Seul le bruit des plumes grattant le parchemin se faisait entendre dans le grand bureau du Prince. Un soleil de fin d’été se déversait à travers les immenses fenêtres, et fournissait un éclairage mordoré à une scène qui avait tous les atours de la tapisserie. Le jeune homme lisait avec application les papiers qui arrivaient devant lui, notant quelques éléments dans les marges ou sur des documents attenants, et parfois apposait un paraphe généreux quand la situation l’exigeait. Les communications nécessitant son sceau personnel avaient été réglées dans la matinée, et le bâtonnet de cire qui avait été mis à chauffer était redevenu froid, sans réellement perdre de sa forme.
A quelques mètres, assise à un bureau moins imposant mais tout aussi recouvert d’informations, Vlora Sahelian, l’assistante d’Aeron, opérait un tri méthodique et systématique de tout ce qui devait arriver au Prince, en plus de s’assurer qu’aucun piège magique ou mondain n’était dissimulé dans les épaisses brassées de parchemin. Elle se levait également régulièrement pour transférer les piles d’un bureau à l’autre, et jusqu’à un troisième, qui contenait les courriers à faire partir. Plus discrètement, à l’insu de son employeur, elle jetait de fréquents coups d’œil à l’heure, prenant note de l’avancement des tâches du jour par rapport au planning prévu.
Aeron se râcla la gorge et repoussa la monture de ses lunettes sur son nez, dont elle avait légèrement glissé.
« Vlora, reste-t-il du thé ?
- Oui, votre Grâce. »
Elle commençait à se lever quand le Prince lui fit signe que non, et en profita pour se redresser de toute sa hauteur, et tendit les bras haut au-dessus de sa tête tout en remuant doucement sa nuque d’avant en arrière, puis de droite à gauche. Il servit deux tasses du breuvage maintenant tiède, et alla s’asseoir sur un des rares coins de son bureau qui n’était pas recouvert de fatras, les yeux en direction de la fenêtre, mais dans le vague.
Dans la lumière de la fin d’après-midi, la tapisserie commençait pourtant à frayer aux bordures : les épaules d’Aeron étaient sensiblement affaissées, et l’éclairage favorable ne parvenait pas à cacher les imposants cernes qui noircissaient le bas de ses yeux. Son teint était plus blafard que n’est coutume, même pour un jeune homme qui ne sortait pas beaucoup, et ses vêtements flottaient sur un cadre qui, s’il n’était pas foncièrement maladif, aurait pu trouver à envier à celui d’un malade alité depuis plusieurs semaines.
Vlora but à petites gorgées dans sa tasse tandis que son prince faisait tourner le contenu de la sienne, son esprit ailleurs. Elle espéra qu’il n’était pas prisonnier de ses souvenirs, se contentant de prendre un repos bien mérité après les quelques jours qu’ils venaient de passer à travailler sur le nouveau projet de loi du Ministre en charge du commerce. La porcelaine émit un son clair qui le fit sursauter quand elle la reposa un peu trop fort, et il lui jeta un regard surpris.
Elle baissa les yeux, ramassa ses parchemins, et les prit avec les autres, alors même que quelqu’un frappait discrètement à la porte.
« Attendons-nous quelqu’un, Vlora ? Demande Aeron en fronçant les sourcils.
- C’est possible, Votre Grâce.
- Entrez, ordonna-t-il. »
Le serviteur s’inclina après avoir entrouvert le battant.
« Le médecin royal Weiss est présente pour son rendez-vous, Votre Grâce. »
Le visage du prince passa de la surprise à la méfiance, et il fixa plus fermement Vlora.
« Je croyais que nous aurions fini après ces dossiers, Vlora.
- Nous avons pris du retard hier et ne sommes pas parvenus à le rattraper. Sa Majesté la Reine a demandé expressément à ne pas décaler le point avec le Docteur Weiss, répondit-elle prudemment. »
A l’évocation de sa mère, Aeron eut une expression coupable qui passa bien vite quand il plaqua un masque neutre sur son visage, après un long soupir.
« Nous finirons après le rendez-vous, dans ce cas.
- Ou peut-être demain, Votre Grâce, offrit Vlora.
- Peut-être, répondit-il plus sèchement. »
C’était peut-être petit et mesquin, mais les rendez-vous avaient des durées qui variaient assez largement d’une fois à l’autre, et son assistante serait alors obligée de rester sur le qui-vive. D’un autre côté, Aeron ne pouvait tolérer le retard qu’ils avaient pris, par sa faute au demeurant. Le manque de sommeil affectait sensiblement son efficacité, et il se trouvait de plus en plus souvent dans le flou, surtout quand la journée avançait ou que le soir s’approchait. Il secoua la tête en signe de dénégation.
« Non, cela ira pour ce soir, Vlora. »
Il finirait les dossiers à la lueur des cristaux magiques. Ce n’était que justice, après tout.
« Introduisez le docteur Weiss dans le petit salon, décida-t-il. »
Laissant là sa tasse de thé tirant davantage sur le froid que le tiède maintenant, il changea de pièce pour accueillir comme il se devait le médecin royal.
