« Comment ça, tu n'as jamais joué au poker ?! Il faut absolument remédier à ça ! »

Un sourire étira les lèvres de Dahlia, alors qu'elle se remémorait l'exclamation aussi ébahie que consternée qu'avait poussé Iris, sa sœur cadette, à la découverte de son ignorance des règles du Texas hold'em, il y avait deçà plusieurs semaines. Il fallait dire que, contrairement à sa puînée qui était – bien trop – friande des jeux d'argent, la garde, à l'inverse, ne nourrissait qu'une appétence moindre pour ce genre d'activités aussi ludiques que lucratives. Jusqu'à il y a peu… Jusqu'à ce que le destin ne l'oblige, par la force des évènements, à s'y pencher.

Mais il y avait un début à tout, n'est-il pas ?

La garde – qui n'endosserait pas ce rôle, ce jour-là – poussa la porte de l'auberge qu'elle venait de rallier. Il s'agissait là d'un établissement isolé, sis sur la route vers Forteresse, à plusieurs lieues de Capitale. Depuis peu arnaqueuse dilettante, dans le plus grand des secrets, Dahlia jugeait en effet préférable, dans un premier temps, d'éviter les tavernes de la métropole. Cela garantissait son anonymat, même si elle avait veillé à altérer son apparence habituelle, par précaution. Par ailleurs, si elle commettait quelques… faux-pas - car pouvait-on réellement les éviter, lors de tout commencement ? - ceux-ci ne risqueraient pas de trop s'ébruiter. Elle ne serait ainsi pas desservie par une réputation entachée, lors de ses futurs coups à venir.

À peine Dahlia eût-elle pénétré dans l'établissement, que ses oreilles se firent immédiatement assaillir par le joyeux vacarme ambiant, tissé de chants avinés plus ou moins chastes – plutôt plus que moins. Ses narines, quant à elle, subirent l'assaut des relents d'alcool et de nourriture flottant dans l'air. Ce dernier lui parut d'ailleurs ondoyer de chaleur, réchauffé autant – si ce n'est plus – par la liesse ambiante que par l'âtre crépitant de la cheminée. La jeune femme prit une consommation, puis avisa rapidement une table rassemblant plusieurs personnes, engagées dans une partie de dés.

Cela faisait quelques semaines, à peine, qu'elle avait amorcé… Ce qui devait être le virage le plus conséquent de sa vie. Cela afin d'aider sa sœur Iris à éponger une dette d'une grande ampleur, contractée à un jeu d'argent. Et pour engranger les cristaux à même de la rembourser… Quoi que mieux que de continuer à jouer ? Mais pas sans l'assurance de gagner, bien sûr.

« Puis-je me joindre à vous ? »

L'air avenant et les propos accorts de Dahlia furent suffisants pour qu'on l'invitât à s'asseoir. Elle détailla alors brièvement les participants attablés, en veillant à modérer l'intensité de son regard. Elle remarqua tout d'abord cet homme blond et borgne, exsudant la confiance et aux abords un tantinet charmeurs. Puis ses yeux voguèrent vers un autre homme, aux cheveux courts et sombres, la mine renfrognée et taciturne. Ils arrivèrent sur un troisième homme, bien plus âgé, à la carrure trapue et au visage couturé de cicatrices. Et enfin, ils achevèrent leur errance sur une femme, dont la pâleur des cheveux lui conférait un apprêt angélique… Sûrement factice, songea Dahlia.

« Sterenn, merci de m'accueillir à votre table. Ça vous dit une partie de poker, après ça ? »

La garde, quant à elle, arborait une jolie crinière rousse pour l'occasion, qui évoluait vers les pointes sur des teintes roses dans un doux dégradé, évoquant la couleur d'un ciel d'aurore. Un petit plaisir capillaire, visant à la rendre méconnaissable, induit par son peigne magique. Cela compensait par ailleurs le caractère rudimentairement morne de sa tenue de voyage en cuir, qui visait à lui donner les atours d'une aventurière.

Ses partenaires ayant approuvé sa proposition, lorsque leur partie de dés s'acheva elle sortit donc un jeu de cartes de sa besace. D'apparence anodine, il se trouvait en réalité lié magiquement à elle, et possédait un avantage secret : il lui permettait de tirer à coup sûr les cartes de son choix – cela n'opérant qu'avec elle, propriétaire de ce jeu de Cartacousur. C'était Edith, la cheffe de la bande d'arnaqueurs qu'elle avait tout récemment rejoint, qui le lui avait offert en cadeau de bienvenue. Il était temps de l'étrenner.

