Et pourtant, peu importe à quel point elle frappait fort, un visage à moitié oublié revenait la hanter. Une voix désaccordée, des impressions de déjà-vu embrumées. L'embuscade de l'autre jour avait réveillé plus d'une vieille blessure, mais ce n'était pas la raison principale de son irritabilité. Non, Java était, une fois de plus, énervée contre elle-même. Si une mort avait suffi à la pétrifier pendant tant d'années, alors pourquoi une douzaine de plus ne faisait que renforcer son envie d'avancer face à l'adversité ? Elle frappe, encore et encore, sans voir le temps passer. Pourquoi était-elle tantôt si faible, tantôt si forte ? Le soleil arrive en haut du ciel, et la chaleur douce du soleil des lunes fraîches lui caresse amicalement les joues pour la rappeler à l'ordre. L'heure tourne. Elle a des choses à faire.
La garde s'en va dans une petite taverne à côté de la Grande Bibliothèque pour y manger son déjeuner, et sa journée monotone progresse, jusqu'à ce qu'un visage familier la rappelle à son devoir. C'est vrai ! Elle devait aider... bidule, avec son truc. Impossible de se souvenir de son nom ou de ce qu'elle avait promis, en revanche, elle avait le lieu bien en tête : quelqu'un avait besoin d'elle à la Tour d'Astronomie. Après avoir rassuré sa connaissance, elle envoie un clone s'occuper de remplir sa promesse, et s'en va trouver une branche confortable pour méditer. Le soleil se couchera bientôt, pas besoin non plus d'en faire des tonnes.
Notre nouvelle Java ne perd pas de temps – même si son but est flou, elle le remplira ! Si quelqu'un avait besoin d'aide dans cette tour, alors il serait aidé, qui qu'il soit ! Bon, même elle était bien capable de se rendre compte que son plan d'action avait son lot de failles. Mais cela ne l'empêcherait pas de faire de son mieux pour autant. Alors sur son chemin, elle aide quelques astronomes à déplacer des boîtes, à ajuster leurs télescopes, à réparer leurs bretelles... Jusqu'à ce que son attention soit attirée par un type qui se démarquait clairement du reste des touristes et des scientifiques dans un des observatoires.
Un trouble-fête ? Non, il semblait bien trop troublé lui-même, ou en tout cas c'est l'impression que ce clone avait de lui. Physiquement, tout semblait les opposer, et pourtant, le sentiment de résonance entre l'aura qu'il dégageait et les émotions qu'elle ressentait lui donnait envie de l'aborder. Après tout, peut-être qu'il avait besoin d'aide, lui aussi !
▬ Salut l'ami !
Elle se place devant lui et agite bêtement la main pour accompagner son interjection. Parfois, il faut savoir se contenter d'une entrée en scène plus simple, surtout quand on n'a pas d'accessoires pour rendre les choses un peu plus classes.
▬ Tu profites de la vue ? T'as bien raison, le ciel est dégagé pile poil comme il faut aujourd'hui. Y a un étage avec quelques cartes du ciel, je peux t'y emmener si tu cherches ta bonne étoile !
Java pouffe un peu à sa propre blague (pour changer), puis continue sur sa lancée.
▬ Y a rien de louche, promis. J'suis juste là pour aider. Aider qui ? Les gens qui veulent mon aide. A faire quoi ? Ce qu'ils veulent ! Même moi je sais pas !
Sa voix devient un peu plus amère, et elle détourne les yeux en passant la main dans sa nuque.
▬ C'est un peu bébête, mais... il me fallait bien une raison d'exister, j'imagine ? Je crois ? J'sais pas. Les étoiles, elles sont tranquilles, elles ont toutes déjà leur petite place dans le ciel...
Elle tourne brusquement la tête vers l'inconnu, comme si elle avait oublié quelque chose. Effectivement, elle avait oublié l'essentiel de tout héros de pacotille : s'annoncer fièrement avant de proposer son aide. Bien qu'elle ait perdu l'humeur de s'introduire avec prestige, elle décide d'être au moins polie – pas qu'elle ait vraiment le choix, de toute façon.
▬ Au fait, je suis Java.
Son propre nom lui laisse un goût amer en bouche. Est-ce vraiment « son propre nom », d'ailleurs ? Elle n'est pas Java, elle est une copie. Un outil. Une goutte d'eau dans la source. Une étoile perdue dans la galaxie. Et la politesse aurait demandé qu'elle développe, qu'elle parle d'elle, qu'elle le fasse parler de lui – mais qu'est-ce que la politesse, quand on est une petite fourmi dans un univers infini ? Son sourire est éteint, mais elle ne quitte pas le brun des yeux. S'il a besoin de quoique ce soit, alors elle sera là. Parce qu'elle sert à ça.
Il m'emmerde ce gosse.
- Vous êtes aventurier?
- Nan, j'suis infirmière ça se voit pas ?
- Vous avez une épée sur vous.
- Pour couper la charcut', trois fois rien.
Il pointe sa serpillère devant moi avec un air de défi.
- Vous pourriez m'apprendre à me battre ?
- Il faut savoir tenir une serpillère, avant de savoir tenir une arme.
- J'ai...du mal à distinguer ce que les deux ont en commun.
- Ils ont tout les deux un manche et si j'te l'enfonce, j'te tue.
Il fait une moue contrariée, puis il se tire.
Désolé petit, c'est pas le moment là.
Après une grande inspiration j'me projette de nouveau dans l'horizon du Village Perché. Entre La Gueule Cassée, mes cours avec Xylia, les soins de Gromyr et même l'expédition avec Haru, autant dire que cet endroit possède difficilement des secrets à me cacher maintenant. C'est d'ailleurs ici, à la tour d'Astronomie, qu'Haru et moi on a brièvement échangé avant que j'finisse en taule et elle à l'interrogatoire à cause d'un foutu quiproquo que j'ai l'habitude de déclencher maintenant.
J'essaie de chercher de l'oxygène là où j'peux. Et j'crois que j'ai trouvé le meilleur endroit. Je sais qu'Haru est occupée, et je sais que je l'ai assez embêté avec mes problèmes. M'man a utilisé toutes ses cartes et j'sais bien qu'elle est maintenant désespérée.
Y'a des conneries qui refusent de sortir de ma tête. Deux lunes que cette histoire est derrière moi. Peut-être qu'il faudra encore du temps. On arrive en milieu de journée, alors j'essaie de becter un petit truc, toujours posté à cette vue qui fait pour l'instant merveilleusement son travail. J'essaie de lire mes cours donnés par Xylia en même temps, l'objectif était d'occuper mon esprit un maximum et éviter de tourner en rond comme une bête en cage.
J'ai l'impression d'être sorti de ce cercle, que cette société a appelé Conventions Sociales.
