Aeron regarda l’heure avec un dépit non-dissimulé. A côté de lui, il n’y avait déjà plus personne, Vlora s’étant déjà excusée avec une révérence exemplaire pour le laisser achever son travail avant d’entamer la tâche la plus difficile et désagréable de la journée. En plus, il n’avait pas encore suffisamment avancé dans ses dossiers pour pouvoir se permettre de… Additionnellement, il était épuisé, les nuits sans dormir et peuplées d’ombres et de cauchemars se suivant sur un rythme ininterrompu. Les poches sous ses yeux étaient bien voyantes, sans intervention des caméristes, et il se demandait même si ce n’était pas le moment de les exagérer un peu.

Bien entendu, même à ses propres oreilles, tout cela ne sonnait que comme le monceau d’excuses dont il s’agissait réellement.

Pourtant, un coup d’œil dans le miroir ne fit que confirmer ce que chacun savait déjà : son teint pâle et ses traits creusés dessinaient un portrait peu enviable, malgré les boiseries, les dorures et autres objets précieux qui l’entouraient. La senteur du bois ciré était vivifiante, les surfaces polies reflétaient doucement la lumière du jour, et une oreille attentive n’aurait qu’à peine entendu le bruit des pas des serviteurs qui vaquaient à leurs occupations.

Néanmoins, Aeron sursauta tout de même quand un domestique frappa à la porte, puis entra, avec une révérence.

« Votre Grâce, leurs Majestés signalent que l’heure du repas est proche. »

Le Prince remonta ses lunettes et passa une main dans ses cheveux, artistiquement ébouriffés, avant de se redresser de toute sa hauteur dans un dernier soupir. Il fit signe au serviteur de mener le chemin, et lui emboîta le pas, les yeux dans le vague et ne répondant que distraitement aux saluts qui lui étaient adressés.

Comme souvent, le Palais bruissait d’activité, les courtisans, les conseillers et le petit personnel filant à travers les couloirs, tous pressés, tous avec une destination en tête, celle-ci fut-elle l’attroupement de trois personnes en train de chuchoter au bord d’une fenêtre, derrière des éventails pour les dames, afin d’empêcher que des inconnus ou des rivaux ne lisent sur leurs lèvres.

Plutôt que la grande salle à manger de réception, avec sa table surélevée pour la famille royale et ses invités, accompagnée de tables placées plus bas et longues d’une vingtaine de convives chacune, il fut introduit dans une pièce plus personnelle, plus petite, réservée aux repas plus intimes. Et c’était effectivement l’occasion qui les rassemblait ce jour, par souhait du Roi et de la Reine. Ou de la Reine et du Roi ? Songea Aeron. Cela aurait-il réellement de l’importance, au vu de la situation ?

Il décida que non, remercia son guide, et alla s’asseoir en attendant que le reste de la famille daigne arriver à l’heure initialement prévue.


Quand Père arriva, il était en retard, évidemment, se dit Aeron. S’il avait su, il se serait également permis d’arriver bon dernier, pour avancer ses affaires et se soustraire à une réunion familiale qui aurait selon toutes probabilités fort peu d’intérêt. La solution pourrait être de prétexter un mal de ventre ou une douleur quelconque, mais il s’exposerait à une visite expresse du médecin royale, et à la présence inquiète de ses géniteurs à côté de lui pour une après-midi entière.

Autant dire que les conséquences vaincraient assez directement le but de la manœuvre. Non, la seule solution qui lui venait en tête consistait à survivre jusqu’à la fin du repas avant de pouvoir retrouver ses pénates, sa paix, sa sécurité, sa tranquillité. Ou, en tout cas, ses appartements et leur calme à défaut du reste, reconnut le jeune homme en son for intérieur.

« Bonjour, Père. Etant moi-même débordé, force est d’admettre que j’aurais également pu arriver en retard. »

Il laissa une légère pause.

« Donc je comprends évidemment. »

Non.

Définitivement, non.