Le groupe engagea une première partie de poker, durant lequel Dahlia ne fut pas le bouton – le donneur des cartes – l'empêchant d'user du subterfuge. Alors qu'ils jouaient, elle remarqua du coin de l'œil l'arrivée inopinée d'un intriguant observateur. Doté d'une splendide chevelure rouge, et de traits aussi fins que sa carrure, son regard lui parut particulièrement affûté – bien plus que ceux des autres curieux qui lançaient également des œillades à l'orée de leur tablée.

Une fois la partie achevée, le nouveau venu demanda à se joindre à eux, par le biais d'un papier par lequel il leur apprit son prénom, ainsi que son mutisme. En découvrant son handicap, Dahlia sentit une pointe de méfiance poindre en elle. Elle savait que, souvent, les personnes qui se trouvaient dépourvues d'un sens en venaient à affiner les autres… Ainsi, est-ce que, par exemple, le sens de l'observation de cet Uriah s'en trouvait exacerbé ?

Elle s'efforça toutefois de brider sa peur. La magie de son jeu de cartes n'était pas décelée au sein même des casinos, il n'y avait donc aucune chance que cet Uriah la découvre. Une fois ce dernier installé, ils démarrèrent une nouvelle partie, et Dahlia fut désignée donneuse, cette fois-ci. Cela lui permettrait de décider secrètement des cartes de chacun, à son plus grand ravissement. Elle en distribua deux à chaque joueur, en s'assurant de doter certains d'entre eux de mains plutôt intéressantes – ainsi, ils seraient enclins à miser, et à grossir le pot ; Les meilleures cartes se trouvaient toutefois en sa possession : un roi et une dame de cœur.  

Au premier tour d'enchères, tous les joueurs misèrent pour entrer dans la partie. Puis au second tour, Dahlia révéla les trois cartes du milieu, qu'elle avait choisies avec soin afin de les accorder parfaitement avec ses cartes. Durant les tours qui suivirent, elle misa en n'hésitant pas à relancer - augmenter le montant de la mise - plutôt que suivre - simplement égaliser le dernier montant misé. Cela faisait partie des conseils prodigués par Iris. Par ailleurs, elle essaya de conserver un visage aussi impavide que la surface d'une mer d'huile, et de ne pas révéler sa joie d'avoir secrètement l'avantage sur les autres joueurs.

Au troisième tour d'enchères, Dahlia choisit de dévoiler un as de cœur, et au quatrième, un neuf de trèfle. Lors de ce quatrième et dernier tour, il ne resta plus qu'Uriah et elle, tous les autres joueurs ayant déjà couché leur main, qu'ils ne jugeaient pas assez profitable. Dahlia, qui s'était délibérément assuré une quinte flush royale, renchérit alors la dernière mise de cristaux supplémentaires. Le jeune homme face à elle pouvait payer - soit égaler sa mise - ce qu'elle espérait en son for intérieur, car leurs mains seraient alors dévoilées et confrontées, et sa combinaison l'emporterait. Mais il pouvait également… se coucher. Dahlia remporterait alors la partie et le contenu du pot, sans que leurs cartes ne soient toutefois révélées.

Elle préférait assurément la première option, car elle gagnerait le pot grossi de la dernière mise d'Uriah… Mais que déciderait-il de faire ?

Plusieurs secondes s'égrenèrent en silence, alors que son dernier adversaire en lice, cet intriguant jeune homme à la chevelure flamme, réfléchissait à son ultime action. Dahlia, derrière la barrière de son masque d'impassibilité – la jeune femme s'appliquait en effet à ne pas laisser transparaître son assurance, pour ne pas le dissuader de miser - le détaillait avec un intérêt mâtiné de curiosité. Elle pouvait aisément lire l'hésitation qui s'était emparée de lui, au froncement empreint de tension de ses traits. Mais hélas, Dahlia ne pouvait rien entreprendre pour infléchir son choix. Il n'y avait plus qu'à attendre, et espérer qu'il fût en sa faveur…

Une attente que l'un des spectateurs les encerclant ne semblait que peu disposé à endurer, à en juger par la remarque désobligeante dont il gratifia le dénommé Uriah. La tonalité graveleuse de sa voix, tout comme l'impolitesse de son propos, firent froncer les sourcils à Dahlia. Mais avant qu'elle n'ait pu s'exprimer, l'un des joueurs de leur table, qui semblait tout aussi excédé qu'elle par l'impatience du malpropre, ne se priva pas de le rabrouer, en usant d'un langage particulièrement fleuri.

