Allongé sur le dos dans son grand lit à baldaquin dont les rideaux étaient grand ouverts, Aeron se décida enfin à ouvrir les yeux. Ces derniers étaient encore ensablés, comme s’il n’avait pas eu une once de repos cette nuit-là. C’était le cas, tout comme la nuit précédente, et les dernières qui les avaient précédées. Et ce, malgré la lumière pourtant abondante qui se déversait déjà par les grandes fenêtres, ainsi que les nombreux cristaux lumineux qui parsemaient la pièce pour s’assurer qu’aucune zone d’ombre ne reste.
Et pourtant… Et pourtant, l’Ombre était encore là, mais à un endroit dont nul ne semblait pouvoir la déloger : l’intérieur de son crâne, les tréfonds de son esprit, les abysses de son âme. Il pesta à cette pensée. Un sage avait argué que quand on regardait l’abysse, celle-ci vous regardait en retour. Il était bien certain de ne lui avoir jamais adressé un coup d’œil avant qu’elle ne l’attrape fermement et ne le torture à travers la moitié du Royaume, pourtant.
Il dégagea finalement ses jambes des draps humides de sueurs froides, et essaya d’ignorer l’odeur prégnante de peur qui persistait à s’en dégager, alors même que cela faisait plusieurs mois qu’il était rentré à la sécurité du palais. Du moins, c’était ce que son cerveau s’acharnait à lui répéter quand le soleil brillait dans le ciel, et ce que son cerveau reptilien refusait d’accepter dès lors qu’il fermait les yeux pour dormir.
D’une main un peu tremblante, il attrape ses lunettes sur la table de chevet de gauche, et les chaussa sur son nez, passa la main dans ses cheveux, et soupira pour ce qui semblait être la centième fois de la journée déjà, tout en sonnant les domestiques qui attendaient pour le laver, le vêtir, et le nourrir. Vlora attendrait probablement qu’il petit-déjeune pour lui lire les premiers rapports ainsi que son programme, comme à son habitude.
Il se sentait déjà l’esprit si embrumé…
« … puis le rapport sur l’état des finances des Conflans. La ville de…
- Pardon, Vlora.
- Oui, Votre Grâce ?
- J’ai du mal à me concentrer, peux-tu vider le planning pour ce matin ?
- Bien sûr, Votre Grâce. Quel motif pour Akua et lequel pour Hakram ?
- Je te laisse trouver.
- Puis-je vous assister ? »
Elle fixa ses yeux gris sur le Prince, examina son état. Elle reconnut qu’il ne lui avait prêté qu’une oreille distraite, ce matin, mais c’était plus fréquent depuis… qu’elle avait failli à la tâche qui était la sienne, à savoir assurer sa protection et son bien-être. Elle se laissa emplir par la culpabilité, qui la rongeait encore régulièrement, puis l’utilisa pour tremper la lame de sa détermination. Ou le bouclier, peut-être ? Une question à mettre de côté pour quand elle aurait le temps de l’examiner.
Derrière le grand bureau ornementé qui était le sien, le regard d’Aeron était braqué sur la porte. Il souhaitait aller quelque part.
« Ce ne sera pas nécessaire, pour l’instant. Je te ferai mander au besoin. »
La réponse avait mis un peu de temps à arriver, montrant qu’il luttait entre les devoirs qui étaient toujours plus ou moins les siens, et ce qu’il souhaitait vraiment faire. Elle contint sa curiosité et toute remarque en baissant la tête sur ses notes, tout en se recoiffant une mèche derrière l’oreille. Il aurait pu demander à la Reine, sa mère, de le libérer de ses tâches de Conseiller Royal, pour se concentrer sur sa guérison. Mais peut-être avait-il justement besoin de cet ancrage dans une réalité antérieure, plus simple, plus pure, que le présent ?
« A vos ordres. »
Elle se leva, fit la révérence, et sortit en fermant doucement la tête. Les serviteurs se chargeraient de la tenir informée, et il fallait toujours qu’elle s’occupe d’Akua et Hakram pour la matinée, probablement afin de décaler le rendez-vous tout en s’assurant de ne pas les offenser. Son esprit galopait déjà à pleine vitesse pour la façon de gérer ces entretiens-là, et sa prochaine rencontre avec le Prince.
A nouveau seul dans ses appartements, Aeron commença à soupirer, puis s’interrompit brusquement. Ce ne serait pas une journée comme cela, décida-t-il. Ce qu’il lui fallait, c’était quelque chose qui serait apte à lui permettre un peu de repos, pour remettre ses pensées dans l’ordre bien organisé qui était le leur avant toute cette sombre affaire. Avec un petit son d’encouragement pour lui-même, il se leva, et sortit de son bureau pour se rendre dans une autre aile du Palais, répondant d’un signe de la tête aux saluts qu’il recevait ce qui semblait être tous les quelques pas.
Il arriva finalement à sa destination : une grande pièce à la réverbération exemplaire, avec quelques gradins, et un important tableau noir sur une estrade. Un morceau de craie à la main, l’alchimiste royale était en train d’expliquer des suites de formules aux rares élèves qui lui faisaient face. Le Prince parcourut rapidement les annotations blanches, se rendit compte qu’il avait déjà étudié cela avec un précepteur… Lequel ? Il ne se rappelait plus.
Aucune importance, dans tous les cas.
Dans le couloir, il s’adossa au chambranle de la porte, et se prépara à attendre calmement que le cours s’achève. Il n’avait rien de pressé à faire ce matin, suite aux instructions données à Vlora, et cela lui permettrait de mettre, il l’espérait, de l’ordre dans ses pensées. Dans tous les cas, avoir quelques rappels mathématiques ne lui feraient pas de mal, et servirait à le distraire.
Cette journée s’était une des classes des plus vieux, aujourd’hui suites arithmétiques et népérienne. Une base qu’il devrait acquérir s’ils voulaient se tourner vers un métier lié à la finance. Elle n’allait pas les laisser sans cet acquis essentiel. Pour ses premières fois, elle se posait beaucoup plus pour reprendre son souffle durant qu’elle faisait cours. Ses élèves, peut être à cause de son état, n’étaient pas bavard et surtout, écoutaient avec attention. Si seulement ils pouvaient être comme cela plus souvent. En soupirant, elle se leva et commença à marcher en se tenant du mieux qu’elle pouvait et compléta le tableau.
Alors que les exercices approchaient, elle remarqua une ombre se glisser dehors. Non c’était quelqu’un qui attendait patiemment que le cours se terminait. Elle soupira, se disant que cela pourrait être urgent comme si on avait attrapé celui ou celle qui lui avait tant fait de mal.
-Page 201 de votre manuel, faites les exercices numéros 10 et 11, vous avez 10 minutes.
Elle attendit qu’ils sortent tous leur manuel et commença à gravir les marches de l’amphithéâtre. Une à une, sans se presser, sifflant de douleur par moment, elle finit par se hisser en haut, soufflant un bon coup et alla à la rencontre de celui se trouvant derrière le mur Est. Que ne fut pas sa surprise en voyant le prince en personne qui semblait l’attendre. Aussitôt, elle appliqua une révérence, essayant de la faire du mieux qu’elle pouvait en esquissant par moment une grimace de douleur. En fermant la porte, elle commença à parler.
-Votre majesté, je ne m’attendais pas à vous rencontrer. Que puis-je faire pour vous votre altesse ?