La reine avait tout planifié, tout organisé. Il y avait un pot de fleurs au milieu de la table, les rideaux avaient été changés, des décorations rajoutées. Parfois il lui prenait l'idée d'être l'inspectrice des travaux finis et de vouloir régenter en quatimini ces temps-ci les événements. Elle s'en nourrissait et se motivait dans leur organisation. Elle avait beau être surchargée, elle avait toujours le temps pour : préciser aux serviteurs de prévenir tout le monde à l'avance, dire à un serviteur d'apporter un thé en douce quand Atheas s'est absentée à la bibliothèque, un jus de fruits pour Aeron pour l'aider et encore autres attentions clandestines mais qui se rapportaient toujours à une personne. On pouvait l'assimiler à une gérante de haut vol qui avait pour habitude d'être sur plusieurs tableaux à la fois sans perdre la boule. C'était plus par habitude que par caractère. Elle était si étourdie étant enfant, à présent elle était toujours en avance pour tout et aimait superviser. Il y avait eu bien sûr ces derniers temps des événements qui avaient un peu ébranlé sa façon d'être. Jamais, elle n'en reparlerait à nouveau, elle préférait oublier. Tout le monde était revenu. Tout allait bien. Tout allait mieux. Oui, c'était sûr que tout était bien mieux à présent qu'ils étaient de nouveau ensemble. Le temps avait laissé un peu sa griffe dans ses attitudes, elle n'en demeurait pas moins la reine aimante.

Actuellement face à l'horloge, elle n'en pouvait plus de voir l'aiguille avancer sans que l'heure du repas n'arrive. D'une main experte, elle sortit un jeu de cartes et se commença un solitaire pour oublier cette impatience obsédante. A côté de son assiette, elle avait étendu son jeu et plaça les cartes de son mieux. Elle était persuadée qu'elle aurait le temps de faire une partie entière si le sort lui était favorable. Fort heureusement, ses enfants firent leur entrée... de la façon la plus habituelle et désobligeante. La reine fixa sa fille en soupirant tout en mélangeant ses cartes en les faisant basculer les unes sur les autres entre ses deux mains. Elle avait tellement l'habitude des jeux de société qu'elle aurait pu le faire pendant des heures. un serviteur vint ramasser le paquet de cartes pour le reposer dans le petit salon. La reine n'avait aucune envie de contrer cette phrase lourde de reproches.

" Le repas de ce soir va être délicieux. Je vous en prie, asseyez vous. "

Voyant Grimvor arriver bon dernier, elle secoua la tête, puis la reposa entre ses deux mains. Elle le regardait en souriant à travers ses doigts. Il ne ferait jamais les choses comme tout le monde, elle le savait pourtant. Quelque part elle avait particulièrement apprécié son idée d'être sur une table plus petite même si au début...elle avait été surprise. Ils auraient pu dîner tous les trois vers le bout comme d'habitude, mais il voulait sans doute marquer le coup et c'était tout à son honneur. Il se mit face à elle en laissant leurs enfants en face à face. Elle espérait simplement que Atheas ne renouvellerait pas un reproche contre son frère, elle avait des difficultés à supporter qu'on s'en prenne à lui vu son état. Après ce n'était là que de simples piques entre jeunes, elle essayait de relativiser après les longues conversations avec son mari à ce sujet. Ils n'étaient pas venus pour avoir un réglement de compte, mais bien un moment agréable et rien qu'au sourire de Grimvor elle savait que tout se passerait bien. Elle demeurait inquiète depuis tous ces événements en imaginant un problème avant qu'il n'arrive.

" Tout le monde a eu une longue journée si je comprends bien. Vous avez passé une bonne journée, vous n'êtes pas trop fatigués ? "

Elle aurait bien demandé à son mari s'il avait réussi à terminer sa tâche, mais elle se retenait en se disant qu'il ne fallait pas qu'elle parle du travail à table. Elle sourit donc en tentant d'amorcer un autre sujet pour distraire un peu le repas le temps que le repas n'arrive.

" J'ai vu Atheas que tu étais sur de nombreux livres, as-tu trouvé des perles rares ? Je te conseille celui le roman des "Royaumes de la Lune". C'est une histoire de romance, mais ça va au delà de cela j'adorais à ton âge. Il est sur la huitième étagère, deuxième rangée. " Tout cela pour dire qu'elle avait complètement oublié l'auteur. C'était une habitude chez elle, elle ne retenait les noms que des personnes qui avaient des affaires en cours ou pour qui elle avait de la sympathie. Les auteurs n'existaient pas dans sa tête, seules leurs histoires restaient. Elle pouvait même restituer action après action, ce qui se déroulait. Le plus drôle dans l'histoire, c'était qu'elle lisait ce livre avant de sortir avec Grimvor et qu'elle y avait songé lors de son coup de foudre pour lui. " C'est un homme qui part en voyage sur la lune, tombe amoureux d'une habitante que tout oppose au niveau de leurs histoires. Je suis sûre que tu accrocherais." Elle termina sa phrase en ponctuant d'un sourire fixe et d'un regard attentif comme si elle attendait de savoir si son sujet avait fait mouche.