Luz délaissa sa plume sur le bois massif de son bureau et se laissa aller contre le dossier de sa chaise, un mince soupir fuyant traitreusement de ses lèvres. Pensive, elle vint frotter son index tâché d’encre contre la pulpe de son pouce, sa senestre massant sa tempe en un vis-à-vis profondément concentré.
« Lequel me suggérez-vous d’enlever ? Je n’ai pas les compétences culinaires pour faire ce choix en coordination avec les maladies que nous allons traiter. Je dois d’abord recruter un chef cuisinier digne de ce nom. »
Sous ses yeux attentifs, Salem retourna quelques brassées de feuillets et vint tapoter une ligne de la pointe de sa propre plume :
Luz s’accorda le luxe d’une poignée de secondes de réflexion. Elle eut finalement un geste gracieux de la main en signe d’assentiment.
« Quel jour souhaitez-vous que je prenne rendez-vous avec la compagnie Net’moi ça ! ? »
« Mardi prochain, cela ira très bien, je vous remercie. »
Elles rassemblèrent ensemble les multiples documents éparpillés sur le bureau d’appoint qui lui avait été prêté par la Royauté. Elle ne l’utilisait que rarement, appréciant peu d’être dérangée régulièrement dans son travail par l’apparition inattendue de patients ou d’urgences, mais elle n’avait d’autre choix que de se montrer conciliante ces derniers temps… L’élaboration de son projet ne pouvait décemment empiéter trop sur ses consultations, d’autant plus lorsqu’elle réalisait ses heures de garde au sein du palais royal. A l’inverse, elle ne pouvait pas retarder sa comptabilité – il était alors préférable de jongler entre ses deux prérogatives à la manière d’une athlète de haut vol, fort heureusement soutenue par le goût épicé et tanné du thé. Que serait l’existence d’une personne active sans caféine ?
Elle raccompagna de ce fait Salem à l’entrée du palais royal et prit pour sa part le chemin de sa prochaine consultation. Elle traversa un long dédale de couloir, saluant d’un léger mouvement du menton les multiples postes de sécurité disposé sur le chemin. La garde royale commençait heureusement à connaître son visage et ses allers et venues n’étaient un mystère pour personne. Seuls les nouveaux recrutés lui demandaient parfois encore de présenter ses justificatifs d’accès et c’est avec une affabilité fort consommée qu’elle le leur présentait, s’adonnant volontiers aux jeux de protection qu’exigeait ce lieu.
Son interlocutrice la salua d’une courbette adroite et d’un sourire, puis referma les portes derrière elle. La partenaire désignée de l’héritier Renmyrth était une perle dans son milieu. Elle avait la faculté de s’adapter aisément aux particularités de chacun tout en répondant aux moindres désirs du Prince. Luz avait pris la délicieuse habitude d’échanger quelques mots avec elle en amont de ses consultations royales lorsque leur emploi du temps respectif le leur permettait : la jeune femme brillait d’une intelligence discrète et habile, et la praticienne aimait à penser que sa sympathie envers elle était tout à fait réciproque. Elle s’enquerrait ainsi régulièrement de l’état de santé de ses parents et pouvait même récolter quelques indices sur l’état mental et physique du prince avant d’entrer dans la cage aux lions. Car depuis son retour des tréfonds de la terre, le prince héritier n’était plus que l’ombre de lui-même. Une volée de cendres qui peinait à conserver forme humaine et dont les contours ne cessaient de s’étioler dès qu’une main chaleureuse et bienveillante n’était plus là pour en lisser les rebords.
Lorsqu’il entra dans la pièce, Luz se fendit d’une révérence prononcée. Sa relation au prince n’était pas la même que celle qu’elle entretenait avec sa mère, la Souveraine. Elle n’avait pas manqué de percevoir les élans irrités qui perçaient par moment sous son verni royal lorsqu’elle insistait sur la réalisation de certains exercices. Il était prompt à s’emparer des médicaments qu’elle lui donnait – moins à travailler sur lui-même et à se plonger dans les abysses des mânes qui le hantaient. Pour toutes ces raisons, elle ne pouvait se permettre de se montrer trop conciliante avec lui, eut égard à son rang. La Reine Allys avait été limpide sur le sujet : qu’importait qu’elle le vexe ou qu’elle le pousse trop dans ses retranchements, tant qu’il parvenait à guérir. Pour autant, Luz demeurait une âme profondément maternelle, incapable de traduire trop longtemps son autorité par un gant de fer. Elle ne cessait ainsi de s’adoucir lorsqu’elle le sentait trop ébranlé, ne résistant guère à l’envie de lui tendre la main doucereuse du pardon.
En l’occurrence, il avait une mine épouvantable et elle pressentait dans la très légère courbure de ses sourcils les prémices d’une pointe de mauvais caractère. Leur rendez-vous n’avait de toute évidence pas été impatiemment attendu.
