Chapitre 1
L'érosion de l’esprit
Inaros
Tic. Tac. Tic. Tac.
Les sourcils du blond se froncèrent. Exaspéré par ce bruit monotone, il se redressa, tâtonnant maladroitement dans les airs pour trouver le responsable et le faire taire. Habituellement, c’était avec une dague qu’il créait le silence. Inutile dans cette circonstance. Agacé avant même d’ouvrir les yeux, le jeune homme devinait par avance que cette journée allait être éprouvante. Un on-ne-sait-quoi flottait dans les airs depuis un moment. Un sentiment étrange qui le prenait aux tripes et qui l’empêchait de se concentrer le jour et de dormir correctement la nuit. Ce n’était pas à cause de certaines idées ou de réflexions trop intenses. Le mal était plus sournois et s’était logé dans sa tête bien avant sa rencontre avec l’autre.
Ces derniers temps, il remarquait que son manque de sommeil prenait le pas sur son quotidien. Au départ, il n’y avait pas prêté attention. Des semaines qu’il devait s’accommoder d’un mode de vie qui aurait fait sombrer dans la folie les plus faibles d’esprits. Oh! Il n’était pourtant pas à plaindre. Il pouvait se reposer une journée entière, privé de corps matériel puisque ce qui lui permettait d’avoir sa propre conscience était endormi. Sommeil singulier duquel il était incapable de déterminer s’il en sortait ressourcé. Son corps était en pleine forme, son esprit moins. Cette fois-là était de trop. Plus que n’importe quelle autre activité, il devait résoudre ce problème. Les maux de tête devenaient trop fréquents à son goût.
Ce jour-là, il se laissa guider par ses instincts.
Devant le miroir, il examina le visage qu’il avait sous les yeux. Des cernes violacées, des plaques rougeâtres sur les joues. Un mode de vie qui ne convenait pas à cet organisme, adepte d’une vie plus tranquille et plus rangée.
De nous deux, c’est peut-être toi qui a raison. J’ai raccroché la vie de mercenaire pour me ranger, pensa-t-il.
Pour seule réponse, le miroir lui renvoya un regard froid, dénué de sentiments. Les yeux étaient connus pour être le reflet de l’âme. Si tel était le cas, l’âme de cet homme était vide. Une étincelle avait été ravivée par une rencontre passée, bien trop courte pour perdurer. Ils devaient être si expressifs lorsqu’elle était aux commandes. Cela se voyait. Deux grands yeux bleus, étincelants de vie et brillant de mille feux lorsqu’ils étaient éclairés par les rayons du soleil. D’ordinaire, ils devaient illuminer les lèvres pleines et rosées qui s’étiraient souvent en un large sourire, créant deux adorables fossettes sur ses joues qui ne s'effaçaient jamais complètement. Un petit nez droit, quelques taches de rousseur dispersées ici et là, le tout encadré par une longue chevelure d’or.
Le visage d’une femme.
Pour un homme.
Las, il soupira. Cinq minutes qu’il avait ouvert les yeux et il avait déjà envie de se rendormir pour faire passer au plus vite le temps. Inaros était exténué. Vanné par la vie, il ne souhaitait plus qu’une chose : clore les yeux de la belle pour ne jamais les rouvrir. Une seule chose l’empêchait de passer à l’acte, un petit carnet noir dans lequel il retranscrivait ses journées et ses pensées. Ce n’était pas pour lui, c’était pour elle. Son échappatoire. Paradoxalement, celle qu’il protégerait jusqu’à la fin pour son propre bien. Foutaises. Comment pouvait-on lorgner la mort en protégeant la vie ? Il n’avait pas le recul nécessaire pour comprendre que ses missions de mercenariat le maintenaient en vie. L’adrénaline qui coulait dans ses veines sitôt que le frisson du combat parcourait son échine lui permettait d’oublier sa détresse inexpliquée. Voler, escroquer, détourner, dissimuler voire assassiner étaient ses préceptes.
La violence n’est justifiable que si elle est rentable.
Plus que de simples mots. Un code d’honneur pour le mercenaire, déduit des agissements d’un homme, le plus important dans la vie de Inaros.
Il pressa davantage les bandelettes de tissus qui servaient à comprimer sa poitrine pour la rendre moins proéminente. Il n’était pas à l’aise dans ce corps féminin. Plusieurs fois, il avait essayé de s’entraîner en laissant cette poitrine libre de ses mouvements. Grossière erreur. Il avait eu mal et était très vite revenu aux bandages.
Par-dessus, il enfila sa tenue habituelle. Loin des robes de l’autre et de ses coquetteries. Il tressa rapidement sa longue chevelure, la masquant sous sa capuche.
Guidé par ses instincts, il s’échappa de l’atelier.
Il devait marcher. Où ? Il n’en savait rien. Il avait ouvert les yeux à l’aube, la lune terminait à peine son périple pour laisser sa place au soleil. Il cligna des yeux en remarquant ce détail. Les rues étaient encore désertes. Il n’y avait personne. Il était sorti par l’arrière-boutique, rejoignant la petite cour qui lui permettait de se rendre sur la place commerçante en quelques minutes. L’atelier de sculptures était très bien placé et attrayant. Des dizaines de curieux pointaient le bout de leur nez chaque jour. Ils étaient souvent déçus de constater qu’il était fermé un jour sur deux. Inaros les avait observés, un jour où il n’avait rien eu à faire. Planqué derrière le comptoir, il s’était amusé à compter le nombre de mines déconfites ou bien les jolis minois qu’il aurait bien aimé aborder sous une autre apparence. Se transformer ? Il y avait déjà songé sans oser l’aborder dans le carnet. Quelques heures dans un corps masculin. Il aurait adoré.
La lumière prit une teinte orangée, plus chaleureuse, mais une bise légère rappela à Inaros qu’il était encore tôt. Il était bien heureux d’être couvert. La journée serait pourtant chaude.
Ses pas le guidèrent dans le dédale des rues de la Capitale. Il les connaissait presque par cœur. Enfant, c’est là qu’il avait vécu. De mémoire, il emprunta plusieurs passages secrets. Il errait sans but précis en tête, se laissant guider par un mécanisme automatique qui actionnait ses jambes sans avoir besoin de réfléchir.