" Alors Grim comment avancent les rapports de la garde ? Tu... as bientôt fini, dis moi ? "

Et ça y est,  c'était lâché, elle avait réussi à se contenir... deux minutes. Bravo. La reine se dit que de toutes les façons, elle avait besoin de savoir pour décrocher totalement du travail, ce qui pouvait paraître étrange pour certains, mais moins pour d'autres. Dans toutes les réunions, elle commençait toujours par le plus désagréable pour terminer sur quelque chose de plus intéressant, sinon de toute façon personne n'écoutait.

Evidemment, Atheas s’était permis un commentaire moqueur. Il avait été coupé avant de pouvoir lui rétorquer qu’heureuses étaient les simples d’esprit, et ne tenait de toute façon pas à faire de vagues à ce repas. Il s’agissait de se faire discret, et d’attendre que le temps passe. Ensuite, il prétexterait la fatigue et retournerait finir ses dossiers à la lumière des cristaux magiques, tout pour repousser le sommeil auquel il devrait de toute façon se soumettre d’ici quelques heures.

Aeron eut un frisson, et contempla son assiette, avant d’attaquer poliment. Lui ne refusa pas quand le sommelier remplit son verre de vin, et qu’il le sentit avant de le goûter, savourant l’osmore entre les aliments et la boisson. Le choix avait été fait en toute connaissance de cause, par quelqu’un dont c’était le métier et la passion, donc il semblait légitime, naturel, et respectueux, de goûter l’assemblage des deux. Il ne fut pas déçu.

Il n’écouta qu’à peine la description du Royaume des Lunes, ou quel qu’en soit réellement le nom. Contrairement à la princesse, lui n’avait pas de temps à consacrer à lire des parchemins écrits pour les désoeuvrés : la pile de ses lectures ne faisait que grossir, et allait de la philosophie de l’état à des traités militaires, en passant par la descriptions de plusieurs modèles économiques, avec leurs avantages et inconvénients respectifs.

« Oui, mère, la journée a été bonne et productive… pour moi en tout cas, fit le Prince en jetant un regard appuyé à sa petite sœur. Fatigante néanmoins, je pense ne pas me coucher trop tard. »

Bilevesées, évidemment : il se coucherait le plus tard possible, en attendant l’aube.

Puis il écouta la réponse de son géniteur, qui avait, une fois n’était pas coutume, daigné servir à quelque chose et décharger sa femme de quelques tâches, à savoir l’analyse des dossiers de la Garde. Aeron sortit du désintérêt automatique qu’il éprouvait pour les occupations de son père, pour écouter ses commentaires. C’est qu’il serait lui-même amené à devoir gérer tout cela, une fois qu’il monterait sur le trône, et qu’il ne conviendrait pas de découvrir des pans entiers de l’art de gouverner le Royaume au moment le plus critique.

Aeron ne bouda pas non plus les mignardises fournies avec les entrées, après avoir fini la sienne. La fatigue le rendait vorace, pour lui permettre de rester éveillé, mais cela ne se ressentait clairement pas sur son corps, resté famélique depuis qu’il était rentré de ses mésaventures suite aux événements de la Tour Sombre.

Le Prince observa le Roi proposer une activité en famille, en se disant que ce n’était clairement pas ce dont il avait envie. Donc il valait mieux tuer dans l’œuf cette suggestion, car le Reine n’en aurait pas le courage, et que la Princesse serait, soit absente, soit fuguée, soit ravie d’avoir une occupation autre que rester au Palais. Ses réactions à elle restaient toujours un mystère insondable pour le jeune homme, ne suivant ni logique ni raison autres que, semblait-il, celles d’un lancer de pièce pour déterminer son humeur.

« Pourtant, Père, nous sommes en train de faire quelque chose ensemble : nous dînons. »

Voilà qui devrait mettre un terme aux vélléités de sorties de Grimvor, se dit Aeron. Puis il se tourna vers sa mère, avec un sourire, en remontant ses lunettes sur son visage.

« J’ai lu le traité de grand-mère sur la taxation des guildes marchandes spécialisées dans les textiles. N’est-ce pas ce que vous avez mis en place il y a quelques mois, suite à la prolifération des tissenuits ? Avec quelques corrections sur les périmètres et les assiettes de l’impôt, naturellement. »

C’était une nouvelle fois une superbe décision, pour le Prince : certaines matières éludaient naturellement l’impôt, du fait d’une rareté qui les rendait difficilement évaluable, et cela attisait donc la curiosité du Prince de savoir comment la Reine avait fait pour faire passer la mesure. Et cette conversation aurait l’avantage d’exclure assez naturellement la Princesse d’un côté, et le Roi probablement également. Sans compter qu’Allys était toujours prête à parler travail, donc Aeron se persuada que c’était une bonne façon de rendre l’occasion utile.

