Peu enclin aux grandes conversations, il répond aux questions qu’on lui pose avec une étrange candeur, semblant n’avoir aucune idée de son origine, sa famille ou son but… Mais parfois, on exige de lui qu’il soit moins élusif. Cette insistance pour qu’il se situe, dans le temps et dans la société, l’agace au plus haut point, mais lui prouve aussi qu’enfouir une vie sous une chappe de silence ne la fait pas disparaître, cela rend juste le présent acceptable.
- Qui es-tu ?
- Le rêveur de dragons …
- Rêveur de dragons ?! Qu’est-ce que c’est que ça ?
- Quand je regarde un homme, je vois le dragon qu’il abrite…
- Il n’y a pas de dragons dans les hommes ! Tu déraisonnes !
- En chacun de nous il y a un dragon… le dragon que ton âme abrite et qui lui donne sa couleur.
- Allons donc ! Tu es fou ! Passe ton chemin !
- J’ai faim…
- Travaille !
- Oui ? Que puis-je faire ?
- Est-ce que je sais moi ! Il n’y a pas de place ici pour un mendiant fou ! Rentre chez toi !
- Je n’ai pas de chez moi…
- Trouve en un ! Si tu travailles, tu peux louer un logement, tu auras un lit, un toit, et peut être même une cheminée pour te réchauffer !
- Mais je n’ai pas besoin de logement ?
- Tu n’aurais pas froid
- J’ai faim ; je n’ai pas froid… Pourquoi un lit ? le sol permet de sentir la terre respirer… Un toit empêche de voir les étoiles et le ciel… Et pourquoi du feu dans une cheminée quand tu as le vent dans tes cheveux, l’eau sur ton visage, le soleil sur ta peau…
- Tu es fou ! Passe ton chemin !
- Votre dragon est sombre et colérique… Il souffre et tire sur ses liens pour s’enfuir… Il vous échappera un jour, et ce jour sera funeste.
- Mon dragon ! C’est assez maintenant ! Fiche le camp je t’ai dit ou je lâche la meute ! Va délirer ailleurs que dans ma cour !
L’adolescent passe une main ouverte devant le visage de l’homme éructant…
- Tant de douleur…
Regardant autour de lui il ne voit rien qui puisse apaiser cette âme là… Est-ce son rôle d’ailleurs de les apaiser ? Impuissant, il recule pour rompre le contact et porte les yeux sur le sol, évitant de croiser ceux du fermier.
- J’ai faim. Savez-vous qui me donnerait à manger ?
Pour toute réponse la fourche se lève et menace, Valravn tourne le dos et repart sans presser le pas.
- Votre cœur doit pâtir de la rage qui vous habite, écoutez le vent, entendez la terre… L’homme n’est pas fait pour haïr…
Qu’il ait parlé trop bas ou que l’homme n’écoute plus, peu importe, tendant le bras le Rêveur accueille le corbeau qui monte sur son épaule, dans un geste de fauconnier répété depuis des lustres par de plus nobles que lui.
- Sais-tu toi pourquoi la haine s’incruste dans les cœurs et les âmes ?
L’oiseau semble rire de tant d’ingénuité et passe la tête sur le visage de son humain dans une caresse presque sensuelle…
- Crôaaaaa !
Derrière, des rires gras ponctuent sa retraite, leur patron en tête, les paysans se moquent… Marchant quelques temps, le jeune homme finit par s’arrêter sous un arbre aux longues branches retombantes, à l’horizon, le soleil se couche, pâle, et le ciel envahie de trainées rouges annonce le grand vent.
Dans la mousse détrempée, Valravn se fait un nid et s’allonge.
- J’ai faim, pas toi ? comment une contrés si verte peut-elle être si pauvre en vie ?
Pour toute réponse, l’oiseau s’envole, traçant dans le ciel sombre des ronds concentriques.
Seul, l’adolescent s’allonge, posant la tête sur un petit rocher plat aussi moussu que le sol. La cour de ferme a fait remonter des souvenirs… Ces choses qu’il a chassées ! Effacées dans le silence le plus absolu.
Valravn Wraith a écrit:Dans le lointain, une autre ferme, cossue, pimpante… et les voix : une femme et deux hommes. Pourquoi a-t-il entendu ? S’il avait obéi ce jour-là et était rentré au manoir, il n’aurait jamais su… Bien sûr, s’il n’avait pas su, il serait mort mais ne l’est-il pas ?
- Il est une menace !
- Elsa ! C’est un enfant…
- Un fils ! un foutu bâtard ! l’héritier c’est MON fils ! Il faut qu’il disparaisse !
L’autre homme tente une timide interruption : « Pas un bâtard, le maître avait épousé sa mère»
- On n’épouse pas une trainée !