Après un long moment de déambulation, il arriva dans le sud de la Capitale. Il avait longé la rivière luisante et observait avec attention son mouvement. Il cherchait un endroit particulier. Où était-il ? Il plissa les yeux pour être plus attentif à la végétation. Il le repéra après quelques minutes. Cela faisait si longtemps qu’il n’était pas venu ici. Après avoir vérifié qu’il était seul, l’homme prit une grande inspiration et leva les bras au-dessus de sa tête. Il plongea. L’eau froide acheva de le réveiller si la balade n’avait pas suffit. Avec difficulté, il ouvrit les yeux et repéra bien vite la cavité qu’il cherchait. Durant des semaines, il avait conditionné le corps de Ivara pour lui faire endurer les coups. Il n’avait pas oublié de s’entraîner à retenir sa respiration et à se plonger volontairement en apnée pendant de longues minutes. Le liquide dans lequel il avait sauté troublait sa vision. Il se fiait à son instinct pour être certain de trouver la bonne cavité. S’il se trompait… Il valait mieux ne pas essayer de s’attarder sur cette hypothèse. Avec ses jambes, il propulsa son corps pour aller plus vite. Une petite lumière attirait son attention et il fonçait à toute berzingue dessus.
Il sortit la tête de l’eau en cherchant une grande bouffée d’air frais. Quel enfer ! Ruminant pour lui-même, il extirpa sa masse jusque sur la terre ferme. Il était dans une petite grotte, suffisamment grande pour qu’il se tienne debout avec son nouveau mètre soixante-dix. Il était trempé. Il essaya d’essorer sa chevelure et quelques-uns de ses vêtements, avant d’abandonner pour explorer la petite grotte. En s’y enfonçant davantage, Inaros découvrit que personne n’avait foulé ses lieux depuis son dernier passage, il y a quelques mois. Une échelle permettait toujours d’accéder à une petite trappe. Il grimpa les barreaux deux par deux, poussant avec précaution l’entrée.
C’était son repaire. Là où il avait vécu pendant dix-sept ans avec Stentor, celui qu’il considérait comme son père.
Chapitre 2
Le repaire d’un père
Inaros
La pièce était exigüe, il y avait à peine de la place pour faire tenir une personne sur la largeur. Sa particularité était d’être très grande en longueur. Bien qu’il y ait accédé par une grotte sous-marine, le repaire était en réalité situé dans un espace creux entre deux bâtisses. De l’extérieur, la rue, il n’y avait donc que des murs. Au fond, une petite cheminée devant laquelle Inaros avait dormi dix-sept ans durant. Il n’y avait pas de lit, simplement deux paillasses sur le sol. Les années passées avaient permis d’installer quelques meubles de rangement, bringuebalant. Là un petit tapis, là deux chaises, là une table ou encore de la vaisselle. Une petite ouverture, pas plus grande que la tête de Inaros, permettait à la lumière d’éclairer l’intérieur. Il était aussi utile de mentionner que le lieu était rangé et qu'il n’y avait que de la poussière accumulée depuis six lunes.
Il hésita longuement sur la démarche à suivre. Devait-il partir et occuper sa journée autrement ou, au contraire, rester et plonger tête la première dans ses souvenirs ? Il avait beau avoir les pieds fermement ancrés sur la terre ferme, c’était un véritable raz-de-marée qui l’attendait au premier mouvement. Ballotté violemment dans ses propres pensées, pris au piège par ses propres tourments, il avait de plus en plus envie de s’allonger, fermer les yeux et… Faire le vide. La lutte fut longue pour réussir à se contrôler. Déséquilibré, il se dirigea vers l’autre bout de la pièce pour prendre du repos sur la paillasse. Pourquoi était-il si fatigué ? Ses paupières étaient lourdes, alors même qu’il n’avait rien fait d’épuisant. Il était bien capable de s’entraîner à la course pendant quatre heures d'affilées. Ce n’était pas une petite promenade et un saut qui allaient l’achever ! Avec ses pouces, il frotta longuement ses tempes pour essayer de se ressaisir.
Une visite… Une petite fille avec des lunettes cassées. Elle pousse la porte et se prend les pieds dans le tapis. J’accours en me demandant si elle est blessée. J’ai peur pour elle ! Elle lève la tête avec un grand sourire et me regarde en s’excusant. Je ne suis pas Madame ! (...) Le médecin panse sa plaie et s’amuse à la faire tourner en bourrique. J’observe ses réactions et tend ma main pour lui témoigner mon soutien… Elle est si touchante. J’aimerais bien avoir un enfant. Des enfants. Plein de petits moi qui courent partout et qui sont aussi adorables que Cléo. Je baisse la tête et remarque que je porte une robe. Je suis très à l’aise dedans, je me déplace avec élégance. Mes phrases sont claires, assurées.
Derechef, Inaros se redressa et tapa violemment sur sa tête. Ce n’était pas son souvenir, c’était celui de l’autre ! Son esprit était-il si torturé, si mis à mal, pour qu’il laisse sa place à celui de la jeune femme au bout de deux heures ? Il devait se concentrer, trouver ses propres souvenirs. La fatigue s’accentuait. Elle devenait de plus en plus insoutenable. C’était pire que tout ce qu’il avait vécu ces derniers temps. Où était-il en train de sombrer ?
Je suis allongé sur une paillasse et je me réveille, mortifié. Où suis-je ? Je ne me souviens que d’une pomme et de la voix tonitruante du marchand. J’ai si faim. Mon ventre gargouille. Je suis aux aguets, essayant de percevoir le moindre son m’indiquant où j’ai été emmené. La faim me déconcentre. J’entends quelque chose qu’on déplace, qui racle le sol. Un tabouret ? Une table ? L’objet semble lourd et le son s’arrête juste à côté de moi. J’ai mal au dos. Depuis combien de temps suis- je allongé ici ? J’ouvre les yeux et un visage inconnu apparaît dans mon champ de vision. Qui est-il ? Que me veut-il ? Je tente de me redresser mais je n’y arrive pas. Une voix grave et masculine rompt le silence : « Ne bouge pas, tu vas te faire mal. Tu es tombé sur la tête lorsque je t’ai rendu inconscient. Je n’ai pas été assez vif pour te rattraper, c’est ma faute. Tu as fait rameuter plus d’un garde, pour cette petite pomme.