« Comment avez-vous fait pour convaincre les marchands d’accepter la mesure, Mère ? »

Aeron espéra que le plat arriverait bientôt : plus vite le repas finirait, mieux cela serait. Et puis, il avait toujours diablement faim.

Sa fille n'était pas vêtue de façon très recherchée, elle avait mis une tenue plus simple mais qui mettait toujours en avant son visage. Elle était revenue avec un jeune homme... la reine y avait bien fait attention, mais elle se gardait bien d'en parler. Il faudrait toutefois qu'elle songe à le rencontrer pour connaître l'identité de la personne qui avait permis le retour de sa fille. La reine aimait détailler les tenues même ces légers reflets rosés étaient d'une élégance rare. Alors que le regard d'Allys se posait sur son col, il lui sembla voir le tissu bouger... Non, elle avait quelque chose sur elle allors qu’ils étaient tous ensemble au repas... La reine respira plus fortement pour détacher son regard de sa fille avec qui elle allait encore devoir discuter... sans compter que des gâteaux disparaissaient encore et toujours. Elle n'entendit pas bien sûr ce qu'elle murmurait, c'était hors de sa portée. La reine avait glissé son attention sur une nouvelle proposition de son mari qui ne l'étonnait pas..

Alors qu'ils étaient tous assis, son mari suggérait qu'ils aillent entreprendre une promenade. Les murs de ce château étaient toujours trop étroits pour lui. La reine ne put s'empêcher de s'étouffer légèrement tout en buvant son eau. Elle l'avait toujours connu ainsi. Sitôt avoir repris son souffle, elle se remit droite en attendant tout d'abord la réaction de leurs enfants.Effectivement aux yeux d'Aeron, c'était une évidence qu'une balade ne serait pas sa priorité. La princesse apprécia tout d'abord les petits toasts qui semblaient correspondre à ce qu'elle attendait. Elle avait une conception particulière du repas en famille, elle se servait et disait bon appétit ensuite. Allys ne put s'empêcher de plisser les yeux face à ce manque évident de politesse, mais comme ils ne se trouvaient pas en présence de membres liés au pouvoir, il fallait se détendre, chose qu'elle entreprit en couchant ses mains à plat sur la nappe. Ses pensées se promenèrent sur ce sujet si intéressant que son mari avait soulevé. Sa fille accepta avec une vivacité qui faisait plaisir à voir, elle était au delà de toute réalité. La reine ne pouvait pas se décommander en temps normal comme cela.  L'idée d'aller aux sources chaudes lui aurait plu, mais elle était forcée de ne pas trop montrer son emballement. Allys pouvait faire une exception pour une heure ou deux, mais réserver une journée demandait davantage de préparation. Son regard se changeait dans une légère désapprobation, mais qui ne se fermait pas à toute négociation... Son mari l'anticipa complètement... c'était à croire qu'il était dans sa tête parfois... Elle lui aurait bien caressé la main en cet instant juste pour lui signaler qu'il avait vu juste, mais ils étaient un peyu trop éloigné... Grimvor devrait se contenter de son regard complice, plus sympathique que ce regard perplexe lancé face à son annonce.

" Demain, je crois malheureusement ma chérie que ce ne soit impossible. En revanche, nous pouvons très bien envisager une sortie non loin d'ici rapidement. Même si je vous avouerai que aller aux sources chaudes me ferait plaisir...  Étire un peu ton col Athéas, je crois qu'il a un peu glissé. "

Elle voulait tout de même lui signaler qu'elle avait bien vu ce léger mouvement. Voilà qu'elle faisait sa boudeuse à table, elle devait se reprendre. La reine avait été un peu déçue que sa tentative de parler avec elle se solde par un " je vais voir". Elle avait toujours en tête sans doute leur dispute... elle avait toujours l'impression que leur lien demeurait changé quoi qu'il se passe. A y bien réfléchir, sa réflexion faisait penser à la reine consort, sa mère la reine Neilia. Elle ne comptait pas le nombre de fois où elle l'avait reprise sur sa tenue, parfois pour masquer d'autres sujets de conversation. Pour la suite, elle ne remarqua pas les trois cakes mis de côté sans quoi elle aurait été plus ou moins amenée à faire une remarque. La reine remarqua qu'elle avait été la seule à ne pas se servir. Elle était soit trop dans ses pensées soit à observer sa vie familiale sans réagir. Elle n'avait même pas dit son ressentis face à cette future sortie. Même si elle n'avait aucune idée de la date, elle n'y était bien sûr pas opposée. Grimvor connaissait trop ses goûts pour savoir même si elle n'avait pas manifesté son envie qu'elle n'avait qu’un souhait : passer plus de temps parmi eux. En parlant de passer du temps, le prince ouvrit une conversation qui l'accapara entièrement. Dès que l'on évoquait les affaires du royaume ou ce qui se rapportait, ce ne pouvait pas attendre. Elle ne devina aucunement que c'était une petite ruse de son fils.

