Alors que Dahlia déambulait au sein de l'entrelacs formé par la myriade de pontons de bois du Village perché, sous la voûte émeraude de la canopée, une brise glaciale vint effleurer son visage de sa caresse piquante. Ce début de dernière lune fraîche laissait déjà présager le pire, quant aux frimas de la saison froide à venir. Bientôt, celle-ci aurait en effet tôt fait de déployer un épais manteau de neige sur tout le royaume, après avoir strié le ciel d'un ballet de flocons. Mais, fort heureusement, la garde ne craignait point de finir transie de froid. Elle avait en effet récemment acquis une amélioration de pouvoir, matérialisée par le tatouage sur sa nuque, qui lui conférait la possibilité d'invoquer une douce toison duveteuse. Et celle-ci la recouvrait intégralement en ce moment même, à l'exception de son faciès. Ce fut dans cet état de brebis densément laineuse qu'elle se présenta devant la porte de la maisonnée d'Aelith, et heurta l'huis.

« Ael', si tu savais comme je suis contente de te revoir ! » Un ample sourire avait étiré les lèvres de Dahlia, dès lors qu'elle avait distingué la silhouette de son amie surgir dans l'embrasure. « Je suis parée pour l'arrivée de la saison froide, comme tu peux le voir, haha. Mais surtout pour notre soirée pyjama ! »

Celle-ci allait lui faire le plus grand bien, Dahlia ayant de nombreuses choses à raconter à son amie. Le début de leur soirée ensemble fut ainsi consacré à des confidences, celles de la garde portant sur la triste révélation de la résurgence de son défunt grand-père, et l'évolution troublante de sa relation avec le Capitaine de la Garde royale. Ce fut aussi l'occasion de profiter de sa hotte du glouton récemment acquise, dans laquelle elle essaya de plonger bien des possessions de l'aventurière - au plus grand dam de celle-ci - ainsi que de son mug magique pourvoyeur en chocolat chaud. Mais là n'était pas la meilleure partie de leurs retrouvailles...

« Prête à débuter l'expérience ? »

Dans sa main, le croissant d'une pastille de rêve, qu'elle venait de scinder en deux parties. Celle-ci allait les entraîner dans un songe commun, aux contours totalement aléatoires. Qui sait ce que celui-ci allait leur réserver ? Dahlia était plus qu'impatiente de le savoir, comme en attestait l'étincelle pétillant dans son regard améthyste.

Un demi-potimarron, quelques dés de pomme de terre, un oignon haché et une cuillère d’huile d’olive : tous les ingrédients étaient réunis pour le savoureux potage qu’Aelith concoctait. Quoique… La recette manquait quelque peu d’originalité à son goût. Le regard absinthe de l’aventurière parcourut les meubles enfarinés et jonchés d’ustensiles qui constituaient sa cuisine chaleureuse. Il se fixa finalement sur un petit coffre boisé, ornementé de l’inscription « baies de Divinam ». Elle l’avait acquis lors de son dernier séjour à la Capitale, en rentrant de quête en compagnie de Dahlia. Plusieurs semaines s’étaient écoulées depuis, sans qu’elle ne goûte jamais les orbes acidulés si prisées à la Capitale. Haussant les épaules, elle en ajouta une dizaine à sa soupe, alors que trois coups retentissaient à sa porte.

Aelith accueillit d’un sourire admirateur son amie laineuse.

« Le plaisir est partagé ! J’ai moi aussi décidé de m’attifer pour l’occasion, affirma-t-elle en pointant les bandeaux colorés qui se mêlaient aux tresses qui parsemaient sa chevelure. Mais face à ton duvet cotonneux, je ne peux rivaliser ! »

Sur ces mots, elle mena Dahlia jusqu’à sa chambre, décorée de multiples plantes et d’une grande toile représentant un ciel constellé. Elle l’invita à prendre place sur l’un des poufs moelleux qui entourait sa table basse, sur laquelle les attendaient deux bols fumants. Une moue dégoûtée s’afficha sur le visage d’Aelith lorsqu’elle trempa ses lèvres dans la soupe. L’aventurière ne se priva pas d’accuser avec effusion les tant réputées baies de Divinam, sans songer à la ressemblance frappante entre ses bouteilles d’huile et de vinaigre, dont l’inversion était plus vraisemblablement responsable du méfait. Fort heureusement, Dahlia recelait de surprises, et permit d’offrir une seconde vie au potage en le versant dans sa hotte du glouton.

Après un croustillant échange d’anecdotes réchauffé par des vapeurs chocolatées, l’heure de leur voyage nocturne sonna.

« Je meurs d’impatience ! s’exclama la centaure, enjouée »

Les deux jeunes filles engloutirent la pastille délicieusement sucrée, puis s’allongèrent sur les rangées de pouf, dans l’attente de l’accueil de Morphée.

Lorsqu’elle rouvrit ses paupières, l’aventurière faisait face à une immense Divinam – décidemment ! – , dont les étamines formaient deux yeux globuleux. Un portail en fer forgé, délicatement ornementé, se déployait dans son dos.

« Que faîtes-vous là, roturières ? s’exclama la fleur d’une voix étonnamment rauque. Les jardins de la comtesse ne se révèlent qu’à ceux qui en sont dignes. Si vous voulez passer, vous devez prouver votre générosité. »

Aelith échangea un regard surprit avec la garde. Ses songes l’amenaient rarement face à des créatures aussi extravagantes. Mais qu’importe, elle adorait les défis ! Elle décida de se prêter au jeu.

« Et comment donc pouvons-nous vous montrer notre valeur ?
- Milles et unes façons seraient envisageables, faîtes preuve d’imagination ! s’énerva la plante en faisant frétiller ses pétales. Toutefois, si vous souhaitez une indication… Le roi du Griffaon Doré a récemment égaré la bague qu’il destinait à sa bien-aimée. J’ai ouï-dire qu’il l’aurait perdu en traversant le marais des Salades mordillantes. Aider un homme si respectable pourrait sans doute redorer votre blason. »

Le propre d'un rêve n'était-il pas d'être foncièrement incohérent et bariolé, sans même que le dormeur pris au piège de l'onirisme de celui-ci ne le réalise ? La vue de l'ample corolle immaculée les toisant de toute sa hauteur, à l'orée du portail finement ouvragé, ne sembla ainsi pas inquiéter plus que cela Dahlia. Pas plus que la tonalité éraillée mais chantante qui s'en échappa, tandis que son pistil s'agitait telle une langue. Si la garde ne céda pas à la surprise, elle ne put en revanche s'empêcher de glisser des œillades aux jardins qui étendaient leurs allées chamarrées derrière la barrière farouchement gardée par la fleur. Au fond d'elle, une envie aussi irrépressible qu'inexplicable lui intimait d'aller les découvrir.

Mais la Divinam n'était point encline à les laisser passer si facilement. Il leur fallait ainsi prouver leur valeur au préalable ? Qu'à cela ne tienne.

« Retrouver la bague égarée par le Baron ? Pas de problème, ça devrait être dans nos cordes. »

Avec assurance, Dahlia commença à se diriger d'un pas décidé dans une direction absolument improvisée... avant de revenir sur ses pas, ayant manifestement omis un élément important.

« Heu, en revanche, pourriez-vous nous indiquer où trouver le marais évoqué ? »

Le risque de se faire grignoter par une marée de salades voraces restait une peur lointaine, dans l'esprit résolu de la garde. Entraînant son amie avec elle dès qu'elles furent gratifiées de quelques directives sommaires par la gardienne des jardins, elle ne put alors manquer d'admirer le paysage les entourant. Ce dernier était plutôt fantasque, comme s'il avait été ébauché par un peintre un peu trop folâtre, qui ne lésinait pas sur les couleurs employées. Ainsi, l'herbe sous leur pas miroitait d'éclats diaprés, et les nuées dans le ciel se paraient de toutes les couleurs de l'arc-en-ciel.

Après une courte marche, les deux jeunes femmes se heurtèrent à un premier obstacle : une rivière déployant un lit de ce qui semblait être... du chocolat chaud ? La teinte cacao et l'odeur chaleureuse du liquide ruisselant devant elles ne laissait que peu de place au doute... Mais Dahlia jugea tout de même préférable de s'en assurer. Elle se pencha au-dessus du fleuve, et, mettant ses mains en coupe, y puisa une rasade de l'ardent breuvage chocolaté, qu'elle but avec délectation.

