Tendant la main, elle se saisit d’un cintre où elle suspendit une longue robe en gaze bleu ciel, dont les longs rubans faisait penser à une traîne de nuage d’un blanc immaculé. Coulant un regard en coin, elle se mit à réfléchir sans pour autant répondre. Discuter avec Calixte avait toujours été une chose évidente, pourtant aujourd’hui elle ne savait comment faire, ni comment se comporter face à toute la gentillesse dont il faisait preuve. Si son cœur avait été de pierre et que la raison avait prit le dessus, elle l’aurait flanqué à la porte. Supporter le regard d’un ennemi qui s’ignore n’était pas une chose aisée, mais supporter celui d’un ami que l’on a trahis était bien pis encore. Diane était une égoïste cela n’était pas un secret, toutefois elle était doté d’une conscience et le garde avait définitivement un talent pour l’éveiller. Ou était-ce parce qu’il était ce qui s’approchait le plus d’un ami, et cela malgré leur statut si différents, malgré les années d’absence ?
- Tu peux rester. Dit-elle après un long regard en direction de la porte. La nuit était encore parfaitement noire et un vent bruyant dégageait le ciel étoilé. Ils avaient encore beaucoup de temps devant eux avant que les premiers danseurs ne reprennent le chemin de la maison. Lui tournant le dos elle alla accrocher la robe bleu et son cintre sur le portique dédier puis revint sur ses pas. - Qui est Soly ? Demanda-t-elle alors que la question lui traversa instamment l’esprit. « Réfléchit avant de l’ouvrir » se gourmanda-t-elle, si elle avait voulu paraître désinvolte voilà que sa façade commençait déjà à se fissurer. Ni une ni deux elle se replongea dans la contemplation et le rangement de ses tenues, et Lucy seule savait comme elle les trouva subitement fascinantes. Un ange passa sans que Diane ne se décide à prendre la parole, elle finit même par abandonner son labeur pour tourner les talons. - Je reviens… Soupira-t-elle en quittant la pièce, laissant le jeune soldat à ses réflexions et à celles beaucoup trop crue de sa camarade la trousse.
La demoiselle se rendit dans la salle commune où se trouvait le nécessaire à thé. Une chance que Magda l’eut ramenée avant qu’ils s’en aillent à la fête. « Quoi que... » Songea Diane en lorgnant leur propre réserve à alcool. Elle se mordilla la lèvre, ses yeux faisant des allers et retours entre la théière et le petit caveau improvisé. Finalement ce ne fut pas sa raison qui l’emporta et elle se pencha pour attraper une bouteille de vin rouge ainsi que deux verres à pieds. « Ca ne pourra pas faire de mal... » Décréta-t-elle pour se rassurer.
Son absence ne fut pas longue, cinq petites minutes tout au plus. Pendant ce temps le chat avait réussit à coincer Apolline entre ses pattes et prenait un malin plaisir à lui refaire une beauté, la léchant avidement de sa langue râpeuse. Elle ne leur prêta pas attention et tendit un verre à son ami avant de poser le sien sur sa coiffeuse, après quoi elle commença à se bagarrer avec le bouchon en liège de la bouteille. Cela lui prit plus de temps qu’elle ne l’aurait voulu. Ce qui ne l’empêcha pas de refuser l’aide de Calixte lorsqu’il se proposa ; elle ne tenait pas a voir le liquide carmin terminer sa course sur le sol ou pire : Sur elle. Au bout du compte un petit « POP » satisfaisant se fit entendre et elle versa du vin dans les deux verres. S’installant ensuite sur le siège, laissant le bord de son lit à son ami. Elle ne parla pas immédiatement, il lui fallait d’abord une ou deux gorgée de courage. Elle les prit sans se faire prier.