— Qui t’es… ?
— Quelqu’un qui te veut du bien, mon garçon. Tu es sacrément débrouillard pour ton âge. Tu as quoi, dix lunes douces ? C’est pas beaucoup ! »
Je me relève et observe l’inconnu avec plus d’attention. Il est brun. Roux. Blond. Je ne sais plus. Il a deux grands yeux gris. Il tire la tro… Sourit. Il sourit. Il me regarde en souriant et s’avère amical. Malgré ses recommandations, je ne tiens pas en place et je me redresse en prenant appui sur mon coude. Le regard de l’homme se noircit mais il ne fait aucune remarque. Je remarque un bol d’eau dans ses mains. Mes yeux doivent refléter mon envie car il me le tend en m’expliquant que c’est pour moi. Aussi assoiffé que affamé, je m’empare du bol et le bois d’une traite. C’est frais ! J’aime cette sensation et ne peux m’empêcher d’en demander davantage. L’adulte se lève et remplit le bol. Cette fois, il ramène aussi à manger. C’est plus que ce que j’ai ingurgité ces derniers jours. Mes yeux se mettent à briller et ma gorge se serre en pensant à tout ce que j’ai affronté ces derniers temps… L’odeur me met l’eau à la bouche. J’ignore ce que c’est mais je dévore le tout comme un véritable glouton. Ce que c’est bon ! J’engloutis tout ce qu’il y a dans l’assiette et ne relève les yeux qu’à ce moment-là. Il n’a pas bougé. Il est assis sur un tabouret et me surplombe. Il semble costaud et il a une barbe qui cache un peu ses lèvres. « Comment t’appelles-tu ? » Je lui donne mon prénom et un sourire se forme sur ses lèvres. Il le répète mais je n’entends pas. Je suis incapable de discerner les syllabes qu’il pronnonce.
Quel est mon nom ?
Qui est cet enfant ?
Ces souvenirs sont-ils aussi à elle ou est-ce les miens ?
Agacé, l’homme tapa, sans la moindre force, la paillasse sur laquelle il se trouvait. Il s’appelait Inaros ! Cet enfant, c’était lui. Il venait de revivre le tout premier souvenir qu’il avait eu avec son défunt père, Stentor. Tout comme lui, cet homme avait été un mercenaire. Il l’avait recueilli à ses dix ans, après deux années de survie dans les rues de la Capitale. C’était lui qui avait appris au jeune garçon qui il était et tous les rouages de son futur métier. Il l’avait élevé et éduqué ici, entre ces quatre murs que Inaros retrouvait pour la première fois depuis qu’il s’était piégé dans le corps de Ivara. Si seulement il avait mieux prévu son coup ! Il se serait sûrement évité cette vie de misère, obligeant une pauvre innocente à céder son corps à son esprit un jour sur deux. Mais l’esprit de Inaros faiblissait et il le subissait de plus en plus chaque jour.
Assis, il mit quelques minutes à réussir à se redresser entièrement. Ses jambes tremblaient et il avait du mal à marcher. Il ne voulait pas se recoucher pour s’endormir, mais la tentation était si douce. Abandonner. Ne plus lutter. Laisser Ivara revivre, seule. Disparaître.
J’adresse un sourire au grand brun qui me fait face. J’éprouve beaucoup de sympathie pour lui et je le considère même comme mon… Ami ? Son sourire me rassure. J’ai l’impression de pouvoir me confier à lui. Ma langue se délie et les mots fusent. Ses paroles me touchent. « Tu peux ! Enfin ... je ... je veux dire, tu peux, oui ! Je serais honoré de pouvoir t'aider, à soulager ton fardeau, à écouter tes peines et te venir en aide autant qu'il m'est possible de le faire. Pas en tant qu'aventurier, mais en tant qu'ami. ». Un autre sourire. J’entre dans la boutique. J’éprouve une certaine fierté en voyant toutes les sculptures que j’ai réussi à recréer en l’espace de quelques jours. Il n’y avait plus rien, tout avait été réduit en morceaux. Je l’emmène à l’étage. « Cette sensation lorsqu'on parlait. La discussion est simple et agréable avec toi, avec l'autre, elle est plus froide. Il est aussi un peu plus ... expéditif, il a réussi à capturer un voleur, seul.
— Il est en effet assez… Expéditif. Je crois. Hmm… Il me semble aussi qu’il ne parle pas très bien. Mais il ne m’a pas dit de mauvaises choses sur toi. Je crois qu’il était… Content, de ta réactivité ce jour-là. D’ailleurs… ».
Je me déplace vers l’atelier et reviens quelques minutes plus tard. Hein ? Mais qui est-ce que je mentionne ? Qui est cet autre ? Qui était expéditif ?
Serait-ce… ?
Inaros fit un bond en arrière et trébucha. Dans sa chute, sa main chercha à se rattraper à la première chose venue. Il n’y avait que la poignée d’un tiroir qui, en plus de heurter sa tête, déversa tout son contenu qui dégringola sur le sol. Il n’avait pas la force de râler sur son sort. Passif, son regard s’attarda sur certains objets. Il essayait de deviner ce que ce tas contenait, outre plusieurs bibelots. Il lui semblait avoir en tête qu’il avait mis pêle-mêle dans ce compartiment plusieurs affaires personnelles de Stentor. Sa mort, trois ans auparavant, été si brutale que Inaros n’avait pas eu l’énergie de faire un tri.
Quelque chose l’interpella.
Il tendit la main pour se saisir de la poignée d’une dague en bois. Elle était très petite. Il la leva jusqu’à hauteur de son faciès et la scruta avec attention.
« Tu es un mercenaire. Tu es un outil, comme cette dague.