Ils s’installèrent dans ce qui était à présent le théâtre de leurs habitudes depuis plusieurs mois. L’un et l’autre, face à face sur les canapés confortables et subtilement colorés du petit salon. Les mains jointes et détendues contre son giron, Luz posa un regard bienveillant sur lui et l’encouragea à se confier par sa sempiternelle introduction :
Ils se voyaient approximativement chaque semaine. Aucune panacée ne pourrait exorciser les démons intérieurs qui veillaient sous ses paupières. Elle lui avait donc demandé de remplir un carnet de ses pensées et réflexions du moment chaque fois qu’un cauchemar le réveillait dans la nuit ou qu’une angoisse diurne le torturait le reste du temps. Définir et détailler ses troubles lui permettrait vraisemblablement d’identifier la nature du problème et de trouver des solutions à son traumatisme.
Aeron arrêta de fixer obstinément le vase posé sur un guéridon derrière le docteur Weiss pour enfin tourner son regard vers elle. Les rendez-vous se suivaient, et elle ne changeait que peu : toujours un peu plus âgée que lui, rousse avec des yeux verts, toujours impeccablement habillée et munie d’un sac qui devait contenir son matérial médical, celui qui servait à ausculter les patients souffrant de maux physiques. Il pouvait respecter cela.
Il songea avec une pointe d’ironie qu’il n’y avait pas qu’elle qui ne changeait pas : c’était son cas également, et leurs retrouvailles commençaient à se couler dans un moule fait d’habitudes malaisées, dans lequel, sans se sentir particulièrement serré, il n’était manifestement pas satisfait. Toutefois, il fallait en passer par ses exercices de posture pour, d’une part, rassurer ses parents, et d’autre part, recevoir les précieux médicaments qui lui permettraient de dérober quelques heures de sommeil sans rêve.
Il avait, en-dedans de lui, déjà intégré le fait que cela ne résoudrait rien.
Elle s’était assises dans un fauteuil différent de d’habitude, nota le Prince avec une pointe d’agacement quelque peu injuste. Toute la situation l’agaçait, de toute manière. Si la Garde Royale et les investigateurs du Royaume n’avaient rien pu faire, ce ne serait pas une jeune femme qui résoudrait l’énigme de la créature d’ombre, de sa tour et des entrailles du continent. Il plaqua un air neutre sur son visage.
« Docteur Weiss. Particulièrement fatigué, pour être honnête. J’ai pris du retard dans des dossiers pour la Couronne. Aussi, j’apprécierais si nous pouvions ne pas traîner. »
Il réfléchit quelques secondes, en essayant de jauger de l’effet que ses prochains mots allaient avoir mais, à défaut d’avoir des connaissances suffisamment poussées en médecine, il se contenta de les dire de façon candide.
« J’ai moins bien dormi depuis la dernière séance qu’entre la pénultième et l’ultime, je dirais. Je pense que les médicaments n’ont plus autant d’effet qu’auparavant. »
Là, c’était dit. Quand, au début de leurs séances, il lui suffisait d’une dose pour dormir six heures d’affilée, il ne parvenait plus maintenant qu’à voler la moitié de temps de sommeil, avant de se réveiller, alerté par un craquement de bois, un rongeur dans le plafond, une mouche contre la fenêtre… N’importe quel son, même tristement habituel, suffisait à lui faire revivre… Revivre le sujet suivant de discussion.
« Mon carnet, oui, bien sûr. »
Aeron avait espéré que, une fois n’était pas coutume, en la pressant un peu, ils éluderaient la consultation du tas de parchemins qu’il devait noircir de ses pensées, ses cauchemars, quand il se réveillait au beau milieu de la nuit. C’est que, les autres fois, ce n’était guère utile, mais alors aujourd’hui… Enfin, elle en tirerait peut-être une explication, songea-t-il avec dépit et défi. Il se leva et se dirigea vers un petit bureau de rangement, pour en ressortir trois morceaux de vélin soigneusement liés entre eux par un fin ruban vert, et se retourna pour regarder Luz Weiss.
Un coup d’œil lui montra la théière, maintenue au chaud par des cristaux magiques, mais il refusa instantanément la possibilité de lui proposer une tasse : cela ne ferait que l’encourager à rester plus longtemps pour papoter, et il avait du travail, plutôt que ressasser, alors qu’il faisait encore jour, ce qui lui gâchait ses nuits depuis maintenant presqu’une année complète. Peut-être même devrait-il fêter un genre d’anniversaire, au moins celui d’avoir été secouru par Gher. Le Prince préfèrerait célébrer l’époque où il n’avait pas de soucis autres que ceux du Royaume, et c’était déjà bien assez.
Sur la page qu’il avait en main, et sur les suivantes, c’était toujours la même structure : une date, et quelques lignes en-dessous, qui généralement ne se terminaient par aucun signe de ponctuation, en plein milieu d’une phrase. Il tendit le tas au Docteur Weiss, et la laissa les parcourir rapidement. Pendant ce temps, il en profita pour rajuster ses vêtements, ses lunettes, ses cheveux, à trépigner dans son fauteuil. Il hésita même à retourner à son bureau de travail pour travailler, mais il n’aurait pas le temps.