- J’aime toujours le rouge. Dit-elle avec un air presque amusé, évitant soigneusement les yeux particuliers de Calixte. - En vin et en couleur. Je danse toujours, je ne sais rien faire d’autre. Nous le savons bien tout deux. Elle eut un sourire triste. - Mais je n’ai pas reprit d’élève. Pas encore. Hésitante, elle releva enfin les yeux dans sa direction, jaugeant si oui ou non elle pouvait lui divulguer ce qu’elle allait lui dire. Après réflexion elle n’y vit pas d’inconvénient, même un garde se ficherait bien de cela. - Je pense néanmoins former quelqu’un, un jeune garçon. Il est retorse mais talentueux. J’envisage de le prendre comme apprenti. Pourquoi lui parlait-elle de ça d’ailleurs ? Soupirant longuement elle reprit une lampée d’alcool puis s’accouda nonchalamment à son meuble de préparation. - Je n’ai pas choisis la couleur de mon déguisement. Ce sont les costumiers qui s’en chargent. Pourquoi ? Elle t’as plut ? Il faut dire que Ash embauche des gens compétent. L’Insomnie ne joue pas dans la même cour que le Chat Noir, tu as du le constater. N’est-ce pas ? Je n’y joue pas le même rôle non plus. Ajouta-t-elle d’un air contrit. Loin était l’époque où Diane se contentait de danser, aujourd’hui son masque avait revêtu des facettes aussi nombreuses que différentes. Tout comme lui, même si à ses yeux, son masque était bien plus sombre car si son statut de garde avait fait de lui une mauvaise fréquentation, celui d’espion l’avait élevé au rang d’ennemi. Cette simple idée fit vaciller ses certitudes ; elle n’en montra rien. - Et toi, comment te portes-tu ? « Quelle ironie… » s’insurgea-t-elle, esquivant volontiers la question concernant son retour jusqu’au cabaret.
Cette cruauté était sans nul doute l’un des pires affronts qu’elle ait eu à lui faire, cependant elle ne pouvait lui avouer qu’elle imaginait très bien l’état dans lequel il se trouvait. Elle aurait été bien sotte de se dévoiler ainsi, il lui fallait donc jouer les ignorantes et cette idée ne lui plaisait guère. C’est pourquoi les mots qui suivirent, lui échappèrent sans qu’elle ne puisse les empêcher de franchir la barrière de ses lèvres, comme les flots bouillonnants d’une rivière en colère.
- Je suis désolée.
Sa main libre se leva pour venir caresser comme une plume la joue de l’espion. Calixte ne comprendrait sans doute pas la pleine étendu de ses paroles, et heureusement. Elle n’aurait pas donné cher de sa peau dans le cas contraire, car si elle était certaine que le jeune Calixte, celui à qui elle avait apprit à danser ne lui aurait pas fait de mal, elle ne savait que faire de cet espion aux traits familiers. Elle n’oubliait pas que le piètre danseur d’hier était aujourd’hui un homme accomplit dont elle ignorait tout.
- Toi aussi, tu m’as… « Tu dépasses les bornes. » Souffla sa conscience. Et comme si elle venait de se brûler, elle retira sa main, se redressa sur sa chaise et la lueur brillante dans ses yeux mourut l’instant suivant. - Alors ? Sa voix claqua plus sèche qu’elle ne l’aurait voulu. - Es-tu toujours soldat ?
- C’est la personnification de son fantasme des oreilles, claironna Apolline avant que la danseuse ne décidât de s’échapper dans un soupir. Même si y a clairement plus fourni ailleurs chez Soly chérie. Genre le balcon. Sacrément garni.
Un peu surpris par la disparition soudaine de Sakuna, temporairement désœuvré, il ne fallut pas plus d’éléments à l’espion pour commencer à douter, à nouveau, de tout. S’était-il en réalité trop imposé ? N’avait-elle pas vu sa joie évidente d’un bon œil ? Etaient-ils trop bavards avec l’âme artificielle ? Il était prêt à s’éclipser discrètement par la fenêtre pour empêcher la danseuse d’avoir à leur refaire face si finalement leur présence la dérangeait, lorsque celle-ci revint enfin. Au terme, probablement, de seulement quelques minutes. Mais dans la recrudescence de sa panique, celles-ci avaient paru durer des heures. S’éloignant d’un air innocent de la fenêtre qu’il était en train d’examiner pour déterminer son chemin de fusion, il avisa dans un soupir soulagé ce que la jeune femme avait ramené avec elle. Et ne put s’empêcher de proposer joyeusement à celle-ci, la liesse s’étant à nouveau imposée à lui au retour de son ancienne amie, de l’aider à dégoupiller la bouteille lui donnant du fil à retordre. Avant de s’assoir sagement sur le bord du lit tandis qu’elle préférait ne pas lui confier l’objet fragile.