Tous ceux qui sont à l'intérieur du cercle sont normaux ; tous ceux qui sont en dehors du cercle doivent être battus, cassés et reconstruits pour pouvoir être ramenés dans le cercle. En cas d'échec on les place dans des institutions.
Ou pire, on les plaint.
J'peux plus rester dans ma chambre, passer la salle de téléportation me donne des sueurs, même la porte de la taverne qui claque derrière moi me fait sursauter. J'cauchemarde sans arrêt et que j'ai que ses herbes achetées chez l'herboriste qui m'fait tenir le coup. Combien de temps ça va durer? Est-ce qu'il y a la lumière au bout du tunnel ? Est-ce que mes proches sont en danger maintenant ? J'découvre un sentiment, un sentiment qui s'est bien installé depuis ce Voyage.
La terreur.
Elle est incontrôlable et se manifeste quand elle veut. Un cancer ce truc.
J'me rends compte que la journée est passée incroyablement vite. Les étoiles brillent comme du pognon dans le ciel, et j'me dis que c'est le moment d'en prendre plein la vue, de réviser les constellations que j'ai étudié avec mon prof' et du bouquin de mon amante. Ouais, z'avez compris, j'occupe encore mon esprit. Jusqu'à ce que mon cerveau s'épuise tout seul pour roupiller peinard. Les tisanes et autres trucs de grand-mère, un merdier que j'ai vite laissé tomber.
Pis une voix m'interpelle.
J'avais pourtant juste pris Portecendres, une chemise en lin, un pantalon brun et des bottes à mi-tibia, j'pensais pouvoir fondre dans la masse. Sauf qu'au lieu d'un gosse chiant qui passe le ménage, c'est une nana qui se pointe. Un corps souple et dessiné, une coupe de cheveux atypique, presque tribal, et un océan dans ses yeux qui reflète la constellation d'une manière presque limpide. Elle ressemble à Xylia dans le genre, avec de la testo' en plus. J'hausse un sourcil dans sa direction quand elle commence à jacter.
Elle parlait, et j'trouvais difficilement du mal à en placer une. Elle n'avait pas l'air méchante, juste, bizarre à parler d'elle comme un... objet ? Pourtant les femmes qui s'émancipent tueraient pour un discours pareil. Elle n'est pas méchante, pas non plus brises-burnes et pis j'ai l'impression qu'elle a peut-être pas un pète au casque mais bien autre chose. Après sa présentation, j'quitte ses prunelles azurées pour retrouver la voute céleste.
- Jin. Ouais, belle vue. Ca ira, j'suis bien ici.
Son discours sur le sens de la vie me percute. Faut croire que la nuit, ça donne toujours envie de parler de tout et de rien, de philosophie comme si on avait avalé un écrivain durant le souper. Mes pensées vont vers cette merveilleuse créature, Riley, une Valkyrie qui n'a pas pu échapper aux abominations de l'île. On avait bien discuté sur cette plage alors que la lune nous éclairait, des fois j'me dis que j'aurai dû sauter sur l'occasion. Finalement on s'est battu, une autre façon de percevoir le corps-à-corps. J'me demande comment on a pu venir à bout d'une personne aussi forte. Elle avait un curieux pressentiment, peut-être que c'était ce qu'il l'attendait ? Bref, après une expiration j'essaie de lui dire ce que j'en pense.
- A partir du moment où t'existes, t'as forcément une place. Elle est ici, tangible, et non négociable. Personne peut te retirer ça. Sinon ça voudrait dire que j'suis un taré qui parle avec personne.
A moins que...
- Rassures-moi... J'parle bien à quelqu'un, là?
Quelques personnes encore présentes nous toisent, me confirmant que c'est le cas.
- Non rien, laisse. Oublies.
J'me frotte les yeux. Epuisé, pas assez pour dormir.
Pas assez pour être en paix.
▬ Oui, oui, j'suis bien là, à côté de toi.
Java a bien envie de lui expliquer que c'est un peu plus compliqué que ça, mais il y a autre chose qu'elle tient à éclaircir avant. Pourquoi cette question ? Qu'est-ce qu'il avait bien pu traverser pour se demander s'il parlait vraiment à des vrais gens ? Il a l'air d'avoir besoin d'aide, même si elle a encore du mal à comprendre pourquoi. Est-ce qu'elle peut seulement l'aider ? Il va falloir pousser la conversation pour en savoir un peu plus. Elle lui pince doucement l'avant-bras.
▬ Regarde, tu vois ? Tu rêves pas.
Elle se tourne à son tour vers le ciel étoilé. C'est plus difficile d'aider quelqu'un qui semble un peu perdu qu'un maigrichon qui n'arrive pas à porter tous ses livres. Mais l'avantage unique d'être une Java secondaire, c'est qu'elle n'avait pas peur de l'échec. Qu'elle passe pour la dernière des abruties, ou qu'elle réussisse à apporter un peu de lumière à cet attachant inconnu – elle ferait de son mieux, et jusqu'au bout.
Peut-être qu'au lieu de chercher un moyen de le faire parler, elle ferait mieux de s'ouvrir à lui en premier ? Jin semblait au moins aussi fier que sa créatrice, et elle était bien placée pour savoir que les gens comme eux ne se confient pas comme ça. Elle lui laisse le temps de lui répondre, et après un petit silence convenu, elle commence timidement.
▬ Merci pour ce que t'as dit, au fait. Je... C'est important pour moi. Pourtant, c'est tout bête, hein ? J'ai un corps, un cœur, mon libre-arbitre, tout c'qu'il faut. J'existe. Puis quand j'aurai fait tout ce que j'aurai à faire, bah j'existerai plus.
Elle marque une pause et déglutit. Le reste est plus difficile à faire sortir.
▬ Même si, bon, c'est p'tet un peu plus compliqué que ça dans le fond. J'ai fait des erreurs que je me pardonne toujours pas. Mais au moins, si je suis quelqu'un, j'ai raison de m'en vouloir, non ? Je suis pas un familier qui suit des ordres. Donc, je suis responsable de mes échecs... De tous ceux que j'ai pas pu aider.
Le spectacle du ciel étoilé devient d'un coup trop lourd à supporter. Les souvenirs qu'il conserve dans son agencement éternel et infini ne sont pas tous aussi doux que la fraîcheur de la nuit qu'il couve. Java se tourne entièrement vers Jin, comme pour mieux s'ancrer à cette réalité.
C'est sous ce même ciel que médite l'originelle. Les jambes croisées, les mains jointes, celle-là ne prend même pas le risque de rendre son regard au ciel. Pourquoi perdre son temps dans une conversation à sens unique avec ce témoin universel de toutes ses victoires, et toutes ses défaites ? Non, cette Java préfère se vider l'esprit. Ne faire qu'un avec la forêt.