- Tu dis n’importe quoi, c’était une fille bien, son père était apothicaire !
- Dans notre famille on n’épouse pas d’apothicaire ! On épouse selon son rang ! Cet enfant ne doit pas vieillir ! Fais ce que tu dois faire !
- « Notre famille » ? S’il avait choisi son épouse selon son rang il ne t’aurait pas épousée non plus !
- Je ne suis pas n’importe qui ! Et j’ai mis son fils au monde ! c’est lui l’héritier ! Es-tu trop lâche pour débarrasser ta sœur d’un fardeau ?
La voix basse pleine de doute et de déférence se fait à nouveau entendre « Maîtresse Elsa, votre enfant n’est que le puiné…»
Les trois se retournent, et un hurlement sort de la gorge de la femme, un hurlement dénaturé, démesuré !
Sous les yeux effarés du Valravn du passé, petit garçon de sept ans, un dragon prend forme, noir, zébré de flammes couleur sang ! Ses yeux lancent des éclairs de feu, il a la taille d’un énorme chien et bouge au son des vociférations d’Elsa…
Tandis qu’elle éructe, tant bien que mal retenue par ses compagnons, l’animal se rue sur lui, griffes sorties et tente de le lacérer, de le mordre, de le dévorer… Il crache des langues de feu et pousse des grognements effroyables.
Plus sa marâtre crie et plus il prend de la consistance, plus haut que lui de moitié, il se rapproche désespérément !
D’abord sidéré, l’enfant siffle à plusieurs reprises, terrifié, paniqué, et le corbeau arrive en piqué… L’oiseau vole et vise les yeux de la bête, l’enfant, saisissant un gourdin à terre recule en faisant des moulinets… Les attaques du corbeau et la poussière dégagée par la lutte aveuglent suffisamment le reptile pour qu’il puisse prendre ses jambes à son cou !
Derrière, les cris d’Elsa et de ses compagnons, la terreur des ouvriers agricoles, puis la voix de Père, forte, impérieuse qui exige des explications forment un brouhaha qu’il ne peut supporter.
Courant, bondissant, il traverse la forêt, les clairières, se cogne aux arbres, tombe en se prenant les pieds dans les ronces et les branchages au sol…
Plus de dragon à sa poursuite, plus de cris, plus de ferme, plus de domaine au loin, plus de Père…
Devant lui, la silhouette trapue de l’arbre sacré. L’enfant s’effondre, le corbeau posé à ses côtés, il pleure, tremblant de tous ses membres. Refusant de sombrer, il se relève titubant et oblique vers le nord-est, loin de toute civilisation, il veut se perdre, s’enfouir au plus profond de la terre et des arbres, se dissoudre dans le ciel, fondre sous la pluie !
Revenu dans le présent, il n’a que le temps d’attraper au vol un cadavre non identifié déjà grignoté… L’oiseau, fier de sa chasse reprend sa place sur son épaule tandis que son compagnon déchire la viande faisandée à pleines dents…
- Ce jour-là je suis mort… Les dragons sont la mort… Les voir, c’est disséquer les âmes comme tu déchires tes proies.
Depuis, il a vu d’autres dragons, des tas de dragons… Certains sont amicaux, blancs, ou clairs, presque beaux… mais ceux-là sont rares. La plupart sont des monstres maudits qui incarnent le mensonge, l’hypocrisie, l’envie, la haine… On les retrouve même chez des gens qui inspireraient confiance et respect …
Tout au début, avant de rencontrer le dragon de neige de Maître Lychen, il a envisagé de se crever les yeux pour ne plus rien voir… Mais le vieux sage qui l’a recueilli lui a dit qu’il les aurait vu quand même… même aveugle.
S’agitant dans son sommeil, il chasse d’une main endormie une créature mythique hanteuse… La voix ténue et chevrotante du très vieil homme emplit son rêve…
« Valravn… Certains hommes viennent au monde avec un don dont il se passeraient volontiers. Toi, tu es un rêveur de dragons… Les légendes en font état, dans un passé si lointain qu’on ne sait plus s’il a réellement existé. Le refuser ne fait que t’imposer une torture supplémentaire. Si cela devient insupportable, remplace chaque jour passé par un jour à venir… Les souvenirs ne sont pas indispensables… Se rappeler fait souvent mal, tu oublieras, une journée comporte bien assez d’épreuves pour ne pas les accumuler. »
Il avait oublié… Tant oublié que même la mort de son mentor avait disparu dans les ombres… Et avec sa mort, ses dernières paroles « Trouve ce que tu dois faire de ces rêves ! Apprends à les maîtriser ».
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