Franchement, Magnus avait honte de lui-même. Plusieurs mois s’étaient écoulés sans qu’il ne trouve vraiment le temps pour s’occuper de veiller à la bonne intégration de l’une de ses nouvelles recrues, Xylia Mavrocordato. Habituellement, il ne lui fallait pas plus d’une semaine pour loger une demi-journée d’explications, présentations et visite pour les nouveaux du régiment. Mais cette fois, tout s’était énormément enchainé sans qu’il n’arrive à bien s’organiser. Il ne l’admettrait sûrement jamais, mais l’âge avait un rôle à jouer dans toute cette débandade organisationnelle. Sans compter, bien évidemment, l’affaire encore non-élucidée des parents Milan ; les divers autres meurtres au Village Perché qui entachaient la réputation pourtant très correcte des Belluaires ; ses difficultés socio-amoureuses avec Bernardine ; le comportement étrange de son second, le lieutenant Sarramont, pendant ces dernières semaines ; et enfin la disparition totale de la circulation d’une personne importante pour le royaume : le maître-espion, qui était introuvable. Bien qu’il ne sache pas qui était cette dernière personne, il se doutait que si lui-même était informé d’un tel évènement et tenu de rester aussi discret que possible, c’était que quelque chose de grave se tramait.

Toutes ces choses, et bien d’autres encore – mais plus minimes –, avaient participé à lui occuper l’esprit et à faire grimper son stress en flèche, à tel point qu’il avait délaissé certaines activités qu’il avait considéré jusqu’alors comme des devoirs absolument indispensables. Notamment : l’accueil des nouveaux.

Heureusement, après tant de temps, il avait réussi à se forcer à trouver un créneau pour Xylia. D’autant qu’il y avait quelques détails qu’il souhaitait aborder avec elle, en tête à tête. Il l’avait donc invitée à son bureau en ce mardi matin, malheureusement sans préciser la raison de cette convocation – la jeune femme irait sûrement se faire des idées, mais ça, il n’en était pas conscient. Le Mardi était généralement un jour assez calme : pas de marché, pas d’office, pas de retour des patrouilles dans les terres… Une journée de traitement de paperasse administrative, en somme. Comme il méprisait fortement ces journées ennuyeuses au possible, il s’était dit que le moment était venu pour intégrer Xylia – bien qu’il fut là depuis des mois.

Pour rendre le moment plus agréable pour eux deux, il avait fait apporter diverses boissons et mets : des pains, du miel, du beurre, des confitures, des saucisses, du lard, des haricots, des carottes, des laits, de l’eau, de la cervoise, du cidre, etc… Toutes sortes de choses qui pourraient constituer un bon petit déjeuner mêlé à un déjeuner.

Lorsqu’on toqua à la porte, Magnus était occupé à remplir un formulaire pour demander l’intervention de magico-gardes sur le Village Perché pour y vérifier les défenses magiques mises en place. Il leva le nez de son papelard, alla ouvrir la porte et y découvrit Xylia, juste derrière.

« Ah ! » fit-il, de toute évidence content de pouvoir sortir de ses papiers pour faire autre chose. « Xylia, entre et assieds-toi, j’t’en prie ! »

Il l’invita en s’écartant et en tendant le bras vers un fauteuil à se mettre à l’aise. Il ferma ensuite la porte et se dirigea jusqu’au chariot couvert de vivres qui avait été amené. D’une main, il saisit un gobelet en terre cuite, et, de l’autre, il désigna les divers récipients.

« Avant qu’on entre dans le vif du sujet, tu veux boire quelque chose ? »

Le commentaire que fit Xylia à propos du chariot étonna sincèrement Magnus. Si bien qu’il en resta coi quelques secondes, à la regarder avec des yeux ronds. Il bégaya légèrement, en regardant à tour de rôle le chariot puis la garde, puis le chariot, puis la garde, incapable de réfléchir correctement devant une affirmation de la sorte.

De toute évidence, il n’avait pas pris un paramètre en compte : Xylia n’avait pas le même appétit que lui. Là où il voyait s’étaler un bon repas capable de lui faire tenir une partie de la journée, elle semblait découvrir une montagne insurmontable de mets ; un défi pour son estomac qui aurait peut-être explosé sous la torture que serait de lui faire manger toutes ces choses. Dans sa tête, les choses se déroulaient à peu près comme suit :

Il posa les yeux sur le chariot.