Tout le contraire de celle qui détaillait actuellement son interlocuteur du regard. Elle, cherchait activement à occuper son esprit, pour chasser ces vilaines pensées qui tapissaient la conscience de toutes les Java. Machinalement, elle commence à mordiller son pouce – comme si occuper ses mains allait changer quoique ce soit. Au final, peut-être qu'elle avait autant besoin d'aide qu'elle avait besoin d'aider.
▬ Tu crois au destin, toi ?
Elle s'approche, me pince. N'importe qui pourrait penser qu'elle essaierait de me prendre pour un débile. Mais j'voyais pas ça dans l'océan qui bouge dans ses yeux. On se retrouve comme deux tanches à admirer le ciel étoilé. Avec cette lune qui nous fixe comme un œil qui ne cligne pas.
Tout paraît figé en haut. Éternel. Est-ce que sa crève comme nous, un jour? Probablement pas, ou peut-être dans un long moment. Celui où on n'a pas assez d'une vie pour le voir de nos yeux.
En tout cas j'suis pas taré, elle est bien là, j'suis bien là. Tout va bien. Maintenant côte à côte, j'pouvais en effet voir qu'elle n'a pas un pète de gras, et que j'ai bien l'impression de voir des muscles derrière ses vêtements. Aventurière, garde ? Va savoir. Visiblement ce que je lui ai dis lui fait du bien. J'sais pas si j'en ai quelque chose à cirer, mais c'est surtout que j'trouve ça dommage de s'effacer de ce monde alors qu'on pisse tous pareil. À quelques exceptions près.
Quand j'voyais mon vieux, célèbre, fort, reconnu, c'était ma volonté. Prouver au monde que j'existais. Le résultat n'est pas grandiose. On parle de mon père pour ses trouvailles, sa gentillesse, son accueil chaleureux, son altruisme et ses histoires. J'pouvais l'écouter des jours entiers.
Nope, moi j'suis le châtieur ardent. Apparemment une espèce de racaille qui tabasse des gens gratuitement et qui brûle les piaules des innocents. Ouaw, à quel moment on parle de mon métier de chasseur de primes là ? Ouais, niveau légende, on repassera. Et c'est pas pour demain que j'serai saphir. Tout paraît si loin maintenant.
Planté comme un gadin à écouter quelqu'un parler. Chienne de vie.
Mais y'a un truc qui me chiffonne, là.
- "Tout ce que tu auras à faire ?" Tu dois faire une mission pour après crever ?
Ils font comme ça au Village Perché? Nah, ça se saurait. J'crois que j'ai loupé quelques détails là... Elle embraye sur autre chose. Je...Attends, j'essaie de remettre correctement les infos dans ma caboche. Oh... Je vois, elle se sent coupable. Quand on est ce genre de loustic c'est que niveau erreur on se classe dans le top dix. J'me tourne dans sa direction.
- La culpabilité ne te fera pas plus avancer. Tu peux par contre accepter tes erreurs, et faire mieux après. La culpabilité te dis simplement que ta tâche n'est pas encore fini. T'as vu, t'as encore du temps finalement. Il y a que ça qui compte... Avancer.
Si on part du principe qu'effectivement elle canne juste après ça.
Un silence s'étire. Il était pas gênant, ni trop long, ni trop court. Il était agréable et apaisant. J'devrai peut-être crécher ici, finalement. 'Fin, si j'étais pas une cheminée humaine je l'aurai sans doute fait depuis longtemps. Les bras contre la rambarde, le poing sous la joue, le regard absent, perdu dans mes pensées, voilà comment sa question arrive dans mes esgourdes.
Le destin... Et bah putain.
J'pousse un soupir. Essayant de chercher des mots.
- Si j'croyais vraiment au destin, ça voudrait dire que j'aurai l'esprit tranquille à l'idée de perdre mes proches. Ca voudrait dire que tout serai prévu, et donc je n'aurai pas à m'inquiéter de tout ce qui m'arrive. J'aimerais te dire oui, mais comme c'est pas le cas actuellement, j'suppose que non.
La mort de père, la fugue de Nara, Le Songe. Prévu, écris? Et bah, j'remercie pas l'auteur de ce passage.
Nope, il peut aller se faire mettre.
- Pourquoi? T'y crois, toi ? J'peux comprendre.
Et si le destin m'avait foutue cette donzelle sur la route, hein? Voilà qui ouvre un énorme champ de possibilités.
Hé, mais j'vais arrêter de rêver.
Elle plante sa canine dans son pouce en entendant la première question de Jin – effectivement, sa tournure de phrase sur sa « raison de vivre » était plus que louche, mais elle était virtuellement incapable de mentir sur son existence. Chaque Java est unique, chaque Java est multiple ; chaque Java a un but, chaque Java se contente de le mener à bien.
▬ J'ai pas envie, mais faut ptet que j'te dise un truc, en fait.
Il est droit. Direct comme un revers de gifle. Elle ne pourrait pas lui dire les choses autrement sans lui mentir d'une façon ou d'une autre. Et quelque chose d'indescriptible au fond de son être lui interdit ça : alors elle se lance.
▬ Je suis... magique ? J'ai un corps, et une tête bien remplie, comme toi. T'as senti la p'tite pincette ? Je suis vraiment là. Mais seulement maintenant. Enfin, je dois bien avoir encore quelques heures devant moi... c'que je veux dire, c'est que je suis pas l'originale. Juste une copie de Java. C'est pour ça que je dois avoir l'air un peu cinglée quand j'parle, parce que j'existe vraiment pour une seule raison. Puis après j'existerai plus.
Mal à l'aise, elle lui donne quand même un petit coup de coude pour mimer une camaraderie qui sonne faux.
▬ Ca sonne triste dit comme ça, mais t'en fais pas. C'est juste comme ça que ça marche.
C'était peut-être mieux de laisser le pitch des clones à la vraie Java, finalement. Parce que là, c'était un peu le bazar. Mais au moins, c'était dit, et elle aurait pas l'impression de lui avoir caché la vérité, et il se prendrait pas pour un fou si elle finissait par disparaître sous ses yeux.
▬ Pour te répondre, nan j'y crois pas. Ou plutôt, j'y crois plus. Quand j'étais... quand Java était gosse, elle aimait bien l'idée, mais ça lui a pas réussi sur le long terme. Croire que tout est écrit, décidé par une entité supérieure... ça fait trop mal.
Est-ce que c'est sa voix qui craque sur la fin, ou juste l'acoustique qui lui joue des tours ? Elle passe sa main sur son visage, s'éclaircit la gorge, et reprend.