« C'est bien du chocolat chaud ! Tu devrais goûter, il est délicieux. »

Restait une difficulté : comment allaient-elles pouvoir traverser cette coulée, qui déroulait son lit sur bien des kilomètres ? Mais bientôt, une barque en forme de chamallow vint à leur rencontre. Sur celle-ci se tenait un homme hybride, doté d'oreilles de chat et d'une queue duveteuse.

« Bien le bonjour, mesdemoiselles ! Je suis le Passeur. Si vous souhaiter traverser ce fleuve, ce dont je gage assurément, vous devrez vous acquitter des frais de péage. »

« Quel est donc le prix ? Nous sommes malheureusement quelque peu... démunies. » lâcha Dahlia d'un ton désemparé, n'ayant que peu de possessions avec elle.

« Oh, il suffira simplement de trouver et me rapporter l'objet de ma convoitise, qu'il vous faudra deviner au préalable. Etes-vous prêtes ? »

Les deux jeunes femmes acquiescèrent de concert. Avaient-elles seulement le choix ?

« Mon premier est une boisson. Mon second est une boisson. Mon troisième est une boisson. Mon tout est une boisson. »

« Du chocolat chaud ? s’émerveilla Aelith en se penchant pour admirer de plus près la rivière aux reflets mordorés »

Elle se risqua à glisser un doigt dans le cours d’eau. Une mousse laiteuse tournoya autour de sa main, formant une auréole écumeuse des plus appétissantes.

« La température est juste à point ! saliva-t-elle.»

On disait les songes n’étaient que l’expression de réminiscences passées mêlées à des craintes et désirs enfouis. Voilà qui était confirmé ! Son appétence gourmande pour les douceurs chocolatées était au plus haut, en cette période hivernale. Elle imita la garde et se délecta de longues gorgées chocolatées, qui barbouillèrent ses joues.

L’arrivée d’un étrange inconnu aux attributs félins interrompit sa dégustation.

« Malgré ces excentricités, je vois que ce monde est aussi avare que la réalité, marmonna l’aventurière dans sa barbe à la demande du passeur »

Elle afficha une moue boudeuse à l’entente de l’énigme, qui s’éclaira subitement.

« Ah facile ! Vin rouge, Hydromel et jus de mûres : Trois boissons qui forment un Moretum ! »

L’homme-chat afficha un rictus dédaigneux.

« Là n’est pas le fonctionnement d’une énigme, jeune ignorante !
- Bien, bien, s'il en est ainsi. Que pouvons-nous donc combiner ? Jus, eau, thé, sirop, café, lait… Tiens café et lait ça peut faire… »

Elle échangea un regard complice avec Dahlia, et les jeunes femmes s’exclamèrent d’une voix commune « Café au lait ! ». D’un sourire approbateur, le passeur leur rappela qu’il leur fallait maintenant se procurer le breuvage.

Détaillant les alentours, Aelith constata que la rivière prenait source au centre d’une immense hotte de glouton, qui déversait son contenu onctueux depuis le sommet d’une colline verdoyante. L’aventurière invita son amie à y grimper pour profiter d’une vue plus dégagée.

Alors qu’elles prenaient de la hauteur, une silhouette raide se dessina à l’horizon. Un épouvantail, la frimousse gravée dans un navet surmonté d’un haut de forme, leur faisait face. Une tasse fumante était attachée à l’extrémité de la branche qui lui servait de bras.

« Mon cher, ne serait-ce pas un café au lait que tu tiens là ? s’enquit Aelith en s’approchant. »

A la mention du breuvage, l’épouvantail sursauta sur son unique jambe de bois, et s’éloigna en sautillant.

« Vite, rattrapons-le ! »

Cet épouvantail portait une tenue fort élégante, quoiqu'un peu élimée aux franges, se figura Dahlia, tandis qu'elle trottait aux côtés d'Aelith dans l'espoir de le rattraper, afin de parvenir à lui dérober sa tasse de café au lait qui, par miracle, ne se renversait pas à chacun de ses soubresauts bondissants. L'énergumène était assez efflanqué, s'apparentant à un fin bâton emmailloté dans une veste noire cintrée, revêtue par dessus un pourpoint de velours cyan, et dont le pantalon s'enroulait autour de son unique échasse de bois. Son nœud papillon mauve, ses gants blancs et son chapeau haut-de-forme au liseré rose parachevaient son affublement en lui conférant un air des plus distingués.

Dahlia ne sut dire combien de temps elles le suivirent, mais il finit par s'arrêter dans un champ constellé de citrouilles, et y demeura immobile, figé dans une posture hiératique de veilleur. La garde se pencha légèrement en avant, les deux mains appuyées sur ses cuisses, et lorsqu'elle eût reprit un semblant de souffle, elle indiqua à l'attention d'Aelith :

« Je pense qu'il ne cèdera point facilement son tribut... Il faudrait trouver un moyen de l'amadouer. »

Regardant autour d'elles, Dahlia remarqua qu'elles avaient rallié un paisible et bucolique village, dont les maisonnées étaient toutes similaires : elles étaient nichées dans de petites collines dodues et verdoyantes, percées d'une large porte ronde indiquant leur entrée. Sur certaines terrasses, des hommes de petite stature aux larges pieds velus lisaient le journal en fumant une longue pipe effilée. L'un deux les héla tandis qu'elles passaient devant l'orée de sa clôture.

« Nous fumons la meilleure herbe du royaume ! Que diriez-vous de vous y essayer ? »

La garde n'en était pas à son premier essai, s'étant déjà entraînée à fumer la pipe calebasse, lors de son expérience passée d'enquêtrice improvisée. Elle s'installa sur la chaise à bascule face au semi-homme, attrapa la pipe qu'il lui tendait généreusement et tira une bouffée, avant de l'expulser en arrondissant ses lèvres, laissant ainsi s'échapper une jolie série de volutes de fumée circulaires qui se délayèrent sereinement dans l'atmosphère.

« Formidable ! Gardez cette pipe en souvenir, je vous l'offre. C'est personnel, après tout. »

Après l'avoir remercié chaleureusement, une idée traversa l'esprit de Dahlia. Pourquoi ne pas l'offrir à Monsieur Navet ? Après un regard entendu partagé avec Aelith, elles retrouvèrent leur ami, et Dahlia vint ficher l'ustensile à la commissure de ses lèvres, qui se fendirent alors d'un large sourire en forme de croissant de lune.

« Voici un cadeau pour toi, Monsieur Navet. Cette pipe te sied à merveille ! »

Sitôt la pipe au bord des lèvres, l’épouvantail sautilla joyeusement, en décrivant des tours sur lui-même. Il se stoppa finalement, et son visage blanc s’inclina d’une façon conciliante. Prudemment, Aelith décrocha la tasse fumante de son bras boisé. D’un coup d’œil, elle constata que son contenu semblait bien être le fruit de leur désir.

Alors qu’elle allait se retirer en compagnie de son amie, Aelith fût interpellée par un éternument. Le son sifflant semblait provenir de sa droite. Elle détailla avec perplexité l’horizon moucheté de courges, désert. Baissant les yeux, elle remarqua alors qu’une figure souriante était gravée dans chaque citrouille. Du moins, à l’exception d’une, dont la frimousse se fendait d’une moue chagrine.

« Atchoum ! s’exclama le légume d’une manière tout à fait adorable, tandis que des larmes orangées dévalaient son visage rond. Maudite saison ! »

Interloquée, Aelith s’accroupit devant l’être plaintif.

