Je l’ai enfin retrouvé. Ça n’a pas été de tout repos, mais j’ai réussi à découvrir la vérité à force de chercher. Un peu de poison par-ci, un coup de parfum addictif par là, vous accomplissez de véritables miracles mes précieuses.
Cet homme qui menace de détruire bon nombres de nos consœurs, en périphérie de la ville, c’est un noble. Sir Woodrue, qu’il se prénomme. C’est un homme respecté, on lui prête une certaine aura de philanthrope, un grand homme qui donne à de nombreuses causes humanitaires aux quatre coins du pays. Tout le monde l’aime, tout le monde lui lèche les bottes dans l’espoir d’obtenir un peu de sa bourse. Personne ne se doute que derrière sa façade affable, se cache un démon horrible prêt à vous faire du mal, mes pauvres bébés… Et tout ça pour quoi ? Un misérable chantier pour une propriété privée, tout ça au prix de bon nombre de vos vies. Jamais je ne le laisserai entamer cette construction.
J’ai tâlonné sa femme cet après-midi. Cette bourgeoise a un vrai train de vie de luxe qui frise la décadence. Je l’ai vu entrer et passer une bonne heure chez un chapelier pour ressortir avec une coiffe vertigineuse, garnie de plumes criardes presque aussi grandes que les tours du palais. Elle était fagotée d’une robe surchargée de rubans, on aurait dit un cadeau bougeant de lui-même ! Elle s’est rendue au Conservatoire pour récupérer sa fille. D’après l’étui que cette dernière portait, elle doit pratiquer le hautbois ou la flûte traversière, je ne sais pas vraiment…
Ils ont un fils également, plus jeune que sa sœur, il accompagne sa mère partout comme un chiot. C’est un vulgaire gamin habillé dans des vêtements bien trop chers pour lui. Il n’a pas l’air de mesurer l’importance du travail, les contraintes de la vie… Ce gosse qu’on couvre de cadeaux ne tournera assurément pas bien. Il ne fait que gesticuler, s’agiter en pointant tout ce qui bouge. Comme c’est un enfant, tout le monde l’excuse. Mais, pire encore, comme il est riche, on s’extasie. Quelle honte !
Mais ne vous inquiétez pas mes jolies, bientôt ces monstres paieront pour ce qu’ils projettent de vous faire subir. Woodrue mourra ce soir. Il servira d’exemple pour tous ceux qui osent vouloir vous faire du mal. Et si sa petite famille doit le rejoindre, alors je ne ferai pas de quartier. Bientôt, mes belles, la victoire sera la nôtre. Mais, pour réussir cette fastidieuse entreprise, je vais devoir retourner voir une vieille amie… »
Klarion marchait sous le clair de lune, les étoiles suspendues dans la voûte céleste brillant de mille éclats diaphanes. Le jeune homme s’arrêta devant une porte bien précise et frappa de plusieurs coups assurés jusqu’à ce qu’une femme vienne lui ouvrir la porte. Elle était belle, très belle, et ils ne s’étaient pas vus depuis fort longtemps.
- Bonsoir Diane. Envie de s’amuser ?
Et, passant sa main sur l’encadrement de la porte, il fit fleurir une gerbe d’orchidées.
Ce soir était le moins chargé de sa semaine. Pas parce qu’elle ne dansait pas mais parce qu’elle n’était que d’ouverture. Un appât pour donner l’eau à la bouche des nombreux hommes et femmes venu ici pour se délecter d’une vue fort agréable, et parfois plus. Mais cela ne la concernait pas. Pas aujourd’hui en tout cas. Son travail rondement mené, elle regagna sa loge.
Sakuna redevint Kala dès lors qu’elle retira le masque aux plumes d’or de son visage. Elle en profita également pour détacher la cascade de cheveux bruns et or qui dévala sur ses épaules avant d’aller s’échouer le long de ses reins. Il lui faudrait également prendre une douche. Ce qu’elle fit rapidement tout en surveillant la détestable horloge qui trônait fièrement au dessus de sa porte. Cette dernière était là bien avant la venue de Diane dans l’établissement, et la danseuse était prête à parier qu’elle le serait encore après. En plus de cela elle émettait un inlassable « tic tac » qui avait eut le don de la mettre atrocement sur les nerfs pendant les premiers mois. Maintenant elle ne l’entendait plus. Sauf quand elle y pensait comme maintenant. Une fois qu’elle fut propre elle se défit de ses vêtements - peu nombreux – de lumière et passa une simple robe de lin d’un bleu profond, presque noir. Grâce à une souplesse extravagante, elle réussit à serrer les liens avec aisance, puis elle passa sur ses épaules une simple cape couleur daim. Enfin, elle quitta la petite pièce, laissant dans son dos le désagréable « tic tac » de sa pendule. Il ne lui fallut que quelques enjambées pour rejoindre la porte arrière.
Le hasard était une chose qui avait toujours amusé Diane. Incongru, surprenant et parfaitement imprévisible, il se jouait de tout un chacun sans aucun remord. Parfois dans le bon sens, parfois dans le mauvais. Elle même en était victime, comme ce soir, comme ce moment où elle avait pressé la poignée alors que plusieurs coups, francs, y étaient portés. Personne ne passait jamais par ici, ou du moins en de rare occasion. Mais plus épique encore, fut son visage lorsqu’elle se rendit compte que cette personne ne lui était pas inconnue. Bien au contraire. Ses yeux s’ouvrirent comme des soucoupes, et elle l’observa bouche bée pendant des secondes qui lui semblèrent interminable. Son prénom, qu’elle n’avait pas entendu depuis bien trop longtemps lui fit toute fois reprendre conscience de la situation et, alors qu’elle aurait aimé s’attarder un peu plus sur la magnifique gerbe de fleur, elle posa une main sur le torse de l’homme pour le dégager de l’entrebaillure et refermer la porte. Un sourire fendit son visage et elle posa un doigt doux mais ferme sur ses lèvres.
