Depuis le retour du prince, Allys avait fait tout ce qu'elle pouvait pour lui redonner la pêche, changeant des moments de détente juste pour partager des moments simples avec lui. La souveraine ne voulait en aucun cas le brusquer mais toute cette vie princière devait bien user son énergie. A son intention, elle demandait aux agents de cuisine de lui faire chaque matin un jus de fruits plein de vitamines, le soir de lui proposer une boisson chaude. Elle le couvrait d'attention comme pour tenter de faire retrouver à son fils son élan. Elle déplorait vraiment son aspect frêle même si elle le reconnaissait. Son fils faisait toujours de son mieux avec les capacités actuelles qu'il pouvait déployer. Il fallait qu'il passe du bon temps, elle en avait discuté avec son père. De toute manière, il était toujours d'abord avec cette idée de parfois relâcher la pression pour mieux repartir. Il avait ce regard malicieux toujours pétillant d'énergie. Allys était également soulagée de revoir cette énergie en lui après l'avoir senti glisser dans des ténèbres différentes des siennes, mais tout aussi terribles. Chacun avait besoin de son moment pour remonter, se sentir vivant en dehors de toutes ces obligations pouvant donner un sentiment d'étouffement.

La reine avait été très peu protocolaire à des moments lors de la disparition de ses enfants, elle en avait même honte de se dire qu'elle avait agi comme lorsqu'elle était plus jeune, comme si toutes ses actions n'avaient qu'un moindre impact. Son fils pouvait encore avoir des jours plus insouciant, il fallait qu'il sache en profiter. Et qui sait peut-être pouvait-il même en prenant du bon temps rencontrer d'autres nobles. C'était une idée. En écrivant un renouvellement de décret pour des actes commerciaux, elle se dit qu'ensuite elle allait profiter de cette petite réception se tenant dans une des allées du château pour y inviter Aaron. C'était une fête célébrant la fin de la saison sèche avec son cortège de couleurs, de musiques et de danses. Elle n'avait rien à organiser, c'était tout simplement des troupes venant partager leurs passions et recherchant un peu d'appui de la couronne avant la saison froide. S'il pouvait éclairer une journée, la rendre plus pétillante pour son fils, la reine en serait satisfaite, elle serait même prête à être plus généreuse que d'habitude. Cette fois, elle prit le plateau du matin destiné à son fils pour lui apporter en main propre. Elle monta dans une belle robe rouge l'escalier en priant pour qu'aucune de ses marches ne soit fatale. Sa longue robe avait bien un inconvénient, c'était toute cette longueur de tissu dans laquelle elle pouvait se prendre les pieds. A sa tenue, on pouvait aisément voir qu’elle se destinait à une réception et pour cause elle s'était mise en beauté pour inciter le prince à paraître à son tour dans sa plus belle tenue. A ses yeux, pour bien démarrer une journée fantastique, tout était une question de préparation donc de vêtements... Elle frappa à la porte en laissant quelques instants au prince pour lui répondre. Il n'avait rien de prévu aujourd'hui, elle s'était arrangé pour lui prendre du travail afin qu'il ne soit pas surchargé. Même s'il devait apprendre, c'était inutile qu'il en fasse trop, il fallait qu'il se ménage... Pas de réponse... Elle frappa à nouveau, pourtant on lui avait dit qu'il était présent à sa chambre. Comme une mauvaise blague, elle se retrouvait sans réponse.

" Aeron ? C'est ta mère, je peux rentrer?"

Comme pour lui certifier qu'il n'y avait personne, seul le silence lui fit acte de présence... Déçue, elle laissa le plateau sur une petite table du couloir en face de sa porte pour chercher à en savoir plus auprès du personnel. Avait-elle loupé le lever de son fils ? Elle ne se serait pas permise, surtout depuis la rébellion de sa fille à entrer sans invitation. Elle avait déjà peur que ses actes de bonne attention ne lui donnent envie de prendre le large... Mais tout de même c’était son fils, c'était tout de même important que sa maman soit là. Comme elle entendait du bruit en salle de musique, elle fronça les sourcils en songeant que ces musiciens faisaient du bruit bien tôt en matinée... Elle se rendit vers la pièce pour leur dire de ne pas brusquer "certains réveils". Elle était convaincu que le prince dormait encore. C'était un des musiciens royaux à qui on avait autorisé de s'entrainer... C'était vraiment une matinée étrange. Elle décida finalement par laisser un courrier à son fils, tant pis pour le réveil matinal.

" Bonjour Aeron, j'espère que ta nuit a été reposante, rejoins moi dans l'aile est dans la première salle de réception. Mets toi dans ta plus belle tenue, je t'y attendrai dès 11 heures pour partager un repas. Je t'ai apporté ton jus de fruits, hydrate toi bien surtout."

Sur le coup, elle relut le mot, plissa les yeux avant de raturer le "hydrate toi bien surtout"... c'était tout de même un peu trop. Regardant à gauche, puis à droite elle se mit en route pour organiser la venue de son fils à une journée qu'elle espérait serait mémorable. A son arrivée, de grandes bannières colorées avaient été posées, elle avait même la surprise que certains de ses dessins soient exposés sous un faux nom "Rayla". Elles faisaient bien pâle figure à côté des autres, mais peu importe. Toutes les portes de la salle avaient été ouvertes pour que les personnes puissent sortir ou entrer à leur guise.  la musique n'avait pas encore commencé, ils ne faisaient pour le moment que répéter. Tout prenait forme, c'était parfait. Elle rentra pour se mettre au travail avant de passer une journée détente avec son fils. Certaines démarches avaient pris un peu de retard, elle devait les terminer au plus vite... Elle le rejoindrait par la suite avec plaisir.