« Seriez-vous enrhumée, dame coloquinte ? s’enquit-elle poliment.
- Une citrouille, enrhumée ? Quelle idée farfelue ! Non, non. C’est simplement le déclin de l’automne qui me fait cet effet. Voyez-vous, lors de la tombée des feuilles, tous les regards se posent sur nous. On nous place aux pieds des maisons, les enfants sont subjugués et nous gâtent de milles bonbons. Mais quand le vent du nord se lève… Elle marqua une pause, la mine défaite. Les villageois nous contournent sans un regard, je ne deviens qu’une ombre perdue au milieu d’un champ, semblable à tant d’autres.
- Vous aimeriez donc vous distinguer ? résuma Aelith.
- Oh, oui ! J’aimerais tant éblouir par ma beauté… mais je ne suis qu’une tache orange parmi d’autres.
- Ne soyez pas si pessimiste ! Si vous souhaitez vous démarquer, il suffit de vous égayer de quelques couleurs, lui conseilla-t-elle.
- Comme vos cheveux ? s’enquit la citrouille, en fixant les bandes bariolées qui décoraient les tresses de l’aventurière.
- Oui, en effet. Prenez-les donc, je vous les offre ! lui affirma-t-elle en dénouant sa chevelure. Vous en avez plus besoin que moi. »

La Divinam leur ayant indiqué qu’il leur faudrait se montrer charitable pour se rendre au jardin, Aelith jugeait qu’il valait mieux commencer au plus tôt. De plus, la générosité leur avait été bénéfique jusqu’à présent.

« Oh voilà qui est distingué de votre part ! glapit la citrouille, tandis que l’aventurière s’appliquait à nouer un flot au sommet du légume. Pour vous remercier, laissez-moi vous donner un conseil. Sa voix se fît plus grave. Lorsque les flots de cacao se déchaîneront, faites porter mélodieusement votre voix. Les êtres aux carapaces dorées vous mèneront alors aux merveilles des tréfonds. »

Avant que les jeunes femmes ne puissent poser la moindre question, l’expression de la coloquinte se figea en un sourire inanimé. Aelith échangea un regard songeur avec Dahlia.

« Rejoignons donc le passeur, tout s’éclaircira sûrement quand nous aurons embarqué. »

D’un pas décidé, les deux jeunes amies rallièrent la rive.

Aelith laissa son amie se saisir de la pagaie sirupeuse, et s’installa confortablement dans l’embarcation de guimauve. Au premier abord, elle avait imaginé que la barque était simplement peinturlurée pour donner l’apparence illusoire de la sucrerie. En réalité, son intérieur était bel et bien molletonné avec du chamallow. Elle s’étendit davantage, en se trémoussant dans le cocon moelleux.

« Dahlia, tu ne sais pas ce que tu loupes ! »

Alors que l’aventurière s’appliquait à rassembler sa chevelure capricieuse en deux chignons semblables à des macarons, la clameur cristalline d’une cascade attira son attention. Elle se releva prestement et posa ses prunelles épatées sur l’effusion gourmande. Des volutes de fumée s’en dégageaient avec l’élégance de danseuses, et invitaient les voyageurs à s’abandonner entre leurs bras ardents. La prophétie de la cucurbitacée larmoyante revint à l’esprit d’Aelith. Elle fronça ses sourcils, tentant de choisir le chant le plus approprié parmi toutes les mélodies paillardes que lui avaient enseigné ses compagnons de beuverie. A l’auberge du Tabulk fringant, peut-être ? Ou Les gourgandines de la Tour en ruine ?

Dahlia fût plus prompte, et plus succincte. Tandis que le rire d’Aelith s’élevait à la suite de l’exclamation de son amie, deux bulbes dorés percèrent la surface chocolatée de la rivière. Sa gaieté laissa place à la stupéfaction. Des Tortugrams ? L’équidé n’avait encore jamais eu l’occasion de s’aventurer près des côtes, mais avait toujours rêvé de rencontrer ces êtres illustres. Sans doute était-ce une façon pour son esprit endormi de lui apporter satisfaction.

Après s’être jetée sur une tortue à l’injonction de Dahlia, Aelith se retourna vers l’embarcation qui coulait, pour voir ce qu’il était advenu de leur passeur.

« Ici ! tonna sa voix grave, comme pour répondre à sa question silencieuse »

La jeune femme leva les yeux et aperçut le félin suspendu à son sucre d’orge comme à un parapluie, flottant au-dessus de leurs têtes. Il atterrit à leurs côtés sur la carapace, puis frappa d’un coup vif sur celle-ci avec sa canne sucrée. Une vaste bulle irisée se forma autour de la friandise et enveloppa le trio, alors que la Tortugram s’enfonçait dans les profondeurs.

Pendant plusieurs minutes, l’horizon resta opaque, et Aelith craint que la citrouille ne les ait menées dans une impasse. Puis, quelques fines bandes lactées vinrent napper les profondeurs chocolatées, à la manière de liserés. Ces rubans se multiplièrent peu à peu, jusqu’à submerger sur l’océan de cacao. Les voyageurs semblaient plongés au cœur d’un nuage, qui s’éclaircit peu à peu, pour retrouver la transparence familière de l’eau.

La vision maintenant dégagée, les deux amies aperçurent les contours d’une auréole savonneuse, qui protégeait une cité mordorée. Leur monture se rapprocha, et perça de son nez la muraille fragile pour leur permettre de pénétrer dans la ville chatoyante. Les jeunes femmes se laissèrent glisser sur le sol recouvert de sable, tandis que la bulle se refermait. Aelith posa sa main sur l’étrange paroi irisée avec curiosité. Bien que la tortue l’ait perforé avec aisance quelques secondes plus tôt, elle était maintenant aussi rigide qu’une coque de châtaigne.

Haussant les épaules, l’équidée pivota vers la cité resplendissante. Ses yeux se posèrent sur une rangée de crabeaux qui cheminaient sur un muret non loin, des joyaux enserrés dans leurs pinces. Une fois de plus, le passeur répondit à son interrogation silencieuse.

« N’affichez pas un tel air surpris ! Comment pensez-vous que la cité a pu fructifier, ainsi dissimulée dans les profondeurs ? Elle doit tout à ses crabeaux, qui partent vaillamment récupérer les trésors perdus par les marins. Ils ont l’œil aussi aiguisé que leurs pinces, voyez-vous ! leur confia l’homme-chat d’un air entendu. Bien, j’ai à faire. Il est temps pour moi de me séparer de votre délicieuse compagnie, mesdames, conclut-il en s’éloignant. »

Menées sous la trame des flots par leur monture coruscante, Aelith et Dahlia avaient gagné une cité sous-marine, protégée par un vaste dôme magique, dont le galbe à peine perceptible était trahi par les fugaces reflets nacrés s'y allumant. Dahlia avait déjà maintes fois songé à visiter la Ville Aquatique... Aussi, peut-être que cette découverte immergée n'était autre que l'expression de son désir inassouvi ? À travers la voûte opalescente, les deux jeunes femmes purent admirer la danse ondoyante d'un ban de méduses diaphanes. L'ombre immense d'une baleine passa même sereinement plusieurs toises au-dessus de leurs têtes, tandis que leurs pieds s'enfonçaient dans une étendue de sable fin aussi étincelante que de la neige.

Mais, bien vite, le regard de la garde fut accroché par les babioles scintillantes que des crabeaux acheminaient dans une enfilade guillerette, pareils à des fourmis mettant tout leur cœur à l'ouvrage. Dahlia s'exclama face à ce spectacle, émerveillée :

« Vois ces trésors, et ces merveilles... Toutes ces richesses qui brillent comme des soleils ! En voyant ça tu te dis... »

Mais à peine Dahlia se retournait-elle vers son amie qu'elle s'interrompit, interpellée par le curieux attroupement d'habitants s'étant soudainement rassemblés autour de l'aventurière. Ils la détaillaient avec un étrange intérêt, les yeux en particulier rivés sur ses chignons en forme de macarons.

« La Déesse a entendu nos prières, ne s'agirait-il pas là de la Princesse Leya, du lointain Empire des Étoiles ? C'est un honneur que son Altesse nous fasse grâce de sa présence. » L'un des résidents, richement vêtu et drapé dans une cape aux écailles irisées, s'inclina avec déférence, avant de poursuivre : « Je suis l'émissaire de son Altesse le Prince Chrystian-V-et-trois-font-huit-et-huit-font-seize. Sa Majesté attendait justement votre venue, en vue des festivités de ce soir. Veuillez me suivre, votre Grâce, nous allons vous préparer pour le Grand bal. »

Dahlia voulut s'interposer pour dissiper le malentendu, mais la foule agglutinée devant son amie et l'émissaire l'entrava. Jouant malaisément des coudes, elle tonna d'une voix désespérée :

« A-ttendez ! Il y a méprise, ce n'est pas... »

L'émissaire esquissa un léger mouvement pour se tourner vers elle, et la toisa avec une expression teintée d'incrédulité dédaigneuse.