Ses doigts se refermant autour de la tige de verre de sa coupe au reflets rubis, Calixte observa pensivement la robe veloutée du breuvage, comme si elle contenait les réponses à ses interrogations. Néanmoins, avant qu’il n’y eût trouvé l’inspiration pour poursuivre leur conversation maladroite, la voix claire de Sakuna brisa le silence – enfin le fond sonore entretenu par les commentaires graveleux d’Apolline sur sa séance de léchouilles. Se laissant happer par les mots de la danseuse, chérissant chacun d’eux alors qu’ils franchissaient les lèvres rougies, le coursier oublia complètement le verre entre ses mains pour observer pleinement la jeune femme. Pour savourer ce premier – ou énième, au rythme de cette surprenante soirée ? – pas dans sa direction. Pour mieux tenter d’appréhender qui elle était devenue. Qui elle se pensait être. Car si ses veilles prudentes lui avaient permis de garder une ébauche de la vie de son ancienne amie, nul doute qu’elle ne se résumait pas à des aller-retours entre l’Insomnie et le Palais.
Le sourire bienveillant qui flottait sur ses lèvres s’étira à la mention d’un élève possible, ses souvenirs amenant une pincée de mélancolie contre son cœur, et le regard qu’il échangea enfin avec Sakuna se remplit d’encouragement. Puis de fierté, alors qu’elle poursuivait sur son rôle au cabaret. Certainement mal placée ; mais il n’y avait pas plus ridiculement tenace que la loyauté – voire l’affection – de Calixte, ses racines fussent-elles anciennes. Ses sens pourtant, acérés par l’entrainement et le travail d’espionnage, criaient à la discordance calfeutrée du langage corporel de la danseuse ; il les ignora superbement. Trop soulagé par l’horizon des possibilités se rouvrant à eux, trop intrigué par cette personne qu’il pensait redécouvrir, trop aveuglé par l’espoir naïf de relier ce qui avait été délié. Trop touché par ce pas en avant, ce premier pas en avant, qu’elle avait fait pour eux deux. Sakuna retira la main qu’elle avait posée sur sa joue, et il en sentit la chaleur persister malgré tout contre sa chair. La froideur du timbre de la danseuse contrastant en retour, ses sourcils s’arquèrent légèrement sur son front. Dans cette danse maladroite des retrouvailles, peut-être n’était-il pas le seul à chercher le rythme.
- Je suis toujours soldat, répondit-il simplement, car cela semblait être un bon point de départ. Toujours coursier, mais affecté au Bastion du Grand Port depuis… presqu’un an, maintenant.
Depuis Ruth. L’association d’idée imprima temporairement une pause dans ses propos.
- Je suis heureux que tu m’ais donné l’occasion de revenir vers toi, poursuivit-il en cherchant les doigts de Sakuna pour les blottir contre les siens. Ces derniers temps ont été mouvementés, voire difficiles, et pouvoir te revoir malgré tout est une parenthèse de joie dans ma vie, avoua-t-il avec un sourire. D’autant plus qu’avec ma nouvelle affectation mes passages sur la Capitale se sont raréfiés ; je suis comblé que la célèbre danseuse de l’Insomnie ait un peu de temps à me consacrer. Et je le suis davantage qu’elle ait trouvé une scène à la hauteur de son talent, nota-t-il sincèrement en levant la main de la jeune femme vers ses lèvres, dans une révérence.
- Faudra qu’on aille te voir danser, Sakuna Matata ! déclara Apolline toujours aux pattes du chat. Je veux une démonstration privée !
- Bien que les festivités de plus tôt m’en aient donné un aperçu, je ne serai pas contre te revoir évoluer au cœur de ton aire de jeu, seconda le coursier avec une pointe d’espoir. Mais si tu préfères que je ne vienne pas à l’Insomnie comme client, je comprendrai aussi. Après tout…
Après tout, c’était bien pour ne pas violer cette distance qu’elle leur avait imposée qu’il n’avait, jusque-là, pas poussé la porte du cabaret.
- Ce costume t’allait très bien, choisit-il de poursuivre, laissant les doigts de Sakuna se délier des siens, observant pensivement son ballon toujours rempli puis son interlocutrice. Le rouge, a toujours été ta couleur ; comme que le doré.
Il fit encore tournoyer, doucement, le vin dans sa coupe, avant de reposer celle-ci sur le plateau d’un meuble à proximité. En dépit de ses fragrances corsées et du soyeux de sa robe, la boisson ne franchirait pas les lèvres de l’espion. Pas ce soir.