De toute façon, le journal s’arrêtait chaque nuit quand les brumes du cauchemar s’effilochaient et qu’il n’arrivait plus à se souvenir de ce dont il avait rêvé, et la dernière page, datée d’il y a quatre jour, n’était qu’une grosse tache noire quand il avait renversé l’encrier par un mouvement spasmodique, sur les coups de trois heures du matin. Il y en avait eu plein les draps, également, et si les serviteurs n’avaient rien dit, tout le monde en avait sans doute pensé quelque chose.
De dépit, il n’avait plus repris la plume.
« La même chose que d’habitude, acheva-t-il avec une pointe de provocation. »
Luz, attentive présence, le suivit des yeux tandis qu’il se déplaçait dans la pièce. Ce fut vraisemblablement pour cette raison, bien plus que ses facultés sociales, qu’elle perçut le bref regard qu’il porta de côté. A la périphérie de ses prunelles acérées et dans les contreforts de sa mémoire, Luz trouva l’information qu’il venait d’identifier : Vlora ne manquait jamais de déposer un service à thé prêt à l’emploi sur le buffet finement ouvragé du petit salon lorsque le Prince héritier recevait de la visite. Néanmoins, le regard du prince décrivit un tressautement précipité soigneusement peint d’une couche calculée d’indifférence. Il ne lui proposa pas la moindre tasse. Le pli qu’elle lisait à l’aune de ses sourcils s’accentua d’une infime ridule d’irritation et une note de provocation perça même de sa dernière explication. Le carnet posé en travers de ses cuisses, Luz tâcha de lisser ses propres réactions. Oh, le Prince héritier était rompu aux arts de la discussion et étaient capables de manipuler les conspirants de la cour à la manière d’un homme saint marchant sur du verre pilé. Il avait été éduqué pour cet exploit et son visage avait été taillé pour ne pas transpirer la moindre émotion compromettante… Peut-être cependant souffrait-il encore du handicap de sa jeunesse lorsque sa patience commençait sensiblement à s’irriter une once plus ouvertement des séances que la praticienne lui imposait. Elle n’appartenait pas non plus entièrement à la cour et avait été mandée par sa propre mère aimée – nul doute qu’elle devait tomber dans un porte-à-faux dérangeant auprès duquel il ne savait pas tout à fait comment se positionner.
Elle acheva de parcourir des yeux les crayonnés désordonnés de ses notes, et haussa un sourcil d’une fine ligne incurvée en découvrant la tâche finale qui avait maculé le pauvre carnet. Sans se cacher. Ses émotions étaient une force tellurique que son corps aurait de toute façon été bien en peine de cacher. Il n’allait pas bien, et c’était un euphémisme. Non point à cause de son traumatisme, mais bien pour son entêtement de royale progéniture.
Elle ferma brièvement les yeux, marquant une emphase sur cette explication qu’il connaissait par cœur mais qu’il n’appliquait pas. Alors, ses mains décrivirent une demi-sphère dans les airs pour s’enrouler autour du gilet d’intérieur finement brodé qu’elle portait pour en dénouer les lacets. Avec une lenteur consommée, savamment appuyée, elle ôta le vêtement, le plia avec soin et le posa sur le moelleux du coussin à ses côtés. Renarde et toute aussi capable d’insistance butée, Luz lui rendait ainsi la monnaie de sa pièce d’une habile parade : ah très bien, il lui refusait la plus simple hospitalité d'une tasse de thé pour éviter qu’elle ne s’attarde. Hé bien, en invitée consciencieuse et désireuse de se mettre à l’aise pour une longue séance, Luz avait ôté cette couche de vêtements que seuls les visiteurs présents pour une après-midi entière daignaient enlever. Empreinte d’un naturel plein de chaleur et de grâce, Luz pencha sensiblement la tête de côté et adopta le comportement subtile d’une personne que l’on venait d’inviter à passer la soirée sur place.
Les hostilités étaient lancées.
Comme si son esprit n’avait aucune conscience de ce geste si anecdotique qu’il ne valait pas la peine d’être réfléchi, elle reprit la parole d’une voix douce et encourageante dont le but n’était autre que de tenter de lisser les escarres qu’elle sentait naître par crispations chez son patient :
Elle n'ignorait pas que le Prince était atteint d'un perfectionnisme assidu renforcé par ses responsabilités royales. Il était certain que la question lui avait déjà traversé l'esprit et qu'il y avait déjà largement réfléchi.
Elle le regarda de ses grandes prunelles d’un vert de lagon. S’il souhaitait tant en revenir à ces dossiers, alors le plus simple était encore de lui donner matière à mordre. Peut-être cette conversation houleuse lui permettrait-elle de se dépenser et d’évacuer avant qu’ils ne puissent aborder des sujets plus paisibles tels que ses loisirs ou sa famille… Après tout, le gouvernement était empli de personnes compétentes et parfaitement aptes à traiter ces dossiers à sa place. Et pourtant, il continuait à les prendre pour prétexte pour fuir sa propre existence. Il était grand temps de tenter de percer le vernis royal pour le pousser un peu plus à bout et le contraindre à lâcher ce qu’il conservait avec toute l’énergie d’un chat hirsute et feulant dans les tréfonds de son cœur.