Les insultes fusèrent alors, dans un engrenage de violence verbale – les deux hommes semblant, heureusement, préférer se cantonner aux mots pour exprimer leur désaccord – qui fut bientôt stoppé par… un beau volume l'eau ruisselant sur leurs têtes, émanant des bulle envoyées sans cérémonie par la serveuse. Dahlia ne réprima pas son rire, plus qu'amusée par la façon dont leur sauveuse était parvenue à désamorcer leur véhémence. Finalement, suite à cet aparté, Uriah décida de se coucher, optant pour la prudence, et la garde ramassa la mise amoncelée au centre de la table. Elle nota, bien sûr, la déception manifeste du jeune femme, auquel elle offrit un grand sourire en miroir.

Une première partie gagnée, voilà qui était plutôt bien engagé. Le seul souci, c'était que la distribution des cartes ne lui incomberait plus avant quelques tours, dorénavant. Or Dahlia devait la réaliser, pour pouvoir tricher sans vergogne… Toutefois, insister pour être immuablement en charge de la distribution aurait pu paraître suspect, et elle préféra ne dire mot, laissant Uriah reprendre le paquet de cartes.

Par Lucy, espérons que personne n'abîme mon jeu de Cartacousur pria-t-elle en son for intérieur.

En découvrant son jeu, le roux décida de ne pas s'engager dans la nouvelle partie qui s'amorçait. Dahlia, quant à elle, avisa ses cartes : un valet de pique et une dame de carreau. Une main plutôt intéressante, car riche en figures, sauf que… La garde réalisa avoir un léger problème.

Les combinaisons. Elle ne parvenait présentement plus à s'en rappeler, ne se souvenant, à vrai dire, que de la quinte flush royale, qui s'était durablement imprimée en elle en tant que plus forte des mains. Mais la mémoire de Dahlia ne semblait pas avoir jugé utile de retenir les autres agencements et leur hiérarchie de valeur, ce qui s'annonçait quelque peu compliqué pour la suite. Alors qu'un vent de panique menaçait de la gagner, elle décida de ne pas prendre de risque et de se coucher.

« V-veuillez m'excuser… » s'excusa-t-elle avec empressement, juste avant de s'éclipser… droit vers les toilettes.

Il lui sembla que Zoete se mettait à rallier la taille de sa vessie, mais les échos des voix lui parvenaient déjà de façon lointaine et atténuée, ensevelis par le brouhaha ambiant des autres tablées à l'orée desquelles elle passa dans sa fuite.

Une fois face au lavabo, dans la pièce exiguë des sanitaires, Dahlia s'aspergea le faciès d'eau, puis observa un instant son reflet renvoyé par le miroir surmontant la vasque. Allait-elle tout faire capoter ? Était-elle vraiment à la hauteur de ce rôle d'arnaqueuse qu'elle avait entrepris d'embrasser ? Pour des débuts, elle ne se révélait pas particulièrement brillante… Toutefois, il était encore possible de rattraper son impair. Fouillant en hâte dans son sac sans fond qu'elle avait emporté avec elle, elle finit par en extraire… Une pastille synébrale, dans laquelle elle croqua sans attendre.

Iris ? tenta-t-elle alors, en se figurant mentalement l'image de sa puînée.

Dahlia… ? Qu'est-ce qui se passe ? Tu as des soucis ? Par chance, sa sœur venait d'accepter d'entrer en communication télépathique avec elle. Dans sa voix perçait une certaine inquiétude. Il fallait dire qu'elle n'avait jamais été contactée ainsi par Dahlia, jusqu'à présent.

Rien de grave, ne t'en fais pas. J'ai juste, heu… un léger trou de mémoire. Tu peux me rappeler la hiérarchie des combinaisons au poker, déjà ?

Alala, j'te jure, tu es vraiment irrécupérable. Bon, j'te refais le topo, mais retiens-le cette fois...

Lorsque Dahlia revint à la table de jeu, plusieurs minutes plus tard – lorsque le temps de communication de sa pastille eût échu ; elle avait en effet décidé d'en bénéficier au maximum, et de l'employer à bon escient en se faisant coacher par sa cadette - Zoete l'accueillit avec une nouvelle saillie.

« Ah bah c'est pas trop tôt, mam'zelle. On commençait à se demander si t'étais pas tombée dans l'trou... »

« Zoete, tu peux nous faire le plaisir de la fermer deux minutes ? » tonna la serveuse qui le surveillait d'un œil peu amène, manifestement encline à lui asséner une nouvelle bulle d'eau s'il ne se taisait pas fissa.