Aeron se réveilla d’un sommeil trouble et troublé, couvert de sueurs froides, complètement entortillé dans ses draps. Il ouvrit ses yeux ensablés, à peine suffisamment pour voir que la lumière du jour se déversait abondamment dans sa chambre, et que les cristaux magiques qui luttaient contre l’obscurité n’avait déjà plus d’utilité. Déjà, les cauchemars qu’il venait de faire au terme d’une nouvelle nuit d’insomnie et de terreur commençaient à s’effilocher, comme les brumes matinales qui disparaissent au lever du soleil, mais il gardait encore distinctivement cette sensation de tentacule d’ombre glissant sur sa peau, l’étreignant, puis l’enlevant.

La désorientation, l’épuisement permanent de cette époque qui était le reflet de celui qu’il ressentait à présent, l’incapacité de comprendre ce qui s’était passé…

Le Prince frissonna, passa sa main dans ses cheveux, plaqués sur son crâne par la sueur, et attrapa ses lunettes sur la table de chevet proche. Puis il fila se débarbouiller et mettre quelques vêtements, en attendant l’arrivée inéluctable des serviteurs et du travail qui les accompagnerait, mais toutefois précédés par un petit-déjeuner consistant.

Quelques minutes plus tard, toujours rien. Quelque peu dépité que sa routine matinale -mais était-ce encore le matin ?- ait été bousculée, il se dirigea vers la porte, et y trouva un message dont il reconnut immédiatement la calligraphie. Sa mère requérait visiblement sa présence, et à voir l’heure, le temps lui était bien plus compté qu’il n’y paraissait. Il avala rapidement la nourriture présente et quelques gorgées de jus et d’eau, pour respecter la demande royale qui lui était faite, même raturée, et fit sonner la cloche pour signaler qu’il avait besoin d’aide.

Une trentaine de minutes plus tard, il était propre, habillé et apprêté comme il se devait, mais toujours un peu perdu. Aeron essaya en vain de se rappeler ce qui lui valait une occasion pareille, d’autant que l’absence de Vlora lui rappelait définitivement quelque chose. Elle avait pris quelques jours de congés pour rejoindre sa famille et fêter… Ses yeux bleus tombèrent sur le calendrier et la mémoire lui revint.

La fin de la saison sèche était proche, et il convenait de célébrer le changement de trimestre comme d’habitude pour s’assurer que la confiance du Royaume restait au beau fixe. De fait, la confiance était véritablement un outil de gouvernance important, qui permettait à la Reine et au Gouvernement de faire passer les mesures qui assureraient à moyen et long terme la prospérité d’Aryon.

Un certain nombre de nobles, et de marchands importants seraient probablement conviés à la réception, et pourraient échanger, discuter, négocier entre eux et avec leurs gouvernants pour avancer leurs pions, donner des avis sur les lois et décrets à venir, ainsi qu’ergoter inévitablement sur ceux qui avaient déjà été pris. Au final, cependant, cette réception permettait aussi de sonder la vie économique et commerciale de toutes les régions du Royaume, et pour la famille royale de visualiser les alliances qui pouvaient se créer et s’établir entre les différentes parties prenantes.

En bref, c’était une occasion immanquable à laquelle il avait rapidement été convié dans ses jeunes années, pour lui permettre de comprendre les jeux subtils de pouvoirs qui avaient cours, d’abord en tant que prince et observateur, puis par la suite en tant que conseiller royal et, probablement, en tant que futur roi. Et, comme d’habitude, songea-t-il sans la moindre émotion, la princesse Atheas serait absente, fourrée ailleurs, cachée peut-être même, pour être certaine de ne pas avoir à gracier l’assemblée de sa présence.

Il fut guidé et escorté par deux Gardes Royaux, avant d’être introduit dans la salle de réception, avec trois minutes de retard environ. A l’intérieur, un rapide regard lui montra que la Reine était encore absente, probablement appelée ailleurs par des affaires pressantes. De plus, son statut lui permettait aisément de justifier un léger décalage de son arrivée, non pas que qui que ce soit oserait lui faire la remarque, à l’exception de Père, toujours taquin.

Pour l’instant, il n’y avait qu’un groupe de musiciens en train d’accorder leurs instruments, en s’échauffant et en répétant dans un bruit de rires bon enfant. Ils se levèrent et s’inclinèrent à son arrivée, et il leur fit signe de reprendre ce qu’ils étaient en train de faire, ce à quoi il s’attachèrent, avec toutefois des chuchotements désormais.

Aeron hésita à signaler à sa mère qu’il était arrivé, mais au vu de son message, il se douta qu’elle ne tarderait pas elle-même. Dans tous les cas, si les invités venaient à être introduits avant qu’elle ne soit là, il serait parfaitement capable de les occuper et de mener les conversations le temps nécessaire. Le mémo que Vlora lui avait rédigé sur les convives lui revint en mémoire, globalement, et il tourna plutôt son attention vers les derniers préparatifs.

La pièce était décorée de bannières des différentes villes du Royaume, plusieurs grandes tables étaient recouvertes de petits fours qui ne risquaient pas de souffrir d’être laissés là, contrairement aux plus artistiques d’entre eux, à base de crème et d’il ne savait quoi d’autre, qui eux avaient besoin d’être déposés à la dernière minute.

La chef réceptionniste lui adressa un signe de tête.

« Votre Grâce, pouvons-nous faire entrer les invités ?
- Oui, allez-y. »

Il se plaça à côté de l’entrée, un sourire sur le visage, remonta ses lunettes en espérant qu’elles cachaient suffisamment ses cernes, et s’apprêta à saluer le défilé qui l’attendait, en attendant sa mère.