— L’outil de qui ?
— De ton employeur. C’est toi qu’il utilise. Tout comme toi tu utiliseras ta dague. Tu es son arme. ».
Je lève les yeux vers lui et le regarde en fronçant les sourcils. J’essaie de comprendre ce que cela implique mais je ne saisis pas tout. On m’a pourtant toujours dit que j’étais perspicace pour mon âge. Je croise les bras, un peu en colère de ne pas réussir à reproduire l'enchaînement. L’air frais me fouette le visage. C’est la première lune froide. Elle est impitoyable avec ceux qui ne se protègent pas suffisamment des intempéries qu’elle lance parfois, sans crier gare. En tombant dans l’eau, tout à l’heure, j’ai vu mon reflet. J’ai des plaques rouges sur les joues et le bout de mon nez est tout froid. Seulement, hors de question de m’avouer vaincu devant l’adulte qui me surveille. Son regard est encore plus cinglant que le vent. Un seul coup d'œil et je me retrouve frigorifié. Je ferme les yeux et me prends soudain plusieurs cailloux sur le torse. J’ouvre les yeux. Stentor est à quelques centimètres de moi : « Si tu n’arrives pas à supporter le froid, tu ne pourras pas être aussi implacable que le vent. Si tu hésites, tu ne pourras pas être aussi solide que ta lame lorsqu’elle se plantera dans le cœur de ton ennemi.
— Je…
— Tais-toi ! Agis. Je ne veux aucune explication. ». Autour de nous, la neige commence à tomber. Le froid me fait mal. Je ne vais jamais y arriver. De rage, je serre le poing et je balance la dague au loin. Je refuse de me plier à ses exigences. Je réussirai comme je l’entends ! Le coup part et est encore plus violent que les lancers de cailloux. Une larme silencieuse coule sur ma joue et j’ose défier le regard responsable de ma joue rouge. « Ce n’est pas comme ça que tu gagneras ta pitance. L’abandon n’est pas permis. Tu n’as pas le droit de laisser tes émotions interférer dans ce genre de situations. Je te pousse à bout, ressaisis-toi ! Montre-moi ce dont tu es capable. ». Ses mots ne demandent pas de réponse, je le sais. Je le sens. Quelque chose… Je ressens comme un déclic. Une illumination dans ma tête me permet de me mouvoir pour récupérer mon arme. Je fléchis la jambe arrière et je me lance.
Inaros esquissa un sourire, à peu près certain que ce souvenir était le sien grâce à l’objet qu’il tenait dans sa main. Ce n’était pas à Ivara, c’était à lui. Il allait essayer de se relever lorsque quelque chose d’autre attira son attention. C’était un carnet, un peu plus grand que celui qu’il utilisait pour communiquer avec Ivara. La couverture en cuir était intacte. C’était un très bel ouvrage. Inaros l’attrapa et l’ouvrit. “Khéla” était inscrit en grand sur la première page. Il fut encore plus stupéfait en découvrant un cadre magique caché dans la rainure du journal. Il fixa l’ensemble, hésitant. Dans sa tête, une douleur qui ne cessait plus. Il grimaça, essayant d’oublier cette souffrance. Tremblant de fatigue, il attrapa le coin de la feuille pour découvrir le contenu du carnet. Des dizaines de pages relataient la vie entière de Stentor. Il décrivait ses objectifs, ses états d’esprit, ses préoccupations. Tout avait été soigneusement consigné. Seul pendant des années, les mots avaient été son seul refuge. Inaros n’était pas très doué pour les manier, mais il avait au moins le mérite d’avoir reçu une éducation lui permettant de les comprendre.
- ”Extraits n°1”:
- An 975, 2ème jour de la première lune fraîcheKhéla,
Notre nom, je voulais que tu le portes encore plus longtemps avec moi et notre fils. Je vous revois encore, tous les deux. Joyeux, vous êtes dans la cuisine et vous préparez un gâteau. Je te dois ma plus belle réussite. Il était… Il était destiné à tellement de choses. Pourquoi m’avez-vous abandonné ? Pourquoi suis-je désormais seul ? Par Lucy, jamais je ne pourrais me le pardonner. J’ai encore tellement de choses à te dire, Khéla. Je vais te l’écrire. C’est devenu mon unique moyen de communiquer avec toi. Peu importe où tu es, tu seras toujours près de mon cœur.StentorAn 975, 15ème jour de la troisième lune froideKhéla,
J’ai rêvé de Néro, cette nuit. Il avait trois ans et il gambadait dans notre chambre en dévalisant les placards. Tu n’étais pas très contente mais tu m’écoutais quand je te demandais de ne pas le punir. En me réveillant, j’ai eu très froid. J’étais seul mais j’ai serré le carnet contre moi - comme si c’était toi - avant de l’ouvrir pour t’écrire ces quelques mots. Gergus, mon ancien chef, m’a fait une proposition pour le moins intéressante. Il a besoin d’un homme de main pour faire entrer quelques “substances” (je reprends ses mots) dans son établissement. Après quelques verres, j’ai fini par accepter. Tu sais, je suis à la rue depuis que vous êtes partis mais j’ai trouvé un petit lieu confortable. J’y reste de temps en temps. Je n’ai presque plus d’encre, je vais retourner me coucher.StentorAn 982, 25ème jour de la première lune douce
Khéla,
C’est un jour spécial, aujourd’hui. Quarante-deux ans. Le temps passe si vite. Je t’ai parlé hier de la mission qui occupe mon esprit depuis déjà de longues semaines. Ils m’ont demandé de le retrouver. J’ignore qui est ce gosse, mais je pense avoir les épaules pour le faire. Je vais le retrouver et l’éduquer. Ces gens… Ils redonnent un sens à mon existence depuis que je les ai rejoints. Y’a quatre ans, cinq ans… ? Je ne sais plus exactement depuis quand. Je crois qu’ils cherchent à recruter du monde ou qu’ils essaient d’intégrer des jeunes… Je ne sais pas et là n’est pas la question. Comme je te l’ai déjà expliqué, je donnerai ma vie pour eux s’il le faut. Après tout, eux seuls me donnent l’impression que je peux vous retrouver.