" La taxation des guildes marchandes n'est pas aisée, ils ont déjà des charges à leur actif. Je me suis justement beaucoup inspirée comme tu le devines de ce traité. La prolifération des tissenuits a complexifié les mesures à prendre, mais elle a aussi ouvert de nouvelles opportunités. Les guildes marchandes cherchent à prendre le dessus à présent les unes sur les autres. Si nous avons réussi à trouver un compromis pour une meilleure répartition et un soutien pour certaines d'entre elle, les écarts restent flagrants. Les problèmes au sujet des matières premières interviennent également avec des chasseurs ne voulant pas s'aligner avec certaines prérogatives. Je l'ai augmenté de 9%, ce qui est énorme pour certaines guildes... suite aux réunions c'était ce qui était ressorti pour que chacun s'y retrouve plus ou moins... L'économie est une des disciplines difficiles à anticiper et qui tire sur tellement de ficelles... As-tu également lu le traité des accords des guildes, tu y trouverais d'autres éléments, notamment celui que je t'ai cité avec les chasseurs. Pour décider, il faut prendre le problème dans son ensemble sans oublier les particularités.. au final tu finis toujours par en oublier... L'intérêt c'est qu'elles soient le moins marquées possible..."

Allys était partie dans un long monologue passionné, où même sa respiration passait au second plan. Elle avait poussé quelques élans de respiration, sans réellement prendre le temps de se reposer. C'était une habitude face à des personnes qui en en réunion vous laissaient à peine le temps de dire vos arguments... Elle savait à quel point cette habitude était à la fois une prouesse, mais pouvait être effrayante.

" Tu trouveras ce livre dans la section au fond de la bibliothèque, là où se trouvent tous les inventaires notamment. C'est souvent une partie mise de côté... "

Etrangement, peu de monde venaient chercher de ce côté. Les inventaires des années antérieures prenaient peu à peu la poussière jusqu'à ce qu'un ramasse-poussière la déloge temporairement... Il avait été souvent question de faire le tri dans cette partie. L'archiviste lui avait notamment fait une demande presque de supplication en disant que ses étagères ne supporteraient pas tant de poids. La reine l'avait écouté... et avait acheté plus d'étagères. Suite à cela , elle n'avait plus jamais entendu parler de faire du ménage. Il faudrait toutefois qu'elle lui refasse signe tiens. Elle mangea son entrée alors que les autres plats arrivaient. Après cette longue tirade, elle avait réalisé qu'elle avait juste bu ses verres de vin... A combien en était-elle ? Deux déjà. Elle jeta un petit regard en coin à Grimvor... il avait justement évoqué Edmond alias Astrid qui aurait bien rigolé de la voir préféré le vin à la nourriture. Pourtant elle avait tellement distraite, tellement absorbée qu'elle aurait pu oublier de manger ... La nourriture était pourtant esquise et se mariait si bien avec cette boisson. Elle prit sa revanche face aux plats suivants en se servant dans les premières. Dès que les premières bouchées sont avalées, les suivantes se réclament beaucoup plus rapidement.

" Autrement, aujourd'hui, j'ai réalisé de la paperasse, j'essaie également de voir pour organiser un rassemblement scientifique pour un projet... mais je ne voudrais pas favoriser des noms illustres au profit de moins connus... Je crois que je vais devoir demander de l'aide pour que soit représenté un maximum le savoir-faire de notre royaume. Autrement... je reviens sur ta proposition Grimvor de partir en mer... ou sur un rapidodo... Je n'ai jamais eu l'occasion de faire ni l'un ni l'autre comme tu sais. J'ai assisté aux baptêmes de bâteau, mais j'ai laissé le soin aux marins de les faire voguer... Y a t-il une sortie qui vous plairait plus qu'une autre les enfants ? Aeron, je sais bien que dîner est aussi une bonne chose... mais je parviendrai sans doute à me libérer pour que nous nous organisions une sortie plus atypique... un peu... d'aventure, c'est bien cela que tu dis Grim' ? " termina t-elle par son petit clin d'oeil discret.