Dahlia, quant à elle, l'ignora purement et simplement, et s'empara de son paquet de cartes. Plusieurs parties avaient été jouées en son absence, et elle avait à présent l'avantage de pouvoir distribuer à nouveau. Elle décida de rester sur un schéma similaire à la première partie, qui avait bien fonctionné. Certes, elle n'était pas obligée de s'accorder à nouveau une quinte flush royale - surtout maintenant qu'elle se rappelait des combinaisons - mais… Ce n'était pas à chaque partie que l'occasion se présenterait, alors pourquoi ne pas se faire un tantinet plaisir ? Par ailleurs, elle espérait bien qu'Uriah se montrerait moins prudent, cette fois-ci, ayant veillé à lui accorder une très bonne main à nouveau au regard des cartes se trouvant au centre.

Il n'y avait pas à dire, Uriah n'avait de cesse d'attiser l'intérêt de Dahlia, accaparant son attention au détriment des autres joueurs attablés. Peut-être était-ce dû à son mutisme, qui maintenait secrets les rouages de son esprit – contrairement à ceux de Zoete, qui à l'inverse était bien trop prolixe, alors qu'elle se serait bien passée de connaître la teneur de ses pensées – et emballait ainsi son imagination. Mais, à vrai dire, bien qu'il ne pût parler, le jeune homme se révélait bien au travers des moyens de communication, non verbaux mais non moins évocateurs, qu'il employait. Ceux-ci ouvraient une porte sur sa personnalité, permettant à Dahlia de l'entrevoir à sa plus grande joie.  

Il y avait tout d'abord sa posture, droite et un brin solennelle, ainsi que ses gestes, toujours esquissés avec grâce – notamment lorsqu'il battait les cartes - qui semblaient indiquer son extraction noble, si Dahlia ne se fourvoyait pas. Car en effet, l'on pouvait être après tout investi d'une élégance naturelle, et ce sans être né au sein de la caste de la noblesse et avoir été formé à une gestuelle affectée. S'il était bien toutefois d'appartenance noble, Uriah ne semblait en tout cas pas réticent à fréquenter des personnes de plus « basse » condition, et n'affichait aucune suffisance dans son attitude. Dahlia pouvait donc déduire une certaine humilité de sa part. Et une propension au jeu, assurément, expliquant sa présence à leur table en cette soirée.

Ses ébauches inachevées de rire – qui devaient, fort malheureusement, lui être douloureuses, en raison de la barrière physique de ses cordes vocales inopérantes auxquelles elles se heurtaient - témoignaient par ailleurs de son humanité, et d'un caractère doux et jovial, peu prompt à s'emporter, même en cas de défaite. Lors de sa précédente capitulation, Uriah l'avait même gratifiée d'une parcelle de rire. Cet éclat de voix, qui avait émané du jeune homme de façon semblait-il magique, avait d'ailleurs rappelé à Dahlia le sien propre, ce qui l'avait quelque peu interpellée… Était-ce là le pouvoir d'Uriah ?

Si tel était le cas, cela pouvait expliquer cette agréable musique qui emplissait à présent les lieux, sans qu'aucun instrument apparent ne soit pourtant manipulé. Voilà qui s'avérait fort intéressant, si Uriah pouvait retranscrire magiquement des sons. Cela lui offrait un nouveau – et vaste – champ des possibles en matière de moyens d'expression. Dahlia était assurément ravie de savoir que le pouvoir du jeune homme pouvait pallier en partie son handicap. Ce fut alors que, interrompant le flot de ses pensées, un domestique vint s'enquérir de ce qu'elle souhaitait boire, en lui signifiant que son maître avait offert une tournée en son absence. Uriah était donc également généreux, parmi ses fort nombreuses qualités. Et bel et bien noble, s'il avait un serviteur.

« Un moretum, s'il vous plaît. » Reportant son regard sur Uriah, Dahlia lui sourit avec chaleur. « Merci pour la tournée Uriah, j'offre la prochaine en cas de victoire ! »

Victoire que Dahlia était déjà assurée de remporter, au demeurant. Après une once d'hésitation, elle ajouta également : « Et… Si tu en es bien à l'origine, cet accord de musique est absolument merveilleux. »  

« C'est pas le moment de faire du gringue, là… Ce qu'on veut voir, c'est la partie, nous. » L'interrompit Zoete, la rappelant au jeu qui les liait.