Il faut que j’aille me préparer.
Je ne t’oublie pas.StentorAn 985, 3ème jour de la première lune froide
Khéla,
Cela fait quelques jours que j’ai accueilli l’enfant. Il est étrangement calme et très pragmatique pour son âge. Je ne sais pas à quoi je m’attendais. Il ne remplace pas Néro mais… Je ne peux m’empêcher de faire des similitudes avec lui. Il a le même âge que lorsque… Tu vois bien ce que je veux te dire.
Mes journées sont beaucoup plus rythmées avec lui. Il est curieux et un peu touche-à-tout. On m’a demandé de l’entraîner à se battre. La voie qu’il va emprunter sera similaire à la mienne bien que le succès l’attend. Il est talentueux ce gamin ! Hier, il a réussi à voler sous le nez de deux gardes. J’ai eu un peu peur pour lui. Je vais lui enseigner de nouvelles bases aujourd’hui. C’était aussi son dernier jour pour trouver son nom de mercenaire.
J’espère que tu es fière de moi.StentorAn 989, 16ème jour de la deuxième lune fraîche
Khéla,
Tu te souviens de mes craintes sur le petit ? Elles reviennent. Il… Il tue sans sourciller lorsqu’on le lui demande. Pourtant il n’a pas un goût très prononcé pour le meurtre. Il ne se présente plus que sous son identité de mercenaire. Le traumatisme de sa mère est encore très ancré dans son esprit. Il n’en parle jamais mais je le vois. Il parle aussi dans son sommeil, il raconte qu’il va la tuer. Je n’ai pas envie qu’il agisse bêtement et qu’il se fasse prendre. Je vais renforcer les leçons sur la morale et l’entraîner à mieux manier sa dague. Il a pas de pouvoir, ce p’tiot mais il compense avec une agilité et des réflexes surprenants. Je lui parlerai de l’organisation en temps voulu. Pour l’instant, je veux le laisser encore grandir un peu.
Je vois Néro en lui.
Surtout… Quelque chose me chiffonne avec les autres. Je ne suis pas sûr du bien-fondé de leurs actions vis-à-vis de l’enfant. Ils ne rentrent pas dans sa vie mais… Ils se projettent et je ne suis pas certain que ça corresponde à ce qu’il doit être.
Je dois filer,Stentor
Les pages suivantes mentionnèrent enfin Inaros. Il était question d’un enfant qu’on lui avait demandé d’aller chercher pour l’éduquer. Cet enfant, c’était lui. Il retraçait leur rencontre, suite au chapardage d’un peu de nourriture par Inaros. Le souvenir qu’il avait eu quelques instants plus tôt était donc véridique et lui appartenait. Même s’il ne pouvait pas l’affirmer, il essayait de s’y raccrocher. Inaros n’avait pas grandi sur des bases saines et solides, malgré tous les efforts de son paternel pour y remédier. Mais Stentor le savait.
- ”Extrait n°2:
- An 997, 3ème jour de la première lune chaude.
Gamin,
Tu liras probablement ces lignes après ma mort. Elle va survenir dans peu de temps, je le sais. J’ose espérer que ton caractère te poussera à revenir ici et à consulter ce journal. Je t’y livre toutes les informations que j’ai pu récolter en vingt-deux ans. Vingt-deux ans, l’âge que tu as aujourd’hui. Je pense que nos destins ont toujours été étroitement mêlés et je t’ai toujours considéré comme mon fils. C’est pour ça qu’ils vont me tuer, entre autres. Je ne t’ai jamais parlé de cette organisation, que j’ai rejointe il y a bien des années. Je n’ai jamais eu accès aux hautes sphères, mais j’étais suffisamment gradé pour qu’on daigne m’accorder une mission en particulier : t’élever. Ton vrai père est un personnage puissant, très puissant. Je ne l’ai jamais rencontré et ce ne sera probablement jamais le cas, je ne te le souhaite pas non plus. Ne cherche pas à le rencontrer et concentre-toi sur ce dont nous avons beaucoup parlé ces derniers temps : ton retour à la vie normale. Je t’ai toujours répété que j'avais embrassé la vie de mercenaire lorsque Khéla et Néro sont partis. J’ai passé trop de temps à les chercher, au lieu d’utiliser le plan de secours. Ce plan, je te l’ai donné il y a bien longtemps. C’est toi qui l’utiliseras si la vie te le permet. Sois prudent, l’identité de celui qui jette ce sort doit demeurer forte et intacte, quoiqu’il se passe. Il s’agit d’écraser l’esprit qui occupe l’autre corps pour prendre sa place. Au moindre signe de faiblesse, c’est ton esprit qui disparaîtra. Ne t’en fais pas, les souvenirs sont l’arme la plus importante que tu puisses posséder. Chéris-les et, je t’en prie, fais-en d’autres. Trouve-toi quelqu’un, épouse-la, fais des enfants. Vis. Vis et sois heureux. N’oublie pas qui tu as été. Tu n’es pas seulement Inaros, le mercenaire. Tu es quelqu’un d’autre. De mon côté, je sais que j’ai trouvé la paix en te rencontrant. Je me suis assagi grâce à toi et j’ai déjà trouvé la paix.
Ne me rejoins pas tout de suite, je compte bien observer tes exploits de là-haut.Stentor
Du moins, c’est ce que laissait présager la dernière page. Elle était datée de plusieurs années en arrière. Trois phrases interpellèrent Inaros : “N’oublie pas qui tu as été. Tu n’es pas seulement Inaros, le mercenaire. Tu es quelqu’un d’autre.”.
Sa vue commençait à se brouiller. Il était de plus en plus fatigué et n’arrivait pas à se concentrer suffisamment longtemps sur la phrase pour en tirer quelque chose. Il savait juste que cela l’impactait énormément. Il avait l’impression de ne plus savoir qui il était réellement. N’avait-il pas toujours été Inaros ? Depuis toujours il lui semblait avoir été Inaros, le mercenaire. Petit, déjà, il rêvait de partir à la conquête du monde et de quitter son foyer qui n’avait jamais été aimant. Les seuls souvenirs qu’ils possédaient ne mentionnaient que cette vie-là. Quelle autre vie aurait-il pu avoir, mise à part celle d’un enfant qui cherche à échapper à son quotidien dévastateur ?