« Je vous prie de rester à votre place, roturière, et de ne point indisposer son Altesse la Princesse par vos éclats de voix. »

Ce fut totalement désemparée que Dahlia les regarda s'éloigner vers le Palais aux coupoles miroitantes. Mais elle n'avait pas dit son dernier mot. Les suivant à distance en fendant la foule en liesse qui acclamait la venue de la Princesse, elle les regarda entrer dans la résidence royale, frappée un instant d'indécision. Puis la garde rallia l'arrière du bâtiment, et entreprit d'escalader sa façade  à la faveur de l'ombre que projetait ses hautes tours, aidée par un reste d'échafaudage lui facilitant la tâche, et l'irrégularité des pierres lui offrant une bonne prise. Elle atteignit l'une des fenêtres entrouvertes du premier étage, et y jeta un œil avant de s'y couler furtivement.

Heureusement, la pièce dans laquelle Dahlia déboucha était vide de toute présence. Arpentant les couloirs palatiaux le plus discrètement possible, elle s'attacha à repérer un domestique esseulé et gagné par un ennui manifeste, bayant aux corneilles. Elle entama alors son approche, et vint se planter devant lui, une jambe derrière l'autre, les mains croisées dans le creux de son dos, tout en lui adressant un regard empreint d'une fausse candeur mutine, celle d'une jouvencelle facétieuse.

« Excusez-moi, je crois que je me suis perdue... »

Quelques instants plus tard, le valet sommeillait, sonné et nu comme un ver, dans le recoin d'une antichambre, tandis que Dahlia en ressortait vêtue d'une nouvelle tenue : une chemise blanche surmontant un pantalon rouge. Sa couverture de domestique royal acquise, il ne lui restait plus qu'à trouver le moyen de tirer son amie d'affaire.

Les yeux ronds, Aelith observa la foule s’amasser autour d’elle, dans un bruissement de murmures impressionnés.

« Oh ! Est-ce là la Princesse ? Qu’elle est élégante !
- Vous avez vu ses tatouages constellés ? Quel exotisme, cela ne fait aucun doute, elle est née au creux d’une étoile. »

Les joues cramoisies, l’aventurière tenta de balbutier que ce n’était qu’un malentendu. Mais sa voix ne s’éleva que faiblement, chevrotante, et se noya dans la clameur de ses admirateurs. Car, au fond, qu’est-ce qu’elle était flattée ! On l’avait déjà complimenté pour son regard incisif, la précision de ses tirs ou la vivacité de ses esquives. Néanmoins jamais encore n’avait-on rendu hommage à son charme. Et pour cause; sa beauté était des plus commune. Seuls son air guerrier avait su conquérir le cœur de quelques jeunes hommes, attirés par les relations hautes en couleur. Celles-ci n’avaient jamais duré.

Ainsi, elle était restée coite face à l’avalanche de flatteries, qui l’avait sous enfouie une épaisse mais agréable couche de béatitude. Alors que Dahlia tentait de rétablir vainement la vérité, elle se laissa bon gré mal gré emmener dans le palais royal.

L’émissaire la mena à une chambre au troisième étage, où l’attendaient une ribambelle de domestiques et un bain écumant. Elle se laissa plonger avec délice dans le liquide qui exultait de délicieuses vapeurs fruitées, et ferma les yeux. Mais, elle eut tôt fait de regretter son insouciance. Une servante s’approcha, armée d’une brosse rigide, et s’efforça de la décrasser avec violence en lui confiant « Tu n’es pas très nette, ma mignonnette. Mais, crois-moi, j’ai vu pire! ». Une seconde ne tarda pas à prendre le relais pour frotter et tenter de dénouer sa chevelure capricieuse. Aelith tenta de se débattre, mais ses assaillantes se révélèrent coriaces.

« Il est temps d’enfiler votre robe, votre Altesse.
- Quoi ? Mais vous avez vu le corset ? En plus je déteste le roug…Aïe ! »

Quelques minutes plus tard, elle suffoquait dans une robe pourpre étriquée, ornementée de liserés blancs. Son regard furieux se posa sur son reflet dans le miroir qui décorait une armoire. Deux chignons trônaient hautainement à l’arrière de son crâne, fixés par des épingles ornées de rubis.

« Bien, il est temps pour nous de vous laisser, votre Altesse. Nous reviendrons vous chercher pour vous mener au Bal de sa Majesté, conclut la domestique en se retirant avec ses congénères. »

Aelith entendit le cliquetis distinctif d’une clé qui s’enfonçait dans sa serrure. Elle était prise au piège.

Bouillonnante, elle s’approcha de sa fenêtre et arracha les rideaux d’un mouvement brutal. Quelle ne fût pas sa surprise lorsqu’elle se retrouva nez à nez avec une rangée de barreaux! La famille royale avait décidément une bien étrange façon d’accueillir ses invités. Mais la jeune femme ne s’avouait pas vaincue. Elle colla son visage aux tiges de fer, pour contempler l’extérieur. Après quelques minutes d’observation silencieuse, elle aperçut un crabeau qui déambulait sur les moulures épaisses du palais. Elle l’apostropha.

« Sir Crabeau, s’il vous plait ! appela-t-elle
- Oui ? répondit succinctement le crustacé, d’un air pressé.
- O arpenteur vaillant des tréfonds, j’ai besoin de votre aide ! quémanda mielleusement l’aventurière.
- Désolé, mais j’ai encore beaucoup à faire aujourd’hui, je ne puis vous assister, s’excusa-t-il en poursuivant sa route.
- Attendez ! Vous devez récoltez des bijoux et des pierres précieuses, n’est-ce-pas ? Je peux vous payer, assura-t-elle en défaisant son macaron et en tendant l’une des épingles d’or à travers le barreau.
Le crustacé s’arrêta, les pattes frétillantes.
« Que demandez-vous ? s’enquit-il finalement.
- Une domestique aux longs cheveux noirs et aux yeux bleu pâle possède la clé de ma chambre. Si vous pourriez la lui dérober…
- Moi, voler ? Non c’est honteux ! s’indigna son seul espoir, en faisant mine de s’éloigner.
- D’accord, d’accord, attendez ! Dans ce cas, pourriez-vous me servir de messager et partir prévenir mon amie que je suis retenue ici ?

Aelith détailla le contenu du message à transmettre plus longuement, et le crabeau céda à sa requête.

Dahlia était prête à retourner tout le palais, s'il le fallait, dans sa détermination à retrouver son amie. Engoncée dans sa tenue confondante de laquais, complétée par une veste cintrée, elle avait arpenté le premier étage en laissant traîner ses oreilles à l'orée des portes, espérant y recueillir un indice sur la localisation d'Aelith. Or, jusqu'à présent, la garde faisait chou blanc, ne percevant que des bavardages dénués d'intérêt, des chuchotements, des rires ou encore des sérénades parfois agrémentées de bruits étrangement suggestifs. C'est que l'on savait s'occuper, dans ce palais.

Sous la frustration qui commençait à s'amonceler en elle, ses cornes se mirent soudainement à poindre sur son encéphale. Alors que Dahlia soupirait de dépit, appuyée contre l'arcature en pierre sculptée d'une galerie, un crabeau fit soudainement jaillir sa frimousse derrière une colonnade, la détaillant avec intérêt. Il claqua même l'une de ses pinces effilées pour attirer son attention.

« Pssssst, par ici ! » Tournant la tête, Dahlia considéra un instant le cra-pas-si-beau, les sourcils s'arquant de perplexité. « Dahlia, si je ne m'abuse ? » enchaîna-t-il, à son plus grand étonnement. « Chut, pas si fort ! Comment... »

Mais la garde n'eut pas le temps d'achever sa phrase, qu'un petit bout de papier roulé échoua dans sa main, brandi sans un mot par la créature. Lorsqu'elle prit connaissance de sa teneur, son visage s'illumina. Troisième étage, quatrième porte à gauche. Son amie était parvenue à lui faire savoir où elle se trouvait détenue. Pas le temps de trouver la clef de la chambrée et sa détentrice. Dahlia allait faire sans. Avec ses cornes, un coup asséné avec suffisamment d'élan sur la porte n'aurait aucun mal à la faire vaciller. Certes, cela risquait d'être un peu bruyant, mais la garde n'était que peu connue pour sa discrétion. Elles improviseraient ensuite.

