Olenna soupira nonchalamment, passant entre ses doigts un morceau de tissu pastel qu’elle rejeta d’un revers sur le sol. Lassée, la grande couturière marchait vers les grandes baies vitrées pour admirer le travail des jardiniers royaux. En contrebas, les artisans s’affairaient sur plusieurs rosiers nouvellement plantés dans une des cours intérieures. La belle s’était déplacée exprès depuis chez elle pour procéder à de nouveaux essayages en compagnie de la reine. Hélas, cette dernière était déjà partie aux jardins botaniques pour une sortie dont Olenna n’avait pas été prévenue. Il était très rare que la souveraine lui fasse faux bon, chaque nouvelle robe avait le don d’extasier son altesse. Toutefois une erreur dans les emplois du temps était toujours possible, mais cela avait toujours le don d’agacer Lady Belmont. Elle se retrouvait dans un des nombreux salons du palais avec plusieurs pièces et vêtements comme si elle n’était qu’une vulgaire servante. Ces jardins avaient intérêts à en valoir le détour.


Elle continuait de fixer les horticulteurs d’un air inquisiteur. Ils prenaient grand soin de ces rosiers. Depuis quand Olenna avait-elle décrété les roses comme étant la nouvelle mode ? Jamais elle n’aurait fait une chose pareille pour une fleur aussi… classique et sans saveur. On offrait des roses pour sa dulcinée, on décorait de roses n’importe quel tableau, n’importe quelle table ou coiffure. On en peignait même au fond des pots de chambre, comme si ça leur conférait meilleure odeur. Non, songeait-elle, les roses sont bien trop ennuyeuses. Olenna se concentra sur la chose par laquelle elle les ferait remplacer, prévoyant de plaidoyer un changement de tendance à sa majesté. Des camélias peut-être, bien plus pulpeux et éclatants que des roses. Ou des dahlias, sans doute, de merveilleuses couleurs et une allure mystérieuse… Tant de possibilités qui se bousculaient dans son esprit. Elle en vient à se rappeler qu’elle ne pensait qu’à de vulgaires fleurs, voilà où l’absence de la reine l’avait réduit.

Cette journée avait été d’un ennui mortel. Et dire qu’elle s’était pavanée face à tous les courtisans qu’elle avait croisé sur le chemin, vantant ô combien la reine allait apprécier ses dernières créations. Fort heureusement pour elle, aucun de ces nobliards avides de succès n’était invité lors des séances d’essayage. Olenna pourrait leur inventer n’importe quelle excuse et ils n’y verraient que du feu. D’autant plus que la reine Allys devait très certainement porter l’une de ses robes pour sa visite hors du palais, lui donnant une seconde occasion pour retomber sur ses pattes. La Cour du palais avait beau être son terrain de jeu, ses membres lui apparaissaient plus pathétiques de jour en jour.

Au fond de la pièce, telle une poupée inanimée, la servante masquée d’Olenna restait debout, aussi inerte et silencieuse qu’une statue. Avec sa longue tenue bleue nuit et son masque ivoire ressemblant bien trop à une tête de chouette, elle avait cette allure de spectre pouvant faire frissonner n’importe qui. Pour l’instant, seule avec sa maîtresse au milieu de monceaux de vêtements, elle ressemblait surtout à un mannequin articulé prêt à servir de présentoir. Quand Olenna claqua des doigts, la servante s’anima d’un seul coup à la manière d’un automate. Ensuite, elle se mit à ramasser les divers tissus et tenues éparpillées ça et là pour les emballer dans du papier puis les ranger dans de grandes valises de cuir, le tout par gestes méticuleux et mécaniques. Elle ne faisait pas un seul bruit, ni lorsqu’elle évoluait dans la pièce comme si elle glissait sur le dallage, ni lorsqu’elle enveloppait les robes dans le papier protecteur. La lady ne la regardait même pas, elle savait que sa servante faisait un travail impeccable, ses yeux toujours rivés vers les jardins, étouffant un nouveau soupir.

Soudain, on frappa timidement à la porte. Olenna se retourna doucement tandis que la domestique s’arrêta net pour aller ouvrir. Se tenait là un petit homme trapu portant la tenue des majordomes du palais, une moustache bien trop peignée pour être naturelle. En voyant la servante masquée, il pinça les lèvres et écarquilla des yeux hagards avant de bredouiller quelque chose d’inintelligible. La couturière s’impatienta, faisant quelques pas pour le darder de ses yeux perçants :

- Alors ? Que se passe-t-il ? La reine est-elle en chemin ? Fit-elle, menaçante.

- Non votre grâce. Je viens vous annoncer l’arrivée prochaine de sieur Milan, désireux de s’entretenir avec vous, ma dame.