Les papiers s'enchainaient à une vitesse folle, elle ne parvenait pas à en voir le bout. Dès qu'elle en terminait un, un autre suivait comme une sorte de chaîne infinie. Une chaîne qui ne lui prenait que trop de temps. Elle maximisa les priorités en sentant qu'elle ne parviendrait pas à être à l'heure,n ce qui serait une injure envers ceux qui s'étaient déplacés autant surtout qu'à son fils. Elle n'avait eu aucun retour à ce sujet, devait-elle passer pour le chercher ou simplement le rejoindre comme convenu. Faible comme il était en ce moment, il devait peut-être se reposer. Avait-il pris son jus vitaminé...? Qu'importe pour cette question, mieux valait qu'elle se hâte le plus rapidement possible. La chambre de son fils était vide cette fois-ci, visiblement des serviteurs l'avaient vu se rendre comme convenu au point de rendez-vous. Elle était si fière de lui, le royaume allait pouvoir prospérer entre les mains de ce jeune homme si consciencieux. Alors qu'elle se rapprochait du lieu, elle vit quelques nobles qu'elle connaissait la saluer, elle resta avec eux quelques instants en ayant foi sur le savoir-faire de son fils. Elle ne doutait pas qu'il était déjà tout à son devoir en train d'acqueillir comme il se devait les convives. Comme la montre était encore à son avantage, la reine s'autorisa une nouvelle pause avant de rejoindre les fesivités. Quelle ne fût pas sa joie d'entendre la voix de son fils, elle entra par la porte principale juste pour la joie d'être salué par lui. Il était exactement à l'endroit où sa position était requise. Sa fierté pour lui explosait littéralement, mais elle se devait de demeurer la moins expressive devant autant de titres autour d'eux. Elle se réserverait le droit de le féliciter comme à son habitude lorsqu'ils seraient dans un cercle plus restreint.

" Bonjour Aeron, je vois que nos invités étaient impatients d'assister à ces fetsivités, c'est d'autant plus satisfaisant lorsque l'on connait toutes les préparations requises pour organiser. Comment te portes tu mon grand ? "

Bien malgré elle un "mon grand" avait filtré devant toutes les convenances qu'elle s'était imposée, elle ne l'avait même pas remarqué tant elle le regardait avec fierté. Elle se mit à ses côtés pour souhaiter la bienvenue à Madame du Frayle, Monsieur Montargis, le couple Raynar ainsi que tous ceux qui avaient eu l'envie de se joindre à ces festivités. Elle n'avait pas pu reprendre convenablement la conversation avant que chacun ne soit rentré et n'ait trouvé une place dans ce lieu. Il y avait toujours une ou deux personnes avides de conversations. Il y eut notamment Monsieur Albignac dont les manières étaient disons peu conventionnelles qui prit la main du prince pour la serrer.

" Mon prince comment allez-vous ? Il me tarde de comprendre ce que vos yeux ont vu ... vous nous avez causé une sacrée frayeur enfin... votre altesse bien plus, mais nous étions inquiets... "

Tout en disant ces mots, il tenait la main du prince qu'il avait chapardé à son insu... La reine le connaissait par coeur aussi tendit-elle la sienne pour qu'il puisse changer sa poignée de main. C'était un grand-père d'un certain âge, beaucoup disaient que son manque de protocole était à la hauteur de son nombre d'années sur cette terre. Son corps savait suivi les passages du temps en se pliant de plus en plus. Ses déplacements s'effectuaient dorénavant avec sa canne, au moins on pouvait l'entendre d'ordinaire. Avec le bruit de ces musiciens qui s'échauffaient la chose avait été bien moins aisée.

" Bien le bonjour Duc Albignac, nous sommes ravis de vous avoir avec nous, cette séance promet d'être exquise."

Autant dire qu'elle lui fit comprendre d'un regard qu'elle ne voulait pas se faire broyer la main, elle en avait déjà eu la douloureuse expérience. Certaines salutations forgent l'expérience. Alors qu'elle l'avait accaparé pour sauver son fils, elle remarqua qu'une dame de bonne famille tentait de lui faire la conversation. Elle n'écouta plus un instant le grand-père qui lui parlait de l'exportation de ses fûts et en quoi la récolte n'avait pas été tout à fait à sa convenance. Elle aimerait grandement qu'il trouve quelqu'un avec qui partager sa vie. Mais jamais elle ne souhaitait le brusquer d'ailleurs, elle remarqua que la jeune femme s'était éloignée ... non pas rapidement, mais elle était allée rejoindre des personnes un peu plus loin. Comme ils avaient fini cette séance de salutations, elle lui désigna une table qui leur avait été réservée. Ils étaient le plus près possible pour le service afin de leur assurer la meilleure des réceptions. Le son résonnait de la plus merveilleuse des manières à cet endroit précis. Ce n'était pas forcément au plus près de l'orchestre que l'expérience était la meilleure. Elle s'assit en prenant soin de ne pas froisser sa robe.

"Les invités ont l'air enthousiastes... si tu savais comment cela me comble de bonheur. Je ne me rappelle plus le nom de cette jeune femme avec qui tu échangeais. Si jamais tu souhaites la rejoindre durant l'après-midi, n'hésite pas, je n'y verrai aucune offense. Je souhaite juste avoir quelques moments avec le futur souverain de ce royaume" Elle lui adressa un clin d'oeil complice, tout lui revenait en tête même si quelques minutes.

" En tout cas, j'ai été témoin de ton accueil, tu maitrises la liste des invités, tu sais les accueillir comme il convient. Tu en as mis même plein la vue à une charmante demoiselle. Tout se passe comme tu veux depuis ton retour ...? "

Tout le monde faisait comme eux, ils prenaient place petit à petit pour le début des festivités qui ne débuteraient que dans un moment. La reine y ferait une brève intervention pour remercier les musiciens de leur présence et pour officialiser la présence de toute cette décoration. Les discours faisant partie de son quotidien, elle n'avait aucune difficulté pour les modalités de ce genre. Son discours était présent dans son esprit, il n'était pas bien long. Elle ne tenait pas à retenir davantage les musiciens qui s'étaient si durement entraînés...

Définitivement, la reine, sa mère, tarda. Peut-être était-elle submergée de dossiers. C’était probable, même. Peut-être une affaire pressante avait-elle requis son attention. Toujours était-il qu’il venait de se charger de l’accueil des invités en majeure partie seule, avec un sourire, quelques mots agréables, avant de leur indiquer où trouver le buffet, le bar, et les amis déjà présents. Le réseau d’information de la cour était tout sauf à moquer, et il ne manqua pas, avec quelques mots choisis, de faire comprendre aux magnats que leurs relations secrètes ne l’étaient pas nécessairement pour la Couronne.