▬ Je préfère me dire que c'est moi qui écrit mon propre destin. Moi, ou tout le royaume, même. On fait tous notre petite soupe. Y en a qui mettent des ignames dedans, d'autres qui préfèrent les navets. Y a ceux qui suivent une recette, d'autres qui ont des ingrédients de luxe. Mais on déguste tous pareil.
Gros soupir. Des mots simples, mais qui en disent long, bien plus que toute une chanson. Jin comprendra, il est malin. Java le regarde un moment. Il y a un truc chez ce type, une... étincelle ? Oui, il comprendra. C'est rassurant. Mais c'est aussi inquiétant. Elle est un double, un concentré des émotions et des sentiments de sa créatrice, c'est normal qu'elle soit aussi douce-amère. Lui, en revanche ? Il semble avoir tout pour lui, tout devant lui ; mais pas l'attitude, ni le discours, qui vont avec. Alors pourquoi elle a autant l'impression que ce qu'elle dit pour elle, vaut pour lui ? Elle décide de finir sa petite tirade par une réflexion bien choisie – les mots, ça fait mieux le travail que les muscles, des fois.
▬ C'qui est bien avec le truc de la soupe, c'est que ça se partage. Les autres peuvent te filer des ingrédients que t'aurais jamais trouvé autrement. Tout le monde fait la sienne différemment. Et ça dans le fond, c'est plutôt sympa, non ?
Oui, bon. Même en choisissant la plume contre l'épée, Java restait elle-même, après tout. Et ici, cette Java là n'était qu'un clone. A qui elle avait probablement transmis son délicieux souvenir de la soupe qu'elle avait mangé ce midi. Ou alors, c'était vraiment une tentative de philosophie gourmande ? Allez savoir.
J'hausse un sourcil.
Donc elle est là. Mais elle est pas là.
D'accord, j'deviens taré. Mais nan, Jin, c'est magique.
Oui voilà. Ta gueule, c'est magique.
Deux personnes qui se connaissent à peine, elle et moi. Devant une constellation qui a dû en voir des crétins blablater sur leur vie merdique comme nous entrain de creuser dans une introspection qui ne sera peut-être jamais rentable. Même avec Mad, de toute façon, je n’ai jamais pu... Comment on dit déjà... "évacuer". Oui c'est ça, une espèce de thérapie où on doit forcément accoucher pour consoler nos tracas.
J'ai pas envie d'être plaint. Et j'ai pourtant envie de hurler ma rage. J'ai envie de pleurer ma peine. J'ai envie de sourire à l'amour. Un micmac de n'importe quoi qui doit sans doute me dépasser. C'est visiblement humain et j'dois faire avec. Est-ce que ça veut dire que j'dois forcément jouer les plaintifs...? Ou peut-être que j'dois trouver des réponses?
Elle m'en donne une de réponse. Sur le destin.
La conscience humaine et sa réflexion me questionneront toujours. Les animaux réfléchissent pareils, ont les mêmes instincts et connaissent leurs jobs. Nous, on se retrouve à croire à des tonnes de trucs différents, et agir complètement autrement de nos semblables. Une richesse? Peut-être, mais faut admettre que ça nous rend pas service tous les jours.
A se retrouver à parler de ce genre de truc ce soir par exemple, plutôt que de tailler la bavette comme deux personnes qui sont censés vouloir se connaître. Mais du coup, j'connais pas la "vraie" Java? Elle est pareille ? Elle jacte pareille? Utilise des métaphores sur la bouffe pour me faire comprendre un message? D'ailleurs, j'suis plutôt d'accord avec tout ça, une poésie que j'connais bien. Mon vieux me parlait comme ça, des métaphores qui faisaient souvent rire. C'est à mon sens la meilleure façon de transmettre un message. Le discours redondant d'un moralisateur c'est clairement quelque chose qui ne fonctionne pas pour mes esgourdes.
J'me retrouve à être d'accord avec elle finalement. Faire notre propre soupe. J'ai toujours fais comme ça, j'me suis fais tout seul et je n'ai jamais compté sur qui que ce soit pour être Jin Hidoru. Une fierté? Oui. Mais c'est surtout pour avoir aucun compte à rendre.
Assez de boulets aux chevilles comme ça.
Elle ajoute ses propre légumes dans la mienne et j'essaie de visualiser combien de personne a pu foutre la main à la patte pour comprendre pourquoi elle a si bon goût, alors que ma vie n'est pas aussi extraordinaire.
M'man.
Mad.
Luciole.
...Haru.
Hé, sacrée ratatouille.
Elle m'arrache un rictus. Et mes yeux ambrés plonge de nouveau les vairons de mon vis-à-vis.
- J'aime bien ton image. Tu m'as donné faim aussi accessoirement. D'ailleurs...
J'me redresse, en croisant les bras.
- Comment ça se fait que ta "vraie" toi t'envoies ici? Elle s'arrange pour que tout les déprimés que tu croise aillent mieux?
Ma voix pulse le sarcasme, mais surtout dans un esprit taquin, sans cacher pour autant une vraie curiosité. A moins que...
- T'as peut-être aussi ton lot conneries en tête à broyer. Comme tout le monde tu me diras.
Les yeux vers le ciel, ma mâchoire se crispe. Et c'est mon reflet qui apparait dans notre plafond du monde. Celui d'un Jin qui n'est plus aussi tout-feu-tout-flamme qu'avant. Plus l'envie d'exploser quoi que ce soit, plus envie de chasser, ou de tabasser des gens. Pas le courage de continuer. J'me sens écrasé.
J'ai plus la rage de vaincre, nan, j'ai peur.
Une flamme en moi à disparue, et j'me les caille maintenant.
Chiasserie.
Ses yeux tombent sur ses mains et elle se remémore les souvenirs d'une autre elle : une jolie mélodie, le bruit des vagues, une chaussure qui flotte... Tout ça lui semble lointain. Et pourtant, ça fait partie de sa soupe, maintenant.
▬ « Déprimés » ?
Le mot a retenu son attention. D'habitude, c'était plutôt elle – enfin, le clone de service – qui serait décrit comme ça. Combien de Java se sont laissées aller à l'amertume ? Combien de clones ont pleuré pour celle qui ne versait plus de larmes, combien ont fait pire ? Elle ne fait pas partie de ceux-là, et elle ne saurait pas dire pourquoi, mais elle en est sûre. Mais comme la vraie, comme toutes les copies, elle portait le fardeau de tous ces souvenirs, parfois heureux, parfois encombrants.
▬ Je suis ici pour aider des gens. Un bonhomme précis, normalement, mais j'ai oublié qui. Alors je laisse personne derrière. J'suis contente si ça veut dire que je t'emmerde pas trop, en tout cas.
Autant assumer la vérité jusqu'au bout. Elle n'en était pas bien fière, mais certaines Java avaient eu des raisons bien moins glorieuses d'exister que ça, après tout.