Après de nouveaux tours, il resta Uriah et Dahlia en lice, ainsi que deux autres participants. Et, pour cause, ils avaient tous de très bonnes mains, attribuées de façon tout à fait déloyale par la jeune femme. Cela avait conduit Uriah à miser beaucoup, et Dahlia s'en voulut intérieurement. Malgré son désir de faire fortune, elle ne souhaitait pas pour autant causer la ruine du noble - surtout au regard de la sympathie qu'il lui inspirait - et se promit de l'aider à gagner lors de prochaines parties, lorsqu'elle se serait suffisamment enrichie. Lors de leur présente partie, Dahlia escomptait en revanche bien empocher le conséquent pot.

« Échec et mat, haha. »

Annonça-t-elle en dévoilant ses cartes, et la magnifique quinte flush royale qui en résultait. Certes, ce n'était sans doute par le terme approprié à employer lors d'une partie de poker, mais Dahlia ne s'en souciait guère. Des cris d'étonnement, mêlés d'indignation, retentirent autour de la table, tandis qu'elle récupérait les cristaux au centre, un large sourire ornant son visage.

« Alors, qu'est-ce qui vous ferait plaisir ? » Poursuivit-elle sur un ton toujours aussi enjoué, faisant fi du mécontentement général. Une autre idée lui vint alors soudainement. « Ah et, ça vous dit de changer les règles, concernant le donneur de cartes ? Cela pourrait être… Celui qui gagne, distribue à la partie suivante ? » Une règle qu'elle était bien tentée d'instaurer, pour maîtriser les futures parties.  

La déconvenue d'Uriah, face à ce nouvel échec, fut ostensible, se lisant distinctement dans le désemparement qui teinta son regard noisette parsemé de reflets grenats – de bien jolies couleurs entremêlées, songea d'ailleurs Dahlia. Son désenchantement, au demeurant, était tout à fait compréhensible, car comment le noble aurait-il pu présager que la main de Dahlia détrônerait la sienne, pourtant déjà exceptionnelle ? Cette partie de poker défiait les probabilités, et des suspicions de tricherie devaient peut-être d'ores et déjà germer chez les participants. Or, étonnement, aucun d'entre eux ne protesta devant la victoire resplendissante de Dahlia – ou plutôt de Sterenn - lui laissant certainement le bénéfice du doute. Uriah eut même l'humilité d'applaudir, ne semblant toujours pas lui en vouloir d'engranger ainsi les mises.

Et, à la plus grande joie de l'arnaqueuse, il donna même son assentiment concernant la nouvelle règle qu'elle proposait d'introduire. Ce qui ne fut pas le cas de Zoete, qui tenta de saisir l'opportunité offerte par Dahlia de renégocier la distribution des cartes, pour tirer sa propre épingle du jeu. Sa tentative essuya rapidement un refus toutefois, son passif connu des autres joueurs en matière de tromperies l'évinçant rapidement de la négociation.

Le soulagement gagna Dahlia, mais fut hélas rapidement terni par un sentiment tout autre, qui vint s'y substituer de façon implacable : la peur. Cette dernière se manifesta par un long filet glacé lui caressant l'échine, quand elle apprit qu'il y avait des gardes à leur table. En l'occurrence, l'homme borgne et la jeune femme angélique. Cela signifiait que si elle se faisait prendre entrain de tricher… Dahlia risquait gros. Et qu'adviendrait-il si l'on apprenait qu'elle faisait elle-même partie de cette institution prônant la droiture et tout ce ramassis de nobles valeurs ? Dahlia n'osait même pas l'imaginer.

Elle demeura interdite un certain moment, en proie au doute le plus complet - devait-elle poursuivre les parties, ou s'éclipser de cette soirée ? - avant que le mot adressé par Uriah ne vienne l'extraire de ses pensées tumultueuses. Il l'invitait à lui soumettre sa préférence en matière de musique, une touchante attention qui ne manqua de la faire sourire. Or les émotions de Dahlia étaient vouées à reconnaître bien des revirements, en cette soirée, car son sourire s'étiola presque aussitôt, lorsque l'un des joueurs rompit la bienveillance de leur échange par un soupçon infondé et péremptoire.

Dahlia soupira profondément, en son for intérieur. Pourquoi fallait-il que le rapprochement de deux individus de genres opposés donne immanquablement lieu à ce type de supposition ? Cela était bien trop réducteur, au regard des autres types de liens qui pouvaient être tissés – sans parler de l'orientation propre à chacun. Aussi, suite à la réponse succincte et honnête d'Uriah, dont Dahlia ne prit aucunement ombrage, elle répondit simplement :

« Je préfère de loin la sincérité à un compliment mensonger. »

Sincérité qui n'était pas vraiment son fort, en cette soirée, mais bien qu'elle mentait sur son identité et trichait éhontément aux cartes, Dahlia n'en demeurait pas moins sincère dans ses paroles et ses sentiments.