- Les murs ont des oreilles, j’aimerais que tu n’utilises que mes autres prénoms. La seconde suivante elle avait relâché ses lippes.
Combien de temps cela faisait-il qu’ils ne s’étaient pas vu ? Elle était bien incapable de le savoir ou même de s’en souvenir. Elle se souvenait de toutes ces fois, où ils avaient partagés quelconque jeu idiot, lorsque la réalité de la vie d’adulte les avaient encore épargnées mais depuis elle avait perdu le fil du temps. Néanmoins Klarion semblait bien portant et ses fleurs étaient toujours d’une beauté remarquable. Ses doigts les effleurèrent. - Toujours aussi galant. Elles sont parfaites. Dit-elle emprunte de nostalgie. Continuant de les contempler, elle poursuivit. - Tu vas bien ? Qu’est-ce qui t’amènes à l’insomnie ? Je ne t’ai pas vu depuis des lustres. J’ai presque l’impression que cela remonte à une autre vie. Tout en parlant, elle lui tendit la main, attendant qu’il l’invite éventuellement à marcher. - J'ai très envie de m'amuser.
- Donc, tu danses. Fit Klarion d’une voix calme.
- Je danse… Répondit-elle, nonchalante.
Elle avait changé. Elle était belle lorsqu’ils s’étaient rencontrés, mais elle l’était devenue encore plus ; une fleur épanouie capable de causer moult guerres juste pour le bonheur de l’avoir en son jardin. Klarion avait changé lui aussi. Peut-être que leurs visions avaient pu diverger, leurs chemins également. Mais les deux avaient toujours été là l’un pour l’autre quand ils en avaient eu besoin. Un parfum ou deux pour elle, une planque ou une échappée pour l’autre. Ils finissaient toujours par se recroiser, sachant qu’ils pouvaient compter l’un sur l’autre. Le bel homme misait là dessus, le bon vieux temps.
- Je suppose que ça n’est pas une visite de courtoisie. Déclara Diane, toujours sur le même timbre.
- Les visites de courtoisie, ça n’existe pas. Répliqua Klarion simplement ; elle le connaissait trop bien.
Il arrêta sa marche et se détacha de son bras pour lui faire face. Ils étaient désormais sur l’immense place du parvis de l’opéra, un bâtiment magnifique et colossal décoré de colonnes de marbre et de statues mythiques. Ils s’étaient arrêtés sous une lanterne de fer forgé, au beau milieu d’un cercle d’or. La place était vide. Occasionnellement, un oiseau nocturne descendait se poser avant de repartir aussi. Le ciel, toujours aussi beau, n’était nimbé d’aucun nuage, donnant ainsi un spectacle céleste inégalé.
- Je veux faire tomber quelqu’un, quelqu’un d’apprécié, de respecté. Mais j’ai besoin d’un petit coup de pouce pour ça.
- Qui donc ?
- Lord Woodrue, tu en as entendu parler ?
- Dur de passer à côté, il donne à pas mal de monde. Sa figure est placardée dans les journaux.
- De dos, un paon n’est plus si majestueux. Woodrue veut raser des terres pour se construire une immense propriété, détruisant des espèces de plantes rares sans le moindre scrupule.
Diane s’apprêtait à répondre mais marqua une pose, détournant brièvement son regard vers le vide nocturne. Klarion voyait bien qu’elle paraissait pensive, songeuse. Le garçon qui trafiquait remèdes et poisons en usant de végétaux avait disparu il y a bien longtemps. Voilà qu’il lui parlait d’assassinat, d’une personne importante de surcroît… Une légère brise se souleva, passant dans leur nuque, faisant voleter légèrement les mèches de la demoiselle avant de repartir aussi vite qu’elle était venue.
- Pourquoi as-tu besoin de moi ?
- Une belle danseuse et comédienne comme toi peut entrer partout, comme un chat qui fait les yeux doux. J’ai besoin de toi pour qu’on nous invite dans leur demeure, elle est bien gardée. Ensuite, d’une diversion pour que je puisse m’occuper de lui.
- Klarion…
- Tu pourras remporter, en guise de paiement, tout ce que tu pourras trouver là-bas. Répondit-il aussitôt. Je n’ai que faire de leurs richesses. Pendant trop longtemps j’ai laissé des humains comme lui faire du mal aux plantes, et me faire du mal à moi aussi. Le garçon fragile que j’ai pu être a disparu, transformé. Il est grand temps que je fasse changer les choses, le monde. A commencer par ce noble détestable.
Il lui tendit la main, ses yeux verts brillants d’un éclat à la fois mystique et malicieux. Il attendait qu’elle lui prenne, scellant ainsi un accord. De la même occasion, la continuité de leur relation si particulière.
- On va mettre Aryon à nos pieds.