Les yeux d’Olenna étincelèrent d’une lueur emplie de malice et de fierté. L'ancien ministre, ainée d'une des plus grandes familles de l'aristocratie, ici pour la voir. Elle congédia le majordome et intima à sa servante d’accélérer le mouvement et de mettre en place le service à thé pour accueillir comme il se devait son confrère noble. Elle soupira à nouveau, cette fois-ci satisfaite :

- La journée commence enfin à devenir intéressante !

L’horloge du grand salon vient à peine de sonner 9 heures lorsque Monza Murcatto, la redoutable intendante, monte au troisième étage du manoir afin de porter son thé à Monsieur Milan. Lorsqu’elle arrive, c’est un véritable champ de bataille qui s’offre à elle. Les diverses malles qu’elle a fait monter, très tôt ce matin par les domestiques, gisent grandes ouvertes, comme éventrées, vidées de leur précieux contenu. Au milieu des vestes, des souliers, des culottes et des bijoux éparpillés un peu partout, c’est un Primus emmitouflé dans sa robe de chambre noire, aux cheveux en batailles et aux joues légèrement rougies par son agitation, qui marmonne avec agacement :

"Trop long… Non ça n’ira pas… Trop mauve… Et ça, mais c’est tellement 996 !... Ah ! Murcatto ! S’interrompt-il en la voyant arriver. Vous vous êtes forcément trompée ce ne sont pas mes males que vous avez remontées !

Avec son calme habituel, tout en posant son plateau sur une table basse et en préparant une tasse de thé, l’intendante répond :

-Ce sont bien vos males, il n’y a en a pas d’autre dans cette demeure et personne n’y a touché depuis votre départ.

-Alors c’est Lucy elle-même qui m’a maudit, car il est impossible que j’ai pu un jour porter une telle guenille de mon plein gré ! Vocifère-t-il en pointant du doigt une veste de brocart bleu nuit et argent comme si celle-ci venait de l’insulter. Monza se garde bien de rétorquer que d’une part, il a fait faire cette veste sur mesure pour une soirée qu’il avait lui-même organisé pour l’anniversaire de sa défunte épouse, et d’autre part que le prix auquel il l’avait payé devrait suffire à bannir l’usage du qualificatif de guenille pour en parler. Au lieu de ça elle lui tend la tasse de thé fumante sans un mot.

Primus se saisit de la tasse et souffle sur le liquide chaud avant d’y tremper les lèvres.

-Occupez-vous d’obtenir un rendez-vous avec Lady Belmont pour demain. Si je dois mettre fin à mon deuil il faut que ça soit exceptionnel !

-Je ne pense pas pouvoir obtenir un rendez-vous avec la couturière royale, grince-t-elle en insistant bien sur le terme royal, avant la semaine prochaine Monsieur.

Il la regarde avec un air offensé mais ne peut la contredire car il sait très bien qu’elle a entièrement raison et qu’il se montre déraisonnable.

-Très bien, alors faites en sorte que le fiacre soit prêt pour cet après-midi. J’irais la voir tout à l’heure puisqu’il faut tout que je fasse moi-même ici ! Et il pose sa tasse de thé et reprend son combat contre ses vieux vêtements : Mais ça c’est bon pour un freluquet des montagnes pas pour un homme de ma stature !"

Alors qu’elle descend Monza se permet de lever les yeux aux ciels. Mais elle est plutôt satisfaite. Monsieur semble bien décidé à ne pas se laisser gagner par le désespoir malgré les récents drames.

Plus tard le même jour…

A première vue peu de choses ont changées depuis la dernière fois qu’il a mis les pieds ici. Il a envoyé quelqu’un ce matin pour prévenir de son arrivée et il semble que son statut d’ancien ministre lui permette encore d’accéder au palais sans trop de problèmes.

Il attend depuis un peu plus d’une heure, guettant sa proie, lorsqu’il apprend que sa cible vient de se faire poser un lapin par la reine Renmyrth. La fortune lui sourit et Lucy semble finalement être de son côté.

Primus bondit sur l’occasion et ordonne à un des domestiques du palais qui a eu le malheur de croiser son chemin d’aller l’annoncer à Lady Belmont. L’homme au physique courtaud ne semble guère ravi d’être ainsi interrompu dans ses activités et tente de protester mais lorsque Primus le rabroue sèchement en lui rappelant qui il est, il s’exécute. Un domestique qui ose lui répondre ! Visiblement les choses ont tout de même changées !

Il faut dire qu’il est méconnaissable, vêtu de noir de la tête au pied, enveloppé dans son manteau de fourrure noire, ses cheveux ramassés en un chignon lâche et son visage sous un voile de tulle.