▬ Java aurait pu le faire toute seule comme une grande, c'est sûr. Mais elle croit en moi. En nous ? Si j'existe en ayant confiance en moi, ça veut dire qu'elle avait aussi cette confiance quand elle m'a invoquée.
Elle met ses mains dans ses poches, et sourit un peu nerveusement.
▬ Elle m'a donné son apparence et mon libre-arbitre, mais aussi son état d'esprit. J'pense qu'on peut dire que l'appréciation des soupes vient de là aussi, haha. Mais ça s'arrête pas là.
Ce n'est dit qu'à demi-mot, mais quelque part entre les lignes, il y a une confession. Elle ne sera toujours et jamais qu'une copie, mais une copie qui pense par elle-même. Une Java, même en sept exemplaires, reste une Java. Tous leurs sourires ont la même histoire. La même que ce regard qui compte les étoiles. Celui qui revient à ce drôle de type, qui comprend plus qu'il n'a l'air de le réaliser. Plus que bien d'autres ayant essayé.
▬ J'pense pas que Java parlerait autant que moi. Je sais même pas ce qu'elle pensera de cette conversation. Elle doit garder le cap pour pas invoquer des Java trop secouées. Tu le fais aussi, non ? Vous le faites tous.
« Vous » sonne accusateur, mais il n'y a pas de meilleur terme.
▬ Ca donnerait quoi, si la petite voix au fond de ton crâne pouvait te regarder dans les yeux ?
Elle parle plus bas, pensive. La question revenait souvent pendant ses méditations – mais la réponse de Java (la vraie, ou n'importe laquelle, d'ailleurs) n'avait jamais trouvé d'écho. La plupart des gens avaient l'opportunité de vraiment cacher leurs émotions, de les refouler et de les laisser dans un coin. Ca la rendait un peu jalouse d'y penser. Mais un peu fière aussi. Mais est-ce que c'était parce qu'elle était une création magique, ou est-ce que c'était les véritables sentiments de Java ? Ou tout bêtement les deux ?
S'il y a bien une personne dans ce royaume dont la soupe est faite pour être partagée, c'est probablement bien elle. Enfin, elles.
Un bonhomme bien précis? Si elle a oublié qui, soit que c'est pas assez important, soit qu'il y a un problème ? Est-ce que j'en ai quelque chose à péter, là, maintenant de suite? Ou alors peut-être que c'est moi le bonhomme en question ? Hm, ça voudrait dire que la Java originelle me connais mais, j'ai vraiment des doutes qu'elle me connaisse autrement que de réputation.
Elle devrait être tranquille, pour rien au monde j'voudrai cramer l'un de plus beaux endroits d'Aryon.
Si j'avais un pouvoir comme elle, j'sais pas si j'ferai confiance en mes clones. Et malheureusement laisser penser que j'ai pas confiance en moi. Ca veut dire que aussi que j'ai changé, et pas en bien. Putain mais qu'est-ce qui m'arrive. Mais au lieu d'en apprendre plus sur la "vraie" Java, j'en apprends plus sur elle. Elle est pareille, mais pas tellement, puisque ces choix resteront différents en tant qu'individus. J'm'étonne à comprendre tout ce bordel.
Elle confie par contre qu'elle tient plus le coup et qu'elle serait sans doute plus silencieuse sur elle et ses soucis contrairement à sa copie. Son "vous" en disait long, mais dur de lui donner tort. J'détache mes yeux du ciel pour la regarder en haussant les épaules.
- On a pas le temps de pleurer, ni rechigner, ou se plaindre. Ou alors t'as du pognon et assez de tocards pour t'écouter te morfondre. Mais j'suppose que ta Java, elle, doit continuer d'encaisser pour avancer. Ce que j'fais, aussi. Avant que tu débarques.
J'me suis trahis. Maintenant elle sait que j'fais pas ça à n'importe qui. Même pas ma mère. J'essaie de réfléchir et comme une claque qui gifle ma raison, j'm'allonge par terre, tranquillement, les bras croisés derrière la tête devant la tapisserie céleste, réalisant un truc.
- Mais peut-être que j'en ai besoin.
Il dirait quoi mon vieux? Probablement qu'il sera toujours là pour moi et que j'dois toujours avancer en fracassant les murs si j'en croise. Comme la foudre, sa question me laisse songeur avant de visualiser cette petite voix, me jugeant, me toisant et supposer ce qu'elle me dirait. A priori rien de joli. J'savais pas si la question m'était destinée, mais j'trouve bêtement une réponse.
- Probablement qu'elle gueulerait. Elle me hurlerait dessus pour me demander de me foutre un coup de pied au cul et me ressaisir. Une belle correction à l'ancienne, celle qui te fout la honte si des passant t'observent pendant que ça arrive.
J'pousse un soupir, mais les choses commencent à s'éclaircir doucement.
- Et toi, vu que t'es un clone, une voix te parle quand tu prends des décisions? Tu l'as toi-même dis, tu as ton propre libre-arbitre. Si tu voulais, tu pourrais être une abominable garce ou une bonne femme du temple de Lucy, j'me trompe ?
J'rigole dans ma barbe, et cherche une cigarette que j'avais pré-roulé dans ma poche avant de l'allumer en claquant des doigts. Deux ronds de fumée s'échappent de ma bouche, que j'casse en y foutant le doigt comme un sale gosse. Réalisant qu'en faite, j'passe pas une si mauvaise soirée que ça.
Parce qu'une donzelle apporte une nuance de plus à ma soupe complexe. Alors que doucement, j'm'affranchis de mes tourments.
Ouais, affranchis, c'est le mot.
Elle finit par s'asseoir en croisant les jambes pour mieux réfléchir. Alors sa petite voix serait en colère ? Elle le reprend avec un ton sarcastique.
▬ Qu'est-ce qui te fait croire qu'elle te le mettrait pas directement, le coup de pied au cul ?
Java ricane, mais plus pour se moquer d'elle-même que de lui. C'est qu'elle s'était mis des sacrées raclées depuis le temps, et parfois même bien pire. Pourtant, elle était loin d'apprécier particulièrement la douleur : non, au contraire, et justement, c'était là le but de la punition. Quelque part, c'est rassurant, de se dire qu'au moins un autre bonhomme dans ce royaume se punirait probablement aussi tout seul s'il le pouvait.
▬ Bien sûr. Je suis indépendante de ma créatrice. Par contre, nos consciences fonctionnent à peu près pareil... Tout ce que je fais et ce que je dis, ça ne tient qu'à moi, mais ça veut dire que Java pourrait le faire aussi.
Elle plisse les yeux. C'est pas très clair, son machin. Avec un exemple, ce sera sûrement mieux.