« Pour la musique… hm, je te fais entièrement confiance. Toutefois, si tu as des compositions avec de la lyre, je dois avouer grandement aimer cet instrument. »

À tel point qu'elle avait même tout récemment acquis une lyre magique, qui lui permettait d'en jouer à la perfection, sans avoir eu à en apprendre les arcanes par un long et laborieux apprentissage. Un objet qu'elle n'avait d'ailleurs pas encore étrenné, mais le moment n'était malheureusement point propice pour le sortir.

Le serveur ne tarda à leur apporter leurs commandes, et la jeune femme savoura son moretum, dont les saveurs de mûres se déployèrent allègrement dans son palais. Les parties se succédèrent alors, et Dahlia fit en sorte… de les gagner, tout en payant sa tournée à la fin de chacune d'elle – cela représentait en effet une somme dérisoire face aux mises gagnées. Peu à peu, l'alcool prit rapidement le pas sur sa raison, comme en attesta son nez rougi par ses excès éthyliques, et elle ne fut plus vraiment à même de faire montre de discernement.

Après une nouvelle quinte flush royale, Dahlia finit toutefois par considérer qu'elle avait peut-être suffisamment engrangé de cristaux, et décida de faire gagner Uriah. Certes, elle perdrait la capacité de pouvoir distribuer les cartes, en lui octroyant cette victoire, mais avec un peu (beaucoup) de chance elle parviendrait à regagner à nouveau. Si ses partenaires ne se lassaient pas de jouer avec elle avant…

Le morceau « joué » par Uriah fut à la hauteur des espérances de Dahlia, restituant avec justesse la beauté de cet instrument qu'était la lyre. Le noble pouvait-il inventer la mélodie émise, ou ne faisait-il que reproduire un son d'ores et déjà entendu auparavant ? Voilà un point qui l'intriguait, mais la jeune femme ne souhaitait se montrer cavalière en posant des questions trop intrusives sur les tenants et aboutissants de son pouvoir.

Alors que les notes s'égrenant dans la pièce changeaient de tempo, abandonnant leur tonalité lancinante et presque mélancolique pour une composition plus joviale, Dahlia posa ses yeux sur la soupière amenée par le valet d'Uriah. Visiblement, le serviteur du noble mettait un point d'honneur à ce que son maître prît ses repas en temps et en heure. Il semblait veiller sur lui, tel un parent ou un grand-parent  - Lucy savait à quel point les aïeux pouvaient être soucieux de rendre leur petits-enfants replets – et leur relation toucha Dahlia, si bien qu'elle esquissa un sourire devant la scène qui se dévoilait à elle.

Le délicat bouquet iodé émanant du bol de soupe vint chatouiller ses narines, lui ouvrant presque également l'appétit. Dahlia ne put s'empêcher toutefois d'arquer un sourcil d'incrédulité, en entendant qu'un glooby marin faisait partie de ce potage issu du terroir de Grand-Port. Cette créature était-elle donc comestible ? La garde eut un pincement au cœur en songeant à son propre glooby, son adorable Sheepy, dont elle n'aurait pu déguster un confrère, et ce même en cas de disette.

Après une énième remarque désobligeante sur les goûts plus charnels d'Uriah, que le noble eut l'élégance d'éluder, ils revinrent aux enjeux de la partie. La victoire d'Uriah, qui vint rompre le cycle de réussites de Dahlia, sembla arriver à point nommé, car les participants commençaient à être lassés par la chance immuable de la jeune femme – et ce, à juste titre – et le soupçon avait commencé à poindre à leur table. Toutefois leurs partenaires de jeu furent bientôt davantage affairés à se charrier sans vergogne, détournant momentanément leur attention de l'arnaqueuse.

La distribution des cartes par le nouveau gagnant ne lui offrit, par ailleurs, pas d'avantage à la partie qui s'ensuivit et Dahlia dut déployer tous les efforts du monde pour ne pas laisser transparaître son manque d'assurance. À cette nouvelle partie, ainsi qu'aux suivantes qui lui succédèrent, durant lesquelles elle ne brilla pas particulièrement. Un coup de bluff inespéré lui permit toutefois de remporter à nouveau un manche, au terme d'une succession d'échecs malaisés, et elle en fut fort soulagée. Comme quoi, l'on pouvait parfois gagner de façon loyale même en étant un joueur inexpérimenté, par réel coup du destin.