Toutes ses pensées n’arrivaient pas à se formuler correctement dans l’esprit de Inaros. Ses paupières, affreusement lourdes, se fermèrent. Il n’avait plus la force de lutter. Un mal insidieux ne cessait de marteler son esprit.
Il devait pourtant accomplir quelque chose.
Chapitre 3
Faire ce qui doit être fait
Inaros
Un brouillard épais l’empêchait de voir où il était. Il tourna plusieurs fois sur lui-même, à la recherche d’indices.
Rien.
Il était incapable de savoir où il avait atterrit et la direction qu’il devait emprunter. Il était évidemment exclu qu’il reste planté là. La migraine et les autres douleurs s’étaient dissipées, laissant place à une étrange sensation de vide. Il ne ressentait plus rien : ni soif, ni faim, ni fatigue. Ses pas le guideraient peut-être vers une sortie si Lucy était avec lui. Si elle était aux abonnés absents… Alors il marcherait dans un piège ou chuterait de plusieurs centaines de mètres. Le problème, c’est que cet endroit ne possédait aucune caractéristique du monde réel. Il n’y avait ni son, ni odeur. Il ne pouvait vraiment pas se fier à ses sens pour se déplacer. Soudain, un hurlement déchira les airs. Le hurlement était si désespéré qu’il glaça le sang de Inaros. Puisqu’il semblait venir des tréfonds de la brume, il poursuivit son ascension à l’opposé, essayant d’en faire abstraction.
-Tu ne comptes quand même pas avancer plus loin ? Tu es perdu, de toute façon. Ne bouge pas. Laisse toi être… Oublié.
Un doux rire féminin ponctua cette phrase et s’évanouit soudainement dans les airs. Il reconnaissait cette voix. Il ne l’avait que trop souvent entendu ces derniers temps. Il s’agissait de sa propre voix. De sa voix dans le corps de l’autre. Ivara.
- Ivara, c’toi ? Être oublié ? C’mment ça ? J’me suis d’jà assez fais chier à m’faire m’place ici.
-Tu aurais dû mourir ce soir-là.
-Montr’toi au lieu d’dire ça !
-C’est moi que tu as tué ce soir-là.
Malgré lui, le mercenaire recula d’un pas. Il cherchait la provenance de la voix tout en se demandant comment Ivara pouvait communiquer avec lui. Six lunes qu’il était dans son corps et jamais, ô grand jamais, il n’avait pu parler de vive voix avec la sculptrice. Ils n’étaient donc pas dans le monde physique. Ils étaient ailleurs.
La voix résonna de plus belle.
-Tuer. Tu ne sais faire que ça.
Inaros fléchit les jambes, prêt à contrer la moindre attaque. Mais les mots étaient le plus puissant des poisons. Ce venin s’insinuait dans l’esprit de Inaros pour y disséminer les graines du doute et de la peur. Il restait maintenant à les faire germer.
-Tu devrais te tuer toi-même.
Inaros décida que le meilleur chemin à suivre était de trouver l’origine de cette voix. Ivara était forcément quelque part. Seulement, il ne voyait rien du tout avec cette brume. Il suivit donc ses instincts pour choisir une direction.
Ses pas étaient incertains.
Il n’était pas aussi mauvais que ses actions pouvaient le laisser paraître.
Même s’il survivait grâce à elle, il avait conscience du mal qu’il lui avait fait.
Il ne s’en voulait pas spécialement pour ça. Il voulait juste survivre.
-Tu n’as pas ta place ici.
Quelques gouttes de sueur perlèrent sur ses tempes. Il ne répondait plus. Il avait la désagréable impression d’avoir oublié son but initial. Il était ici pour quelque chose.
-Meurs.
Une lumière aveuglante l’empêcha de progresser davantage. Lorsque ses pupilles s’habituèrent à la clarté, il put remarquer que le brouillard qui l’enveloppait avait disparu. Il était sur une structure en pierres, une sorte de passerelle. Face à lui, une multitude de chemins conduisant vers des endroits lumineux et colorés. Derrière lui, la brume.
Il s’intéressa à la multitude de chemins. Il pouvait y voir des gens bouger, rire et parler entre eux. Une longue chevelure blonde revenait souvent dans le paysage.
Il s’agissait des souvenirs de Ivara.
Où étaient les siens ? Est-ce qu’ils étaient… ?
-Dans la brume. Oubliés.
La voix de Ivara, une nouvelle fois. Inaros recula d’un pas. Mais où était-elle ?
-Montr’ toi ! Arrêt’ d’te cacher !
-Mais je suis là. Tu es dans ma tête, ne l’oublie pas. Je suis partout.
Soudain, face à lui, il vit un monstre. Enfin, ce qu’il lui semblait être un monstre. La bête avait une apparence humaine et se tenait sur ses deux jambes. Elle était également vêtue d’une robe et une longue chevelure de la couleur du blé qui descendait en cascade sur ses épaules. Ce ne pouvait qu’être l’autre.
Elle releva la tête et Inaros recula de deux pas supplémentaires.
Elle était effrayante. Son visage avait disparu. Il n’y avait rien, tout était lisse. Pourtant, la voix continuait de résonner.
-Toi, tu n’es personne.
-Tu n’me…
Inaros n’eut pas le temps d’ajouter quoique ce soit. La brume l’enveloppait soudain de nouveau. Il avait reculé dans la partie qu’il avait prise de force au moment où il était entré dans le corps de Ivara. Mais celle-ci était sombre, triste et vide. Il n’avait rien.
Personne. Il n’était personne. Elle avait raison. Il n’avait même pas l’ombre d’un souvenir pour lui forger une identité. Tout avait disparu. Il avait sombré.
L’humanoïde s’était approchée tandis qu’il reculait. Menaçante, elle ne semblait même pas se donner la peine de l’attaquer.