- Merci pour le rafraîchissement mais… ma vie s’est un peu complexifiée dernièrement et… hum… je ne suis pas certain que consommer de l’alcool ne leur… ne me soit pas délétère. Enfin, c’est-à-dire que…
- Cal-bute va être maman ! rit Apolline en se détachant enfin du félin s’étant désintéressé d’elle. Ou papa. En fonction des jours. Dans quelques millions de lunes. Tu crois qu’la Garde te donnera un aussi long congé maternité ? Tu crois qu’elle donnera à Soly chérie un congé paternité ? Ou maternité ?
- Soly – Solveig – est…
- Sa tourterelle à la devanture forte en pastèques.
- … ma bien-aimée, choisit finalement d’embrayer Calixte en se souvenant que Sakuna s’était interrogée quant à la Valkyrie.
Et comme il ne voyait pas trop comment poursuivre sur ces sujets délicats – pas dans la teneur, mais dans le timing de leurs jeunes retrouvailles en dépit de ces quelques pas que la danseuse avait gracieusement faits vers lui – il poursuivit avec maladresse mais curiosité :
- As-tu quelqu’un – ou plusieurs personnes – dans ta vie, à présent ?
Diane aurait volontiers avalé un millier d’aiguilles plutôt que d’entendre le discours qu’il lui fut tenu. Si seulement il pouvait voir clair dans son jeu, elle doutait sincèrement qu’il serait heureux de la revoir. Au contraire, elle n’était qu’une dague planté dans son dos dont il n’avait pas encore conscience. Qu’il la mette ainsi sur un piédestal lui donna la nausée, elle eut envie de le secouer, de lui dire que son amitié n’était pas un privilège, pas plus que sa célébrité. Elle faillit aussi lui dire qu’il ferait mieux, à l’avenir, d’oublier la capitale et de s’en tenir éloigné autant que faire ce peu. Mais elle n’était pas sotte ; cela était impossible. Que cela soit pour elle, pour d’autres de ses amis ou pour son statut d’espion, Diane savait que les pas du soldat le mènerait toujours à cette capitale aussi somptueuse que mortelle et où se mêlait étroitement loyauté et trahison dans un tourbillon de mensonge. Cet univers qu’elle chérissait car elle y avait sa place, mais où elle exécrait voir y plonger ses proches. Calixte ne faisait pas exception.
- Merci… Souffla-t-elle simplement, perdu dans la contemplation du visage de son ami dont elle fut plus certaine que jamais que sa bonhomie causerait sa perte. - Les prestations privées coûtent chère, même pour les âmes artificielles. Rétorqua-t-elle au passage à l’attention d’Apolline qui, définitivement, ne trouvait pas grâce à ses yeux.
- Ça ne me dérange pas… Marmonna Diane lorsque Calixte émit le souhait de fréquenter le cabaret. Au contraire, même si le reflux de souvenir que cela produirait n’aurait rien d’agréable, elle serait ravie de le compter à nouveau parmi ses spectateurs. Toutefois, si Diane avait su qu’en ouvrant à nouveau son monde au garde, elle ne faisait que le rapprocher d’une vérité et d’un danger omniprésent, nul doute qu’elle s’en serait abstenu. Malheureusement, sur l’échiquier de la vie l’un comme l’autre n’était que des pions, aussi aveugle que des chatons nouveaux nés ils avançaient inexorablement vers le Louvoiement de leur destin.
Cette conversation emprunte de douceur et de mélancolie aurait pu se poursuivre longtemps, ils auraient pu continuer de se flatter et de se redécouvrir des heures durant, elle en était certaine. Apolline ne semblait pas en accord avec ça, et c’est ainsi qu’elle lui annonça de but en blanc une nouvelle plus qu’étrange. Diane, qui s’était apprêté à avaler une gorgée de vin, la recracha dans son intégralité au visage de Calixte. Incrédule, elle ne pensa même pas à s’excuser alors que l’écho de ses paroles continuait de se répercuter dans les recoins soudainement vide de son esprit. Calixte enceinte ? Ses yeux se baissèrent instinctivement vers son entre-jambe, aurait-elle pu louper une telle évidence ? La surprise laissa vite place a la panique puis au doute. Non, il était impossible qu’elle n’eut pas remarqué sur son ami était en fait son amie, il y avait autre chose, il devait y avoir autre chose.