« Eh bien Sterenn, la chance ne te quitte jamais très longtemps, on dirait. Comment fais-tu pour que Lucy t'aies autant à la bonne ? »

« J'sais pas, j'devrais peut-être interroger mon compagnon en rentrant, haha. » improvisa-t-elle, en s'engageant sur la voie d'un humour hasardeux.

« Oh, à ce compte-là, il doit très certainement pratiquer la polygamie pour sûr. »

Le regard de Dahlia se posa, finalement, sur son paquet de Cartacousur qu'elle était parvenue à ravoir en main. Que devait-elle faire, à présent ? Elle avait certainement suffisamment gagné pour la soirée, et il n'était guère raisonnable de remporter encore des victoires éhontées… Or, le jeu était semblable à une pente. L'on commençait à la descendre d'un pas tranquille, avec l'illusion d'une cadence maîtrisée, avant que… L'élan ne vienne nous emporter, transformant la descente en cavalcade précipitée. Tel était le problème de Dahlia : elle ne pouvait plus s'arrêter, bien trop grisée par cette course aux cristaux, et par le sentiment exaltant de réussite qui l'accompagnait. Sa cavalcade éperdue et incontrôlée risquait-elle de se muer en dégringolade ? Cela était fort probable, si personne ne l'arrêtait.

Si Dahlia était entrée dans cette taverne peu sûre d'elle-même et même éprise d'un soupçon d'appréhension, à l'idée d'étrenner sa première partie de poker, ses craintes avaient fini par entièrement se dissoudre dans la fausse assurance prodiguée par ses flamboyantes victoires dérobées. Certes, elle ne pouvait totalement feindre être une joueuse experte, et un faisceau d'indices plus ou moins apparents révélaient son inexpérience, mais elle pouvait a minima prétendre… être dans les bonnes grâces de Lucy. Or le doute, dont elle s'était affranchie des affres, n'était-il pas le garde-fou de l'erreur ? Sans celui-ci, qui pourrait lui intimer de modérer ses réussites bien trop nombreuses pour être uniquement attribuables à la chance ? Cette confiance nouvellement gagnée la laissait plus seule et vulnérable que jamais, en réalité, bien qu'elle n'en eût réellement conscience, électrisée comme elle l'était par l'ivresse du succès.

La défiance était en revanche bien présente parmi plusieurs participants ou spectateurs de la partie, aisément lisible sur certains visages sur lesquels elle s'était nichée, dans le pli soucieux d'un front et le froncement d'une ligne de sourcils. Mais Dahlia n'y prêtait aucunement attention, gagnée par une sorte d'insouciance qui n'était point de l'inconscience, car celle-ci allait de pair avec une certitude : on ne pouvait l'accuser de tricherie, sans preuves tangibles à l'appui. Or la magie insufflée dans son jeu de cartacousur étant trop minime pour être décelée, tout indice concernant son caractère truqué était impossible à recueillir. Elle se trouvait protégée, comme l'échec de la tentative de détection du tenancier le confirma.

Ce fut un papier glissé subrepticement dans sa poche par Uriah, qui finit par faire vaciller l'édifice de sa confiance. Bien trop curieuse de sa teneur, au vu de l'intérêt non dissimulé qu'elle couvait envers le noble depuis les prémices de la soirée, Dahlia s'était éclipsée pour aller le lire en prétendant aller aux toilettes, et avait alors senti ses jambes se dérober sous elle. Il l'avait percée à jour, et cet âpre constat ébranla ses certitudes.

Peut-être était-il, malgré lui, ce garde-fou qu'elle n'était parvenue à s'imposer.

S'efforçant de reprendre ses esprits et de chasser ce sentiment ténu mais tenace d'égarement – et de doute – venu la happer de plein fouet, Dahlia revint à la table au moment où les joueurs décidaient d'arrêter la partie. Cela la soulagea, car elle comptait également le proposer. Faisant mine de rire aux blagues fusant sur le patron et son pouvoir l'exonérant de sommeil – un don fort avantageux, aux yeux de Dahlia – elle accepta aussitôt la proposition d'Uriah de monter à l'étage. Malgré les hypothèses qui devaient fleurir dans bien des esprits, cette invitation ne recelait aucun sous-entendu inconvenant et le majeur brandi par le noble fut là pour l'appuyer.