Le chef allait devoir être félicité ... comme à son habitude... Elle ne lui avait pas fait honneur au début, mais se rattrapait bien à présent tout en n'abusant pas des bonnes choses... Toujours rester dans la juste mesure...

Aeron empêcha autant qu’il le put un sourire satisfait d’apparaître sur son visage quand sa mère détailla la charge de travail qui lui incombait et qui faisait qu’elle ne serait pas disponible pour une sortie incessamment sous peu. Voilà bien quelque chose que les deux paresseux ne comprendraient sans doute jamais, eux qui se contentaient de profiter de leur situation pour s’amuser pendant que l’autre moitié de la famille s’échinait à assurer la bonne marche du Royaume et sa prospérité, permettant par là-même à Père et Atheas de lire des romans et se promener sans but dans les rues de la Capitale, se bornant à saluer les gens.

D’un autre côté, le fait qu’ils ne fassent pas grand-chose lui permettait justement de travailler sereinement, sans être dérangé à foison.

Le sujet de l’assiette d’imposition et du montant des taxes était évidemment bien plus passionnant. Mère était une férue d’économie et l’intérêt qu’elle portait à la question, le même que le sien, lui faisait plaisir à voir. Effectivement, chaque décision devait être soigneusement pesée et mûrie, afin de permettre que l’esprit de la règle soit appliqué jusque dans sa lettre. De plus, des effets de bords cachés étaient toujours possibles, et c’était bien pour cela qu’il écoutait avec attention la sagesse maternelle, en plus de noter soigneusement le livre désigné par la Reine.

« Merci, Mère. J’irai prendre cet ouvrage dès demain pour le consulter au plus tôt, et mettre en perspective par rapport à ce que vous venez de me dire. Il est vrai que j’ai beau aller fréquemment aux archives royales pour consulter des œuvres de référence, je regarde assez peu les inventaires… »

Les chercheurs et archivistes étaient principalement ceux qui se chargeaient d’en tirer la substantifique moelle, pour permettre ensuite aux décideurs de faire les choix qui leur semblaient les plus judicieux. En tout cas, il était certain qu’il n’avait pas le temps ni le loisir de croiser les données de tous les inventaires pour en retirer des conclusions sans aucun doute passionnantes. Peut-être devrait-il tout de même se prêter à l’exercice, juste pour voir…

Le Prince retint une grimace quand le sujet de la balade en famille revint sur le tapis. Il semblerait bien qu’il n’y couperait pas, d’autant que ses deux parents semblaient y tenir coûte que coûte. Mais il avait encore un peu de temps pour se préparer. Il devrait s’organiser, dans le dos de la Reine et de son assistante, Vlora, pour espacer ses réunions de travail un jour sur deux, par exemple, pour être certain de ne pouvoir s’absenter plus d’une journée. Oui, le plan faisait sens, et lui permettrait, au prix d’un sacrifice le plus optimisé possible, de perdre une quantité de temps dommageable mais acceptable.

« Je suppose que nous pouvons effectivement aller du côté de la Côte, aux environs du Grand-Port. »

Il avait lui-même des choses à y faire, et cumuler les deux voyages serait le plus profitable. De plus, s’il parvenait ensuite à échapper à la suite des vacances en famille, il aurait l’avantage incommensurable de n’avoir si son père ni sa sœur à proximité pour le déranger avec leurs billevesées. C’était véritablement des plus grands périls qu’il était possible de retirer les plus grands avantages. En-dedans de lui-même, il commençait déjà à échaffauder son plan, en se basant sur une projection des dates à laquelle Mère serait disponible.

Extérieurement, il affectait un sourire un peu tendu, pour donner l’impression qu’il n’acceptait qu’à contrecoeur. C’était évidemment le cas, mais son esprit était tout occupé par ses stratagèmes pour alléger cette épreuve au maximum.

Le plat arriva enfin, et permit au jeune homme de réfléchir quelques dizaines de secondes supplémentaires avant de devoir répondre à son géniteur. Voir le peuple pouvait peut-être s’avérer intéressant, mais au final, était-ce vraiment nécessaire ? Il travaillait à rendre leur quotidien meilleur, et eux travaillaient à la prospérité du Royaume. Le cuisinier avait-il besoin de connaître personnellement l’éleveur ? Non, bien sûr que non, tout comme le mineur ne connaissait pas l’orfèvre, voire même l’antiquaire, pour pousser l’image jusqu’au bout.