En tout cas dans les cas où il y avait un profit à en tirer, comme pour Sieur Ronolan, qui avait été un véritable fardeau pendant le dernier volet des négociations.

L’arrivée de la Reine fut vécue comme un soulagement. Instantanément, le sourire sympathique qu’il arborait quitta ses lèvres pour revenir à une expression plus neutre qui correspondait davantage à son caractère. Ce ne fut que quand elle le complimenta qu’il baissa les yeux pour cacher sa gêne, et ses joues se couvrirent d’un léger teint rose. Il tiqua simplement sur l’adresse familière, et répondit d’une inclinaison du buste tout à fait protocolaire.

Une fois de plus, le duc Albignac tenta de se saisir de sa jambe pour ne jamais la lâcher, mais Mère veillait au grain, et lui permit d’échapper à son emprise. Nul doute que c’était pour le remercier des efforts déjà fournis lors de l’accueil des convives : si elle éprouvait davantage d’affection que le Prince pour le vieil homme, il restait toutefois accroché à la famille royale comme une moule à son rocher. Cela n’en faisait pas moins un allié politique de choix, qu’il leur fallait, hélas, ménager.

« Bonjour, Votre Grâce. »

Aeron tourna la tête vers la jeune femme en robe verte qui venait de lui faire la révérence, révélant un décolleté discret mais bien présent.

« Dame Salia. La réception est-elle à votre goût ?
- Bien entendu, votre Altesse. »

La couleur de la robe allait parfaitement avec celle de ses yeux. Aeron supposa que c’était les raisons du choix, tout comme les émeraudes serties sur de l’argent, et non de l’or, pour rehausser les cheveux d’un noir de jais qui tombaient en lourdes boucles au bas de ses épaules. Il répondit poliment aux questions tristement communes qu’elle lui adressa, et n’engagea pas dans la reprise de la discussion, la laissant mourir doucement, jusqu’à ce qu’elle prenne congé d’elle-même, laissant la place à un homme d’âge mûr et à la posture toute martiale… alors même qu’il n’avait, de notoriété publique, jamais même tenu une épée.

Il fut, une fois de plus, tiré hors d’affaire par sa mère, qui lui indiqua une table positionnée stratégiquement de sorte à avoir une vue d’ensemble sur la totalité de la salle de réception. La musique un peu lointaine permettrait également de parler à voix basse sans risquer de se faire entendre par les nobles invités et riches marchands présents. Enfin, la position proche mais pas trop de la cuisine assurerait qu’ils auraient le premier choix sur tous les plats qui passeraient les portes, comme l’exigeait le protocole.

« Les invités peuvent effectivement être enthousiastes. Je pense que nous pouvons dire que ces deux mois de négociations acharnées ont été profitables à tout le monde, et pas des moindres au Royaume. Je crois bien qu’il n’y a qu’une poignée de marchands qui ont tiré la courte paille, mais c’est le destin de toute régulation que de bloquer les comportements néfastes… »

L’entrée arriva, une mousse de poulor parfumée à l’ascléria, s’il se souvenait correctement du menu. Et il s’en rappelait bien, comme le confirma le serveur qui leur présenta les assiettes avant de partir servir les autres.

« Dame Salia. Il s’agit de la petite fille du Duc Albignac. Ils ont les mêmes pommettes… Sous la peau fripée, en tout cas. Nous n’avions pas grand-chose à nous dire, je ne pense pas que cela aura changé dans l’après-midi. Elle n’est pas très intéressante, au demeurant. »

Elle n’avait qu’une connaissance superficielle des derniers choix politiques et économiques, qui ne servait que de vernis pour ouvrir la conversation sur des sujets plus personnels sur lesquels il n’avait, pour être franc, rien à dire, ni à lui communiquer. Ce n’était pas comme s’il allait parler du costume fait par la couturière royale, de sa dernière sortie à cheval, inexistante, ou d’un livre qu’il avait apprécié récemment. Il avait déjà testé l’effet de ses paroles innocentes, plus jeune : un des pires ouvrages sur lesquels il avait jamais posé les yeux étaient devenu le livre de chevet de la moitié de la cour, pour s’attirer ses bonnes grâces.

La lecture en avait été fastidieuse, une souffrance pour tous les jeunes nobles, et il en avait tiré un mélange de satisfaction et de déception, parce que personne n’avait osé dire à voix haute qu’il s’agissait d’un sombre étron, à peine bon à allumer le feu dans l’âtre.

« Oui, depuis mon retour, tout reprend petit à petit. »

Un mensonge, évidemment. Aeron baissa les yeux vers son assiette, et sur un signe de sa mère, commença à manger doucement, pour se ménager un peu de temps supplémentaire.

« Les dossiers sont intéressants, et Vlora m’aide beaucoup à reprendre le fil des éléments que j’ai manqués pendant… pendant mon absence. »

Il n’y aurait pas assez de mousse pour le distraire sur toute la durée de cette discussion, il le sentait bien. Heureusement, la musique commença à ce moment, un air doux pour que les musiciens s’échauffent.

« D’où viennent ce groupe, cette fois ? Je ne crois pas les connaître. »

Un changement de sujet fort à propos, et il pria intérieurement pour que cela fonctionne.

La fierté de la reine pour son fils était importante, d'autant quand elle le sentait aussi bien investi dans sa tâche. Lorsqu'ils furent installés, elle se sentait si bien au milieu de cette musique. Elle devinait bien que les mets seraient à la hauteur de leur écoute.

" Je ne me rappelle plus à vrai dire qu'elles avaient traîné aussi longtemps. Si tu savais combien de temps a pris la construction de cette serre dans l'Archipel. C'est affolant comme la durée même la plus importante me semble relative... J'ai cru perdre patience d'autant que ... j'avais laissé les commandes aux acteurs locaux pour éviter justement cet écueil... C'est hélas un temps nécessaire, mais qui demande tellement de préparation. Tu dois maintenant être habitué à toutes les négociations de longue haleine parfois sur des détails... Les réunions sont un excellent moyen de communiquer sont parfois... comment dire enfin elles illustrent beaucoup cette lenteur."