S'inclinant avec une politesse affable, Dahlia attrapa son jeu de cartes et le sac replet comportant les mises gagnées, avant de faire ses adieux à ses partenaires de jeu : « Ce fut un grand plaisir. On remet ça quand vous voulez. »

Mais pas sous l'identité de Sterenn, assurément, songea-t-elle pour elle-même. Une fois qu'Uriah et elle eurent gagné la chambre, Dahlia l'arpenta quelques instants, avant d'oser affronter le regard du noble. Ses mots se teintèrent alors de reconnaissance, parsemée d'une lueur trouble de culpabilité.

« Merci de n'avoir rien révélé aux autres. » le remercia-t-elle en premier lieu. « Tu as… raison. J'ai bel et bien triché, au cours des parties qui ont émaillé cette soirée. »

Sans atermoyer davantage, Dahlia lui présenta alors son jeu de cartacousur, posé au creux de sa main.

« Il semble tout à fait ordinaire, mais ce jeu de cartes est infusé de magie, et n'obéit qu'à moi. Il me permet de déterminer les cartes que j'en tire. Toutefois, sa magie ne peut être détectée, tant celle-ci s'avère infime. »

Seul un regard plus aiguisé et attentif, comme celui d'Uriah, avait été à même de deviner son escroquerie.

« Je te propose de partager équitablement les mises gagnées, en échange de ton silence. »

Lui proposa-t-elle alors, à brûle-pourpoint. Cela ne lui paraissait pas cher payé, pour s'assurer que son arnaque éventée par Uriah ne s'ébruite davantage. Mais ce dernier était-il de nature à être soudoyé ?

Le sourire qui naquit à la commissure des lèvres d'Uriah, à l'entente du marché que Dahlia tentait désespérément de conclure, fut univoque. L'argent n'était point ce qu'il recherchait, et il ne l'avait point amené dans cette chambre pour la faire chanter et acquérir son silence contre des cristaux sonnants et trébuchants. Un mutisme qui était d'autant plus, comme il lui rappela fort judicieusement, acquis de nature… Dahlia se mordit la lèvre devant son impair, tout de même gagnée par un profond soulagement intérieur qui pouvait aisément se lire sur ses traits.

Elle attendit silencieusement qu'Uriah inspectât son paquet de Cartacousur, manifestement fort intéressé par la magie qu'il renfermait. Ce dernier était en effet une véritable aubaine, en cela que toute once d'enchantement y résidant s'avérait impossible à détecter. Grâce à celui-ci, elle pouvait espérer gagner dans des casinos en toute impunité… À condition de la jouer finement.

Ce qui n'avait, définitivement, pas été le cas ce soir-là, Dahlia ayant tout bonnement enchaîné les maladresses, et s'étant montrée bien trop gourmande. Cela avait été un miracle que les autres joueurs se soient montrés si cléments à son égard. Ce pauvre Zoete avait bien tenté de leur ouvrir les yeux, à plusieurs reprises, mais n'était parvenu qu'à se faire asperger par l'onde aqueuse émanant de la serveuse, et son argumentaire s'était noyé dans l'esprit aviné des joueurs.

Mais le plus surprenant était la proposition noircie sur le papier délivré par Uriah. Contre toute attente, le noble proposait à Dahlia de… la former. Sans pour autant cautionner la tricherie, il semblait comprendre le besoin en cristaux qui l'animait, et, au-delà de ces derniers, s'avérait particulièrement intéressé par son jeu de cartes.

Dahlia accueillit cette invitation avec un grand étonnement, avant que son cœur ne s'emballe rapidement d'espoir. Pouvoir ainsi bénéficier des conseils et du savoir d'un expert au poker était une chance inespérée, et elle la saisit avec une grande déférence. Uriah avait tant de subtilités et d'astuces à lui enseigner qu'elle ne vit pas la soirée passer, et elle ne sentit pas un seul instant ses paupières s'appesantir sous la fatigue, bien trop happée par cette séance d'enseignement exaltante.

Lorsqu'ils se quittèrent, aux premières lueurs du jour, elle le remercia chaleureusement pour la générosité dont il avait fait preuve à son encontre. Elle aurait souhaité le remercier davantage que par sa seule reconnaissance, mais ce dernier ne désirait point de rétribution financière, et son jeu de Carcatousur étant lié à elle, elle ne pouvait pas non plus le lui offrir ou lui prêter pour une étude plus approfondie. Elle se résolut finalement à retrouver sa monture et à se remettre en route, l'esprit empli de souvenirs et un sourire ravi flottant sur ses lèvres, consciente de la chance qui avait marqué ses débuts, et enrichie de bien plus que de simples cristaux.