Comment ça goûteur de tous les produits ?!

Les yeux sur Xylia.

Y’en a tant que ça pour elle ?

Sur le chariot.

Mais non c’est pas tant que ça, elle exagère !

Sur Xylia.

Quoique… C’est vrai qu’elle est maigrichonne…

Chariot.

Elle pourrait jamais avaler ne serait-ce qu’un quart de ce qu’il y a là-dessus…

Xylia.

Mais si elle mange pas comme il faut elle sera jamais assez costaude !!

Chariot.

D’un autre côté, moins elle mange, plus JE mange…

Et sa décision fut prise.

« Oh, ça ? Je... Euh... Non... Non, non... Pardon, c'est... C'est juste une... Une collation ! Voilà ! Une collation ! J’ai pris beaucoup et diversifié pour que tu puisse choisir c'qui te fait envie. On va peut-être passer un peu de temps ensemble alors autant que ce soit agréable, hein ! »

À ces mots, il commença à se servir lui-même une belle coupe de cidre légèrement relevé de menthe et de cassis. Alors que le liquide se déversait dans le récipient, son esprit tiqua enfin ce qu’il venait d’entendre et qui le gênait. Il releva la tête, posa la cruche et le gobelet, et se tourna vers la militaire.

« Déjà, pas de vouvoiement avec moi. Ce truc-là, c’est pour mettre de la distance entre les gens. Ici, même si on est pas forcément content d’y être, on est une famille. Alors tu m’tutoies, et tu m’appelle comme tu le veux tant que c’est respectueux et que c’est pas mon prénom. Vu ? » dit-il en pointant un index presque menaçant en raison de sa taille vers elle.

Le vieux bougre tenait vraiment à ce que cette seule consigne soit respectée. C’était aussi bien parce que son égo aimait particulièrement lorsqu’il était en position de papa modèle pour ses gardes, que par recherche d’une cohésion familiale perdue. Lui qui n’avait plus aucun contact avec sa famille depuis le décès de ses parents et sa mutation sur le Village Perché, il s’en était trouvé une autre ici. Une qu’il avait choisi, et qui l’avait accepté en retour, malgré sa grande gueule et son excès de confiance en l’être humain. Il vouvoyait donc les nobles et tutoyait toute autre personne avec qui il parlait, que ce soit des inconnus ou non. Après tout, on ne sait jamais où se cache notre prochain ami, n’est-ce pas ?

Sans vraiment laisser le temps à la jeune femme de répondre, il prit son gobelet, et embraya tout en s’asseyant confortablement dans un des fauteuils de cuir.

« Bon, ben j’te laisse te servir, prends ce que tu veux ! »

Une gorgée de cidre et un soupir d’aise plus tard :

« Du coup, je t’ai demandée de venir parce qu’on a pas eu le temps de se voir tous les deux depuis ton arrivée. Enfin, J’ai, pas vraiment eu le temps… Je voulais d’abord te présenter mes excuses pour le retard, d’habitude je m’occupe rapidement des nouveaux pour qu’ils sachent que même en tant que capitaine je prends à cœur leur intégration dans les Belluaires. Mais ces dernières semaines ont été… Compliquées, on va dire. Bref ! J’imagine que t’as déjà eu pas mal d’explications sur le régiment et son fonctionnement depuis que t’es là, alors on va passer là-d’sus, et aller droit au but : comment tu te sens, ici ? Est-ce que tu t’y plais, est-ce que tu as des trucs à redire ? Hésite surtout pas à tout balancer, j’suis certainement le mieux placé pour aider si y’a des situations qui gênent ! »

Dans un univers alternatif où les gens pourraient regarder des comédies via un ustensile électrique doté d’une sorte de vitre permettant de projeter via des ondes longues distances des scènes pré-enregistrées, l’interaction entre Magnus et Xylia aurait pu être une scénette hors-série d’une suite de scénette appelée « Amis », mais probablement dans une autre langue.

Mais, dans Aryon, il s’agissait simplement d’un échange surréaliste, dans lequel la loufoquerie avait élu domicile, et où ni l’un ni l’autre des participants ne semblait sûr de bien comprendre ce qui se disait. Et un œil externe n’aurait lui-même pas pu faire mieux que hocher la tête pensivement en se demandant s’il était normal d’avoir envie de mourir à cause de quelques banalités échangées.