- Je… Elle ne termina pas sa phrase, préférant poser son verre pour aller prestement chercher un linge pour nettoyer le visage du pauvre coursier. Le temps d’un souffle et elle était agenouillée dans toute sa droiture, à ses pieds, tapotant avec une certaine gêne son visage constellé de points rouge ; elle n’osa même pas jeter un coup d’œil à ses vêtements. - Enceinte… Mais tu es… Et ta compagne est… Comment ? Oui, il fallait qu’il lui explique comment une femme avait-elle pu mettre enceinte un homme. Elle connaissait la nature de Calixte, celle de son pouvoir, et savait que le changement de sexe n’en faisait pas partie. Cette Soly, toutefois, en était peut-être dotée mais cela n’expliquait pas comment le jeune homme s’était vu attribué un utérus, viable qui plus est. Tamponnant le coin de ses yeux, elle le regarda avec une intensité remplit d’un millier de question. - Est-ce que tu es… Une femme ? La question lui sembla absurde, et elle l’était. Ses joues s’enflammèrent et elle détourna les yeux, s’arrachant au sol pour la même occasion. Elle tendit le linge au coursier avant de s’éloigner un peu. - Désolé, c’est… Inattendu. Je… Je n’ai personne. Personne de régulier. Répondit-elle d’un air complètement perdu. Puis sans crier gare elle reprit de plus belle. - Mais tu n’es pas une femme, je l’aurais vu ! Alors comment ? Sa voix n’était plus qu’un mélange d’interrogation. Comment, en quatre petites années, leurs vies avaient-elle pu prendre un tournant pareil ?
- En dépit du reste, j’ai toujours eu un utérus.
Et sans doute que dans son état de surprise et d’embarras actuel, à l’affut de la moindre réponse plus ou moins censée expliquant l’aberration qu’on lui présentait, le temps de pause que marqua la danseuse fût des plus convaincus quant à son explication ; mais au terme de longues secondes, brisant l’enchantement, Calixte rit à nouveau.] Pour, visiblement, la plus grande exaspération de son interlocutrice qui trépignait à nouveau.
- Pardon, pardon, reprit le garde en saisissant à nouveau, doucement, la main de la danseuse dans la sienne, alors que les dernières notes de son rire s’estompaient peu à peu. Solveig et moi sommes femme et homme des plus normalement constitués, ou tout du moins sur ce plan-là. Disons que…
L’amusement s’estompa à la faveur d’un sérieux songeur, contemplatif.
- J’ai été insouciant, sous forme féminine obtenue magiquement il y a quelques lunes. Et cette insouciance a eu des conséquences. Imprévues. Surprenantes.
Ses doigts lâchèrent ceux de Sakuna, pour se perdre à nouveau contre le tissu humide et taché gisant sur ses genoux. Son regard observant leur ballet, comme s’il pouvait y trouver toutes les réponses à ses interrogations, à ses doutes. Depuis l’assignation dans les montagnes avec Solveig, et depuis que son esprit s’était apaisé à la présence de celle-ci, tout sentiment d’inquiétude qui avait pu naitre à la découverte de cette grossesse s’était envolé, malgré la persistance de questionnements toujours plus nombreux. La curiosité, chez le coursier, n’avait jamais été source d’angoisse.
- C’est presqu’irréel, comme situation. De l’ordre du rêve – ou du cauchemar – voire de l’intervention divine. Régulièrement j’ai l’impression que toute cette affaire n’est qu’une invention de mes souvenirs imprécis, mais non. Il y a toujours un élément dans le présent qui me rappelle sa réalité.
Comme Apolline était revenue à leurs pieds, il la ramassa pour la poser sur sa serviette improvisée. De temps à autres son cuir était encore parcouru de spasmes amusés, mais il semblait qu’elle avait finalement décidé de se taire pour observer le développement de la situation.
- Dans tous les cas, le développement ne se faisant que lorsque je bascule magiquement vers l’autre sexe, ce n’est pas un projet de futur réellement immédiat, conclut-il en haussant les épaules. Même si je ne peux que m’interroger de cette opportunité.
Ses yeux se relevèrent vers Sakuna, observant l’ovale de son visage masqué, le doré de son regard vif. Comme il était familier, qu’il se confiât à elle de ses derniers déboires. Comme il était étrange, de reconnaitre ses réactions si similaires à celles du passé. Voilées d’expériences et de songes qui lui étaient inconnus. Il y avait dans ce mélange une dissonance toute irritante qu’il aurait voulu effacer d’un revers de la main, mais dont il savait cette possibilité tout à fait illusoire. Alors que restait-il à faire, sinon qu’à se réapprendre ?
