chambre, juste derrière elles. D’un commun accord, elles s’engagèrent dans la longueur du couloir. Là-bas, tout là-bas, droit devant elles, la porte de la chambre de Zahria se découpa en lame de silex dans l’éblouissement fracassant d’un éclair. Et puis, ce fut l’obscurité presque totale.
Les pensées de la praticienne volaient en tous sens en exacte synchronisation avec les battements de son cœur. Qui… ? Un vieux souvenir glissa ses relents dans sa mémoire, aussi pernicieux et sournois qu’une couleuvre. La tête tranchée de Ruth posée en trophée sur un meuble, l’odeur atroce qui se dégageait du cadavre et le visage dévasté de ses comparses… La Cabale avait-elle retrouvé Zahria ? En avait-elle après le Maître espion ? Après elle-même, une proche ? Non, tâcha-t-elle de se convaincre. Mysora n’aurait jamais laissé une chose pareille se produire ou laisser quiconque mettre en danger la sécurité de sa sœur. A moins, bien sûr, que l’opération ne relève pas de ses prérogatives ou n’ait pas été portée à sa connaissance… Elles avaient presque atteint l’embranchement du couloir à présent, à pas de loups, aussi silencieuses que des spectres. Luz aurait presque pu effleurer la porte de Zahria du bout des doigts, si elle s’était tendue par-dessus le vide…
Leurs ennemis étaient nombreux. La Cabale était très loin d’être la seule en lice pour une pincée du Maître espion...
Il y eut un grondement menaçant. Une vibration comme l’avertissement d’un chien fou, un ressac de vagues malsain qui se fendit à la manière d’une craquelure dans le ciel au-dessus d’elles. Et là, dans le creux précis de l’écume, un nouveau froissement… Ce bruit si infime qu’un corps humain produit dans un espace clos et habité, la rumeur plaintive du bois sous un poids non prévu. Figée en statue de sel, Luz échangea un énième regard avec Zahria. L’espionne lui désigna silencieusement la direction de la bibliothèque et Luz acquiesça. Il y avait quelqu’un ou quelque chose dans leur précieuse bibliothèque. Masqué à leur vue par l’embranchement du couloir. Elle se mordit la lèvre inférieure et tâcha de trouver la sérénité d’ordinaire ancrée en elle. Ralentir son rythme cardiaque, se stabiliser. Zahria était avec elle, qui s’en serait pris à elles deux ?! Elles étaient invincibles, ensemble.
Du moins, elle l’espérait.
Levant sa main pour mimer un être humain qui avance de son index et de son majeur, elle fut interrompue par un bruit sourd extrêmement fort qui retentit à l’extérieur, vers le jardin. Un grattement animal. Etaient-elles encerclées… ? Ou ne s’agissait-il que d’une expression inquiète de la nature, qui faisait écho à leurs propres angoisses intérieures… ?
Ça aiderait presque à oublier l'orage, que de se préoccuper pour leurs vies en danger devant cette double intrusion dans leur cocon. Et pourtant, Zahria est fébrile. Sa main dans laquelle Luz est venue entrelacer ses doigts tout naturellement ne cesse de trembler, ses yeux exorbités laissent paraître la peur panique qui l'habite en cet instant. Le ciel continue de gronder, et on entend un éclair, de très longues secondes après avoir aperçu son éclat dans le ciel, beaucoup plus loin, en dehors même de la Capitale. Se pourrait-il que l'orage s'éloigne ?
S'accrochant à cette pensée encourageante, Zahria se saisit de la lumière de son familier à nouveau, pour les guider à travers le couloir les menant vers la bibliothèque. La fiole dague est toujours fermement serrée dans sa main droite, prête à jaillir au moindre mouvement suspect. Et alors qu'elles arrivent au niveau de la porte du bureau de la métisse, son cerveau se remet à fonctionner et elle commence à envisager les possibilités et à établir un plan d'attaque en fonction de leur adversaire, quand tout à coup la porte de la chambre en face du bureau, occupée par Calixte lors de ses visites à la Capitale, s'ouvre en claquant et un éclair bien plus proche retentit alors que la lumière vient déchirer le ciel depuis la petite fenêtre qu'un jour le Damoiseau avait dû grimper à cause d'un défi d'Apolline.