Concrètement, Xylia venait de bombarder Magnus de suppositions et réflexions telles qu’il n’en avait jamais entendu pour une simple directive de « pas de vouvoiement, et m’appelle pas par mon prénom ». Son cerveau, pourtant habitué à voir de sacrés énergumènes, était totalement submergé. Il avait atteint très rapidement son point de rupture, et l’avait même dépassé. C’en était trop pour lui, il n’arrivait pas à gérer tout ce qui était lancé et qui le touchait de plein fouet, mentalement. Il encaissait chaque coup verbal que lui balançait la garde, mais vint un moment où il craqua. Ses muscles tendus, son visage crispé, ses yeux écarquillés, la tempête était sur le point d’exploser. Plus elle déblatérait son monologue insensé, plus la pression montait… Son visage se fit de plus en plus rouge, et son corps tremblait d’une manière qu’il avait du mal à contenir.

Soudain, un silence brusque, qui dura moins d’une seconde mais sembla durer une éternité… Le temps, comme suspendu, paru englober les deux êtres qui étaient dans ce bureau, comme pour leur laisser la possibilité de réfléchir en un éclair et de réaliser qu’ils savaient tous deux quelle serait la suite de ce qui venait de se passer. Puis, cette demi-seconde prit fin, et l’ouragan Magnus se déchaîna…

Un rire tonitruant, comme il en avait rarement produit, parvint à se frayer un chemin dans la gorge tendue et crispée du capitaine. Il avait lutté pour ne pas éclater en face de Xylia, mais elle était beaucoup trop timbrée pour qu’il se retienne de rire de la sorte. Quel genre de personne partait aussi loin pour des questions aussi simples ? Elle avait clairement un pet’ au casque, et il comprenait tout de suite mieux pourquoi une jeune recrue qui, d’après la lettre que lui avait adressé l’un de ses instructeurs, aurait pu entrer dans la prestigieuse Garde Royale, avait finalement été envoyée chez lui. Une toquée pareille, ça aurait fait tâche dans ce régiment bien rangé et aseptisé que dirigeait ce blanc-bec de Hekmatyar.

Il rit à n’en plus pouvoir respirer. Ses côtes le lançaient, ses joues le brûlaient, et ses yeux en pleurait tant elle l’avait fait rire. Après plusieurs minutes d’un fou rire qui se fit entendre à travers toute la caserne, le capitaine finit par reprendre ses esprits, et dit, non sans difficulté :

« Par la peau d’mes roustons, ça fait bien longtemps que j’avais pas ri comme ça ! Bordel… »

Encore quelques secondes de plus permirent à notre grand dadet de se reprendre et de retrouver un sérieux relatif.

« Fiou… Bon… Appelle-moi juste chef, d’accord ? J’pense… Que ce sera plus simple, hein… Plutôt que… Que… Te torturer l’esprit… Avec… »

Malheureusement, ses pensées finirent par revenir sur les divagations insensées de la garde, et il repartit à rire. Il n’en pouvait tellement plus, de l’imaginer dans la vie de tous les jours, à avoir un mal fou pour survivre dans un monde où tant de choses étaient plus complexes que ce qu’il lui avait demandé. Il l’imaginait s’interroger face à quelqu’un qui lui disait qu’il « pleut des cordes », et il trouvait ça si tordant qu’il finit par se mettre à quatre pattes à fixer le sol pour essayer de trouver un peu de calme dans un paysage neutre et dépourvu de quoi que ce soit de drôle. Malgré cela, il lui fallut de nouveau deux bonnes minutes pour se calmer. Lorsqu’il y arriva enfin, il finit par reprendre :

« Bon alors… Ouais… Ahhhhh… J’suis désolé… Bon. Alors euh… Ouais. Les remarques, ouais ! Donc tout ce qui est tour d’astronomie, c’est souvent qu’on a des bestioles qui essaient de faire leur nid dedans… Pas très fou pour ce qui est du frisson de l’aventure je sais, mais c’est ça d’être garde. Beaucoup de petites actions qui améliorent le quotidien de tout un chacun ! »

Il se releva, la regarda dans les yeux avec un grand sourire rassurant, et parvint à étouffer un nouveau rire qui commençait à poindre dans son torse.