▬ Tiens, par exemple. Si un type débarquait pour te casser les dents, là, maintenant, tout de suite. J'serais pas très contente, parce qu'on parle bien, pis t'es gentil avec moi. Donc même si j'connais pas ta vie, j'ferais de mon mieux pour te défendre. J'sais pas si c'est une réaction normale, mais moi ça m'semble normal, et c'est comme ça que je sais que Java ferait pareil.
Vient la petite nuance qui change tout.
▬ Par contre, peut-être qu'elle ferait pas la même chose que moi pour te défendre. Et qu'un autre clone ferait encore autre chose. J'pourrais me battre à ta place comme un garde royal qui saute devant la reine, exposer les points faibles du gars pour que tu le finisses, tenter de négocier à l'amiable, ou gagner du temps pour que tu puisses fuir. Tu vois le truc ?
Et après avoir autant tourné autour du pot, elle en arrive à sa vraie réponse.
▬ Mais j'suis pas vraiment là pour me battre. J'suis pas en patrouille, ni en filature. Moi, j'suis là pour rendre service. Et j'préférerais faire ça sans avoir à dégainer mon arme ou à sortir les menottes, tant que j'ai le choix. Et c'est à ça que je sais que je suis libre.
C'est probablement la première fois depuis le début de leur discussion qu'elle aborde, certes, de manière indirecte, son occupation. Enfin, celle de Java – mais à ce stade, vous comprenez. Bien sûr, la hiérarchie était claire sur ce point : un clone d'une garde ne compte pas comme une garde en terme de statut officiel. En revanche, ils restaient des « outils » à la disposition d'une garde, et étaient autorisés à agir en tant que tels. Allez savoir ce que la Commission dirait, si jamais une Java décidait un jour de se mutiner...
J'ricane avec elle à sa réplique. C'est pas impossible qu'elle viendrait me botter le derche pour me faire entrer correctement les informations dans le crâne. Parce que j'fonctionne comme ça. La parlote, la moraline, ça rentre difficilement.
Mais en revanche les conversations comme celles-ci, elles peuvent faire bousculer pas mal de choses mine de rien. Enfin, j'm'en rends compte, parce que j'viens de passer à l'état de dépressif à discussion entre copains. Est-ce l'autoflagellation est une solution? J'ai pas de réponse à cette question. J'sais juste que, admettre qu'on a un problème fait partie de la guérison.
Et j'en ai bien conscience que j'ai un soucis. Reste à voir si j'ai les épaules pour m'en sortir. Peut-être que j'peux finalement, j'aimerais y croire en tout cas.
Java commence à s'expliquer sur le fonctionnement de son clonage. Hm, j'ai un peu du mal à remettre le merdier à l'endroit mais j'crois pouvoir comprendre. De toute façon, même elle s'est rendu compte que c'est pas évident de la piger. De toute façon, expliquer son pouvoir, c'est très difficile. On parle de sensations, de compréhensions, de visualisations, bref, des choses qui nous sont propres en tant qu'individus, et aux dernières nouvelles, j'suis pas dans sa tête.
Mais son petit exemple change la donne. J'comprends. Enfin, j'crois que j'comprends. J'hoche doucement de la tête après son petit exposé qui mine de rien faut pas décrocher si on veut essayer de biter au moins un broc de ce qu'elle raconte.
- Ton pouvoir est compliqué. Par contre, j'tiens à te dire que ton pouvoir est vraiment génial.
Une armée de Jin sur le même loubard, ouaw, j'paierais cher pour voir un truc pareil. Par contre, là ou on voit que nous sommes différent, c'est que t'es quelqu'un qui choisit la paix avant la guerre. Et aussi, que t'es affecté à la flicaille du pays.
- Oh, t'es garde. Eh bah dis dont... J'crois que j'connais plus de gardes que d'aventuriers, pourtant j'passe mon temps à la guilde.
Même pas envie de faire la liste tellement elle est longue. Mais j'comprends surtout qu'en tant que clone, tu peux pas faire ce que tu veux. Est-ce que c'est normal? J'connais pas les lois qui font fonctionner notre beau pays, mais faut croire que non.
- Donc, tu serais si "libre" qu'on pourrais pas te faire confiance? Hm.
Mon visage est un peu mitigé.
- On s'en bat les reins, au pire. Hé ? Tant qu'on t'empêche pas de faire ce que tu sembles juste. Comme tu l'as dit, t'es libre. Libre de venir me les briser à jouer les bons copains pour dépressif, c'est pas mal, déjà. Aha.
On peut nous dire de pas faire ceci ou cela, mais du moment que ce genre d'instant ne sois pas interdit ou imposé par un cadre quelconque, finalement le reste n'est pas vraiment important. Faites votre politique à la con, et laissez nous faire notre soupe. J'pousse un soupir et termine mes dernières lattes en silence avant de reprendre.
- Tu sais, il m'est arrivé beaucoup de conneries. Mais j'ai toujours choisis d'y foncer dedans tête baissée. Mais cette fois, ce sont des songes qui m'ont poussé à vivre des choses que je ne veux plus jamais vivre. Et tu vois, on se remet en question après ce genre de merdier. On prend du recul, et après... On flippe. J'ai perdu des copains en plus de ça. Des gardes, géniaux, et y'avait une Valkyrie dans le lot. Ca te donne une idée de la dangerosité de la "mission".
Si on peut appeler cette merde une mission.
- Ouais, un putain de grand n'importe quoi. Et après ça... On se demande si ça vaut le coup de continuer de risquer sa vie avec tout ce qu'on peut perdre. J'aurais pu ne jamais vivre cette conversation. Même si, c'est à cause de mon état qu'on se rencontre.
J'me redresse, assis en tailleur.
- J'peux appréhender un groupe de malfrats les doigts dans le nez. 4, 5, 6 ou 10 bonhommes dans le même endroit. Mais ce genre de menace... C'est quitte ou double.
J'ferme les yeux, puis tapote nerveusement le sol avec mes doigts.
- Et après ça... On a plus trop cette force. Brisé en mille morceaux par ces choses qu'on a vécu.
J'ricane nerveusement pour garder la face.
- Et tu te retrouves à larver sur le toit du village perché à trouver un sens à tout ce bazar. Pff, j'sais même pas pourquoi j'te raconte tout ça.
J'me sens vraiment pathétique.
Elle écoute attentivement Jin. Il la juge, mais elle n'en tient pas rigueur, c'est une réaction humaine dans cette situation. Et puis... il se confie ? Il lui parle d'une mission infernale au cours de laquelle il a perdu une amie. Vu sa réaction, et sa conclusion, c'est ce qui l'a fait arriver jusqu'ici, à se confier à un pouvoir magique dans la tour d'astronomie. Les sentiments qu'il évoque ne sont que trop familiers... elle a un pincement au cœur, en imaginant ce qu'il doit ressentir. Tomber de haut et remonter la pente quand on est à genoux, c'est une autre sorte d'enfer. Elle est bien placée pour le savoir.