Dans un même élan, Zahria sursaute, laisse échapper un gémissement craintif digne d'une enfant de cinq ans, relâche la pression sur sa main droite tant et si bien que la fiole dague tombe lourdement sur le tapis, alors la senestre vient écraser celle de Luz qui doit à cet instant regretter d'avoir cherché du réconfort chez la téméraire maître-espion... Aucun ennemi à l'horizon, pourtant, rien que cet éclair, un peu comme ceux qui tressautent sur le corps de la flamboyante. La brune prend une grande respiration, avant de récupérer sa fiole dague et de fermer correctement, et silencieusement, la porte de la chambre de Calixte. Une troisième fois, elle se saisit de la lumière de Dhim relâchée par manque de concentration, et la place au-dessus de la porte de la bibliothèque. L'objectif à atteindre. La menace immédiate, bien plus concrète que l'orage. Mais terriblement moins handicapante, pour Zahria.
La porte de la bibliothèque est bien fermée, quand elles arrivent devant, et le mécanisme s'actionne sans trop de mal. Si son bureau et sa chambre sont protégés par tous types de pièges et alarmes, Zahria n'a pas encore pris la peine de faire pareil pour toutes les pièces de la bâtisse, pour ne pas embêter Luz et le reste des locataires occasionnels, mais aussi pour ne pas éveiller les soupçons d'un éventuel cambrioleur. Ainsi, les gonds des portes ne sont pas extrêmement bien huilés, les charnières grincent légèrement et les poignées résistent parfois un peu. Les deux habitantes ont appris à connaître le matériel et les murs de leur habitation, à savoir quelle latte éviter pour ne pas faire gémir le plancher, et où poser leur main en équilibre pour déployer la moindre force lors de l'ouverture de cette fenêtre.
Mais ce soir, la métisse n'est pas dans son état naturel, et le déchirement strident qui s'élève quand elle pousse le battant est l'antithèse même de la discrétion. Un vrombissement dans la pièce, des pages qui s'envolent et des livres qui tombent, puis un bruissement de tissu et une fenêtre qui claque. Elles n'ont rien eu le temps de voir, mais le bruit est assez clair. Il y avait quelque chose, ou quelqu'un, dans la pièce, et en les entendant arriver la chose est sortie par la fenêtre grande ouverte au fond de la bibliothèque. Les deux femmes se précipitent à celle-ci pour tenter d'apercevoir quelque chose, mais seule une ombre disparaît en direction de leur jardin, là où elle avait déjà entendu le dernier bruit fracassant quelques dizaines de secondes plus tôt.
Si la chose fuit, c'est qu'elle a peur. Ou alors que le piège est extrêmement bien tendu. Peut-être était-ce un cambrioleur venu dérober des livres. Mais dans ce cas il serait parti en direction de la rue et non pas du jardin. Alors que Zahria referme la fenêtre, Luz ramasse quelques livres échoués par terre. Les regards apeurés des deux femmes se croisent à nouveau, et Zahria ouvre la bouche pour parler, puis se reprend, avant de se décider, enfin, à parler à voix basse.
« Ils sont dans le jardin. »
Rien que Luz ne sache pas déjà d'elle-même. Mais l'évidence que Zahria énonce trahit un tout autre problème. Le jardin ne promet pas de toit rassurant au-dessus de leurs têtes, et de pièce étriquée où se réfugier en attendant que l'orage passe. Si Luz ne l'a pas encore compris, les yeux de la brune crient haut et fort sa phobie qui cesse d'être en cet instant un secret.