Mais peut-être valait-il mieux maintenir une bonne volonté de façade pour que le sujet soit éclusé au plus vite et permettre de revenir aux vraies problématiques intéressantes, à savoir est-ce que 9,5% s’avérait un taux trop élevé et si oui, pourquoi.

« Oui, il y a sans doute des choses à apprendre… »

C’était là la somme de l’enthousiasme qu’il était parvenu à invoquer pour l’occasion.

C'était bien ce qu'elle pensait Atheas avait bien quelque chose d'étrange sur elle, elle essaya d'oublier sa remarque, d'oublier de la reprendre, ils n'étaient pas là pour remuer ce qui n'allait pas, mais se détendre et c'était bien ce qu'elle comptait faire en cet instant. C'était bien assez difficile de rassembler la famille. Elle avait basculé son attention ailleurs, fort heureusement pour sa fille qui ne put voir bien longtemps ce regard un brin interrogateur. Elle la laissa visiblement dans une confidence avec son père. Ils allaient encore partir, on ne savait où, ils ne pouvaient que discuter de cela. Si elle n'avait pas été complètement happée par une autre conversation, elle aurait bien tendu l'oreille pour en savoir plus. Ce n'était pas très élégant pour une femme de son rang, mais ils savaient bien à quel point elle pouvait se montrer curieuse en ce qui concernait sa famille.

Allys avait été totalement capté par l'intérêt de son fils sur toutes ces questions touchant de près ou de loin sa future responsabilité au sein du royaume, il était naturellement curieux. A cet instant précis, elle se sentait près de lui plus que jamais, elle sentait bien que lorisqu'elle devrait lui passer le pouvoir tout se ferait le plus sereinement possible. Bien sûr en ce moment il devait penser à sa santé, retrouver toutes les forces qui s'étaient un peu disséminées, mais il en était tout à fait capable. Elle lui expliquait tout en détail en essayant de lui apporter tout ce qui lui venait en tête en cet instant. De toute façon, il savait que quel que soit le sujet, elle serait présente à ses côtés. Elle avait parfois peur qu'il n'exploite pas son appui suffisamment, mais elle se savait déjà sans doute trop proche de lui. Sa disparition n'avait hélas rien changé à son côté trop présente.

" En même temps.. étudier des comparatifs, regarder les évolutions ce n'est pas ce qui est le plus abordable. Je pense que tu serais capable de trouver des conclusions intéressantes. "

La reine était ouverte à toutes les sorties possibles... si possible non loin du palais, si possible en évitant les endroits trop écartées où il pouvait se produire n'importe quoi, mais dans l'idée elle voulait brosser un certain enthousiasme en espérant que Aeron suive le mouvement. Atheas ralluma les braises d'une pique en préparation bien évidemment tournée vers son frère que la reine n'allait pas souligner.

" Bien sûr que tout le monde est enthousiaste comme tu vois"

Allys se mit à profiter de toutes les saveurs présentes à cette table en adressant quelques sourires à Grimvor, eux qui voulaient réunir tout le monde c'était une belle réussite. Chacun profitait de son plat favori même si pour Athéas chaque plat semblait avoir un intérêt nouveau. Elle voyait à chaque fois sa tête se retourner vers les nouveaux plats pour déterminer s'il valait son attention. La reine prit plaisir à observer ces êtres qui la rendaient toujours plus vivante chaque jour. Elle eut ce regard apaisé, chaleureux qu'elle adressa tout particulièrement cette fois à Athéas. Ce genre de moment lui donnait envie de retrouver la proximité qu'elle avait avec elle.

" Il y a beaucoup d'intérêt à se confronter au peuple pour mieux en apprendre. "