« Hé, m'oublie pas ! Je n'ai pas encore reçu mon paiement. Ton amie m'a assurée qu'elle m'en gratifierait une fois ma tâche accomplie. »

Acquiesçant, Dahlia attrapa le crabeau et l'enfouit dans sa veste sans plus de cérémonie. Puis elle gravit l'escalier en colimaçon qui desservait les étages supérieurs, d'un pas à la fois hâtif et désinvolte, pour ne pas éveiller la méfiance des éventuels valets qu'elle pourrait croiser. La porte tant recherchée se dessinait devant elle, dans le couloir étrangement désert, et elle s'apprêtait à la rallier, confiante, lorsqu'une voix tonna dans son dos.

« Hé, toi ! » Dahlia se figea instantanément, avant de pivoter avec appréhension vers la source du bruit, certaine d'avoir été grillée. « Qu'est-ce que tu fais là, à lambiner comme une somnambule ? On a besoin d'aide aux cuisines ! »

Dahlia fut ainsi forcée de rejoindre les fourneaux braisillants, malgré elle et à son plus grand désarroi. Dire qu'elle avait été si proche du but... Mais elle fut bientôt happée par l'affairement gagnant les cuisines : le braiment des cuisiniers n'avait de cesse de retentir à l'égard de leurs commis, les fustigeant d'être des gâte-sauces dans leur mécontentement empressé. Au fond d'un four caverneux, des carcasses entières rôtissaient sur des broches, léchées par des flammes langoureuses. Le fumet qui s'en échappait fit saliver Dahlia.

Mais elle n'eut pas le temps de s'y attarder car bientôt, un plateau d'argent garni de mignardises lui était casé dans les mains, et elle était enjointe à l'apporter dans la grande salle du banquet. Suivant les autres domestiques pour trouver son chemin, Dahlia l'atteignit sans peine. Vaste, richement décorée et déjà emplie de convives, une cheminée de marbre y trônait, à laquelle étaient suspendues des chaussettes bariolées, pourvoyant une douce chaleur depuis son âtre incandescent. Tandis que l'orchestre faisait résonner les premiers accords de musique, Dahlia parcourut la pièce des yeux, à la recherche d'Aelith qui devait déjà s'y trouver.

Fermement agrippée aux barreaux, Aelith tenta de déceler une faille dans leur assemblage. Elle scruta les fixations des tiges métalliques, et tâcha de repérer des fragments fragilisés. Mais, rien. Irritée, elle se laissa glisser le long du mur dans un soupire las. Cette aventure onirique en compagnie de Dahlia ne se représenterait pas deux fois, et elle regrettait de perdre son temps enfermée dans une chambre fuschia réhaussée de paillettes. Toutefois, elle ne pouvait s’en prendre qu’à elle-même. Le titre princier que lui avaient attribué les habitants de ses songes n’était que le reflet de son désir de reconnaissance, qu’elle avait toujours peiné à s’avouer. De la même manière, son enfermement soudain trahissait l’une de ses plus grandes craintes. Elle était semblable à un rouge-gorge qui se plaît à attirer les regards, tout en angoissant à l’idée d’être mise en cage.

« Bien, Dahlia ne semble pas prêt d’arriver. Il va falloir user de la manière forte, s’exclama-t-elle finalement en se relevant. »

D’un violent coup de pieds, elle entreprit d’enfoncer la porte. Son visage se tordit de douleur. Elle avait cultivé l’espoir que la souffrance était atténuée dans le domaine des songes, mais la réalité était tout autre. Elle n’en démordit pas pour autant et réitéra le mouvement. A la cinquième reprise, la porte s’ouvrit, dévoilant la silhouette gracile de la domestique qui l’avait emprisonnée.

« Je vois que vous trépignez d’impatience à l’idée de rencontrer sa Majesté le Prince, ironisa-t-elle d’un sourire mutin. Je venais justement vous chercher pour vous emmener à la salle du Bal. Après vous. »

La servante étant seule, Aelith aurait pu s’enfuir sans peine. Toutefois, si elle n’avait pas réussi à retrouver sa chambre, il était fort probable que Dahlia ait pris la décision de l’attendre à proximité de la salle du bal. L’aventurière jugea qu’il valait mieux le vérifier avant de s’esquiver, et suivit sa geôlière.

Lorsque la table de banquet recouverte de délicieux rôtis, légumes dorés et mets raffinés de toute sorte se dévoila sous ses yeux, son aigreur fût instantanément engloutie par sa gourmandise. Faisant fi de la bienséance, elle fondit sur une caille farcie qu’elle dévora goulument. Alors qu’elle s’apprêtait à laisser sa gloutonnerie ravager le festin, elle fût rattrapée par ses instincts d’ivrogne. Un verre de vin rouge trônait gracieusement au centre du buffet. Une pensée la traversa. Pouvait-on être ivre en rêve ?

Quelques verres plus tard et une bouteille de champagne en main, elle avait sa réponse.

« Yo-ho-ho-ho Yo-ho-ho-ho. Tous avec moi! mugit-elle. »

Elle reprit profondément sa respiration, pour s’égosiller de plus belle.

« Je m'en vais de bon matin,
Livrer le bon rhum de la Guilde.
Les vagues dansent et je chevauche,
Les flots au gré du vent ! chantonna-t-elle en attrapant un serveur par le col. »

Le regard améthyste de ce dernier lui rappela soudainement la raison qui l’avait menée à se rendre au bal. Elle tourna maladroitement sur elle-même, tentant de repérer son amie parmi la multitude de nobles écailleux.

Malgré l'abondance d'invités qui investissaient la grande salle, l'emplissant du bruissement de leurs conversations enjouées, Dahlia parvint à repérer assez aisément son amie. Corsetée dans une ample robe pourpre bouffante qui tombait jusqu'au parquet dans une effusion de froufrous, et parée de bijoux qui étincelaient sur sa peau aux entrelacs bleutés, Aelith ne pouvait guère être loupée. Les serviteurs du Prince l'avaient visiblement apprêtée pour ravir les yeux de ce dernier, qui n'avait pas encore fait son arrivée. Ce que Dahlia ne manqua pas non plus de noter, en revanche, ce fut la vitesse à laquelle l'aventurière éclusait les verres de spiritueux. La garde savait son amie portée sur la boisson, mais les circonstances imposaient de garder toute sa clairvoyance, tout de même.

Soit, Dahlia allait devoir être lucide pour elles deux. Elle ne comptait pas, de toute façon, goûter aux coupes, ayant plutôt le présent rôle de les servir. La garde continua de guetter son amie du coin de l'œil, tout en se rapprochant imperceptiblement d'elle, tandis qu'elle offrait gracieusement son plateau aux convives se dressant sur son parcours. Petit à petit, son esprit parvint à échafauder un plan. Dahlia n'était pas vraiment sûre de son coup, mais il fallait tenter le tout pour le tout.

Lorsque la voix avinée d'Aelith commença à vibrer dans l'air, et qu'elle se mettait à alpaguer certains des invités alentour pour les enjoindre à chanter avec elle, la garde sut que c'était le bon moment. Elle s'empressa de la rejoindre, et la prit bras-dessus bras-dessous dans un esprit de franche camaraderie, puis mêla sa voix à la sienne, en faisant semblant d'être aussi pintée. L'illusion sembla prendre, si bien que des regards interloqués se braquèrent sur elles.

« Envole-moi, envooole-moi, envooooooole-moi,  
Loin de cette fatalité qui colle à ma peaaaaaau,

Envooole-moi, envoooooole-moi,
Remplis ma tête d'autres horizons, d'autres mooooooots ♪ »

Puis, subitemment, l'un des bras de Dahlia quitta l'épaule de son amie pour venir s'enrouler autour de sa taille, tandis que de sa main libre, elle décrochait son lasso magique à sa ceinture - elle l'avait toujours avec elle, y compris en rêve - et l'envoyait s'entortiller autour de l'imposant lustre miroitant au-dessus d'elles, qui prenait naissance dans la voûte.

« Envooooooooooooooole-moiiiiiiiii ♪ »

Sur ces dernières paroles, elles s'élevèrent dans les airs, tandis que Dahlia raccourcissait la longueur de la corde, sous une myriade de yeux ébahis qui s'étaient dressés pour suivre leur ascension. Il y eut même des sifflements impressionnés, certains des invités devant croire à un spectacle tissé sur mesure.