Son fils avait également soulevé un autre problème intéressant. Malheureusement suivant les événements, ils ne pouvaient satisfaire tout le monde. Certains pensaient que c'était volontaire, que les mêmes revenaient sans cesse à l'affiche, mais il fallait obéir à des critères. Un événement pouvait demander des quantités supérieures, des articles précis... Pour les marchands, ils essayaient souvent de rentrer dans des cases, mais il était vrai que certains ne parvenaient jamais à être sélectionnés. La reine comprenait le désarrois de se voir rejeter pour la énième fois.

" Tu soulèves là une excellente problématique... si nous ne pouvons sélectionner par des critères, nous nous remettons souvent à des critères disons plus aléatoires : la date du dépôt du dossier ou encore des critères sûrement subjectifs. J'espère simplement que certains n'en prennent pas trop ombrage."

Effectivement, on pouvait parler d'injustice, de favoritisme alors qu'en fait il fallait bien arriver à une sélection d'une manière ou d'une autre. On sentait bien que cette question d'exclusion pesait lourdement dans l'esprit de la reine, qui avait bien conscience de ce problème.

" J'ai bien vu ce que tu avais entrepris, tu as un très bon esprit d'analyse. A ton avis comment pourrait-on limiter la concurrence parfois trop écrasante de certains... J'essaie parfois de trouver des artisans nouveaux, mais j'ignore parfois comment ne pas revenir à favoriser tel ou tel organisme... C'est un peu un casse-tête. "

Néanmoins Allys était satisfaite d'une chose : son fils était satisfait de la tournure de cette fête, au final lui qui ne manifestait pas de grand intérêt parfois pour tout ce qui était mondain, montrait un goût pour cet événement. Il avait toujours beaucoup aimé la musique, mais tout de même sa mère était heureuse d'être parvenue à égayer sa journée. Son sourire n'en fut que plus grand. Rien ne la mettait plus en joie que ce retour. L'entrée avait de quoi ravir les papilles : de la mousse de poulor. Même la présentation mettait en avant, la légèreté du plat avec une torsade dessinée joliment. Un léger filament de sauce parachevait le tout en lui donnant une apparence dorée.

" Tout à fait, j'ai vu d'ailleurs que monsieur le Duc tenait véritablement à te saluer. Tu as raison, il y a véritablement des traits familiaux. Pas très intéressante au demeurant, c'est à dire au temps présent, tu n'exclus pas le fait qu'elle le soit toujours dans ce cas... "

La reine souligna cette petite nuance amusée. Elle saisit un petit pain dans la corbeille pour accompagner la mousse très appétissante. Si la reine se souvenait de la liste des invités, elle ne se rappelait plus de cette teinte rosée qui accompagnait l'entrée. Comme un goût sucré restait en bouche, elle se doutait bien que c'était cet ajout. Il faudrait qu'elle aille vers la fin du repas en cuisine remercier le cuisinier. Le temps de cela, elle jetait un oeil sur le menu déposé sur la table. C'était de l'ascléria... oui bien sûr ! Il faudrait qu'elle veille à s'en procurer...

" Si jamais tu sens que tu reçois trop de choses... Tu peux me les redonner... A moi ou à ton père, n'hésite surtout pas. Ma priorité c'est que tout se passe mieux pour toi, que tu sois bien... Je vais sans doute te paraître insistante... Arrives-tu également à bien t'alimenter ? Ou dormir...? N'hésite surtout pas à faire appel aux médecins royaux.. Enfin, tu sais bien tout cela... mais... je préfère te les redire..."

Allys avait ressenti des picotements, elle savait que son fils lui mentait... savait que tout ne reprenait pas comme il le voulait. Le regard de la reine restait focalisé sur lui tandis qu'il finissait presque penaud son repas. La reine respira plus fortement, elle était sincèrement désolée pour lui. Que dire de la nuit de son retour...? Elle s'était précipitée vers lui en criant.. elle avait eu pour lui l'accueil le plus déchirant au monde. La reine sentait qu'elle n'allait plus le revoir... à présent ce n'était pas facile de retourner à la vie ordinaire, de suivre toutes ces routines comme d'habitude. Tout simplement parce que le moment présent n'était pas celui d'hier, que rien ne se ressemblait tout à fait.

" Il s'agit de Feanior, un groupe venant du village de Manillam... apprécies tu les accords ? Ils ont fabriqué leurs instruments à partir de bois et de roseaux m'a-t-on dit... Si tu le souhaites, nous parlerons avec eux ensuite..."

Un autre plat arriva depuis les cuisines, la reine fit encore un regard interrogateur... C'était un poisson plat, sans doute une raie abyssale peut-être. Ils avaient vraiment réussi à rassembler des mets hors du commun. Elle était assortie d'un peu de crème avec des herbes avec des senteurs fines. La reine accorda un moment de silence pour que son fils puisse s'exprimer sur un sujet qui lui tenait à coeur. Son inquiétude de maman l'obligeait à vouloir gratter au delà de ce mensonge, mais elle essayait de prendre sur elle, ce qui revenait à tapoter un peu de sa main gauche la table. Une légère nervosité l'avait animé en se demandant ce qui pouvait l'obliger à lui mentir.. mais elle ne voulait pas devenir un monstre traquant les mensonges. C'était à la personne de décider si elle devait savoir... mais pourtant elle désirait tellement l'aider. Elle se contenta de le fixer un peu d'un air chaleureux.