▬ Je sais bien.
Son expression songeuse perce à travers sa voix, plus basse, comme si elle voulait rassurer un enfant. Ce serait tellement plus simple si c'était juste ça. Mais non, petit Jin, il n'y a pas de grognours sous ton lit. Tatie Java va te faire du lait au miel et après tu pourras faire de beaux rêves. Oui, vraiment plus simple. C'est peut-être pour ça qu'elle s'était tournée vers la recherche de jeunes pousses à transformer en garde après son propre traumatisme ? Mais même dans ces situations là... Contrairement à ce que l'on croit, les petits n'ont pas que de petits problèmes. Et peut-être que, pour cette situation-là, précisément, c'est plus facile de parler de deuil avec un adulte, plutôt qu'avec un enfant.
▬ J'ai... On ? a vécu une situation un peu pareille. Une embuscade qui a mal tourné. Les erreurs dont je te parlais, celles que je me pardonne pas... J'ai pas réussi à sauver un ami. Enfin, j'ai presque réussi, mais mon pouvoir a lâché.
Le sujet était toujours bien trop vif pour qu'elle entre dans les détails, mais elle peut au moins lui dire ça. Il comprendra. Elle veut juste lui montrer que ce qu'il a vécu, ce qu'il vit, elle le ressent aussi. A travers Java, certes, mais le sentiment n'en est pas moins réel.
▬ Ca fait cinq ans cette année. J'ai fait mon bout d'chemin depuis... Mais quand tu recolles un vase que t'as pété, il sera jamais pareil qu'avant.
Elle pose sa main sur son épaule, et se tourne pour lui faire entièrement face.
▬ Nous, on est pas des vases. Je serai jamais la même femme qu'avant, et je serai jamais forte comme elle l'aurait été. Toi non plus. Tu vas garder une cicatrice dégueulasse de ce qui s'est passé, qui te rappellera toujours tes pires souvenirs.
… C'est pas franchement joyeux, mais bon. Elle sait qu'elle a raison.
▬ C'est normal que t'aies besoin de temps pour te remettre. Mais tu sais quoi ? Tu te relèveras, mais tu ne retrouveras pas les mêmes appuis qu'avant. Tu seras plus qu'un gars qui a vécu jusque là, mais celui qui a survécu. Et ce sera ton fardeau, mais aussi ta chance, et ta motivation.
Elle place une main sur son cœur, et finit sa tirade sur une précision importante.
▬ C'est ce que Java se répète dès qu'elle se laisse aller. Je sais pas si elle appréciera que j'aie partagé son petit discours d'encouragement avec quelqu'un, mais je pense qu'elle verra que j'ai pas dit ça à n'importe qui.
Une façon comme une autre de sous-entendre que Java saura ce qui s'est passé et ce qui s'est dit, même si elle préfère ne pas vraiment préciser comment. Jin s'est senti assez à l'aise avec elle pour se confier, et elle sait que c'est un moment précieux à ne pas gâcher. Alors, à sa façon, et avec cette nuance de fatalisme qui caractérise les clones, elle a fait de son mieux pour réciproquer.
Est-ce que ça l'aiderait à se sentir mieux ? Bonne question. Est-ce que Java elle-même se sentait mieux, quand elle se répétait le même discours en boucle pour garder le cap ? Elle n'en était pas sûre, même si dernièrement, les choses s'arrangeaient petit à petit. Tout le monde a son propre rythme pour gérer ces choses là, de toute façon. Elle se retient de le dire, mais elle espère que Jin ne se noiera pas dans des quêtes pour oublier ses malheurs. Ca ne ferait qu'enfoncer la lame plus loin dans la plaie au lieu de la déloger...
Un clone de Java qui se retient de dire la première chose qu'il pense ? Il semblerait bien. Si le concept pourrait en choquer certains, c'est seulement parce qu'ils n'auraient pas saisi tout le contexte de la situation. Si cette Java se permet de taire certaines choses, c'est parce que plus elle parle avec Jin, plus elle sait qu'il n'a pas besoin qu'elle lui répète ce qu'il sait déjà. Plus exactement, plus elle parle avec lui, plus elle se projette. Et même un clone n'est pas bête au point de dire tout haut ce genre de choses, qui doivent rester pensées tout bas.
J'me retourne dans sa direction. Ouais, bien sûr qu'elle doit savoir. J'ai sans doute été égoïste sur le coup, comme si j'étais le seul à souffrir ou bien avoir vécu des conneries. Il n'empêche que j'sais reconnaître un regard qui en a vu des merdes quand j'en vois. Si j'devais revoir Jaina après cette histoire, elle tirerait peut-être la même gueule.
Et y'a pas de réponses à donner, hormis en opinant silencieusement du chef. Qui mêle un "j'suis désolé" et "j'comprends". Même si, personne peut comprendre comme elle. On peut juste imaginer, essayer de visualiser au mieux, mais le ressentir... C'est impossible. J'écoute alors son récit, et ouais, c'est pas joli. L'impuissance, toujours. Pire, lorsqu'on voit cette impuissance tuer nos proches. Parce que ce n'était pas suffisant, parce qu'on a perdu.
J'ose même pas imaginer la douleur que ça doit être, la culpabilité impossible à porter. Et pourtant, c'est elle qui rebondit sur des choses fondamentales. Des choses qu'évidemment j'connais. C'est pas la première gifle, pas la première fois que je souffre. Mais, une piqure de rappel fais toujours son effet, surtout quand c'est aussi bien amené.
Surtout quand c'est aussi de la part de quelqu'un qui a dégusté. Comme pour répondre à ses mots, j'me relève, la mine un peu plus haute. Elle a raison, j'dois transformer tout ça en force. Et si ça prend cinq ans comme elle, ça prendra cinq ans alors. Mais le moment venue, je rejoindrais de nouveau le soleil. Le moment venu, j'vais envoyer du steak comme jamais. J'ressens quelque chose qui ressemble à un semblant de chaleur dans le torse depuis des lustres, une éternité même. Et j'compte bien l'alimenter.
Surplombant alors Java, je tends une main dans sa direction pour l'aider à se lever. Une poigne robuste qui en dit bien long. Mais c'est pas le moment de s'envoyer sur la gueule, hein. Non ce que je sais en revanche c'est qu'il faut arrêter de chialer. Mon bras gonfle en serrant le poing, alors que mes yeux ambrés cherchent l'horizon nocturne, en étirant un rictus timide. Réalisant que j'avais toujours pas ouvert ma gueule depuis.