Le plan de Klarion ne lui plaisait pas mais elle ne put se résoudre à lui opposer un « non » franc. Parce que cela n’aurait été qu’hyprocrisie. Depuis de longues années maintenant, elle servait la cabale par sa danse mais également par son pouvoir. Elle livrait aux siens la cible qu’ils souhaitaient sur un plateau d’argent, elle emmenait chaque jour des gens vers la mort. Sans se salir les mains, c’était à d’autres qu’incombait cette lourde tâche. Toujours est il que trop nombreux étaient les Hommes à avoir perdu la vie à cause d’elle. Alors pouvait-elle seulement refuser ce service à un si vieil ami ? Si seulement…
La deuxième chose qui chagrinait la danseuse était ; les raisons de Klarion. Depuis toujours et à raison, il aimait les plantes. Bien plus que le commun des mortels et sans doute bien plus que ce qu’il n’aimait le genre humain. Mais pour Diane ce n’était que des plantes, des plantes qui ne parlaient pas, qui ne riaient pas et qui se contentaient de pousser en silence. Par respect pour lui, elle ne leur faisait jamais de mal ou évitait dans la mesure du possible. Surtout en sa présence. Loin était le petit garçon qui ne se souciait que de faire pousser les plus gros bouquets pour les offrir ci et là. Ainsi Diane se rendit compte, plus que jamais, à quel point le temps les avaient changés. Elle, lui. La folie dans laquelle ils sombraient tout deux à leur façon. Mais quelle douce folie. Sur la forme ils étaient différents mais sur le fond ils étaient identiques. Indéniablement. Un long soupire franchit la barrière de ses lèvres et elle glissa ses longs doigts cuivrés dans ceux de Klarion dont la fraîcheur chaleureuse la rendit nostalgique.
- Tu as changé. Acquiesça-t-elle non sans une pointe de regret. Elle aimait l’homme qui lui faisait face, mais elle aimait tout autant celui qu’il avait été et elle ne pouvait nier qu’il lui manquait un peu. Bientôt, un sourire vint habiller ses traits, cachant ainsi à son ami les quelques doutes qui l’habitait encore. - Le domaine des Woodrue se trouve sur la haute couronne de la capitale. Ce n’est pas si loin, mais ce n’est pas la porte à côté. Une bonne chose d’une certain point de vue. Elle ne voulait pas que Ash puisse se douter un seul instant qu’elle eut quelque chose à voir avec cela. Après un dernier regard pour l’imposante façade qui semblait les toiser avec déférence, elle invita Klarion à reprendre leur marche.
- As-tu conscience des risques que tu encours ? Diane ne pouvait s’empêcher de s’inquiéter. Elle ne considérait pas Klarion comme un sot, aucunement, toutefois elle préféra s’assurer qu’il ne se contentait pas de foncer tête baissée. Ce qu'elle le soupçonnait. - J’imagine que tu as déjà un plan sur : comment t’y prendre ? « Dis oui par pitié... » supplia-t-elle en silence avant d’agiter la main brusquement. - Oublie, je ne veux pas savoir. Tout ce qui approche la mort de près ou de loin… Ce n’est pas mon truc. Et aussi étrange que cela pouvait paraître c’était atrocement vrai. Afin de penser à autre chose, elle agrémenta le reste de leur voyage de discussions oisives. Ce ne fut qu’une fois arrivé à l’angle d’une rue qu’elle empêcha le brun de faire un pas de plus.
- Nous y sommes. Deux rues plus loin. Indiqua-t-elle d’un coup de nez avant de tirer sa capuche sur sa tête pour dissimuler son visage. - Tu te doutes que je ne peux me présenter sous aucun de mes noms. Je ne peux me permettre de me faire arrêter pour tes histoires. De quel genre de distraction as-tu besoin ? Une demoiselle qui demande son chemin pour occuper la porte d’entrée ? Que je chute malencontreusement sur l’un des pavés mal enclavé de ces maudites rues ? Ne pouvant s’en empêcher elle pouffa, puis lança un regard attentif à son ami.
- Je suppose que nous n’avons pas besoin de répéter à nouveau le plan d’entrée ?
- Du tout. Clair, et limpide. Les instructions les plus simples sont souvent les meilleures.
- Parfait, répondit Klarion d’une voix calme, alors je n’ai pas à m’inquiéter. Tu peux y aller quand tu es prête. Je n’ai pas besoin de te répéter que je te fais confiance.
- En effet, je le sais déjà.
Quelques secondes après l’échange, Diane ajustait ses cheveux et, passant un foulard autour de ses cheveux, quitta leur cachette pour s’élancer au milieu de la rue. Elle avait la démarche aussi délicate qu’une biche et aussi élégante qu’un cygne. Klarion était satisfait que son amie ait accepté de l’aider, ça représentait beaucoup pour lui. Mais il n’avait pu s’empêcher de noter une pointe d’hésitation dans son regard, une once de réticence qui le rendait curieux. Elle lui avait dit qu’il avait changé, c’était bien vrai, elle avait raison. Il avait mûri, il était devenu plus déterminé, plus dangereux aussi. Mais, au plus profond de lui, il tenait à sa relation avec Diane. En plus de ça, c’était sans doute l’une des très rares personnes humaines pour qui il avait encore un tant soit peu d’estime et de considération. Si leur lien se brisait, alors il sombrerait encore un peu plus…
Un peu plus loin, Diane arrivait face au portail. Les gardes la scrutaient, à la fois intrigués et séduits par ses courbes graciles. Les pauvres ne se méfiaient pas. Après tout, personne ne pouvait penser qu’une frêle jeune femme pouvait passer deux plastronnés de leur stature. Elle fit quelques pas pour les dépasser mais, subitement, fit mine d’avoir les talons pris dans le pavé et s’effondra sur le sol à la manière d’une tragédienne avant la tombée de rideau. Le foulard tomba légèrement sur le côté de sa tête, couvrant le côté de son visage. Les paillettes décorant le foulard brillaient presque autant que les étoiles, conférant à Diane une prestance chimérique, apparition fugace coupant le souffle aux deux hommes.