Et puis, l’appât de la récompense enjôleuse, presque tendue avec négligence comme si elle ne se doutait pas de l’attraction qu’il éprouvait pour cette solution de facilité :
Le Prince se serait bien passé de cette énième consultation qui n’allait absolument pas pour améliorer son état. En vérité, au-delà de la lassitude toute naturelle à maintenir des séries de rendez-vous qui n’aboutissaient à rien, sinon à lui donner des drogues permettant de faire des demi-nuits sans sommeil, la sensation de devoir parcourir, touiller et revivre en permanence les années les plus traumatisantes de sa jeune histoire avait quelque chose de, semblait-il, inutilement cruel. Sans compter qu’aucune progression ne s’était fait sentir.
« Je ne perçois pas totalement les bienfaits des cauchemars : ils m’empêchent de dormir et de me reposer alors même que mes responsabilités à l’écart du Royaume sont toujours présentes et prenantes. Qui plus est, je dirais même que je ne refuse absolument pas le processus des mauvais rêves, dans la mesure où justement ils sont présents chaque nuit ou presque, et que je me… avec les conséquences que nous savons, acheva-t-il doucement. »
Le visage d’Aeron resta figé sur une expression neutre alors même que la médecin enlevait son gilet pour se mettre à l’aise, prenant soigneusement son temps et marquant ainsi que l’entrevue ne serait pas conclue aussi rapidement qu’il l’avait espéré. Il s’avoua qu’il avait peu l’habitude que les nobles ou autres notables se permettent des libertés pareilles, et reste un instant interdit, incapable de savoir comment réagir. Lui faire remarquer à voix haute aurait été une erreur d’étiquette, et nul doute que sa mère l’aurait appris par un moyen ou un autre. De plus, il suffirait au docteur Weiss d’arguer qu’elle avait simplement chaud, ou que la séance se devait de durer le temps habituel pour…
Elle avait chaud. La réponse était donc simple.
Il la regarda fixement alors qu’elle posait sa première volée de questions, l’esprit déjà ailleurs.
« Des regrets, vous dites. C’est difficile à dire. »
Aeron haussa ses épaules déginguandées, se leva, fit les cent pas.
« Evidemment, je ressasse ce qui s’est passé, ce qui aurait pu être différent. La première chose, c’est si j’avais choisi de ne pas aller à la Tour Sombre, comme elle est désormais appelée. Le plus tragique, c’est que j’en viens à espérer que ma mère ou mon père m’aient interdit d’y mettre les pieds, même accompagnés de gardes probablement parfaitement compétents comme je l’étais. En tout cas, j’ai pris soin de consulter leurs états de service, et le choix de mes gardes du corps me semble effectivement avoir été parfaitement judicieux. Si ce n’était pour ce qui s’est passé, bien entendu. »
Le jeune homme tressaille.
« Ce qui s’est passé ensuite… L’obscurité, les téléportations intempestives, l’impossibilité de rejoindre un endroit civilisé pour appeler au secours… Puis la grotte, les ténèbres pendant… Je ne sais pas pendant combien de temps. Jusqu’à l’arrivée de Gher. »
Sa respiration se fait légèrement plus hachée.
« Il me semble que nous avons déjà parlé de tout cela en détails. J’ai besoin d’un peu d’air. »
Ce n’était même pas factuellement faux, mais cela remplissait le double emploi de rafraîchir considérablement la pièce, et peut-être alors qu’elle remettrait son gilet, si soigneusement plié à ses côtés, avant de rentrer chez elle pour s’occuper de patients qui auraient une chance d’être guéris, après lui avoir prescrit les médicaments dont il avait besoin pour dormir quelques heures et avoir l’impression que ses yeux n’étaient pas que des boules sèches dans un carcan de sable, que ses membres ne pesaient pas plusieurs tonnes, et que son esprit n’avançait pas dans une gangue de mélasse dont il était impossible de se défaire.
« Concernant les affaires de l’état, oui, les investigations liées à la Tour Sombre et la Cité Enfouie sont parmi les sujets que je considère prioritaire. Inutile de dire que la reine doit, elle, avoir un champ de vision beaucoup plus étendu, afin de maintenir la prospérité du Royaume. Et si j’ai effectivement travaillé sans chômer sur ce que j’ai pu, force est de constater que les trouvailles étaient bien maigres. Vous comprendrez aisément que je ne rentrerai pas dans le détail de ces investigations avec vous. Pour ce que cela vaut. »
Le Prince leva les yeux vers elle quand le docteur Weiss mentionna les médicaments qui lui permettraient enfin de se reposer. Maintenant, s’il pouvait tisser des liens plus forts ou, en tout cas, plus avantageux avec l’alchimiste Thome, cela l’équiperait suffisamment pour tenir de séance en séance, et lui permettre de réaliser le travail qu’il astreignait encore à faire, ne serait-ce que pour ne pas se sentir totalement déconnecté de sa vie d’avant.