- Tu te verrais, toi, l’avenir chamboulé par une grossesse imprévue ? demanda-t-il avec curiosité.
- Danses de femmes en cloque, ça peut être concept, interjeta Apolline avec enthousiasme.
- Et sans personne de régulier…
Bien qu’issu d’une famille aisée, Calixte n’était pas sans connaitre les difficultés d’une parentalité esseulée. Faolan, par exemple, s’en sortait remarquablement bien mais travaillait sans relâche. Et puis, initialement, il n’avait pas porté Melta avec la difficulté de garder une ressource financière à côté. Solveig avait la chance d’avoir ses propres parents présents pour garde Samaël. Mais la société n’était pas particulièrement aidante, ni tendre, sur ce versant-ci.
- Ash Soven est-il bon employeur ? Comme toi, sa réputation le précède, mais plus comme gérant de l’incontournable Insomnie qu’autre chose…
- Et il est beau gosse !
- Et heu, oui. Aussi. Il parait ?
- Non. Répondit-elle froidement, songeant qu’elle réduirait en bouilli tout ce qui s’approcherait de près ou de loin d’une grossesse et fusillant Apolline du regard au passage. Vinrent ensuite les questions sur Ash, auxquelles Diane hésita à répondre dans un premier temps. S’armant d’un instant de réflexion, elle finit par reprendre d’une voix plus douce, ayant abandonnée les craintes qui avait assaillit son esprit un peu plus tôt. - Je crois que oui, il l’est. Un homme tenant une maison close était-il véritablement un homme bon ? C’était une question qu’elle s’était toujours posé mais à laquelle elle n’avait su répondre. Pour lui, elle aurait pu répondre que oui car jamais il n’avait obligé qui que ce soit à travailler, pas même au cabaret. Cependant il aurait été mal avisé de profiter de sa gentillesse, si elle n’en avait pas fait l’expérience, la danseuse l’avait vu quelques fois agir en conséquence et elle ne tenait pas à s’attirer ses foudres. Également parce qu’ils étaient amis, entre autre chose. Toutefois, malgré l’affection qu’elle lui vouait, elle n’avait aucune confiance en lui. Les hommes de sa trempe n’étaient rien d’autres que des requins et si elle lui faisait confiance, tôt ou tard elle en paierait le prix. - Il nous traite bien, le cabaret fonctionne bien… D’un geste de la main elle désigna les lieux. - Et comme tu le vois, je ne suis pas à la rue ou logée dans une chambre ridicule. Car si la pièce n’avait rien d’un palace elle était suffisamment spacieux pour englober une chambre, un dressing, un coin de préparation et une salle de bain privative. La décoration était épurée mais pas moins agréable, bien que la brune y ait ajouté quelques modifications. - C’est également un bon gérant. Il est doué. « Trop pour son propre bien » pensa-t-elle sans en faire part à son ami. - Et beau-gosse. Termina-t-elle. Parce qu’il fallait se l’avouer, elle n’avait pas rêvé de mettre le grappin dessus pour ses talents de négociateur.
De son pas léger, elle revint aux côtés de Calixte est prit place sur le lit. Au même moment Le Chat dont le poil roux était semblable à une crinière de flamme sauta agilement sur ses genoux. Émettant un ronronnement, il pétrit un moment sa future place avant de s’y rouler. Ses grands yeux jaunes ne cherchaient plus la trousse -pour l’instant.
- Qu’est-ce que tu voulais dire par « j’ai toujours eu un utérus » ? Soyons honnête cette phrase la turlupinait depuis bien trop longtemps. Sa main s’arracha au matelas pour venir décrire de petits cercles rêveurs dans le poil de l’animal qui se servait d’elle comme coussin. - Vas-tu garder cet enfant ? Ca aussi c’était une question qui méritait d’être posé bien qu’elle fut presque certaine d’en connaître la réponse. Sans lui laisser le temps de répondre elle poursuivit. - Ta compagne est donc une femme… Donc… Ses yeux se plissèrent et elle sonda le visage du coursier. - Si tu l’as trompé… Tu mérites ce qui t’arrive ! Une phrase bien ironique de la femme qui, sans doute, était la plus à même de tromper quelqu’un. Sans parler de cet ami qui lui faisait face, dont les prunelles respiraient la confiance et qu’elle bernait depuis si longtemps. Il n’empêchait que si il avait trahis sa compagne, une grossesse était une parfaite punition et il n’y avait qu’à lui que cela pouvait arriver. Un homme enceinte. Oui, définitivement, personne d’autre que Calixte n’aurait été en mesure de réaliser une chose pareille. - Il n'y a qu'à toi que ça arrive... Dit-elle en ayant du mal à retenir gloussement. Ce n'était pas le moment de se mettre à rire...