« Le confort du coup, c’est pas assez à ton goût ? J’avoue que personne m’en a parlé jusqu’à présent, donc je sais pas vraiment ce qu’il en est. Moi ça m’va, mais peut-être bien qu’il faudrait changer nos literies… Tu m’diras, on a déjà quelqu’un qui a décidé de filer un coup de pouce pour changer les couvertures ! Est-ce que ce serait pas toi qu’aurait voulu m’faire passer un message ? » balança-t-il avec un ton faussement accusateur, pointant son regard froncé vers elle.

Mais son masque tomba bien vite. Il s’esclaffa et donna une tape, aussi légèrement que possible, sur l’épaule de la militaire.

« J’rigoooooole ! Allez, détends-toi. On est entre admirateurs de Lucy après tout, t’as pas de soucis à te faire ! »

Xylia reprit Magnus sans ménagement sur ses erreurs et propos approximatifs, notamment vis-à-vis de sa religion. Il avait supposé que par « les Astres » elle sous-entendait Lucy avec un nom différent de ce qu’il avait l’habitude d’entendre – après tout, toute sorte de noms pouvaient lui être attribués – mais en réalité la jeune femme avait clairement nommé ses divinités.

Les Astres. Il n’avait que rarement entendu parler de cette religion qui les plaçait au centre. Et encore ! Le peu qu’il savait n’était que rumeurs et ragots d’auberge, ou presque. Rien de fiable ne pouvait donc être tiré et utilisé de ces informations. Il se demandait tout de même, curieux, si la rumeur que les fidèles de cette religion devaient faire une danse spéciale pour rendre hommage aux Astres à chaque nouvelle Lune était vraie… Bien que sa curiosité fût forte, il se réprima par respect pour Xylia : elle n’avait pas l’air d’avoir le self-control, à ce moment précis, pour encaisser une rumeur infondée. Le risque de casser leur début de confiance naissant était trop grand comparé à la satisfaction de sa curiosité malsaine.

Elle embraya sur les sources chaudes et surtout : la Soupière Gloutonne. Son esprit fusa immédiatement jusqu’à Bernardine.

Ahhhh, Bernardine… La douce Bernardine, bien bourrue, bien mignonne et aimable… Quelle femme, cette Bernardine… Ses joues dodues et ses yeux perçants mais doux… Il rêvait d’avoir le courage de lui dire comme il soupirait pour elle. Même après toutes ces années de service, même après toutes ces épreuves et ces missions dangereuses, le militaire était incapable de venir à bout d’une simple discussion de courtoisie avec la personne qui occupait son cœur. Chaque fois, c’était la même chose : il s’empourprait, balbutiait, et était incapable de croiser le regard de la personne – de Bernardine, dans ce cas – sans perdre encore plus ses moyens.

Il avait plongé tellement vite dans la joie qui lui procurait la simple pensée de Bernardine qu’il n’entendit pas un traitre mot de ce que Xylia mentionna par la suite. Son cerveau perçut vaguement qu’il était question de familier mais de là à percuter et à faire abstraction de sa chère et tendre au profit d’une discussion sérieuse et inintéressante ? Peuh, et puis quoi encore ?

Lorsqu’il parvint à émerger du maëlstrom de pensées tournées vers Bernardine, ce ne fut que pour s’enquérir comme un gamin de l’auberge :

« Oh, tu connais aussi la Soupière Gloutonne ?! Je vois que tu connais déjà les bons coins du Village ! » fit-il en se redressant brusquement dans son fauteuil, les yeux grands ouverts et un sourire léger mais marqué sur le visage. « Oh ça, ça c’est de l’auberge tu l’as dit ! Par mes roustons qu’ils y font de la bonne boustifaille… »

Encore une fois, il marqua une pause rêveuse, durant laquelle son visage trahissait légèrement qu’il ne pensait pas à des affaires militaires tant il semblait comblé. Qui le lui aurait reproché, après tout ? Il passait son temps à rédiger, archiver et corriger de la paperasse… Il avait bien le droit à ses quelques secondes de rêveries ! Il les méritait amplement. Sans compter qu’il avait aussi dédié sa jeunesse à la garde seule – ou presque – et n’avait pour ainsi dire jamais cédé aux yeux doux des quelques demoiselles et damoiseaux dont il avait pu être la cible – du moins, pas qu’il s’en souvienne.

Il finit par se reprendre, comme à son habitude en prétendant que rien ne s’était passé et qu’il n’avait pas sauté tête la première dans les étoiles de ses rêveries éveillées.