Il hésita quelques instants, fit l’inventaire des informations dont il disposait et qu’il ne serait pas dommageable de diffuser maintenant, au cas où Weiss s’avérait ne pas être fiable. D’un autre côté, si, justement, c’était ce qui arrivait, cela fournirait l’excuse parfaite pour se soustraire à sa présente… Mais cela ne reviendrait qu’à la faire remplacer par un autre médecin, avec lequel il faudrait revivre les mêmes dialogues, les mêmes échanges, sans l’assurance d’obtenir le précieux sésame vers un sommeil sans rêve… Pas de piège, donc.
« Les dossiers actuels sont divers et variés. Nous travaillons d’ors et déjà sur les adaptations fiscales et budgétaires pour l’année 1001. Rien de bien intéressant pour vous, à moins que des niches particulières n’attirent votre attention. Mais je ne suis pas persuadé qu’entrer dans les détails apporte réellement quelque chose à cette consultation. »
Il s’arrêta le temps d’écarter un parchemin.
« Il y a également les ébauches qui ont été laissées en plan par la précédente ministre de la Justice Anger, qui sont toujours en cours. Le changement de responsable a occasionné un délai que certains estimeraient… dommageable. Mère tranchera, je présume. »
Il rangea les papiers avant de la regarder curieusement. Ce terrain lui était plus familier, et si cela suffisait à la femme pour avoir ce qu’elle voulait, ce serait parfait.
Hurg, ce que ce garçon était désagréable et mal élevé. Les manières altières et chaleureuses de sa mère étaient un délice en comparaison, un condensé de bonnes pratiques avec l’égard chaque fois honnête et avisé d’une Reine consciencieuse. Pour autant, Luz doutait qu’Allys prenne véritablement bien une telle remarque sur sa progéniture. Quand on y réfléchissait, la cadette n’avait pas même attendu sa majorité pour se faufiler hors du palais, fuir ses responsabilités et aller danser la gigue on ne savait trop où avec de parfaits inconnus plutôt que sa propre famille. L’aîné, pour sa part, était moins sympathique qu’une porte de prison, était obsédé par le travail et manifestait à peu près autant de joie de vivre et d’amour pour les activités de son âge qu’un haut dignitaire de 63 ans préparant d’ores et déjà son héritage. Cela n’était décidément pas avec cela que la famille royale allait pouvoir parvenir à quelque chose de stable dans les futures générations… Luz n’osait songer à ce que deviendrait le Royaume aux mains du frère et de la sœur. Que diable avait bien pu faire Helmex à ces deux enfants pour réussir l’exploit de les rater tous les deux ? La praticienne avait bien une petite idée sur la question. Lorsque les parents étaient occupés à materner un royaume tout entier, il ne leur restait que bien peu de temps et d’attendrissement pour aider de jeunes gens à grandir correctement.
Elle se garda bien toutefois de laisser transparaître ses réflexions désabusées sur son visage. A la place, elle frotta la peau hérissée de son bras gauche avec sa dextre, tâchant d’insuffler un brin plus de chaleur dans son corps malmené. N’avait-il jamais appris à demander au préalable la permission aux Dames avant d’ouvrir une fenêtre sur le foutu grand nord ? Agacée mais fière, Luz mit un point d’honneur à dédaigner son gilet. Elle tâcha de se détendre et d’ignorer la morsure désagréable de la brise qui traversait désormais la pièce par instant. Elle ramassa l’une contre l’autre ses deux jambes fuselées et tourna sensiblement le buste de côté afin que l’air froid s’empêtre dans son épaule et non sur ses bras offerts. Le tout lui donnait une étrange ressemblance avec quelque échassier gracile, le menton fièrement levé et le dos droit. Elle se morigéna intérieurement et s’obligea à recouvrer son calme. Allons, si elle se montrait aussi désagréablement futile que lui, leur séance n’avancerait pas. Elle n’était pas son sujet direct puisqu’elle travaillait en priorité pour sa mère, et se devait de montrer un brin plus de compassion et d’ouverture d’esprit qu’une adolescente vexée.
C’est donc tout en se répétant ce mantra et en tâchant de faire fi du froid, qu’elle se fendit d’un sourire apaisant qui se voulait sincère.