- Quoi ? Non ! Je n’ai pas trompé Sol ! Jamais ! babilla-t-il incrédule. Ça s’est passé avant qu’on soit ensemble. Mais comme la grossesse n’évolue que lorsque je suis sous forme féminine…
Il y eut un bref temps de pause, où leurs regards se trouvèrent ; elle toujours un peu orageux, et lui toujours aussi ahuri. Et puis, les lèvres en vis-à-vis s’étirèrent timidement sur un gloussement, puis plus franchement sur un rire vif.
- Rien. Je ne voulais rien dire par « j’ai toujours eu un utérus ». C’était une blague assez mauvaise, conclut-il alors que les soubresauts de sa cage thoracique se tarissaient pour laisser place à un sentiment de plénitude bienvenu.
Ses doigts parcoururent doucement les contours granuleux des coutures de la trousse de cuir, et il nota distraitement qu’en dépit de toutes les cavales de celle-ci, le fin bracelet coloré que lui avait offert sieur Lebrank enlaçait toujours sa boucle d’un éclat pimpant. Le temps de quelques secondes, il effleura l’idée d’inviter la danseuse à la Volière. De lui ouvrir pleinement les bras, de la faire pénétrer dans le jardin de l’intimité de ses amitiés et de ses amours. Le secret du visage de Sakuna n’avait jamais été un frein pour lui car, comme tant d’autres secrets, il pouvait comprendre l’implacabilité de leur existence. Mais peut-être que, cette fois-ci, avant de s’envoler trop haut au risque de s’y brûler les ailes, peut-être valait-il mieux profiter de longs planés au-dessus de contrées neutres, vierges, afin de se réapprendre.
- Cette grossesse, par contre, est bien réelle, reprit-il dans un murmure songeur. Et : oui. Je vais la garder. Ainsi que son… ses enfants.
C’était un drôle de tournant de sa vie, complètement imprévu et perturbant. Dont l’entièreté des tenants et aboutissants ne lui apparaissaient pas encore tout à fait clairement. Mais s’il était certain que son futur au sein de la Garde, comme de chez les espions, en serait impacté, il l’était tout aussi de vouloir, et pouvoir, vivre cette aventure fort de la présence de Solveig à ses côtés.
- Ce n’est probablement que le début de nouveaux ennuis, mais je ne suis pas sûr que, même sans ce développement, ma vie aurait été tellement plus calme, rit-il doucement en haussant les épaules d’une résignation amusée.
Non, certainement aurait-elle trouvé d’autres sentiers alambiqués à lui faire prendre, tout aussi improbables et innovants, tout aussi chargés en malchance et maladresse. En aventure. La preuve en était ces retrouvailles incongrues et inespérées.
Comme Apolline avait fini par s’endormir promptement au creux de ses mains, il la rangea dans l’une de ses poches et laissa sa dextre s’aventurer à caresser le pelage orangé du félin, avant de remonter lentement pour soutenir délicatement le menton de la jeune femme. L’habitude aurait voulu qu’elle poursuivît sa route pour se caler confortablement contre l’arrondi d’une joue, mais la prudence décente la laissa loin des rebords du masque. Il ne tenait pas à incommoder la danseuse. Du moins, pas de ses gestes.
- Es-tu heureuse ?
Parce qu’après tout, c’était bien cette interrogation-ci, dissimulée maladroitement derrière le rideau vaporeux de toutes les autres, qui lui importait au-delà du reste.
- Je ne vais pas m’imposer à toi encore très longtemps, car nous avons tous deux besoin de sommeil. Mais, s’il-te-plait, réponds-moi encore sur ce point-ci : es-tu heureuse ?
Et sans doute n’aurait-il pas grand-chose à lui proposer qu’elle que fut sa réponse. Mais le souvenir de plus en plus vivace de leur amitié, réchauffant sa poitrine d’une tendresse aux ondulations de mélancolie, amplifiait sa curiosité comme son inquiétude. Car peut-être que, finalement, il serait bien capable de l’emmener, yeux fermés, sur le chemin de sa douillette Volière si elle devait en formuler le vœu du bout des lèvres.