" J'ai particulièrement aimé, je ne te l'ai pas dit mais ton initiative pour mieux connaître ce qui se passe au delà de la frontière. Pour ma part, je ne m'y suis aucunement concentrée. Reste prudent néanmoins, comme tu sais, il ne s'agit pas de zones très hospitalières... As-tu eu des retours à ce sujet...? "

Quand la conversation bascula sur la façon de gérer les dossiers, et les dernières régulations mises en place suite aux nombreuses tables rondes, Aeron se redressa perceptiblement. S’il assistait maintenant de plus en plus souvent aux audiences, y compris privées, de la Reine en tant que conseiller royal et héritier, il était toujours idéal d’avoir le point de vue de la chef d’orchestre en personne, sur la façon de faire avancer la joyeuse bande, parfois un peu chaotique, souvent égoïste, qui dirigeait le Royaume.

L’entrée était délicieuse, et après Mère, il prit lui aussi un petit pain. Peut-être avaient-ils été parfumés, ou en tout cas fait avec une farine différente de d’habitude, afin de mettre en exergue les saveurs du poulor à l’ascléria. Le sommelier leur versa à chacun un verre et vin tiré des caves du Palais, et fut remercié d’un hochement de tête chaleureux. Comme à son habitude, l’alcool se mêlait parfaitement à la chère.

« Pour limiter la concurrence, il faudrait s’assurer de critères parfaitement objectifs, qu’il doit être possible de définir en amont. Evidemment, la qualité du résultat final doit en faire partie, ainsi que le coût, je pense. Cela veut aussi dire qu’il faut traquer les liens entre les décideurs et les vendeurs. Trop souvent, la personne qui aura le dernier mot est proche du gagnant. »

C’était malheureusement un fait.

« Le problème est que les personnes expertes sur un sujet viennent de quelque part, d’où les liens qui se sont créés au cours du temps. Le problème semble difficilement soluble, actuellement, à moins de passer à la potion de vérité toutes les personnes faisant un choix pour qu’elles doivent le justifier. »

Et ceci n’était évidemment pas possible, dans la mesure où le précieux sérum était une ressource rare qu’il convenait d’utiliser avec parcimonie, dans des affaires de la plus haute importance uniquement. Il était par ailleurs ironique que la Reine soit elle-même une forme de la potion. Mais elle ne pouvait évidemment pas interroger tous les panels, ni tous les criminels du Royaume, même en arrêtant de dormir. Toute la situation semblait malheureusement insoluble.

« A part un officier assermenté chargé de contrôler les critères objectifs, je ne vois pas réellement de solution, et c’est déjà à peu de choses près ce qui est mis en place avec les conseillers royaux, les ministres, et leurs équipes. Qui plus est, il ne faut pas décourager l’excellence, et certains qui semblent avoir le monopole des contrats royaux l’ont justement en raison de la qualité de leur production. »

C’est d’ailleurs ainsi qu’ils attirent les maîtres les plus doués, et les apprentis les plus dégourdis. Il ne fallait pas non plus déjouer le prestige qu’un contrat important pour la Couronne pouvait représenter, pour peu que la qualité soit au rendez-vous, songea Aeron. Non, il n’avait pas de solution parfaite, si ce n’était un grand travail en amont pour définir au mieux les critères finaux.

La conversation ne resta pas bien longtemps sur le Duc et sa petite fille, avant d’arriver sur sa charge de travail.

« Non, je parviens à m’en sortir, avec l’aide de ma secrétaire, Dame Vlora. Tu l’as sûrement déjà croisée. Cheveux couleur lila, assez grande ? Toujours avec des dossiers pleins les bras. Mes dossiers. Enfin, les tiens, plutôt… Pour les médecins royaux, je continue les entrevues avec le docteur Weiss, et je prends bien les médicaments qu’elle me conseille, ainsi que ceux fait par l’alchimiste Thome. »

Il en prenait même de trop fortes doses, parfois, mais le sommeil était à ce prix. Et les dossiers lui semblaient nombreux, mais cela lui permettait justement de se sentir utile, présent, vivant.

« Oui, cela m’intéresserait de parler aux membres de Feanior. C’est curieux, qu’ils aient fabriqué eux-mêmes leurs instruments, mais cela explique les sons un peu différents de ce dont nous avons l’habitude. »

La pratique de la musique lui semblait déjà quelque peu lointaine, mais la méthode qui y était associée, et toutes les décisions prises et à prendre en terme d’harmonies, comme une partition bien rôdée justement, constituaient un bon souvenir de son éducation de jeunesse. Cela n’avait pas d’utilité évidente dans la gouvernance du Royaume, mais il sentait que cela avait élargi son champ de vision et de perception.

Un serviteur débarrassa les assiettes, et Aeron finit délicatement son verre de vin. Le plat principal était du poisson, un genre de raie des abysses, avec un beurre blanc citronné avec doigté.

« Oui, l’enquête sur ce qui se passe par-delà la Frontière est intéressante. Je n’ai pas encore eu toutes les conclusions, mais je gage que les informations des Saphirs interrogés évoqueront les monstres qui s’y trouvent, et qu’ils ont pu affronter, comme par exemple des solstices. Peut-être même en ont-ils vaincu, et c’est de là que viennent les fourrures que nous mettons en hiver, et dans nos moufles. Toutefois, je n’ai pas eu d’information spécifique sur des monstres rares ou uniques, ou des constructions étranges. C’est peut-être pour le mieux, par ailleurs. »

Miroir de la nervosité maternelle, Aeron également, en évoquant ce qui pouvait certainement se trouver de l’autre côté de la Frontière, à savoir le monstre qui le hantait, avait sa jambe qui tressautait sous la table.