« Et pis, tout ça servi par Bernardine, hein ! Sacrée Bernardine… En v’là une femme comme on en fait plus dans votre génération, pardi ! Souriante, joviale, joufflue, rondelette et avec un rire de cochon… Une femme sans artifice, bien du peuple, pas comme les nobliaux qui voudraient qu’vous vous pomponniez à tout bout de champ… Une grande femme c’te Bernardine, moi j’te l’dis. Le genre à en faire pâlir de jalousie ces vantards de Milan, au point qu'ils seraient obligés de faire passer ça pour du dégoût pour pas perdre la face, tiens ! »

Il avait totalement déraillé et dérivé du sujet de base de cette entrevue, et semblait ne même pas s’en rendre compte. Il était si absorbé par Bernardine et la rougeur de son nez marqué d’une légère bosse qu’il ne fit même pas attention, en parlant, à l’oiseau qui venait de se prendre de plein fouet la vitre de la fenêtre de son bureau.

Lui qui s’efforçait à vouloir paraître droit mais détendu, sérieux mais cool… Il venait probablement de jeter une énorme tâche sur la belle image de capitaine qu’il tentait de se forger auprès de Xylia.

Il écouta Xylia vanter les qualités de Bernardine, la douce et gentille, qui servait plus que nécessaire et refusait les pourboires. Elle n'était pas vénale ça non, malgré qu'elle travaille dans un milieu où la concurrence faisait rage. Mais sa simple existence suffisait pour écraser la concurrence et être la meilleure auberge de tout le Village Perché.

En toute honnêteté, Magnus ne s'était même pas rendu compte que la garde avait adopté une forme de dialogue moins farfelue, plus posée, comme si elle était finalement prête à discuter. Non, tout ce que percevaient ses oreilles n'était que les mots à propos de la douce tenancière qui occupait son cœur sans payer de loyer. Il était pensif et perdu, tant son amour inavoué était fort.

Inavoué, oui, car le Colosse se refusait à admettre qu'il était amoureux. Il se bornait à affirmer qu'il ne s'agissait que d'affirmer la pure vérité et qu'il n'avait aucune envie d'aller plus loin avec la tenancière, tant son état d'esprit était incompatible avec l'idée de fonder une famille. Pour lui, qui avait passé sa vie entière seul ou éventuellement accompagné le temps d'une soirée, pour pouvoir faire passer son devoir avant toute chose sans risquer de blesser ses proches s'il finissait par tomber au combat, avoir une famille à ce moment aurait été une remise en question de la totalité de sa vie. De la totalité de ses choix durant sa carrière. Cela aurait été un coup porté à son psychisme qu'il n'était pas sûr de surmonter correctement.

Aussi préférait-il se murer dans le déni et la conviction personnelle qu'il faisait bien de ne pas se lier à qui que ce soit, et que sa famille était formée par ses gardes.

Quel idiot, n'est-ce pas ?

Mais revenons-en à nos moutons.

Il finit par sortir de ses pensées quand Xylia mentionna ses origines et embraya sur le débat épineux qu'avait lancé Magnus sur le fait de se pomponner. Il voulut secouer la tête mais réalisa aussitôt que c'eut été sujet à interprétation malencontreuse et qu'il valait mieux s'exprimer clairement par les mots.

« Ecoute, ton passé, ta vie de noble, je m'en fiche royalement. On choisit pas où qu'on naît, mais on choisit qui on devient. Et les Milan eux, ils font partie du même type que la majorité des nobles de c'te pays : ceux qui s'croient au-dessus de tout et tout le monde. Ils ont choisi de dev'nir des gens pas r'commandables, à mon humble avis de vieillard usé par le temps. T'es née noble, soit. Maintenant, y te reste qu'à choisir le chemin qu'tu veux prendre. Celui où on donne notre respect selon le portefeuille des gens, ou celui où on le donne selon leurs actes. »

L'espace d'une seconde, il laissa sa tirade en suspend dans les airs, que la garde l'intègre bien.