- Tout va bien mademoiselle ? S’enquit l’un des hommes.
- Vous avez besoin d’aide ? Enchaîna le second.
Toujours au sol, la jeune femme se mit à sangloter, toute tremblante. Les gardes se précipitèrent vers elle pour lui porter assistance. C’était le signal que Klarion attendait, Diane s’était bien débrouillée. Elle n’avait pas volé sa réputation d’actrice, elle avait un talent prodigieux. S’élançant derrière eux, il sortit d’une de ses poches un petit mouchoir empli de poudre soporifique, récoltée à partir de spores et d’extraits de millepertuis, de rhonphle et de weissium. C’était le cocktail parfait pour forcer n’importe qui à dormir. Arrivant à leur portée en pressant le pas, Klarion passa sa main devant le visage du plus petit et lui plaqua le mouchoir sur le nez. Avant même que son collègue ne puisse réagir, Klarion attrapa en même temps le col du plastron de l’autre et fit pousser plusieurs feuilles de canne du muet tout autour. Aveuglé, le garde se redressa tandis que son comparse n’eut d’autre choix que de dégringoler sur le sol, inerte. Diane se releva promptement, laissant le temps à Klarion d’attraper la matraque de l’endormi et forcer l’autre à le rejoindre dans les champs de l’inconscience. Tout ce qui leur restait à faire, c’était attraper les trousseaux de clés qui pendaient aux ceintures des gardiens et pénétrer dans la demeure. Klarion s’en retourna vers son amie, affichant un rictus, les yeux pétillants :
- Tous les hommes finissent par tomber à tes pieds, hm ? Plaisanta Klarion.
- Pas tous, pas toi.
Et ils passèrent le portail pour entrer dans le domaine.
- Ne devrions nous pas les attacher ? Tes décoctions sont peut-être efficaces mais je doute qu’elles ne fassent effets des heures durant… Sans compter que les laisser ainsi au beau milieu de la rue… Je ne suis pas sûre de vouloir finir ma vie dans une geôle moi… Malheureusement Diane n’avait ni la force, ni le matériel pour se débarrasser des hommes qu’ils laissaient derrière eux. Cela lui déplut. Énormément. C’était un travail parfaitement bâclé. Elle manqua de rebrousser chemin mais sa loyauté, la poussa à continuer. Attrapant le bras de Klarion elle l’obligea à marcher sur un parterre d’herbe verte sous le couvert des arbres, là où ils se fondaient dans les ombres. - Si nous pouvions éviter d’annoncer notre venue… Elle eut un petit rire nerveux, souleva ses jupes et prit la tête de leur duo.
Il était tard mais des lueurs perçaient encore à travers les fenêtres, sans doute parce que les domestiques ne dormaient pas encore. Diane eut un sourire compatissant. Elle-même savait à quel point ce travail pouvait être éreintant. D’ailleurs demain matin, nul doute que les cernes qui auréoleraient ses yeux feraient leur petit effet. Elle regretta que leur entrevue ne ce soit pas résumée à une simple promenade nocturne. Plongée dans ses pensées, elle n’avait pas remarqué que ses pas l’avaient menés aux pieds de l’un des murs du grand manoir qui s’imposait, majestueux, sur son chemin. Levant le nez, elle constata qu’elle faisait face à une fenêtre. La pièce entière était plongée dans le noir et il ne semblait pas y avoir âme qui vive. Tapotant l’épaule de Klarion elle la lui indiqua puis glissa ses longs doigts le long de la charpente, la soulevant en douceur.
Diane ne priait aucun dieu, pas même Lucy mais ce jour là en particulier elle ne put s’empêcher de la remercier que le système d’ouverture ne soit pas bruyant. Tout en se débattant avec ses pan de tissus et grâce à l’aide de Klarion elle réussit à se glisser par la petite ouverture qu’elle ouvrit un peu plus grand afin que son compagnon s’y faufile également. Une fois entrée elle referma la fenêtre. Un simple courant d’air pourrait faire claquer la porte, voler un papier ou attirer une domestique un peu trop perfectionniste.
- Je pense vraiment ce que n’est pas une bonne idée… Murmura-t-elle. Elle passa une main sur son visage. - Tu le trouves, tu fais ce que tu as à faire et nous filons. Je ne veux pas m’attarder ici. L’angoisse était plus présente encore que lorsqu’elle avait usée de ses pseudo talents de comédienne. Par chance, l’habitude du trac lui permit de garder pleinement ses capacités en l’état. Elle inspira longuement avant d’expirer. - Dépêchons nous. Et elle se dirigea d’un pas léger et discret vers la porte du bureau.