Pourquoi laisser souffrir un animal en peine ?
-Elle n’attend qu’un signal pour te faire disparaître pour de bon.
Un nouvel éclair jaillit dans l’espace, cette fois derrière lui. Il sentit alors le froid du métal transpercer sa chair. Il baissa les yeux, observant le sang qui coulait de la plaie béante. Il avait été touché dans l’estomac. L’hémorragie interne ne tarderait pas à faire dysfonctionner tous ses organes vitaux. Il avait beau savoir ne pas être dans le monde physique, il ressentait suffisamment le froid et la peur pour savoir qu’il ne se réveillerait pas.
Ivara - ou du moins ce qui la représentait - était immobile et fixait un point par-dessus son épaule. Une voix masculine résonna derrière lui. Il ne la reconnut pas.
-C’était à moi de le faire..
Inaros n’eut que le temps d’un clignement de paupière pour apercevoir une autre chevelure blonde. Tombé à genoux sous la force du coup, il porta ses mains à son ventre dans une ultime tentative de stopper le saignement. Il savait que c’était vain. Il savait qu’il allait être emporté par la mort et que la bête ne tarderait pas à le dévorer. Sa joue s’écrasa contre le sol. Ses membres s’étaient engourdis, il ne comprenait plus rien aux événements qui se déroulaient autour de lui.
Inaros mourait.
Soudain, il ouvrit les yeux et se redressa. Il devait trouver quelque chose. Il ne devait surtout pas s’endormir ! Mais pourquoi se serait-il endormi ? Il avait l’impression d’avoir les membres engourdis depuis des années et d’être incapable de marcher. Il réussit pourtant à se mettre debout. Il ne savait plus qui il était ni ce qu’il faisait ici. Une seule phrase faisait écho dans son esprit.
Tu es quelqu’un d’autre.
C’était ça. Il devait chercher qui il était ! Il y avait bien des indices qui devaient être dispersés ici et là. Il n’avait pas atterri dans cet endroit par hasard. Ces mots résonnaient pourtant mystérieusement dans son esprit. Il avait l’impression de ne pas comprendre des réponses évidentes et essentielles.
Qui était-il ? Que faisait-il ici ?
Il avait l’impression qu’il devait chercher les réponses dans sa mémoire. Ses souvenirs étaient la clé mais il ne savait plus d’où il tirait cette information. L’homme commença à déambuler en même temps qu’il plongeait dans les vestiges de son identité.
C’était le chaos.
Il voyait plusieurs personnes et divers lieux qui se succédaient devant ses yeux. Il n’arrivait pas à mettre de dates ou de noms sur ces moments. Ils défilaient simplement dans son champ de vision. Lequel devait-il saisir ? Tandis qu’il allait faire son choix, il sentit une rage inexplicable se propager dans tout son être et enflammer son cœur.
Je dois la tuer.
Aussi vite qu’il était arrivé, ce sentiment disparu. Un peu haletant, il essaya de ne plus se faire distraire et de progresser dans ses souvenirs. Il commençait à mettre des noms sur les visages.
Cette pute doit mourir.
Le même sentiment de rage était revenu et avait dissipé de nombreux souvenirs pour faire apparaître un seul et unique visage devant lui.
Elle ne mérite pas de vivre.
La tuer.
Je dois. La tuer.
Elle doit mourir.
Le visage devant lui était celui d’une femme d’âge mûr. Ses yeux étaient froids et inexpressifs. Elle le fixait avec un regard empli de haine. Comme si elle entendait les pensées qui fusaient dans son esprit, elle se mit à éclater de rire.
Le sentiment de rage n’en fut que plus puissant.
La tuer.
La tuer.
La tuer.
La tuer.
Il attrapa sa tête entre ses mains et poussa un hurlement déchirant en essayant de faire fuir cette voix et ce sentiment incontrôlable.
Le rire d’une enfant fit vibrer son cœur et estompa tout le reste. Devant lui, deux enfants jouaient. Un garçon blond et une fille brune. Le garçon était plus âgé que la fille, pourtant ils semblaient énormément s’amuser. Ils riaient en parcourant les pages d’un bouquin, certainement une histoire illustrée pour les enfants. La fillette semblait sage et réservée. Le garçonnet en profita et attrapa soudain le nœud qu’elle avait dans les cheveux. Riant, il l’obligea à se lever pour l’attraper. Elle devait devenir aussi forte que l’héroïne du livre ! Il eut juste le temps de lire le titre : Les aventures d’Inaros le pirate.
Ces enfants…
Il secoua la tête en essayant de mettre ses idées au clair.
C’était…
Le décor changea brusquement. La fillette était endormie dans un grand lit. La porte de sa chambre s’ouvrit et le garçon entra sur la pointe des pieds. Il n’était pas en pyjama mais en tenue de ville. Un petit baluchon sur l’épaule, il veilla à ce que personne ne l’entende en refermant la porte derrière lui.
… lui.
Son mini-lui s’approcha de la fillette endormie. C’était le soir de sa fugue, alors qu’il n’avait que huit ans. Il était passé dire au revoir à sa demi-soeur.
-Violette, tu dors ? Je vais y aller.
-Hmm… Laisse-moi dormir… Nikolaos…
La petite fille se tourna de l’autre côté du lit mais le dénommé Nikolaos ne l’entendait pas de cette oreille. Il obligea Violette à se tourner et déposa un baiser sur sa joue. Elle était encore toute endormie mais avait soudain conscience de la situation. Elle tendit les bras vers son demi-frère pour le serrer contre elle.
-Je reviendrai dès que je pourrais, Lette. Je te le promets ! Ton grand frère va venir te sauver des griffes de la harpie !
Il ne vit pas la suite du souvenir. Il était trop occupé à digérer l’information.
Comment avait-il pu oublier tout ça ? Il avait chassé de son esprit tout ce qu’il avait été. Violette… Qu’était-elle devenue ? Il n’était jamais revenu… Comment… Comment avait-il pu oublier… ?