« Accroche-toi bien, ça va un peu secouer. » murmura sans crier gare Dahlia à son amie.

Aussitôt, la garde commença à esquisser un mouvement de balancier avec ses jambes, faisant tanguer dangereusement le lustre auquel elles étaient suspendues. Gagnant de plus en plus d'élan, elle avisa l'une des fenêtres en trilobe, et n'eut aucune hésitation : elle se propulsa droit vers celle-ci. Le verre explosa dans un crissement cristallin, tandis qu'elles passaient au travers. Le vide. La caresse du vent frais du soir. L'ivresse d'une chute non maîtrisée, puis un violent fracas de tuiles brisées, tandis qu'elles se recevaient sur un pan incliné du toit palatial.  

Au moins, elles en étaient sorties, de ce satané palais.

Un sourire béat aux lèvres, Aelith sentit le bras de son amie entourer son épaule. Les retrouvailles émurent excessivement l’aventurière pompette, qui beugla de plus belle en se trémoussant. Malgré l’effarement de la majeure partie de la salle, elle remarqua qu’une poignée d’invités commençaient doucement à se dandiner à leur tour. Elle les encouragea par des clins d’œil appuyés.

« Envooooooooooooooole-moiiiiiiiii »

Alors qu’elle s’égosillait en brandissant sa bouteille au ciel dans une giclée mousseuse, le lustre étincelant parût soudain se rapprocher. Elle mît l’événement sur le compte des divagations de son esprit brumeux, jusqu’à réaliser que ses pieds ne touchaient plus le sol.

« Dahlia, on vooooole ! s’exclama-t-elle gaiement, tandis que la garde entamait un mouvement de balancier. »

Sa voix fût rapidement couverte par un crissement de verre brisés. Elle se réceptionna durement sur un plan incliné, duquel elle glissa pour atterrir sur un parterre de fleur.

« On voulait un jardin, le voici ! maugréa-t-elle, l’esprit éclairci par la chute. Tu aurais pu me laisser grignoter encore un peu avant de m’enlever, renchérit-t-elle en bougonnant. Mais je dois avouer que c’était un tour de passe-passe des plus élégants. »

Elle se releva en chassant quelques fleurs emmêlées dans sa crinière dorée. Tout en desserrant les lacets oppressants de son corset, elle scruta les alentours. Les deux jeunes femmes se trouvaient dans la pépinière royale, déserte. Quelques cris lointains lui parvinrent.

« Ils doivent être à notre poursuite, mais il va leur falloir un certain temps pour faire le tour. Allons-y. »

En trottinant, les deux fugitives s’éloignèrent du domaine princier. Leur retraite se déroula sans encombre, bien qu’il leur ait fallu frôler quelques murets pour éviter le regard aiguisé des gardes. Lorsqu’elles parvinrent dans un village avoisinant le palais, Aelith, qui avait recouvré ses facultés, reprit la parole.

« Tout ça ne nous dit pas comment remonter à la surface…
- Il suffit de trouver un passeur, murmura une voix étouffée. »

Un crabeau s’extirpa doucement de la veste de Dahlia, sous le regard interloqué de l’aventurière.

« Vous avez tenu parole ! s’étonna-t-elle.
- Et à quel prix ! grommela le crustacé. Secoué dans tous les sens, confiné dans une poche étroite… Sans parler de la chute ! Je me suis évanoui sous le choc, et je n’ai repris connaissance qu’il y a quelques secondes, se désola-t-il.
- Vous m’en voyez navrée, mon cher Sir à l’armure de saphir. Je saurai vous récompenser en conséquence, d’autant plus si vous pouvez nous mener au passeur que vous avez mentionné.
- Ah, j’ai eu mon lot d’entourloupes pour la journée !  Payez-moi et restons-en là.
- Allons, allons, ne soyez pas si défaitiste, ô plus acharné de tous les guerriers… Regardez donc la soie de ma robe, et les bijoux qui ceignent mes poignets. Ajoutés à l’épingle que je vous ai promis, ils représenteraient un trésor immense pour vous.
- Ce n’est pas faux, mais…
- Je vous sens hésitant, le coupa-t-elle. Jouons à un jeu ! Cela vous remontera le moral, et si vous gagnez, je vous promets de vous laisser en paix. Si vous perdez, vous devrez nous guider. Qu’en pensez-vous ?
- Cela me semble être un marché correct. Mais, à quoi jouons-nous ? »

La jeune femme agita sa bouteille à moitié vide sous le nez du crabeau, puis la posa sur un muret à une dizaine de mètres. Elle ramassa quatre galets au passage.

« A un jeu de tir ! Vous possédez deux galets, Dahlia et moi un chacune. Si à nous deux réunies, nous faisons un meilleur score que vous, nous remportons la partie. »

Le fruit de mer laissa à Aelith l’honneur de débuter la première salve. Appliquée, elle se positionna dans l’axe de la bouteille, et ralentit sa respiration. D’un mouvement ample, elle lança le projectile.

Résultats:

La douleur de ses membres heureusement atténuée par le caractère imaginaire de tout ce qu'elles étaient entrain de vivre, Dahlia se redressa dans le parterre tendre du jardin royal, époussetant sa tenue des fragments des pétale de fleurs qu'elle venait de ratatiner dans sa chute de plusieurs toises.

« De t'enlever ? De te sauver, tu veux dire ! » rétorqua-t-elle d'un air aussi outré qu'amusé face au manque de reconnaissance flagrant de son amie. « Dahlia, Chevalière-Servante, pour vous servir » s'inclina-t-elle alors dans une révérence volontairement exagérée.

Mais elles coupèrent rapidement court à leurs plaisanteries, car il était temps de déguerpir. Leurs atours se trouvaient particulièrement voyants, et Dahlia regrettait qu'elles ne puissent en changer aisément. Elles parvinrent toutefois, tant bien que mal, à éviter la vigilance des gardes, en se coulant dans l'ombre des porches et des encorbellements, ainsi qu'en multipliant les détours, telles deux souris en mission d'infiltration.

Une fois dans une bourgade jouxtant le palais, le crabeau qui était demeuré niché dans la veste de Dahlia refit surface, en même temps que leurs préoccupations pour rejoindre la surface. Aelith parvint habilement à outrepasser les réticences de ce dernier à les aider, en initiant un jeu. Voilà qui leur permettrait peut-être de s'attacher le concours de la créature – dont elles étaient malgré elles tributaires - un peu plus longtemps. D'un œil anxieux, Dahlia assista aux premiers lancers. Lorsqu'elle les vit tous les deux rater, elle s'empara de son galet en feignant une assurance composée.

« Haha ! Regardez-donc la pro', et prenez-en de la grai... » Le galet fusa de ses doigts, pour atterrir... également à côté de la cible. « RAAAH ! C'est cette bouteille qui est tordue aussi, j'suis sûre ! »

Le crabeau ayant également échoué à sa seconde tentative, ils décidèrent d'un commun accord de réitérer leurs lancers. Ce fut alors que la créature, investie subitement d'un talent hors pair, leur mit tout bonnement une râclée, en réussissant à faire choir la bouteille par deux fois, contre aucune pour les deux piètres lanceuses...

« Vous en avez dans les pinces, sire Crabeau ! Je me dois de vous féliciter, même si votre flamboyante réussite nous dessert... »

La mine de Dahlia se voila de tristesse, et elle leva un regard larmoyant – certes, elle en rajoutait peut-être un peu, mais il le fallait bien – à l'égard de leur adversaire, dans l'espoir d'attendrir quelque peu son cœur chitineux. Et, étrangement, cela sembla opérer.

«  Bon, ok, ok ! Vous m'avez offert une interlude fort divertissante, et je me dois de vous remercier pour celle-ci. Suivez-moi, je vais vous aider à trouver votre moyen de sortie. »

Éprise d'un grand soulagement, la garde prit la créature contre elle et s'essaya même à l'éteindre affectueusement, mais celle-ci se déroba fissa.