Les repas réalisés par les cuisiniers royaux étaient si bien calibrés que chaque bouchée était un délice, mieux c'était divin. Son fils avait décidé d'assaillir cette petite corbeille de pains que la reine se refusait. Elle ne savait que trop bien qu'ils devaient être chauds, qu'elle serait tentée par la suite d'en prendre un autre... En voyant son fils ce fut plus fort qu'elle, il fallait qu'elle suive, tout de même elle était une garante du bon déroulement de ce repas. Le sommelier ne tarda pas à venir, la reine tendit son verre un peu hâtivement avant de tourner la tête. Elle se mit à nouveau à regarder son fils quelques minutes ensuite après que sa coupe ait été remplie. Quelque part elle ne savait si c'était le penchant de son mari ou l'intervention d'Astrid, mais elle avait plus d'envie de tremper ses lèvres dans ce liquide qu'auparavant même si cela ne restait qu'un ou deux verres. Avant elle n'était qu'une simple consommatrice protocolaire, elle devait bien avouer trouver dans cette boisson un certain raffinement, même si elle ne devancerait jamais son addiction pour le thé. Le vin donnait toute sa saveur à la viande que n'aurait pas pu faire un bon thé, elle devait bien le reconnaître. Elle était tout particulièrement tendre et fondait littéralement dans la bouche. Si la reine avait plus une vision périphérique, bien qu'elle essaie de négliger aucun détail : son fils était encore plus pointilleux. A nouveau, il lui prouvait en oubliant aucun détail.

" La potion de vérité serait le seul moyen de les débusquer pour toi ? Je pensais que nous pourrions organiser de façon régulière un grand marché, ce qui permettrait à la fois de recenser les commerçants, de les mettre en valeur en les obligeant à s'enregistrer. Dans le cas d'un non enregistrement, il serait possible comme tu dis d'envoyer un personne assermentée. Je ne sais pas mais il faudrait trouver un moyen d'assurer une visibilité équivalente tout en surveillant les coûts. Comme tu dis le problème est que le marché suppose un enchevêtrement de relations qui rende la traçabilité difficile et nous parlons seulement du marché visible... "

Le marché noir s'étendait dans la ville, elle en avait conscience, mais il était parfois difficile de faire régler l'ordre en ce lieu. Entendre le nom du docteur Weiss avait le don de rassurer la reine, même si l'idée que son fils soit suivi en permanence par le corps médical ne l'enchantait pas outre mesure... Elle songea à d'autres discussions qu'elle avait eu qui la poussait même à revoir quelque peu son positionnement.

" Si tu le souhaites, tu peux également prendre du temps pour toi, la priorité n'est pas de se dévouer au travail... Si jamais tu souhaites sortir... faire de nouvelles rencontres... je t'en porterai pas ombrage, tu es jeune mon fils. Tant que je suis présente ainsi que ton père, tu n'as pas à porter cela trop fortement, tu as le temps je veux dire. Quand j'avais ton âge, je me préparais en me disant que ce temps serait loin... il est venu plus vite que prévu. J'aurais voulu que ton grand-père puisse te voir tel que tu es aujourd'hui. Il aurait pu t'enseigner de nombreuses choses dont je serai incapable... Chaque personne a sa force comme disent les vieux adages... "

Effectivement, elle voyait très bien cette femme qu'il mentionnait toujours chargée de dossier. Elle avait l'air de bien l'épauler ce qui était une bonne chose.

" Dame Vlora a l'air d'une personne tout à fait compétente, tu as l'air satisfait de son soutien. Tu sais, tu peux dire que ce sont tes dossiers à partir du moment où je te les confie, mais n'hésite pas à me les renvoyer suivant ta forme comme je te disais.. Même si je crains que tu ne le fasses jamais..." sourit-elle en posant une main protectrice sur ses épaules. Son fils serait bien du genre à ne rien dire et à chercher même à en faire plus qu'il ne pouvait en faire, mais rien de ce qu'elle pourrait dire ne changerait cet aspect.

" Je me demandais d'ailleurs... quelle sonorité préfères tu ? A ton âge, j'étais fascinée par le son des violons et des pianos. Je me suis toujours contentée de danser plus que de faire de la musique, mais tu vois... ce musicien à gauche, je trouve que tout le dynamisme de cette chanson repose sur ses épaules. "

Elle désignait un musicien tenant une sorte de petite guitare qu'il tenait pourtant comme un violon sur l'épaule. Leurs instruments n'avaient rien d'une fabrication traditionnelle. La musique était à la fois apaisante avec des petits bonds menés par cette guitare plutôt originale. Malgré tout si on retirait l'apparence un peu surprenante de certains instruments, l'ensemble donnait une musique parfaite accordée à son environnement. A l'arrivée du plat suivant, elle tenta d'aborder un autre sujet qui lui était passé par la tête. Elle avait entendu parler de l'intérêt soudain du prince pour cette zone.. ce n'était pas vraiment le moment pour lui de se livrer à de telles recherches.

" Si rien n'a été trouvé... tu vas pouvoir te concentrer sur une autre zone... "

Son fils dissimulait ses inquiétudes, elle en était convaincue. Tout ce qu'elle pouvait faire, c'était le renvoyer sur un sujet plus apaisant. Il revenait d'un combat unique dont il avait failli ne pas revenir et il s'obstinait à vouloir recueillir des témoignages au delà de la frontière... elle avait du mal à saisir.

" Il y a par exemple des expositions très atypiques dans le village perché... tant d'endroits qui ne demandent que ton attention, mon fils"

Très souvent, elle ajoutait "mon fils" lorsqu'elle était inquiète, elle ne s'en rendait pas vraiment compte, mais elle appuyait toujours ses propos ainsi derrière un léger sourire. Il ne manquerait plus qu'il veuille voir cette zone de ses propres yeux... comme son père quand il avait voulu descendre dans la cité enfouie.. Elle toussa un peu.. elle aurait bien dit qu'il s'agissait d'une arrête, mais comme c'était un poisson à cartilage.. son mensonge était peu plausible..

L’esprit d’Aeron, qui avait tendance à passer du coq à l’âne, a fortiori dans des circonstances comme celles-ci qui exigeaient de lui d’être à l’affût et prêt à détourner tout sujet de conversation qui le gênait ou l’ennuyait, s’aiguisa brusquement encore davantage. Les remarques de Mère étaient tout à fait pertinentes et permettraient peut-être de juguler le coût élevé de sa proposition. De plus, organiser à intervalles réguliers ce genre d’événement… Il laissa le cours de ses pensées et reprit à voix haute :

« Ce serait un genre de recensement des fournisseurs potentiels, c’est cela ? Nous pourrions le faire tous les trois ou cinq ans, par exemple, afin de disposer d’un carnet d’adresse à jour. Il se pose toutefois toujours la question d’évaluer, identifier et juger les volontaires. Un contrat-cadre permettrait effectivement d’avoir une liste des artisans et marchands possibles. »

Il s’arrêta trois secondes, le temps de contempler la suite, puis de boire une gorgée de vin.