Il s'appelait Nikolaos Lehnsherr. C’est ce que Stentor avait voulu lui rappeler. Il n’était pas Inaros le mercenaire sans attache. Il était plus que cela. Il avait une famille, il avait des liens, il avait un passé et un avenir à construire.
Alors, une voix féminine prit le dessus.
-Tu ne comptes quand même pas avancer plus loin ? Tu es perdu, de toute façon. Ne bouge pas. Laisse toi être… Oublié.
Il leva la tête et comprit immédiatement ce qu’il devait faire. Il n’avait pas le choix. Il se mit à courir, sans prendre la peine de répondre à la voix qui s’adressait directement à lui. Nikolaos devait se sauver lui-même.
-Tu aurais dû mourir ce soir-là.
Puis.
-C’est moi que tu as tué ce soir-là.
Il avait bien trop de respect pour la vie de cette femme pour l’avoir tuée. Au contraire, il l’aidait.
-Tuer. Tu ne sais faire que ça.
C’était faux. Il le savait. Il ne se laisserait pas avoir.
-Tu devrais te tuer toi-même.
Là, il ne put s’empêcher de rire.
-Tu n’as pas ta place ici.
Il courait si vite qu’il traversait maintenant la brume à toute vitesse. Celle-ci se dissipait même derrière lui, révélant un tas de souvenirs qu’il avait ôté de sa mémoire.
Meurs.
Cette fois, la voix ne s’adressait pas directement à lui. Elle s’adressait à quelqu’un d’autre. Quelqu’un qu’il devait sauver.
Il ne remarqua pas la lumière aveuglante qui accompagnait sa progression. Il ne voyait que le pauvre Inaros devant lui, désemparé et empli de peur. Il allait les sauver tous les deux. Il tendit la main vers l’endroit où il rangeait habituellement sa dague. Elle était toujours là. Sans hésiter, il la plongea dans l’estomac de Inaros.
En tuant Inaros, il lui permettait de revivre bien plus sainement en lui.
En Nikolaos.
Il releva la tête, comme s’il s’adressait à Ivara. C’était son excuse, la preuve de son expiation et de la cohabitation qu’il souhaitait amener.
-C’était à moi de le faire.
Il était empli d’un sentiment nouveau. Il se sentait libéré. Il se sentait aussi bien plus fort. Les deux côtés de la passerelle étaient maintenant bordés d’une multitude de chemins lumineux et colorés. D’autres chemins restaient à créer. Il les voyait.
La bête avait disparu, laissant place à une Ivara souriante et bien plus chaleureuse. Comme une vieille amie, elle lui fit un signe de la main pour l’inviter à la rejoindre.
Ils avaient tous les deux trouvé une rédemption.
Chapitre 4
Enfin sortir de la brume
>Inaros
Inaros - Nikolaos - prit une grande bouffée d’air frais en fermant le journal d’un coup sec. Sa respiration était saccadée, comme s’il venait de se battre. Il posa l’arrière de son crâne contre le mur, le cœur battant à tout rompre. Il n’avait jamais quitté le repaire. Il était en vie, adossé contre la paroi lisse et froide, les genoux repliés contre sa poitrine. Le mal qui s’était insinué dans son esprit était parti. Il se sentait pleinement en forme. La fatigue avait disparu. Plus étrange encore, pour la première fois depuis des années, Inaros se sentait calme et apaisé. Un sourire étira ses lèvres et il se délecta de cette sensation. Il se sentait légitimement à sa place et libéré de son fardeau. Il savait où il voulait aller, et quel serait le chemin pour parvenir à ses fins. Peu importait les obstacles qui se mettraient entre lui et ses objectifs, il venait de trouver un sens à son existence. Quelques points restaient encore à éclaircir. Il était persuadé que ce qui s’était déroulé dans sa tête possédait sa part de réalité. Ivara et lui n’étaient pas morts lorsque l’autre avait le contrôle du corps. C’était un autre état, inexplicable car unique. La graine d’une idée folle s’implanta dans la tête du mercenaire. Il l’exploiterait plus tard, ce n’était pas encore le moment. Une autre pensée la suppléait, prête à être envisagée dès à présent.
Concilier Nikolaos et sa vie de mercenaire.
Il n’en revenait pas du chemin parcouru dans son esprit. Cette lutte interne lui avait semblé durer des jours ! Pourtant, il était à peu près certain qu’il ne s’était écoulé qu’une heure depuis qu’il était entré dans le repaire.
Le point le plus important était le bien-être qu’il ressentait. Ce qu’il avait vécu avait été aussi brouillon que ce qu’il avait toujours eu dans la tête. Il n’avait jamais véritablement pu se construire. Il ne connaissait pas son véritable père et haïssait sa mère. Comment se construire de façon saine avec tous ces éléments ? En cet instant, tout était apaisé. Il savait qui il était et ce qu’il voulait.
Il allait mieux. Esquissant un sourire pour lui-même, il referma le journal quand un élément attira son attention. Il s’agissait du cadre magique qu’il n’avait pas du tout consulté. Il le porta à hauteur de son visage et commença à faire défiler les photos. C’était principalement lui et son père, côte à côte. Très ému, il le glissa dans sa sacoche, décidant de le conserver.
Il conserverait le prénom Inaros mais pas sa personnalité. C’était son ancien caractère qui allait reprendre le dessus, celui qui le faisait réellement exister.
Cependant, il lui restait une dernière chose à accomplir.
Il sortit du repaire par une trappe ouvrable uniquement de l’intérieur, puis il sortit de la Capitale pour se rendre aux abords d’une petite forêt.
Là-bas, il trouva la tombe de Stentor. Très modeste, il fit attention de cueillir quelques fleurs pour les déposer au pied de la pile de pierres qu’il avait placé là. L’endroit était caractéristique, il l’aurait retrouvé sans peine.
Le cadre magique dans les mains, il le regarda de nouveau. Stentor l’avait sauvé une ultime fois. A genoux devant la tombe, il baissa les yeux car sa vue commençait à se brouiller. Une larme perla du coin de sa paupière et dévala sa joue pour s’écraser sur le dos de sa main. Pour la première fois en trois ans, il pleurait la mort de son père.