«  Hé, doucement ! Pas de familiarités, je vous prie. »

« Allez, Dahlia ! Fais-nous virevolter cette bouteille ! »

Aelith eut beau s’égosiller pour encourager son amie tout au long du jeu, la défaite n’en fût pas moins écrasante. Le crabeau avait le regard pénétrant et les pinces affûtées. A son premier essai, le galet frôla la bouteille, dans un tintement aigü. Il apprît de son échec, et rectifia rapidement le tir. D’un petit saut élégant, il expédia le projectile en plein centre de la cible lors de sa troisième tentative. Il termina royalement en brisant la bouteille, qui tapissa le sol de flocons de verres dans un éclat cristallin. Aelith ne put s’empêcher d’applaudir.

« J’ai toujours été une bonne archère, mais je ne saurai égaler votre précision, Sieur Crabeau, ajouta-t-elle à la suite de Dahlia. Je vous tire ma révérence ! »

Elle observa avec surprise le visage de la garde se fendre d’une moue triste. Dahlia ne lui avait encore jamais montré ses talents de comédienne. Bien que les larmes lui parussent de trop, Aelith reconnut qu’elle était plutôt douée. Le crustacé se laissa finalement attendrir, et les enjoint à les suivre.

« Dîtes, l’apostropha-t-elle alors que le groupe se dirigeait vers la frontière irisée qui protégeait la cité. Il me semble, mon cher Monsieur, que j’ai par mégarde oublié de vous demander votre nom.
- Oh, ne vous inquiétez pas, peu de personnes l’utilisent. Je m’appelle Seabastian, mais on me surnomme le Pourfendeur de Joyaux.
- Vous devez être des plus habiles, pour mériter ce titre ! »

L’aventurière se remémora songeusement les paroles de la Divinam. La bague qu’elles recherchaient se trouvait dans le marais des salades mordillantes. Elle ne savait pas sur combien de lieux pouvait s’étendre les pousses entourées de tourbe, mais elle jugea que l’aide de leur compagnon cuirassé ne serait pas de trop dans cette affaire. Il lui faudrait le convaincre de les accompagner, quoiqu’il en coûte.

Elle fut tirée de ses pensées par un son sourd et puissant, qui fît vibrer le sol sableux. Une immense baleine frôla la muraille de bulle, si près que l’aventurière craint qu’elle ne la brise.

« Saisissant… commenta Aelith, les yeux pétillants.
- Vous pouvez vous réjouir dans ce cas ! Je vous présente notre passeur. Courrez le plus vite que vous le pouvez, et ne vous arrêtez pas ! »

Eberluée, la jeune femme emboîta le pas au crabeau. Elle fila, soulevant des nuées piquantes de sable à chaque foulée, jusqu’à franchir la paroi transparente. D’une bouchée, le cétacé accueillit les trois voyageurs qui venaient de s’extraire de la cité. La suite resta vague dans son esprit. Elle fût ballotée pendant plusieurs minutes, tantôt engloutie sous les flots, tantôt élevée jusqu’à une bulle d’air. Elle sentit soudain un courant l’aspirer en arrière. Devinant que l’heure d’arrivée se rapprochait, elle attrapa maladroitement le crustacé, qui se cramponnait à la langue de la baleine. L’aspiration s’intensifia, et les jeunes femmes se retrouvèrent projetées par le jet de leur passeur.

En suspension, Aelith aperçut brièvement la silhouette d’un traineau chargé de cadeaux et tracté par des rennes se dessiner dans les airs, avant de retomber lourdement sur la berge recouverte de neige.

Pourquoi donc aucun voyage ne se passait de façon apaisée, dans ce monde onirique ? Les transports en commun n'étaient-ils pas fait pour sommeiller, normalement ? Tout en s'indignant, en son for intérieur, d'avoir été autant bringuebalée, Dahlia recouvra tant bien que mal ses esprits sur les berges poudreuses d'un lac de montagne. Un peu plus loin, elle pouvait discerner les contours d'un village, enseveli sous des monceaux de duvet blanc qui adoucissaient son architecture. Les toits des maisons s'arrondissaient, abondement coiffés de neige, et s'en élevaient des cheminées crachotant de fins panaches de fumée qui s'entortillaient dans l'air glacial. Le village, ainsi douillettement enveloppé dans sa couverture neigeuse, comme blotti dans celle-ci, semblait tout droit sorti d'un conte de fée.

Soudain, une clameur joviale, s'apparentant à un carillonnement de clochettes, fit lever les yeux à Dahlia vers le ciel. À travers un tourbillon de flocons, elle put alors apercevoir, dans la chape céleste, un traîneau charrié par un attelage de rennes, croulant sous un empilement de cadeaux. Décidemment, les rêves pouvaient receler de bien étranges manifestations du subconscient. Et surtout, qui était cet homme barbu et pansu qui guidait cet étrange convoi ?

Ce fut alors que Dahlia remarqua, impuissante, la chute de l'un des paquets du convoi, qui venait de dégringoler du chargement visiblement un peu trop garni pour sa capacité, et plongeait vers le sol.

« Oh non, le cadeau ! »

Mue par une impulsion intuitive et impérieuse, Dahlia se précipita jusqu'à son point de chute, suivie de près par Aelith. Elle parvint à attraper le présent avant qu'il ne finisse dans une flaque boueuse, après un dérapage à peu près contrôlé sur une plaque verglacée, qui avait manqué de la faire atterrir les quatre fers en l'air, si elle ne s'était pas redressée de justesse. Le cadeau, à présent dans ses mains fébriles, se trouvait emballé dans du papier rouge moiré, et ceint par un épais flot doré. La garde avisa la petite étiquette qui y était attachée, où se trouvait annoté l'inscription « 221B Baker Street ».

« Hum, il s'agit sûrement de l'adresse de son destinataire... On devrait peut-être le lui amener ? »

Cela les éloignait quelque peu de leur objectif, mais elles ne pouvaient décidément pas laisser ce présent esseulé ici, et en priver la personne auquel il était destiné, qui ne trouverait rien sous son sapin le jour du Solstice.

«Raah mais pourquoi m’avez-vous donc agrippé ? Ce n’était pas mon arrêt ! glapit le crabeau en suivant les jeunes femmes dans les plaines enneigées.
- Oh… Je pensais que vous souhaiteriez nous accompagner, s’excusa Aelith sans réelle sincérité. J’avais peur que vous restiez bloqué dans la baleine. »

En réalité, quand elle avait aperçu Seabastian se cramponner à la langue du cétacé, elle avait craint de perdre leur seul espoir de mettre la main sur la bague. Sans réellement réfléchir, elle l’avait détaché de son refuge, d’un féroce coup de poignet. Elle n’aimait pas mentir, mais son intuition lui avait soufflé que le crustacé serait un compagnon indispensable pour le reste de leur aventure.

« Malheureusement, nous ne pouvons pas revenir en arrière. Que diriez-vous de nous accompagner un peu ? Rien de tel qu’une petite expédition pour briser la routine. N’êtes vous pas lassé de voir les jours défilés sous vos yeux, tous identiques ?
- Maintenant que vous le dîtes… Il est vrai que j’ai toujours rêvé de m’aventurer hors de l’océan. Mais, ce n’est pas digne de mon titre de « Pourfendeur de joyaux ».
- Comment ?! Vous allez récolter des trésors plus merveilleux que ce que vous n’avez jamais imaginé en notre compagnie, je vous le garantis ! Vous serez récompensé. »

Alors que le débat s’échauffait, la voix de Dahlia s’éleva, alarmante. Le sang de l’aventurière ne fît qu’un tour, et elle se précipita sur le cadeau qui chutait, enveloppé dans une nuée de flocons virevoltants. Son amie fût plus prompte.

« Tu as raison ! Approchons-nous donc du village qui se déploie en contrebas, nous y serons mieux informés. De plus, nous y trouverons sûrement de quoi nous réchauffer un peu… Ma robe est bouffante, mais son tissu est trop léger. Un manteau en fourrure duveteuse serait des plus agréables.
- Personnellement, je ne refuserai pas une bonne paire de moufles. Il fait si froid que j’en claque des pinces, ajouta le crabeau en tremblotant. Quelle idée de se rendre en terre des lutins à quelques jours à peine du solstice d’hiver ! »

Tout en se chamaillant, les trois comparses empruntèrent le sentier qui conduisait aux maisonnettes vêtues de leur manteau cotonneux. Leurs pas les menèrent jusqu’à à un groupe d’enfants agglutinés autour d’un puits dans la place centrale du village, en pleine bataille de flocons. Ils étaient tous affublés d’un ensemble émeraude, et portaient des bonnets ornés de clochettes, dont s’extirpaient des oreilles pointues. Alors qu’Aelith s’apprêtait à les apostropher pour se renseigner sur l’adresse indiquée, un feulement rauque la stoppa. Un chat dodu et blanc comme l’hiver bondit du sommet du puits et se rua sur Seabastian. Le crabeau l’esquiva avec une diligence qui épata Aelith, et fila dans la ruelle la plus proche.