« Je ne... veux pas sortir... »
Et pourtant, elle le sait, il le faut. Il faut s'occuper des intrus, coûte que coûte. Car ce n'est plus juste le risque qu'un arbre lui tombe dessus, mais bien la vie de l'une des personnes les plus chères à ses yeux, ainsi qu'une partie des secrets les mieux gardés de la Couronne et la sécurité du royaume, qui sont actuellement en danger. Elle ne veut pas sortir, mais elle le fera. Ses yeux sont bleu électrique, quand ils se posent sur la porte et le chemin retour qu'elle implique. On n'entend plus rien que la pluie qui ruisselle sur les tuiles. Mais ils sont là, elles le savent. Ils guettent, les attendent, certainement déjà armés et prêts à leur bondir dessus. Elles ne se laisseront pas faire.
Elle ne se souvenait plus du chemin emprunté jusqu’à la porte arrière de la demeure, mais voilà qu’elles y étaient. Presque soudainement, surprises par leurs propres pas ainsi que par leur propre audace, amplifiée par le profond sentiment de sécurité qui naissait de leur proximité humaine. Si Zahria n’avait pas été là, sans doute Luz aurait-elle plutôt cherché à se barricader dans sa chambre jusqu’au lendemain. Voire à fuir, avant de mettre le feu à toute la structure, exactement de la même manière que l’on traite une infestation d’araignées tueuses d’Hommes. Mais des insectes n’auraient guère été intéressés par la bibliothèque et moins encore par le bureau du Maître espion… Sur le chemin du retour, elles avaient découvert un infime bout de parquet arraché. Rien de plus que du bois écorné, hormis qu’il se trouvait dans le couloir, entre le bureau et la chambre de Zahria. Elles s’étaient longuement entre-regardées, à l’étage. Et la même pensée les avait traversées. La chose qui s’était tenue-là était restée un temps impossible durant à deux mètres seulement du Maître espion, terrée dans sa chambre. Puis avait visiblement fait demi-tour, peut-être alertée par les bruits de vie lorsque les deux colocataires s’étaient agitées. Luz sentit un énième frisson refluer dans sa nuque à la simple idée que cela avait flairé son amie, avec la sournoiserie malsaine d’un pervers… Etait-ce un être humain ? Un détraqué dont le petit plaisir du dimanche n’était autre que de se rendre chez les jeunes femmes seules les jours d’orage ?
Luz en était presque à l’espérer. Un être humain craignait les coups de poing bien mieux que les spectres ou toute autre créature dérangeante.
Davantage pour se donner du courage que par réelle nécessité, elle fit craquer ses jointures et attrapa le tisonnier qui gisait dans le cellier. Elle se sentit immédiatement moins nue, une arme en main, même si sa seule protection consistait en une charmante nuisette, un peignoir dont l’attache pendait misérablement jusqu’au sol, et deux énormes pantoufles violettes à paillettes. Une idée d’Apolline pour son dernier anniversaire. Leur esthétique était atroce, mais la fausse fourrure était délicieusement agréable – cela avait suffi pour corrompre la praticienne qui ne se séparait plus officieusement de ses chaussons. Elle les quitta cependant avec regret, consciente que le jardin serait un enfer de boue gorgée d’eau. Elle s’en sortirait mieux pieds nus.
Cette fois, l’armature en bois s’ouvrit sans un bruit. Un souffle d’air, comme un hoquet, instantanément suivi d’une rafale de vent titanesque. Trop dépossédée de ses moyens par son angoisse latente, le vent n’eut aucune peine à lui arracher la porte des mains. Elle partit heurter le mur alentour à la vitesse d’une explosion, charriant une pluie diluvienne dans son sillage. Luz glapit lorsque cette gifle glaciale repoussa violemment sa main, percevant très audiblement le craquellement instantané du verre : l’une des jolies vitres qui décoraient autrefois la porte agonisait à présent en multiples brisures à leurs pieds. A ce même instant, un cri étranglé leur parvint des écuries. Un cri animal, suffoqué. Suivi d'un hennissement angoissé.
Asti ? Naëry avait laissé Asti dans l’écurie… ?