Ce magistrat populaire était familier de la cour depuis vingt ans à présent. Suite à un problème personnel, plus précisément un déchirement avec sa fille aînée qui avait volontairement falsifié ses comptes, il s’était retrouvé affublé d’une sordide accusation d’arnaque aux impôts royaux. Ce qu’Aeron et son personnel était parvenu à clarifier suite à de nombreuses heures de travail de décorticage. Pour ce garçon obsédé par son traumatisme et par la Cité Enfouie, Luz jugeait important de lui rappeler son importance à la cour et ses qualités premières… Il ne serait d’aucune utilité pour personne s’il épuisait son énergie sur des dossiers qui ne le concernaient pas en premier lieu mais qu’il poursuivait par attachement sentimental masochiste. Il semblait bâtir une sorte de haine sacralisée de ses propres faiblesses en la matière, en oubliant au passage ses qualités bienfaisantes. Elle reprit donc, sa senestre voltigeant paisiblement dans les airs pour souligner ses propos :
Comme tout héritier, il avait nécessairement appris l’équitation et l’escrime. Puisqu’il semblait se ficher comme d’une guigne de sa propre santé, peut-être s’attendrirait-il davantage s’il considérait que cette activité serait une plus-value pour son futur règne…
Le Prince, malingre et blafard, avait grand besoin d’un bain de soleil…
Elle le voyait bien dans ce salon d’apparat, qu’il était esseulé comme un nouveau-né au premier jour de sa vie. Voyait-il d’autres personnes hormis Vlora et le personnel qui s’occupait chaque jour de lui ? Avait-il ne serait-ce que l’occasion régulière de discuter d’égal à égal avec une personne proche de lui, capable d’écouter ses ennuis et ses joies ? La solitude était le pire poison face à la dépression. Cela le conduirait tôt ou tard à se refermer entièrement sur lui-même… Déjà qu’il ne relevait pas un seul coup d’œil sur les superbes jeunes femmes envoyées tout exprès à la cour pour le séduire ! Avait-il déjà enterré sa jeunesse ? Les rumeurs allaient bon train – parfois même un peu trop inquisitrices sur sa sexualité – et l’arrivée récente de Mira Alseif, la nouvelle Généalogiste Royale, n’avait pas contribué à arranger la situation. Si le Prince pouvait montrer l’once d’une pointe d’humanité et de réactions naturelles aux gens du palais, peut-être que les élucubrations de ces derniers diminueraient... Il fallait absolument qu’il se force à fréquenter des gens de son âge. Et à sortir de ce maudit palais pour renouer avec le monde extérieur. Mais comment l’y pousser… ?
Aeron ne retint qu’à grand-peine un sourire de contentement à voir que son travail acharné sur le dossier Grifra avait fait un peu de bruit à la cour. Avec un peu de chance, la nouvelle se répandrait peu à peu, et les nobles cesseraient de craindre le jour où sa mère mourrait ou laisserait sa place à la génération suivante. C’était aussi pour cela qu’il travaillait autant, pour prouver qu’en dépit de la chance d’être né là où il se trouvait, il ferait toujours de son mieux et s’attacherait à faire en sorte que le Ryaume continue d’être prospère et heureux.
Puis la joie simple fut entachée par la possibilité que la Reine ait simplement communiqué l’information au docteur Weiss, afin de créer du contact, une tactique classique pour entrer dans les bonnes grâces de ses vis-à-vis. Lui-même le faisait souvent, consulter des fiches sur ses interlocuteurs avant de plus facilement entamer des conversations, et…
C’était peine perdue. Il coupa là le fil de ses pensées, se contentant de prendre le compliment pour ce qu’il était, sans y chercher de signification plus lointaine. Il inclina poliment la tête et répondit poliment.
« Merci de m’en informer, je ne savais pas que Messire Grifra était aussi vocal dans l’expression de son soulagement. »
Il le pouvait, bien entendu : sans ses investigations, il aurait été exclu des rangs des nobles, voire placé quelques années en détention. Le Prince eut un frisson, jeta un coup d’œil vers la fenêtre. C’était qu’il faisait véritablement froid, à se demander comment le docteur Weiss faisait, pour ne pas réagir dans sa petite tenue. Il se recentra sur son plan.
La suggestion de refaire des activités sportives aurait pu être intéressante, si elle n’avait pas supposé d’aller s’exhiber devant tout le monde, dans la cour d’entraînement du Palais. S’il le faisait auparavant, faisant montre de son adresse, de sa souplesse, et de sa force, autant de qualités qui avaient été entraînées depuis sa prime jeunesse, tout avait changé depuis… depuis que tout avait changé.
« Hm. »
Une non-réponse, c’était généralement le mieux, plutôt que d’acquiescer et devoir exprimer des promesses qu’il se verrait contraint de tenir. Il eut l’impression de devoir faire un effort. Les médicaments semblaient toujours en jeu, après tout.
« Je vais y songer. »
Voilà, il avait fini d’y réfléchir : c’était non.
« Vous remarquerez, docteur Weiss, que je suis rarement seul dans tous les cas. »
Si l’on exceptait les serviteurs, il ne se déplaçait jamais sans quelques Gardes Royaux, présents pour assurer sa sécurité, et Vlora était elle-même présente la majorité du temps. Tout, plutôt que revivre la solitude imposée des téléportations inopportunes à l’écart de toute humanité, ou pire, la grotte qui menait à la Cité Enfouie, l’obscurité permanente, les murs autour de lui, et nul autre son que celui de sa voix chevrotante rebondissant contre les parois beaucoup trop proches…
Il frissonna à nouveau, résolut de refermer la fenêtre.
« Si vous n’avez pas chaud, puis-je refermer la fenêtre ? »
Sur un signe d’assentiment, il se releva et bloqua l’ouverture de telle sorte que la pièce puisse se réchauffer tranquillement.