« Attendez ! s’exclama-t-elle en se lançant à leurs trousses. »

« Comment… ce chat… obèse… peut… courir… aussi vite… »

Plus qu'essoufflée au terme de sa poursuite éperdue, Dahlia put reprendre un brin de souffle lorsqu'elle aperçut le chat mafflu au pelage ivoire arrêter sa course pour s'introduire dans une boulangerie, à la suite du crabeau pourchassé qui venait de s'y engouffrer en espérant lui échapper.

« Il paraît que leurs poils ont tendance à donner une impression de grosseur exagérée aux chats… Le plus souvent apparente, mais dans son cas à lui, il semble réellement avoir abusé des croquettes… »

L'imposant matou venait d'acculer sa proie dans ce repaire aux effluves de pain chaud. Les deux jeunes femmes y entrèrent également, faisant connaissance avec sa propriétaire.

« Je vois que vous avez rencontré Muta. Il est plutôt gourmand et friand de nouvelles expériences culinaires, mais ce n'est pas un mauvais bougre.
- Quel affront ! Je ne suis pas une expérience culinaire !
- Je crois que les insulaires d'un certain âge, à l'Archipel, ont pourtant pour coutume de... Hum, passons. »

Ce n'était pas le moment de se mettre le crabeau à dos en lui rappelant la propension de certains grabataires à déguster son espèce au petit-déjeuner. Dahlia attrapa Seabastian qui se jetait dans ses bras pour fuir son agresseur. Et, à présent qu'elles étaient là, elle en profita pour demander à la tenancière :

« Excusez-moi, pourriez-vous nous indiquer où se trouve le 221B Baker Street ? Nous aurions un colis à remettre à son résident.
- Oh, le 221B Baker Street, dites-vous... ? Le regard de la boulangère se fit subitement étrangement fuyant. Je ne suis pas certaine de pouvoir vous aider, je suis navrée...
- Arf, ce n'est pas grave, dans ce cas, nous devrions bien réussir à trouver un passant à même de nous renseigner. Aurevoir, bonne journ… »

Dahlia s'apprêtait à sortir, lorsque la femme aux joues replètes reprit soudain précipitamment :

« A-attendez ! En réalité, vous ne devriez pas vous y rendre. En effet… tous ceux qui s'y essaient finissent par le regretter.
- Que voulez-vous dire ?
- Eh bien... Cette maison, tout comme son occupant, sont maudits… Gardez-vous bien de les approcher.
- Une malédiction, dites-vous ? Sur quoi porte-t-elle, exactement ?  

Le regard de la boulangère se voila, tandis qu'elle replongeait dans ses souvenirs.

« Tout a commencé quand sa femme a disparu… Il y a deçà plusieurs années. Elle s'est évanouie, un beau matin, pour une raison mystérieuse, encore demeurée irrésolue à ce jour. Ça a changé Bram, pour sûr. Il est devenu distant, comme s'il était lesté d'un fardeau immense, ne laissant de lui qu'une coquille vide. Un bien triste sort, connaissant le joyeux luron qu'il était autrefois. Les gens du village ont continué de lui rendre visite, dans les premiers temps, afin de lui apporter leur soutien, mais ils ont fini par arrêter. En effet, tous ceux qui essayaient de se rendre chez lui… n'y parvenaient pas. Il leur était impossible de rallier son manoir, totalement désorientés, et certains ne sont d'ailleurs jamais réapparus. On dit qu'ils errent encore, pris entre l'étau du rêve et de la réalité. »

La garde ne put s'empêcher d'agiter une main d'un air désinvolte.

« Bah... Les superstitions, elles n'opèrent que si l'on y croit, pas vrai ? On est prêtes à tenter le coup, si vous voulez bien nous indiquer le chemin jusqu'à sa demeure.
- Eh bien, au moins, je vous aurais prévenues… Prenez à droite, en sortant. Puis continuez tout droit jusqu'à la seconde intersection, passez sous le pont et tournez à gauche. Vous arriverez à l'orée de la forêt où se trouve enchâssé son manoir. Je ne peux que vous souhaiter bonne chance, à partir de là.
- Merci beaucoup ! Promis, on repassera vous acheter une brioche au retour. Comme ça vous verrez que les malédictions, c'est du flan. »

« Avant qu’on ne parte, est-ce que vous auriez des vieux vêtements à me prêter ? Cette robe n’est guère adaptée au climat actuel.
- Pas de soucis, mes enfants ont laissé pas mal d’affaire ici qu’ils n’utilisent plus depuis des années. Je suis contente qu’ils servent, approuva sa sauveuse en allant chercher un ensemble pour l’aventurière et deux manteaux. »

Chaudement emmitouflées, les deux rêveuses accompagnées du Pourfendeur de joyaux-mais-pas-de-chats empruntèrent la route indiquée par la boulangère.

« Il y a des chanceuses, par ici…
- Quel est le problème Sir Seabastian ?
- Tout le monde n’a pas eu le loisir d’être fourni en vêtements chauds.
- Allons, la boulangère ne pouvait pas savoir que votre carapace n’est pas hermétique, et elle n’avait sûrement rien à vôtre taille. Mais, si vous souhaitez une paire de moufles, laissez-moi quelques secondes pour découper le bout de mes gants… Hop, voilà qui est fait. Tenez ! s’exclama-t-elle joyeusement en enveloppant les morceaux tissu autour des huit pattes du crustacé.
- C’est très agréable d’être ainsi enveloppé, bien que le manque d’élégance soit à déplorer.
- Jamais satisfait, n’est-ce pas ?
- C’est en étant exigeant qu’on devient un bon crabeau, prenez-en de la graine ! Mais, merci. »

Le joyeux groupe s’engouffra sous l’arche du pont, puis se dirigea en direction du bois chatoyant qui bordait le village. Ils louvoyèrent quelques secondes avant de repérer un sentier qui se dessinaient entre deux rangées d’arbres, couverts de leur onctueux glaçage hivernal. Un panneau trônait à son orée, portant l’étrange inscription « Ne suivez pas le sentier ».

« Voilà qui ne manque pas de singularité… Mais qu’importe, un manoir est forcément imposant, nous ne devrions pas avoir de mal à le repérer, commenta Seabastian en s’engageant sur le chemin à petits pas.
- En effet ! En tout cas, je ne remarque rien d’anormal dans cette forêt de prime abord, si ce n’est sa densité. »

Tout en bavassant, ils s’enfoncèrent plus profondément dans la sylve luxuriante.

« Tiens, voilà une nouvelle pancarte ! remarqua Aelith, à l’approche d’un croisement. Elle indique trois directions. « Pas par là », « Là non plus ! », « Oh, mais où croyez-vous aller ? » lut-elle avec circonspection.
- Un petit plaisantin s’est sûrement amusé à écrire n’importe quoi… N’y prêtons pas attention, conseilla le fier Seabastian. »

Les deux jeunes femmes se rangèrent à son avis, et empruntèrent l’un des sentiers, choisi grâce à la technique emblématique de Dahlia que l’aventurière se plaisait à nommer « Qui tourne, qui pointe, qui va pas ».

« Nous sommes déjà passés par là, commenta finalement la blonde après plusieurs minutes d’errance. Je reconnais ce bosquet !
- C’est la troisième fois que tu le dis, ne te tourne pas en ridicule ! s’échauffa le crustacé saphir. On est déjà retourné en arrière plusieurs fois, cela ne mène à rien… Il faut continuer.
- Ce sont tes directives qui ne nous mènent à rien. Non, ça suffit, au diable les sentiers !
- Apprends à modérer tes humeurs, jeune fille, et fais preuve d’un peu de bon sens ! »

Dépitée par ce débat sans fin, Aelith lança un regard implorant à Dahlia. Il fallait qu’elle tranche avec que le conflit s’envenime davantage.