Elles s’élancèrent en même temps, mues par le même réflexe détonnant. Luz sentait ses membres agir d’eux-mêmes, propulsée sous l’orage par la terreur et la rage, un cocktail qui avait atteint son paroxysme et conduisait les âmes sages aux actions stupides. Elle manqua déraper dans la boue, ses pieds nus s’enfonçant dans la terre imbibée d’eau et soulevant autour d’elle des gerbes noires et diaphanes. Un éclair tonitruant s’enfonça à un kilomètre de là sur les berges de la Luisante, découpant pour elles une fenêtre d’un blanc tranchant sur le bois de l’écurie.
Luz leva haut son tisonnier, ses mains fermement ancrées au métal, et se prépara à bondir dans l’obscurité d’encre de la masure.
A la place, une ombre impossible la faucha brutalement, l’envoyant bouler en arrière avec la puissance brute d’un grognours. Son souffle ripa hors de ses poumons en une seule et unique trainée, juste avant qu’elle ne sente la terre meuble l’engloutir et former une longue tranchée sous son corps. Par miracle, elle brandissait toujours son tisonnier devant elle comme une noyée arrimée à une ancre, incapable de produire la moindre électricité pour se défendre.
Elle prit une infinie inspiration, et hurla de toute la force de ses poumons. En face, la forme immense dont les pattes reposaient de part et d’autre de ses épaules, se mit à couiner de la même manière.
Ce n'était pas Asti. Et le rideau de leur bibliothèque était si profondément emberlificoté dans les protubérances osseuses de la chose qui-n'était-pas-Asti que le tissu trempé avait commencé à l’étouffer.
Pendant une seconde, les souffles sont retenus, et le temps semble s'arrêter. Non, ce n'est pas Asti, Asti n'est même pas présente dans l'écurie. Un éclair illumine la pièce, et pendant un instant, tout s'éclaire. Zahria n'en a jamais vu d'aussi près, mais cette créature qui semble commencer à s'étouffer avec le rideau déchiré de leur bibliothèque, ressemble fortement à un Rarwük. Aucune raison qu'un Rarwük se trouve à la Capitale, et encore moins chez elle, mais dans l'immédiat, les deux femmes ne pensent plus qu'à soulager l'agonie de cet animal qui, un éclair plus tôt, était un féroce ennemi venu les assassiner dans leur sommeil.
Mais comme elles font un pas en avant, un peu pataudes et pressées, une énorme toile vient se dresser face à elles dans un hennissement, le même qu'elles ont entendu alors qu'elles étaient dans le jardin. La toile est parcheminée, comme une aile de chauve-souris, comme une aile de dragon, et comme une aile de dragon, elles peuvent apercevoir à ses extrémités des griffes. Immédiatement en alerte, les deux femmes se mettent à nouveau en position de combat face à ce nouvel envahisseur, tout en gardant en tête qu'elles ont une bête à secourir un peu plus loin, même si elle les a attaquées.
Mais l'aile se raccorde alors à une sorte de cheval reptilien, dont le regard effrayé trahit l'angoisse. Les poings humains se baissent, alors que d'un commun accord, les deux femmes se séparent. Zahria s'avance alors vers le skur, mains en avant, pas à pas, murmurant des paroles sans sens mais se voulant réconfortantes, tandis que Luz part de l'autre côté. Le skur s'ébroue, une fois, deux fois, menace Zahria puis Luz tour à tour de coups de dents en l'air. Néanmoins le fait qu'il recule à chaque pas fait par la métisse la rassure sur son entreprise, et quand enfin elle parvient à la bloquer dans un box, mains toujours tendues devant elle comme une offrande pour les dents puissantes du skur, elle sait qu'elle a au moins réussi à protéger son amie, qui doit lutter dans son entreprise vu les bruits qu'elle entend en fond.
Les ailes de la skur se rétractent contre son corps, et son regard devient presque fou, lorsqu'un énième éclair déchire le ciel. Zahria sursaute en laissant s'échapper un petit cri, et son mouvement la rapproche involontairement de l'animal, qui refermait à ce moment son aile contre son flanc et l'embarque dans son élan. La métisse se retrouve alors collée à la peau écailleuse de l'animal, et immobiles l'une contre l'autre, les deux créatures se dévisagent.