Il était déjà bien tard, la maisonnée devait déjà être assoupie. Même le personnel, hormis les gardes dehors, devait lui aussi être endormi. Ils n’avaient rien à faire au rez-de-chaussée, toutes les demeures nobles utilisent cet étage comme lieu de réception pour les visiteurs et la majorité des pièces à vivre. Toutefois, les quartiers privés ou de travail des maîtres de maison se trouvaient toujours dans les étages supérieurs. Si Woodrue se trouvait quelque part, ça devait être là. La lumière du couloir était si tamisée que Klarion ou Diane pouvaient constater si une pièce était allumée juste en regardant la porte. Ils remarquèrent une lueur s’échappant de derrière une serrure. Se penchant pour inspecter à travers, Klarion remarqua un gamin endormi sur un immense amas de coussins duveteux. Près de lui, sur une table de chevet, brillaient plusieurs billes lumineuses dans un globe en verre ; sans doute une veilleuse pour le rassurer le soir…
Le jeune homme fit signe à Diane que ce n’était pas la bonne porte et ils se remirent en marche. Arrivant au bout du couloir, ils tournèrent vers la droite, découvrant un nouveau corridor s’étalant sur plusieurs mètres, éclairé par la lune diffusant ses doux rayons par une série de vitres. Les portraits des ancêtres se faisaient plus rares. Ici, il y avait des peintures plus imposantes représentant des paysages de tout le royaume, des natures mortes et autres vanités. Sur plusieurs d’entre elles, Klarion pouvait noter la présence de vases remplis de bouquets ou même des fleurs fanées, lui crispant les lèvres. Cette ordure osait décorer sa maison de plantes mortes. Pire encore, il avait l’audace de les exposer dans des allégories sur la vacuité humaine. Klarion sentait ses joues s’empourprer, se languissant du moment où il allait enfin lui faire face.
- Vite avant qu’on se fasse attraper… Chuchota Diane, la voix inquiète.
- Shhh… Répondit doucement Klarion, plissant les yeux vers le fond du couloir.
Tout au bout, une porte en bois sculpté d’acajou laissait passer un mince filet de lumière entre ses interstices. Approchant au but, ils se figèrent en entendant un craquement soudain mais remarquèrent vite qu’ils ne s’agissait que d’une planche légèrement démise sous la carpette. Arrivant face à la porte, Klarion mit le genou au sol pour inspecter la serrure. Derrière, il remarqua un homme en redingote mauve, des dentelles croulant de ses manches, des broderies d’or et d’argent un peu partout sur sa veste. Il était de dos, assis sur un fauteuil et penché sur un bureau, le bout d’une plume de faisan s’agitant nerveusement au-dessus de son épaule droite. Il ne fallait pas être bien malin pour deviner qu’il s’agissait là de Sir Woodrue, affairé dans son office à une heure tardive. Le thé posé près de lui ne fumait même pas, indiquant qu’il devait travailler depuis bien trop longtemps.
- C’est lui. Dit simplement Klarion à Diane.
- Alors rentrons.
- Attends…
Il sortit un flacon de sa poche, du parfum. Il en vaporisa un peu de son contenu sur son poignet sous l’œil intrigué de son amie, avant de frotter la fragrance. Diane commença à se pencher pour inspirer, mais Klarion l’arrêta net et éloigna ses bras.
- Pourquoi ? Qu’est-ce que c’est ?
- Tu vas voir.
Pressant le bouton de porte, Klarion tourna la poignée pour délicatement entrer dans la pièce. Woodrue n’avait encore rien remarqué, toujours concentré sur son travail. Les murs de son bureau étaient constellés de trophées de chasse, des têtes d’animaux empaillés victimes de la folie d’un seul homme. Ils étaient condamnés à demeurer ici, figés pour toujours à fixer leur bourreau. Klarion leur rendrait justice. Mais, triste ironie, eux ne quitteraient jamais cette pièce… Le reste du bureau était décoré de bibelots en tous genres, tous plus rutilants les uns que les autres. En rentrant, Diane referma la porte qui se mit à grincer, alertant le maître des lieux qui releva la tête et commença à pivoter. D’un pas prompt, Klarion traversa le bureau pour attraper Woodrue par la nuque et lui coller son poignet sous le nez pour le forcer à humer le parfum. Le noble étouffa un son guttural et cessa rapidement de gigoter. Il restait là, le regard vide, à respirer le parfum pendant de longues secondes.
- Tu vas m’expliquer ce que tu es en train de lui faire respirer ?
- Un savant mélange de clou de girofle, de fenugrec, un peu de racine d’achillée, des extraits de tribule, de lys et de moricia ainsi que des spores de beodassa.
- Un parfum empoisonné ?
- Pas exactement. Ces plantes possèdent des vertus anti-inflammatoires, stimulantes mais aussi… entêtantes, aphrodisiaques et addictives. Avec mes talents, ma petite concoction va le laisser à ma merci. N’est-ce pas Woodrue ?
Le nobliard avait les pupilles dilatées, la tête penchée. Il émit un petit son, une onomatopée rauque ; il était complètement déconnecté de la réalité. Il crispa son visage, se pencha légèrement en avant, gêné par le parfum qui continuait de faire son effet. Son instant d’évasion s’était transformé en peine, le forçant à attraper son crâne avec ses mains tout en frottant ses tempes.
- Hm… ça commence à faire mal, n’est-ce pas ? Permettez-moi de me présenter, je m’appelle Klarion.
- Kla...rion… Articula-t-il en relevant la tête, posant ses bras sur les accoudoirs du fauteuil.
- Tout le monde vous admire, dehors. S’ils savaient quel genre de monstre vous êtes.
- Mon… monstre, continuait de marmonner Woodrue, en transe.
- Ma petite dose de parfum ne va pas durer éternellement, alors je vais être bref. Fit Klarion en passant ses mains sur les avant-bras de Woodrue. Je sais ce que vous projetez de faire, je sais que vous comptez raser tout un terrain et détruire des centaines de plantes, certaines très rares. Si vous pensiez que vous alliez vous en sortir impunément, vous aviez tort.