« Il est vrai que je pourrais aller voir Grand-Mère… »
Voilà une concession qu’il pourrait faire facilement. De toute façon, il était peu probable que la situation ait changé par rapport à précédemment : elle se plaindrait qu’il était trop maigre, trop ceci, trop cela, puis raconterait des histoires de son passé… Et si certaines étaient indéniablement intéressantes, notamment sur la façon de gérer quelques crises du Royaume, elles étaient également assurément déjà racontées et retenues de son côté.
« Très bien, Docteur Weiss, vous m’avez convaincu. Je m’engage personnellement à aller me promener dans les jardins royaux avec la précédente Reine Zora, ma grand-mère, dans la semaine. Cela vous satisfait-il ? »
Selon lui, la saison ne s’y prêtait pas réellement, mais dans l’enceinte du Palais, les risques étaient très limités, et si cela servait à alléger la solitude d’une dame âgée, ce ne serait pas nécessairement un mal. Il prendrait garde à bien se couvrir, se munir d’un parapluie si nécessaire, et prêterait son bras penant une heure à une membre de sa famille. Peut-être même en sortirait-il quelque chose de bon.
Jamais seul, Luz en convenait très volontiers. Ce n’était toutefois pas le genre d’accompagnement qu’elle aurait souhaité lui préconiser. Les divers domestiques et Gardes qui surveillaient le moindre de ses pas et chaque respiration de travers qu’il daignait faire, n’iraient pas lui dire de se reposer et de prendre soin de lui. En insistant, s’il le fallait. Il n’avait pas besoin d’un peuple servile et silencieux, mais d’une présence maternelle ou amicale de semblable statut, ce qu’il ne semblait pas envisager une seule seconde. Quant aux rares moments où cette armée de personnes invisibles aurait pu lui être d’un certain secours… Il s’en débarrassait comme tout bon adulte s’apprêtant à profiter d’une nuit de sommeil. Force était de l’avouer, il avait grand besoin d’être rassuré la nuit par une présence chaleureuse et protectrice. Les animaux avaient souvent cet effet sur leurs propriétaires et contribuaient à garantir un sommeil réparateur à ces derniers. Elle doutait néanmoins fortement qu’Aeron accepte d’adopter un animal bruyant, puant et bien trop volubile pour sa personnalité taciturne. C’est du moins ainsi qu’il verrait ces pourtant si adorables boules de poils, regretta-t-elle intérieurement. Qu’il était ardu de soigner quelqu’un qui n’aimait rien ou presque !
Elle l’observa fermer la fenêtre avec soulagement et ce sentiment se mua progressivement en satisfaction tandis qu’il consentait à rendre visite à sa grand-mère. Ayant un faible prononcé pour les personnes âgées, Luz était sensible à leur souffrance et à cette réclusion qui s’imposait irréductiblement à elles. Depuis qu’Allys était elle-même préoccupée par les différents déboires de ses enfants et par les problématiques du Royaume, la praticienne n’avait pas de peine à imaginer combien la matriarche devait se sentir seule… Elle espérait en son for intérieur que Naëry ne lui ferait pas l’affront de mourir au printemps de leur vie comme les hommes en avait si souvent l’habitude. Il devait être profondément désagréable de demeurer désarmée dans un monde incompréhensible, poussé à évoluer trop vite.
Ignorant ses bras hérissés par le froid persistant, elle jeta un bref coup d’œil au tempus qui trônait sur un imposant buffet. Très bien, elle aurait donc de la matière à offrir à la Reine lorsque celle-ci l’interrogerait sur les avancées de son fils. Elle serait vraisemblablement satisfaite d’apprendre qu’il ne s’était pas entêté à l’absurde et qu’ils étaient parvenus à trouver un accord à l’amiable sur au moins une de ses préconisations. Ce qui était déjà bien davantage que les précédentes séances… Luz ne désespérait cependant pas encore de lui arracher un jour la promesse de s’adonner à une activité sportive en plein soleil, ou mieux encore, de fréquenter des jeunes de son âge. Elle délia sensiblement ses jambes et tâcha de réfléchir au meilleur moyen de mettre à profit le temps qui leur restait. Elle avait la sensation de l’avoir déjà suffisamment asticoté et essoré jusqu’à laisser de lui un corps épuisé de tensions contraires. Il méritait a priori de toucher sa récompense hebdomadaire et plus encore de ne plus avoir à répondre à d’autres interrogations pernicieuses.
Tout en parlant, elle avait tiré sa besace à elle pour en extraire un feuillet soigneusement plié et pré-rempli par ses soins. Elle déposa celui-ci sur la table, de même qu’un sac contenant plusieurs flacons qu’il connaissait très bien.
Elle s’était levée, son gilet remit sur ses épaules avec un soupir muet de soulagement. La vie était infiniment meilleure au chaud ! Elle lui offrit une dernière révérence respectueuse après qu’il l’eut reconduite à l’entrée et tourna les talons pour s’engager dans les spacieux couloirs du palais royal.