C'est alors qu'elle le ressent. Cet étrange picotement sur le haut du crâne, qui se propage et envahit tout son corps, engourdissant ses membres et venant se ficher dans son coeur. La même chose que lors de l'éclosion de Dhim et de Delkhar, ou quand Wendy est grimpée sur sa main pour la première fois. Le lien qui se forme entre un familier et son maître. Et tout à coup, plus rien n'a d'importance, plus rien que le bonheur et le confort de la skur, car Zahria le sait, c'est une femelle. Et son nom apparaît dans son esprit, comme une évidence.
« Ça va aller... Ykhar. Ça va aller. »
Un éclair de compréhension, et Ykhar se colle un peu plus à Zahria, recherchant du réconfort dans ce contact, là où elle la fuyait quelques secondes plus tôt. La main de la métisse se met enfin en mouvement, et elle vient flatter le flanc du cheval reptilien, doucement, tout en fermant les yeux. Elle pose son front contre l'animal, cale sa respiration sur la sienne, et oublie, enfin, l'orage.
Les jambes et les bras écartés dans une position impossible, elle poussait des ahanements d’efforts en tâchant de maintenir en place l’énorme tête du rarwük affolé. Le tout ressemblait à un étrange combat comique, agrémenté par instant d’éclats foudroyants lumineux, tous deux dérapant dans la boue l’un contre l’autre comme des forcenés. Elle retint une grimace lorsque le goût de la boue envahit sa bouche – beurk, elle n’aurait jamais dû passer sa langue sur ses lèvres par réflexe-, et poussa un grondement un peu plus virulent en bandant ses muscles. L’animal hystérique jappa, entreprit de se débattre, et poussa brutalement sur ses pattes arrières. Alors, le tissu se dégagea subitement, torpillé par Luz qui était parvenue à glisser son index en hameçon entre le pelage et l’arme fatale, envoyant derechef la praticienne s’écraser face la première dans le bassin de boue qu’était devenu le jardin. Autant le dire, elle passait un excellent moment.
Elle envisagea longuement la possibilité d’en rester là. Etendue mollement dans la terre, parce qu’il ne devait pas être si difficile finalement de renoncer à tous les plaisirs de la vie. Mais une énorme langue râpeuse vint se glisser contre sa joue, arrachant au passage son nouveau maquillage terreux : elle poussa un énième cri, morte revenue parmi les vivants et tâcha de s’extraire de son carcan de boue. Simulacre de monstre des marais, elle se rattrapa d’une main au garrot de l’animal pour ne pas tomber, emmêlant fermement ses doigts dans son poil broussailleux.
A la manière d’une vieille femme déblatérant des borborygmes infâmes, elle progressait à petits pas jusqu’à l’entrée de l’écurie essentiellement grâce au soutien du rarwük. Celui-ci ne cessait d’ailleurs de remuer joyeusement la queue en se contorsionnant de tous les diables pour mieux la couvrir de coups de langue et de museaux prodigieusement enthousiastes.
Distraitement, elle avait entrepris de gratter le sommet du crâne de l’animal à l’aide de sa dextre. Elle cessa ses imprécations pour dévisager une Zahria fraiche et rassérénée, toute saucissonnée dans la chaleur apaisante d’un skur adulte. Les deux animaux entreprirent immédiatement d’échanger quelques appels mi couinés mi hennis, de toute évidence fort attachés l’un à l’autre. Luz passa le revers d’une main sur son visage pour en chasser la boue collée et les mèches désordonnées.
Ces animaux n’étaient-ils pas extrêmement rares ? Ils coûtaient une fortune colossale, nul doute que leur propriétaire devait les chercher avec ardeur en cet instant. Elle ne voyait en effet pas deux animaux sauvages accepter ainsi la présence rapprochée d’êtres humains. Même… Même s’il s’agissait de familiers. Car cette empreinte particulière qui avait étreint son cœur un peu plus tôt ne lui était aucunement étrangère. Oh par Lucy… Qu’allait dire leur potentiel propriétaire en découvrant que ses deux précieuses bêtes de foire s’étaient liées dans son dos aux premières donzelles venues ?!