- Je vois… Dit-elle dans un murmure alors que le rire de Calixte s’éteigne avec l’étincelle d’amusement dans ses prunelles. L’instant d’allégresse s’était envolé aussi vite qu’il était survenu, et la réalité les rattrapa de toute sa dureté.
« C’est ainsi que tu voyais ta vie, Calixte ? » S’interrogea-t-elle sans oser le lui demander. La réponse lui paru évidente. Non content d’être un homme -de prime abord du moins – le coursier ne lui avait jamais parlé de ses envies d’avoir des enfants. Ils étaient certes jeune à l’époque et même si il n’était pas rare que ce genre de désirs surviennent lorsque le grand amour se présentait, il ne lui avait jamais parlé d’un tel projet. De même, elle connaissait sa maladresse comme si elle avait été sienne. L’imaginer tenant adroitement un être aussi fragile qu’un nouveau né manqua de lui arracher un nouveau rire ; ne restait plus à espérer que sa compagne soit douée de ses dix doigts. Malgré cela, Diane avait parfaitement confiance en l’amour que son ami pouvait offrir. A une amie, à un amant, à un enfant, à son enfant. Nul doute que cet -ces – être -s – à venir seraient choyés. Alors non, Calixte n’avait certainement pas vu ce virage venir, mais il semblait s’en accommoder et elle le trouva admirable. Si elle ne lui en fit pas part, un fin sourire s’en chargea, le couvant avec affection.
- Ta vie n’a-t-elle jamais été calme ? Question purement rhétorique. Si la danseuse décidait de quitter les planches du cabaret, elle deviendrait écrivaine et si cela arrivait, elle écrirait un livre dont Calixte serait le protagoniste. Elle était convaincu de faire fortune. Nul n’avait une vie aussi improbable, hilarante et tortueuse que la sienne, horrible également, mais n’était-ce pas cela qui plaisait aux lecteurs ? Ce plaisir malsain de voir leur personnage favoris évoluer au sein de la torture de la vie ? Il y avait un peu de ça. Calixte ferait un parfait sujet. Chassant ses projets futurs d’un revers de main, elle replaça une mèche brunes parsemée de cheveux d’or derrière son oreille.
La question qui lui fut posée, aussi simple soit-elle stoppa son geste dans sa lancée. Elle regarda le coursier en silence. - Je… Commença-t-elle avant de se taire. Elle ne s’était jamais questionné à ce sujet, sûrement parce qu’elle n’en avait jamais éprouvé l’intérêt. Sa vie lui convenait comme elle était, elle n’était pas triste, elle n’était pas heureuse. Une nuance grisonnante qui ne prenait des couleurs que lorsqu’elle dansait, et Diane pouvait le faire autant qu’elle souhaitait. Alors, d’une certaine façon n’était-ce pas cela son bonheur ? Quelques mois auparavant elle se serait contenté de lui répondre que oui, cela lui suffisait, qu’elle était heureuse et qu’elle n’échangerait sa vie pour rien au monde. Pourtant, à mesure que les années se mettaient à défiler, la jeune femme sentait un vide, un manque qui prenait place dans sa vie. C’eut été bien trop simple de savoir exactement de quoi il retournait, alors elle ne comprenait tout simplement pas cette sensation, la présence de ce sentiment de solitude si tant est que ce fut bien cette émotion. Et puis il y avait son rôle au sein de la cabale, celui qu’elle exécrait. Vendre son corps n’était qu’une facette de cela, livrer un être humain à la mort et aux lames redoutables des nomades en était une autre, la pire. Elle ne connaissais pas ses cibles, tout au plus les avaient elle fréquenté le temps d’une nuit. Parfois même certains étaient de véritables ordures, mais cela lui faisait mal.
- Je le suis. Décréta-t-elle après un silence bien trop long. Car si sa vie n’était pas celle dont elle avait toujours rêvé, si servir les siens bien qu’étant un privilège l’obligeait à fissurer son âme et si sa solitude n’avait pas d’égal, Diane se considérait comme chanceuse et elle l’était. Faisant glisser son menton dans la main du jeune homme, elle murmura : - Je t’ai retrouvé. « Toi que j’ai trahis et que je trahirais. » Avant que ses lèvres viennent embrasser la paume de sa main, elle ferma les yeux.
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