« Mais il reste la question du jugement, et d’organiser ce rapatriement des informations. Il faudrait probablement un service dédié, et des évaluateurs ou auditeurs au service du Royaume afin de déterminer, selon la liste de critères pré-établis, si le postulant peut devenir un candidat aux offres publiques du Royaume. »

Le Prince fit tourner le liquide rouge dans son verre, les yeux dans le vague.

« Peut-être qu’une foire organisée à la Capitale permettrait de motiver les candidats à venir pour présenter publiquement leurs œuvres, participer à un concours… Cela pourrait être une occasion de fête, et constituer également un affrontement entre les différents artisans du même corps de métier. Un genre de grand-messe, finalement. »

L’idée méritait bien d’être creusée, dans tous les cas.

« Je vais y réfléchir, et soumettre une proposition plus détaillée, avec les avantages et inconvénients, d’accord, Mère ? »

De fait, le défi qui l’attendait lui semblait suffisamment passionnant et intrigant pour qu’il s’y consacre.

En tout cas, les commentaires de la Reine sur la nécessité de prendre son temps s’achevèrent sur le fait qu’elle pensait ne pas accéder au pouvoir plus tôt, et qu’il lui était finalement tombé dessus de façon quelque peu impromptue. Cela ne faisait que renforcer l’envie et la nécessité pour le Prince d’être prêt au plus tôt, afin de, justement, être capable de faire face si l’impensable venait à arriver. De la même façon, si Mère choisissait de prendre du repos, il faudrait bien qu’il se manifeste et prenne ses responsabilités : il était improbable de compter sur Père, encore moins Atheas. Et Haru n’aurait probablement pas l’autorité, en tant que première ministre, pour prendre toutes les décisions qui s’imposaient.

Non, vraiment, le temps était compté, mais personne ne savait réellement à quel point. Là était le problème.

L’attention du duo mère-fils fut orientée fluidement vers la musique, à nouveau, et la danse.

« J’ai toujours eu du mal avec les violons et les violes, surtout en solitaires. Au sein d’un orchestre ou d’un groupe de musique de chambre, à plusieurs et mêlés aux autres instruments, par contre, ils deviennent bien plus intéressants. En tout cas, en l’espèce, la petite guitare qui ressemble à une cithare.

« J’ai obtenu récemment une harpe enchantée, avec laquelle je parviens facilement à communier. Sinon, les claviers en tout genre, clavecins et pianos, me conviennent parfaitement. Globalement, si chaque instrument est intéressant par lui-même, la complexité possible qui en jaillit quand il est couplé avec d’autres. Un peu comme la cuisine, je présume, même si je m’y connais sensiblement moins bien : une épice ou un ingrédient seul pourra être savoureux et un régal, mais c’est en en mélangeant un certain nombre que l’on obtient un plat équilibré, subtil, et raffiné. »

Ce n’était assurément pas le chef cuisinier du Palais qui dirait le contraire, lui qui peaufinait soigneusement chaque repas qu’il produisait, profitant des mélanges d’épices que le Royaume lui mettait à disposition, dans une recherche perpétuelle du sommet de son art.

« Hm, oui, c’est dommage, pour la Frontière. »

Mais le sujet fila aussi vite qu’il était arrivé, au soulagement du Prince. Ce n’était pas qu’il ne voulait pas en parler, mais plutôt que toute la base sur laquelle reposait ses recherches risquaient de provoquer l’inquiétude et la désapprobation de ses royaux géniteurs, quelque chose qu’il souhaitait éviter à tout prix. Il était à peu près certain que ses parents menaient également des recherches sur l’Umbra, mais ne le tenaient pas au courant, pour éviter de le destabiliser davantage et l’aider à passer à autre chose.

Cependant, c’était justement en élucidant cette affaire et en la résolvant qu’il parviendrait, justement, à se tourner et aller de l’avant, plutôt que de continuer à trembler dans le noir, blotti entre les murs du palais et ses couvertures.

« Oui, le village perché. J’y suis déjà allé à l’occasion, pour voir la garnison, la tour d’astronomie, et la bibliothèque du Royaume. La tour d’astronomie est fascinante, je devrais peut-être y retourner, si le moment s’y prête. Je vais me renseigner pour savoir si des pluies d’étoiles ou des constellations particulières sont à admirer en ce moment. »

C’était évidemment un mensonge : il ne comptait certainement pas aller au Village Perché, à moins qu’une obligation de l’état ne l’y force. Mais cela ne coûtait pas grand-chose de prétendre le contraire, surtout qu’il avait déjà une liste d’excuses à disposition pour s’y soustraire.

« Pour revenir à la musique et la danse, cette dernière est sympathique, un véritable exercice technique de précision à plusieurs, mais les enjeux qui en font partie sont si… éreintants. »

Une danse avec le Prince, après tout, valait son pesant de rumeurs, et les conséquences politiques en étaient rapidement une masse de soucis plus importante que le plaisir d’avoir réalisé quelques passes en rythme sur une musique charmante.

Mais c’était déjà l’heure du dessert, et une fois les plats débarrassés, ils eurent chacune une part de tarte au citron devant eux. Le chef, sachant qu’Aeron n’était pas un grand adepte du sucré, y avait adjoint une toute petite boule de glace, pour la Reine, son employeuse.

Les sujets de conversation devinrent plus léger, peut-être sous l'effet des douceurs qui venaient se déposer sur leurs langues respectives, puis le repas toucha à sa fin. Avec un sourire satisfait, la mère et le fils se séparèrent pour retourner chacun à leurs affaires, avant le point d'avancement prévu pour la fin d'après-midi.