Elle n’aurait forcé Zahria à se détacher du skur pour rien au monde. Elle sentait la chaleur apaisante qui se dégageait d’eux et pressentait que le rarwük était d’un caractère beaucoup plus… Extraverti. Alraqs ferait pour lui un nom parfaitement adapté, réfléchit-elle un court instant. Et elle ne se trompa guère, puisque le grand chien fou entreprit d’effectuer plusieurs allers retours entre l’écurie et la porte du jardin durant son absence, s’amusant à bondir sous la pluie dans l’espoir vain d’attraper des gouttes intacts, totalement indifférent à l’orage.
Elle revint comme promis avec des tasses de tisane fumantes, quelques morceaux de lard et l’avoine qu’elles conservaient au sec dans la réserve.
Quand le soleil laisse filtrer son premier rayon de soleil par la fenêtre du box où les deux femmes se sont assoupies avec leurs nouveaux familiers, un oeil bleu éclatant s'ouvre, immédiatement gêné par cette luminosité, puis par la présence des deux humaines. Ykhar déploie son aile, sous laquelle sa nouvelle maîtresse était lovée, et l'observe une seconde. Indéniablement, elle aime cette femme à la peau noire, elle a senti le lien se former, elle a senti son abandon se réparer. Mais reste que les humains ne l'ont jamais bien traitée, et elle ne sait pas si celle-ci sera meilleure que les autres. Alors quand elle ouvre à son tour ses yeux jaunes brillants, Ykhar ne maintient pas le contact et, pataude comme un poulin au réveil, se met debout, se cognant contre une poutre, avant de se réfugier dans un coin du box.
Pendant une heure, réveillant le reste de l'assemblée à force d'essais, Zahria tente ensuite de s'approcher de la skur nocturne. Mais impossible de recréer le contact qui leur a permis à toutes les deux d'affronter leur peur de l'orage, la skur s'est fermée. Quand elle finit par abandonner, laissant Ykhar aux bons soins du rarwük admirant son amie avec ses grands yeux tout, Zahria découvre enfin l'état du jardin.
Sur la pelouse trempée, des éclats de verre de la porte, bien qu'un ménage ait déjà été fait, et de partout des branches cassées. Les fleurs de leur petit potager sont ravagées, et le banc près de l'étang est renversé. Pensive, Zahria le redresse avant de traverser le jardin, en évitant le verre au sol. Dans le salon, Luz est en pleine discussion avec deux ouvriers que le maître-espion salue d'un geste. Sa colocataite a vite pris en main la remise en état de leur habitation.
Fonçant ses sourcils broussailleux, une ride apparaissant entre eux, Zahria s'assoit à table où un thé fumant l'attend évidemment. Les ouvriers disparaissent en direction du jardin, et Luz vient s'effondrer sur la chaise en face. Une question dans son regard, Zahria secoue la tête en soupirant.
« Elle refuse ma présence. A croire que leur précédent maître l'a maltraitée. Je n'ai pas spécialement envie de le retrouver, pour le coup, je t'avoue. »
Malgré tout, des affiches sont placardées les jours suivants, et si des escrocs viennent frapper à leur porte, tentant de leur voler leurs rares familiers, le maître des deux créatures ne fait pas son apparition. Les familiers de Zahria découvrent, chacun à leur façon, la nouvelle arrivée. Si Wendy ne lui accorde aucune attention, et que Dhim impose tout de suite la distance du grand frère protecteur, c'est Delkhar qui immédiatement se prend d'affection pour la skur, en partie dragon comme lui. Impossible de sortir le Drarbuste de l'écurie pendant les jours qui suivent, pas plus que la Skur. Ce qui vient renforcer l'état de stress latent de Zahria, entre l'invitation de son père, la traque de la Cabale et le travail en général... Aussi quand Luz lui parle d'une vétérinaire, à même de les aider pour le comportement de leurs deux nouveaux familiers, elle saute sur l'occasion pour s'offrir une journée de calme, enfin.