Elle songeait à ce qu'elle avait appris en parlant avec cette noble de l'Archipel, elle lui avait apporté de nouvelles matières pour réfléchir. Elle ne cracherait jamais sur des témoignages de terrain. La jeune femme lui avait même demandé si elle avait parlé à Athéas de cette expérience de plusieurs mois, ce qu'elle avait pu en apprendre, ce qui l'avait peut-être surprise. La vie au palais était bien différente, il était toujours bon de discuter posément des problèmes directement avec les personnes les plus concernées et les plus proches de toutes ces préoccupations. La reine restait évasive, bien plus dans l'observation que dans une participation active. Pour terminer ce repas, elle savait déjà que les bras de Grimvor suffiraient à la combler complètement. Quoi de mieux même après une journée harassante de se retrouver ainsi en famille. Elle était sans doute bien de trop dans la lune, elle appuya un peu trop fortement sur sa fourchette qui envoya une partie de son assiette au sol. Un domestique s'empressa déjà d'essuyer alors que la reine prenait la posture droite et un visage un peu gêné. Elle s'était laissée envahir par toutes ces perspectives qui n'interviendraient que bien plus tard. C'était bien malgré elle, elle avait l'habitude de devancer et de se perdre dans ses pensées. Le repas clairement signé par un pâtissier renommé, il y avait même une décoration qui ne donnait pas envie de la briser. Ce fut à ce moment précis que la reine entendit l'horloge sonner, une heure bien tardive... Elle allait devoir bientôt les abandonner non sans des remords. Elle n'allait certainement pas cracher sur une petite part de gâteau. Elle fit d'ailleurs signe à un serviteur de lui donner la part " la plus raisonnable" avec son habituel thé pour accompagner ce repas.

Je faisais beaucoup moins la tête quand tu étais absente, songea Aeron.

C’était évidemment faux, et il était parvenu à retenir les mots avant qu’ils ne franchissent ses lèvres, se contentant d’engouffrer un bout de pain pour ne pas rester la bouche bée.

Cela lui paraissait fou, à quel point Atheas éprouvait le besoin de lui adresser des piques et des remarques. C’était, véritablement, une dépense d’énergie tout à fait inutile et superflue : lui se contentait de la mettre à l’écart, d’ignorer sa présence ou, quand il n’avait pas le choix, de l’éviter voire de l’exclure. Cela ne valait pas la peine de se mettre en porte à faux par rapport à ses royaux géniteurs, et en prime de s’exposer ensuite à des remarques moralisatrices sur leur fraternité, le fait qu’ils devaient être proches, que la Reine aurait bien voulu avoir une sœur ou un frère…

Interminablement.

Un frère ou une sœur, peut-être, mais une Atheas ? Probablement pas, Aeron en était persuadé, en tout cas.

La bonne nouvelle, c’était que la perspective de devoir prendre quelques jours de vacances en famille était repoussée à huitaine. Il avait déjà su tirer la substantifique moelle de ce repas, grâce aux explications de Mère. Et, généralement, de son expérience déjà conséquente de conseiller royal et futur roi, toute date qui n’était pas prise dans l’instant traînerait pendant des semaines, des mois, peut-être même au point de n’avoir jamais lieu. Cela ne l’empêcherait pas de mettre en place toutes les assurances possibles pour ne pas risquer d’y perdre trop de temps, comme planifié un peu plus tôt entre le plat et le dessert, mais cela faisait comme un poids qui disparaissait.

Père se leva brusquement, sollicité par un serviteur. Apparemment, la Garde Royale nécessitait sa présence, et il n’était pas roi à refuser ses responsabilités, n’est-ce pas ? Bien sûr que si. Peut-être que ce repas lui était aussi pesant qu’au Prince. Toujours était-il qu’il parvint sans mal à s’extirper de l’occasion familiale qu’il avait lui-même façonné.

Cela relevait-il d’un stratagème prévu en amont ? Aeron fronça les sourcils. Il fallait être décisif et profiter de l’opportunité qui se présentait. Il avala aussi vite que possible, dans les limites de la bienséance, la toute petite part de dessert qui lui avait été servie, la rinça d’une gorgée de vin moelleux, qu’il apprécia à sa juste valeur, et s’essuya les lèvres après avoir placé ses couverts dans son assiette.

« Mère, Atheas. Il me semble qu’au vu des circonstances, mon travail exige ma présence, tout comme ce fut le cas pour Père. De toute façon, le repas est terminé… Je vous remercie pour cette invitation, ce fut très enrichissant, en tout cas pour moitié. »

Pour faire bonne mesure, il adressa un regard un brin méprisant à sa petite sœur.

« Nous devrions refaire cela, à l’occasion, quand le temps le permettra. »

Autant dire jamais, mais jeter un os à ronger était toujours une bonne action, qui ferait plaisir à Mère de surcroît. En prime, il pourrait à nouveau poser les questions qu’il se posait et ignorer la partie irresponsable de la tablée. Et il se nota également de prévoir une intervention de serviteur qui le solliciterait pour une tâche urgente, afin de se ménager une porte de sortie, si la réunion familiale s’éternisait.

« Bonne fin de journée à vous deux. »

Avec une légère inclinaison du buste, il tira également sa révérence, et marche aussi vite qu’il était bienséant jusqu’à la sécurité de ses appartements.