- T'es forte, Java. Et t'as raison, j'suis pas n'importe qui. Oublies pas de lui dire.
Ouais, Le Châtieur Ardent n'a pas terminé son boulot. Mais...
- T'es pas n'importe qui non plus. J'le dis pas souvent aux gens mais... Merci.
Faire l'effort de gaspiller sa soirée juste pour jacter avec un inconnu, c'est pas tout le monde qui le ferait, à vrai dire, personne. Normalement, c'est chacun sa merde. Et des fois, il y a quelques miracles qui se produisent, ce moment en fait partie. Etirant un sourcil intrigué, j'oublie un peu la Java d'origine pour me concentrer sur son clone.
- Alors, qu'est-ce que tu vas faire ? Tu attends de simplement disparaitre ?
La simple idée m'emmerde un peu, c'est triste même.
- Tu sais quoi ? J'vais rester avec toi durant ton p'tit séjour. J'partirais que lorsque je serai seul ici. Et si un jour la vraie Java veut croiser ma trogne, dis lui que j'ai un bureau de prime à la Capitale, si elle veut y faire un tour à l'occaz'...
Un coup de poing amical part sur son épaule. Traduisant le fait que j'suis maintenant gonflé à bloc. Mon petit sac sans fond en besace, j'sors les pâtisseries de ma mère qu'elle me laisse toujours avant de partir. Tendant dans sa direction, avec un clin d'œil.
- Et si tu veux te barrer maintenant, goute au moins ça. C'est pas une soupe, m'enfin, ça fera le taf. Sinon, qu'est-ce que tu aimerais faire ?
Dos contre la rambarde, j'incinère ma fin de clope entre les doigts avant d'attaquer la bectance avec une voracité qui m'étonne, bien longtemps que j'avais pas d'appétit.
Bien longtemps que j'avais pas envie d'un truc tout court.
▬ J'crois que j'te dois un bon gros merci, moi aussi. Ca m'a fait du bien.
Après tout, elle ne s'était attardé sur lui que parce qu'il semblait avoir besoin d'aide, et qu'elle voulait s'y essayer elle-même. Ce serait ingrat de ne pas exprimer sa reconnaissance à son tour, surtout que vu la tournure de la conversation, il l'avait aidée probablement autant qu'elle l'avait fait pour lui, tout aussi spontanément, sans rien attendre en retour.
Elle rit un peu lorsqu'il semble se préoccuper de son avenir – c'est un peu bête, de se tracasser pour un clone... Même si c'est toujours aussi touchant pour les concernées. Et puis, elle est un peu rassurée de voir qu'il reprend déjà la situation en main. S'il était resté tout déprimé, quel effet ça lui aurait fait, de la voir disparaître sous ses yeux ?
▬ Je...
Pas le temps de finir sa phrase. Il lui tend un truc, et elle est bien surprise quand elle s'aperçoit de ce qu'il lui propose : des gâteaux ? C'est vrai qu'elle lui a passé le topo sur le fait que c'est Java qui se sustente pour alimenter ses créations, mais si c'était juste pour se remplir le bide, il lui proposerait autre chose que des gâteaux, non ? Dans le doute, autant remettre les choses à plat, quitte à effleurer le sujet qu'elle préférait éviter un peu plus tôt.
▬ J't'en prends un parce que ça a l'air vraiment bon, mais j'préfère quand même préciser que j'ai pas besoin de manger... Enfin, je peux le faire, mais ça sert à rien en temps normal, vu que c'est Java qui mange pour nous. Mais bon, elle est pas là pour le faire, et puis, elle récupérera le plaisir d'avoir goûté un bon p'tit dessert !
Peut-être qu'il vaut mieux ajouter le détail qui tue, plutôt que d'attendre qu'il soit trop tard.
▬ C'est mieux qu'elle soit pas là, d'ailleurs. Tu feras gaffe, Jin, elle mange pour une demi-douzaine de soldats, donc si tu lui tends ton p'tit sac comme tu viens de le faire, il risque d'être vide avant que t'aies le temps de souffler.
Bon, tout a été dit sur ce point là. En tout cas, elle n'a pas l'impression d'avoir oublié quoique ce soit : l'énergie, l'appétit, tout ça tout ça... Il en reparlera avec Java quand il voudra plus de détails, de toute façon. Maintenant, elle pouvait entièrement se dévouer à la tâche secondaire la plus agréable de l'année qu'un clone ait pu avoir – goûter une délicieuse pâtisserie, simplement pour le plaisir d'y goûter !
Elle mord dedans timidement, et elle apprécie pleinement les saveurs douces et sucrées, qu'elle découvre, et qu'elle reconnaît en même temps. Ca lui rappelle sa dernière visite familiale, et en même temps, le sourire de cette boulangère de la capitale dont elle avait oublié le visage, mais aussi, les bons petits plats de son ami cuisinier... Elle ne se rend même pas compte qu'elle a déjà fini, et manque de se mordre les doigts sur sa main vide.
▬ Eh bah ? Y a un vilain goût de pas-assez ! M'en veux pas mon grand, je crois bien qu'il va falloir que j't'en prenne un deuxième.
Java lui donne un petit coup de coude en éclatant de rire, et plonge la main dans le sac. Il a l'air de se régaler, lui aussi, et elle se dit qu'elle aura peut-être une raison agréable de retourner à la capitale, finalement ? Ne serait-ce que pour piquer des pâtisseries à un chasseur de primes et refaire le monde, avec des mots et avec des coups ! Mais bon, il reste un sujet qu'elle a contourné jusque là, pas vrai ?
▬ J'suis pas sûre de trouver le gusse de Java avant de disparaître, mais bon, j'peux toujours essayer, non ? Il reste encore des gens qui traînent dans la tour, et si on leur propose gentiment un coup de main, ça s'ra toujours ça de fait. Ca te va comme plan ?
Après avoir fait disparaître sa deuxième pâtisserie aussi rapidement que la première, elle pose sa main pleine de miettes sur l'épaule solide de l'aventurier.
▬ J'ai encore, quoi ? Un peu moins d'une heure devant moi, à tout casser ? Ca va le faire. Allez ! On va leur montrer un peu tout c'qu'on sait faire !
A moitié motivée, à moitié désolée. S'il reste avec elle, il la verra disparaître complètement sous ses yeux, et Java sait bien que le spectacle est toujours perturbant pour les initiés. Mais elle sait que, comme un autre aventurier bien différent, il a découvert son pouvoir d'assez près pour rapidement faire la part des choses.
Et surtout, elle sait aussi que cette fois, elle ne laissera pas un vide béant derrière elle. Cette fois, elle laissera une amitié naissante, et tous les bons souvenirs qui l'accompagnent, à sa créatrice.
Le sentiment d'avoir aidé la bonne personne.