Des lianes et des feuilles de sumac vénéneux enserrèrent les bras de Woodrue, poussant depuis les manches de sa redingote et qui remontaient dangereusement vers la peau de son cou. Derrière, Diane regardait Klarion avec appréhension, une gêne manifeste commençant à s’exprimer sur son visage. Les feuilles de sumac effleurèrent le cou de Woodrue, commençant à l’irriter et couvrant sa peau de plaques écarlates. Les mains prises au piège, il ne pouvait plus rien faire si ce n’était souffrir… Le parfum continuait de faire son effet, il ne faisait que marmonner, tantôt lascivement, tantôt en peine.
- Où est l’acte de propriété ? Demanda Klarion.
- Aah… là. Bu...dans le tiroir. Articula Woodrue, en transe, entre deux crispations de visage. Rou… le parchemin roulé.
Klarion fouilla à l’endroit indiqué pour trouver le document. Une fois le parchemin trouvé, il le sortit pour le lire. C’était bien l’acte de propriété… Le jeune homme passa le papier au-dessus d’une bougie éclairant le bureau, enflammant l’acte, et partit le jeter dans un foyer vide pour le laisser se consumer. Diane, toujours muette et droite comme un piquet, triturait ses doigts et avait vraiment l’air de vouloir déguerpir.
- Tu as fini ? On peut y aller maintenant ?
- Encore une toute petite chose…
Klarion agrippa le dossier du fauteuil et fit alors jaillir de nombreuses branches hérissées d’épines. Les ronces se mirent à recouvrir le torse de Woodrue, déchirant son vêtement et lacérant sa peau. Diane ne se fit pas prier et fit volte-face pour ne plus regarder quoi que ce soit. Derrière elle, Klarion finissait d’achever sa cible en l’emprisonnant au beau milieu d’un buisson mortel sur lequel il n’aurait d’autre choix que de se vider de son sang. Personne ne viendrait le chercher, on le trouverait au petit matin, déjà mort…
- Voilà ce qu’il en coûte de se croire plus fort que la nature. Lança Klarion avant de s’en retourner vers Diane.
Cette dernière avait eu beau s’être détournée de la scène, elle n’en demeurait pas moins horrifiée…
« Il n’y a pas toujours besoin d’avoir d’yeux pour voir » avait un jour dit l’un de ses clients aveugle. Ce jour là Diane n’avait absolument pas compris ce qu’il voulait dire. Bien sûr qu’il en fallait pour voir, tout comme il était nécessaire de posséder des oreilles pour entendre ou un nez pour sentir. Cependant grâce – ou plutôt à cause – de Klarion, elle venait de prendre conscience de la véracité de ces mots qui avaient été prononcés il y avait de nombreuses années. Elle s’était retournée dès lors qu’elle avait comprit les desseins de son ami, dès qu’elle avait vu passer, fugace, une lueur aussi vengeresse qu’assassine dans son regard. Pendant quelques instants elle avait espéré qu’il laissa tomber ses plans, qu’il se rende compte du prix qu’avait une vie humaine face à celle d’un pauvre bosquet. Mais elle avait du se rendre à l’évidence. Klarion et elle ne réfléchissaient pas de la même façon. Pas sur ce genre de sujet en tout cas. Alors elle s’était vivement détournée dès qu’elle avait vu ses iris s’embraser. Malheureusement les gargarismes, les épines qui pénétraient la chair avec une lenteur abominable ne pouvaient lui échapper dans le silence presque total de la pièce.
Le temps lui parut atrocement long. Les actes de Klarion ne lui prirent peut-être qu’une ou deux minutes pourtant elle avait l’impression que cela faisait des heures qu’elle était face à la porte, en train de se débattre avec son estomac pour qu’il ne rende pas son dernier repas sur le tapis en laine qui arborait justement des arabesques de lianes agrémentées de divers bouquets de fleurs. Il aurait sans doute plut à son ami, si seulement il avait prit le temps de l’admirer. Woodrue se croyait-il vraiment plus fort que la nature ? Songea Diane sans pour autant le demander.
- Monsieur Woodrue ? Puis-je vous proposer une tisane ? Demanda une voix éminemment féminine après avoir donner trois petits coups contre la porte.
Le palpitant de la danseuse manqua un battement et en une seconde son front se couvrit d’une fine pellicule de transpiration. Une perle salée roula le long de sa tempe, la chatouillant imperceptiblement. Elle recula d’un pas raide qui ne lui seyait pas le moins du monde.
- Miranda. Une deuxième voix, plus mature cette fois, claqua aux côtés de la première. - Vous savez que Monsieur n’aime pas être dérangé lors de son travail du soir !
- Pardon madame, mais je pensais…
- Tu n’es pas ici pour penser. File donc au lit avec les autres. Je suis fatiguée de vous entendre piailler que vous manquez de sommeil le matin.
- Oui madame. Le pas traînant de ce qui semblait être une jeune domestique se fit entendre.
- Je suis désolée Monsieur. Cela ne se reproduira plus. S’excusa simplement la voix plus âgée avant de déguerpir à son tour en faisant claquer ses talons sur le sol.
Diane cru qu’elle allait s’évanouir. Son visage était devenue livide et ses jambes flageolantes, elle dû se rattraper à une commode qui se trouvait là pour ne pas chuter. Son souffle était court comme si elle venait de courir un marathon, son cœur battait la chamade dans ses tempes à tel point qu’elle en eut presque mal à la tête. Diantre qu’elle était contente de pas être l’un des exécuteurs de la cabale, elle ne serait pas capable de supporter la quantité de stress qu’ils devaient subir. Livrer un lieu était largement suffisant ; elle arrivait à vivre avec cela sur la conscience. Sans doute parce qu’elle arrivait à se convaincre que le seul fautif était celui qui ôtait la vie, non celle qui lui permettait de le faire.