« Mais vu qu't'es devenue garde, j'en conclus que t'as choisi la deuxième option. Accepter de vivre parmi les bidasses quand on a connu le luxe, même si c'est juste pour voir ce que c'est qu'être du bas peuple, c'est déjà pas mal. Un bon premier pas ! »

La discussion avait dévié du débat sur le pomponnage mais il y revint immédiatement après :

« Oh d'ailleurs ! Bien sûr qu'tu peux te pomponner. Tu fais bien c'que tu veux, et c'est là mon soucis avec la majorité des nobles. Leurs gosses font pas ce qu'ils veulent, ils doivent suivre les préceptes parentaux. 'Fais pas ci, fais pas ça, parle comme ci, tiens toi comme ça'... Pouah, quelle horreur, » dit-il en faisant un geste dédaigneux de la main. « Si tu te pomponne parce que tu veux te pomponner, y'a rien de plus normal. Mais si c'est parce qu'on t'a dit que tu devais te pomponner, ça vaut pas un clou. Pour moi, c'est bon à jeter. »

Et il accompagna un mime du geste à la parole. Son regard était devenu un peu plus froid qu'auparavant, en raison de ses expériences passées. Il avait toujours été réfractaire à l'autorité abusive et dépourvue d'une justification logique et intelligible, qu'importait l'origine. C'était d'ailleurs ce qui lui avait valu d'être mis à l'écart des grandes villes malgré ses faits d'armes. Il faisait ce qu'il voulait et n'obéissait qu'aux ordres pourvus d'un raisonnement. Il espérait inculquer cette valeur qu'il jugeait importante à ses gardes.

Et Xylia, toute nouvelle arrivante, devait comprendre que la vision de Magnus sur ce point était la bonne.

La question déconcerta quelques peu le Colosse. Non pas qu'il ne l'aie jamais entendue, loin de là : nombreuses étaient les personnes avec qui il avait déjà pu discuter de la qualité des sources de la Forteresse. Pour y être lui-même allé à plusieurs reprises, il devait bien avouer qu'elle avait raison : il n'y avait que peu de soulagements plus grands encore que celui d'aller prendre un bon bain après une rude journée de travail et d'entraînement. Sans compter que la Forteresse pouvait compter sur le contraste entre le froid de son climat et la chaleur de l'eau pour que l'on s'y sente encore plus à l'aise, à tel point qu'il n'était pas rare de voir des gens piquer du nez dans les fameux bains.

Ce qui le surprit, en réalité, était la coïncidence de la chose. Après moult réflexion et consultations des gardes ainsi que des habitants du Village Perché, il en était venu à la conclusion que des bains, ou au moins un complexe orienté autour de la détente, serait une excellente chose à ajouter à la ville. Outre le plaisir qu'apporterait une telle installation aux locaux désireux de se détendre autrement qu'en se pintant à l'auberge du coin, ce serait un bon moyen de dynamiser la région en y attirant des touristes. Et, pas plus tard que deux jours avant cet entretien avec Xylia, il avait pris sur lui et avait envoyé des lettres à quelques uns de ses contacts parmi les gens de la Haute au Village, afin de leur exposer le projet tout en leur proposant des négociations s'ils voulaient que la Garde participe d'une manière ou d'une autre à la mise en place de ce projet.

Il n'en laissa pour autant rien paraître et haussa simplement les sourcils en se frottant le menton à travers son épaisse barbe :

« Hmm oui c'est quelque dont on m'a déjà beaucoup parlé, et que j'ai envisagé... Ha ! Mais j'ai pas vraiment les moyens de faire construire des bains ou quoi que ce soit moi ! »

Certes il avait un pécule de côté – être capitaine, ça payait quand même plus que correctement – mais de là à pouvoir payer la construction d'un bâtiment ? Peut-être pas non plus. Pour ça, il fallait de vrais investisseurs. Le passé de Xylia lui revint en tête à ce moment : une fille de noble, il se pouvait qu'elle puisse demander à sa famille de participer, non ?

L'instant d'après, son esprit chassait cette pensée stupide : après le discours qu'il venait de lui faire sur son passé qu'elle pouvait bien enterrer pour se concentrer sur sa nouvelle famille, les Belluaires, il serait à la fois malvenu et ridicule de lui demander d'impliquer son ancienne famille dans un tel projet. Il était hors de question qu'il trahisse sa parole si bêtement, en étant parfaitement conscient de le faire.

« Mais ça va p'tet se faire un de ces jours. J'me penche dessus t'en fais pas ! »

Il but une lampée de cervoise et prit un air malicieux et taquin en regardant la gamine.

« Est-ce que votre seigneurie aurait envie d'autres choses pour ses petits petons ou la voilà satisfaite ? »

Et il partit de son habituel rire tonitruant.