- Je veux m’en aller. Maintenant. Chuchota-t-elle en prenant toujours grand soin de ne pas regarder en direction du cadavre. Mais elle avait atrocement peur. Si elle avait pu se contenter de se rouler en boule dans une armoire et d’attendre que la maison se vide elle l’aurait fait. Pourquoi n’avait-elle pas de pouvoir de téléportation hein ? De nouveau elle se dirigea vers la porte qu’elle entrouvrit légèrement pour jeter un œil à l’extérieur. Le couloir était faiblement éclairé depuis le passage des deux femmes mais il semblait vide de toute âme maintenant. Ce n’était pas Diane qui allait s’en plaindre, encore moins lorsque Klarion accéda à sa requête de ficher le camp.
Les deux amis rebroussèrent chemin, évitant la latte gémissante sous le tapis, passant à pas feutrés devant la chambre du petit garçon dont la veilleuse continuait d’émettre une petite lueur bleutée puis enfin, ils regagnèrent le premier couloir où se trouvait leur porte de sortie -même si fenêtre était plus juste. Rien n’avait bougé depuis leur premier passage, aucun verrou ne leur barra la route et aucun son ne vint alerter leur sens. Diane pria un quelconque dieu que cela se poursuivit ainsi.
Ce ne fut que lorsqu’elle sentit l’air frais passer sur sa peau qu’elle s’autorisa enfin à véritablement respirer. Maintenant qu’elle le remarquait, elle avait retenu son souffle une bonne partie du trajet. Aucune chance qu’elle échappe au mal de crâne qui viendrait sans doute la saisir dans la nuit. Mais pour l’heure il y avait plus important, comme sortir des jardins. Si être a l’extérieur lui donnait une petite sensation de liberté, elle n’oubliait pas que là bas, au bout du petit sentier de gravier les attendaient deux gardes. Dans le meilleur des cas ils étaient encore assommés, dans le pire ils avaient prévenu la garde. Et là, Diane ne donnerait pas cher de leur peau. Mais pour savoir ce que le futur leur réservait, il fallait qu’ils avancent.
- Tu ne prends rien ? Demanda simplement son compagnon.
- Non. Je ne veux rien avoir à faire avec cette histoire. Marmonna-t-elle tout en lui tendant la main pour le guider de nouveau dans la noirceur des grands arbres du domaine.
Marchant toujours prudemment, Diane avait cependant un pas plus rapide que durant leur effraction. Elle agrippait le poignet de Klarion avec force, pressant l’allure bien qu’essayant de rester à ses côtés pour ne pas trop donner l’impression de perdre sa contenance. Le jeune homme pressentait, rien qu’en sentant l’étau de la paume sur son avant-bras, que son amie voulait à tout prix sortir du manoir et retourner là où elle serait sauve. Il s’arrêtèrent brutalement au détour d’une haie, tombant nez-à-nez avec un gros gaillard aussi carré qu’une armoire. Pétrifiés, ils purent se remettre à respirer lorsque le garde en patrouille émit un intense grognement. Titubant, sa tête partit contre la haie, se remettant à roupiller allègrement en plein service.
Dépassant le garde épuisé, les deux intrus virent le portail par lequel ils étaient entrés. Les deux hommes que Klarion avait endormi étaient toujours là, étendus dans le caniveau. Ils ronflaient moins bruyamment que leurs collègues des jardins, après tout leur sommeil avait été forcé. Ils avaient néanmoins ce souffle étrange propre aux gens inconscient, cet état mystérieux qui fait apparaître n’importe qui comme étant ailleurs, loin dans un néant d’images. Ils passèrent et sortirent à présent sur la rue, enjambant presque les évanouis avant de s’éloigner sans un bruit vers un détour de rue. Ils avaient beau être sortis du manoir et avoir changé de rue, Diane agrippait toujours le poignet de Klarion ; ils ne s’étaient toujours pas adressé la parole et demeuraient dans le silence, retournant sur la place de l’opéra.
Diane s’arrêta net au milieu de la place et Klarion put enfin retrouver le contrôle de son bras. La jeune femme fit quelques pas en avait, serrant ses bras, inspirant bruyamment, le teint aussi pâle que la lune. Même sous le coup de la terreur, Diane conservait toute la splendeur de sa beauté. Éclairée par l’astre blanc, sous le rideau infini d’étoiles, la danseuse apeurée ressemblait à une véritable nymphe. Incarnations même de la beauté, ces créatures féeriques avaient fait chavirer le cœur de plus d’un héros de conte. Même tremblotante, Diane en conservait toute l’allure, même Klarion ne pouvait le nier. Il effleura son voile avec ses deux doigts, laissant le tissu retomber doucement sur le dos de son ami.
- Pour avoir été là, merci. Fit-il doucement.
- Pas maintenant. Répondit-elle simplement, un léger hoquet dans sa voix. Juste… pas maintenant.
Un silence s’installa, laissant l’occasion à la brise de prendre le relais et chatouiller leurs oreilles. Klarion pinça les lèvres, notant bien l’état catastrophé de son amie. Il sentait son ventre se contracter, de peur qu’elle ne se mette à fuser comme une bouilloire trop chaude. Elle avait toujours été partante pour jouer les funambules de la vie, se rappelant de plusieurs épisodes tragi-comiques de leur enfance où ils avaient tenu les premiers rôles. Dans la cour des grands, la tragédie semblait prendre le pas sur leur fougue de jeunesse, mettant en exergue leurs choix et psychés différentes. Diane avait eu peur, il le sentait. Klarion prenait peur également, celle d’avoir été à l’origine de l’angoisse de la demoiselle ; une angoisse avérée qu’il voulait désamorcer. Après tout, elle était sans aucun doute l’un des seuls liens humains qui lui restait…
- On va marcher ?
- Allons-y. Dit-elle simplement dans un sourire, prenant le bras qu’il lui présentait.
Désireuse de se changer les idées, elle se força à laisser flâner son esprit à des sujets bien moins importants.
Avant qu’ils ne partent pour leur petite virée, elle avait prit soin de retirer son foulard pour le rouler en boule dans l’une de ses poches, nul doute qu’il finirait à la poubelle dès qu’elle remettrait les pieds au cabaret. Ce qui la chagrina, elle qui aimait tant cette écharpe.
Malheureusement, le sujet qu’elle tentait d’évincer revenait en boucle dans sa tête comme une litanie. Elle en fut désolée pour lui comme pour elle. Cette chance qu’elle avait de pouvoir profiter de son vieil ami allait sûrement être entachés par des remords idiot. Surtout hypocrite en vérité.
- Était-ce vraiment nécessaire ? Demanda-t-elle d’une voix douce. Là résidait toute l’ironie. Mieux que personne elle comprenait les méthodes de Klarion, elle les connaissaient également et elle les cautionnaient lorsqu’il s’agissait de membre de la cabale. Pour autant elle ne pouvait se résoudre à accepter que le petit garçon facétieux qu’elle avait connu ne soit plus. Consumé par quelque chose de bien plus grand que lui. Sa main libre vint se poser sur la sienne tandis que ses yeux dorés remontèrent vers son visage. - Je sais que tu tiens à tes plantes -aux plantes - mais est-ce que tu as besoin de devenir un assassin pour faire entendre leur voix ? Bien qu’elle posa la question, la réponse lui semblait évidente. Dans ce monde, les petites gens n’avaient que très rarement leurs mots à dire. Klarion et Diane faisaient tout les deux partis de cette catégorie, ce n’était pas pour rien que malgré leurs différences ils avaient empruntés une voie si similaire. Enfin, elle lui ôta le poids de son regard en se remettant à fixer l’horizon de bâtiment qui s’étendait à perte de vue. Ci et là, quelques cristaux de lumière vacillaient dans leur cage de verre, faisant miroiter dans les ombres des monstres imaginaires qui faisaient frissonner la danseuse. Diane n’aimait pas les ténèbres quels qu’ils soient, encore moins lorsqu’ils étaient réels. Resserrant son bras autour de celui du brun elle força un peu l’allure.
- La prochaine fois que tu viendras que dirais-tu de nous contenter d’un repas ensemble ? Je suis sûre que nous avons des choses à nous raconter depuis le temps, autrement qu’en marchant dans les rues froides en pleine nuit après… Tu as compris… Elle eut un petit rire nerveux. Avec douceur elle tira un peu sur son bras pour le faire bifurquer dans une ruelle. - Ça va nous ramener aux alentours du cabaret, les rues y sont mieux éclairées. Puis elle déposa sa tête sur son épaule en marchant.
- Va pour un repas. Quoique, je suppose qu’il vaudrait mieux manger ailleurs qu’à ton cabaret. Je doute que je serais au goût de ton employeur…
Elle rit à nouveau, plus franche que nerveuse cette fois-ci. En contrebas, sur les quais du fleuves, plusieurs péniches tanguaient langoureusement au gré des flots. Certains étaient des bateaux de plaisance d’aristocrates ne voulant pas s’éloigner pour le Grand Port, d’autres des navires guides pour les éventuels touristes… Ils étaient tous bariolés de couleurs, impossibles à admirer de nuit, ainsi que de noms pompeux référençant de célèbres figures et allégories. Quand ils étaient enfants, Klarion et Diane flânaient souvent sur les quais. Il y avait toujours des profils curieux, des artistes ambulants venant divertir les foules, des comptoirs où on vendait de la nourriture alléchante… Tout pour émerveiller des jeunes en quête d’un peu de fantaisie dans la fourmilière qu’est la Capitale.
Aujourd’hui, ils n’étaient plus des enfants. Ils ne cherchaient plus de fantaisie, mais un peu de calme. Une harmonie qu’ils voyaient peut-être différemment à présent, mais qu’ils poursuivaient tous deux à leur façon. Klarion n’avait pas répondu à la question de Diane, sans doute était-elle plus rhétorique qu’autre chose… Devait-il absolument devenir un assassin pour faire entendre les plantes ? La demoiselle se faisait effectivement du souci. Elle ne voulait pas qu’il se transforme en monstre. Bien que Klarion n’ait aucun problème à payer le prix pour arriver à ses fins, il ne désirait pas non plus que son amie le voit de cette manière. S’il voulait qu’elle continue d’être son soutien, il voulait continuer d’être le sien de façon réciproque. Diane non plus ne voyait pas ce qu’il projetait pour Aryon, un paradis verdoyant. Sans doute n’était-ce pas le bon moment pour lui en parler, elle avait eu sa dose d’émotions fortes pour la nuit.
- Tu devrais peut-être rencontrer quelqu’un....
- N’y pense même pas !
Diane se remit à rire, cette fois aux éclats, un rire si cristallin et spontané qu’il en était merveilleux. La lune brillait toujours haut dans le ciel.
Elle était si belle…