Dès que le majordome rondouillet l’a annoncé, il se retire prestement en faisant signe à Primus d’entrer, et ce dernier ne se fait pas prier. Lorsqu’il pénètre dans la pièce, la fameuse servante au masque nacré est là, en train de mettre en place un service à thé. La couturière à la chevelure flamboyante le regarde avec un sourire discret. Primus s’avance et incline légèrement la tête pour la saluer :

"Lady Belmont, c’est un plaisir de vous rencontrer. J’espère que vous me pardonnerez si je m’impose ? Je me suis laissé dire que sa Majesté avec qui vous aviez rendez-vous avait des affaires plus urgentes. Personnellement je ne vois pas quelle affaire peut être plus pressante que la mode et c’est un ancien du gouvernement qui vous le dit !

Si vous êtes effectivement libre j’aurais grand besoin de vos services. Comme vous le voyez, le noir ne sied guère à mon teint et je pense qu’il est grand temps que je mette fin à mon deuil. Malheureusement il n’y a rien dans ma garde-robe qui semble convenir pour l’occasion. Accepterez-vous de venir au secours d’un pauvre homme en détresse ?"

Avec l’espoir que le thé que finit de préparer la chouette masquée n’est pas pour un autre rendez-vous royal, Primus offre son plus beau sourire de courtisan.

- Tant de politesses, vous me flattez. Ne vous fatiguez pas en cabrioles, mon cher, je constate de moi-même que vous avez cruellement besoin d’assistance.

Olenna minauda en émettant un petit rire cristallin avant de partir s’installer sur une méridienne de cuir. Le thé venait d’être servi, un mince filet de fumée s’échappant de deux tasses de porcelaines décorées de peintures fleuries. D’un revers de la main, la couturière demanda aussi plusieurs gâteaux de différentes formes, tantôt nappés de crème légère ou glacés de sucre coloré. Un petit encas était toujours de rigueur lorsqu’on servait le thé, même si personne n’osait se servir de peur de souiller ses riches apparats ou paraître trop goulu. Le visiteur d’Olenna s’assit en face d’elle tandis qu’elle prit sa tasse entre ses doigts. Humant la mixture, elle reconnut l’arôme d’agrume de la bergamote ainsi que l’acidité subtile de la mûre sauvage. C’était la boisson parfaite pour se détendre et converser en toute sérénité. La lady en but une gorgée avant de reposer les yeux sur Primus :

- J’ai été déçue de vous voir partir du palais. Vous n’étiez jamais venu me voir lorsque vous étiez ministre. Votre extravagance faisait pourtant si forte impression. Je connais des courtisans qui en parlent encore !

Quelque fut la réaction de Primus, Olenna ne put la voir. Ce voile noir qu’il portait sur la figure ne laissait transparaître que quelques-uns de ses traits. Si l’ancien ministre partageait son attitude chafouine, Olenna ne pouvait le savoir. Elle avait beaucoup entendu parlé de Primus Milan. Après tout, il fallait être aveugle pour passer à côté de cette grande famille. Chaque membre avait son lot de frasques et de rumeurs. Ils faisaient le bonheur de tous les conciliabules qui ne pouvaient s’arrêter de deviser à leur sujet. Mais Olenna devait se l’avouer, aucun Milan ne piquait autant son intérêt que Primus. La trésorière royale était l’objet de rumeurs potaches, la benjamine avait la réputation d’être une véritable peste tandis que le frère cadet était le seul qui restait relativement discret. Olenna n’avait d’ailleurs jamais vu ce dernier, ou bien elle l’ignorait. Primus, lui, possédait cette étrange aura de mystère si complexe à percer. La belle savait qu’il était d’un grand professionnalisme, que c’était un grand homme d'affaires à la volonté inflexible. Un être si avide et déterminé qui avait tout abandonné du jour au lendemain malgré sa situation politique très avantageuse. Voilà qu’il reparaissait sur l’échiquier aristocratique, tout de noir vêtu. Au moins il n’avait pas perdu son excentricité, même dans le deuil.

- Mais trêve de courbettes, nous avons plus important à traiter. Je pourrais effectivement vous sauver de la noyade, mais vous vous doutez bien qu’en ce monde toute magie a son prix. Je ne vous demande pas d’argent, vous vous doutez bien que je croule déjà sous les cristaux. Mais il va sans dire qu’un homme comme vous, avec votre si grand passif au gouvernement, vous devez certainement avoir quelque chose en tête à me proposer ?

Olenna continuait de sourire, cette fois de façon plus carnassière. Il était évident pour elle que le retour de Primus à la cour voulait dire qu’il avait quelque chose derrière la tête, et elle était déterminée à le surveiller. La couturière avait également son propre agenda et tissait sa propre toile. Il fallait qu’elle soit sûre et certaine que Primus Milan ne lui soit pas un obstacle, autrement une terrible bataille de pouvoir aurait lieu… Elle ne pouvait lui faire confiance, mais la lady pouvait peut être tenter de s’en faire un allié de circonstances si elle se débrouillait suffisamment bien.

- Je peux faire de vous l’homme le plus in du royaume, plus majestueux qu’un dragon de rose ou élégant qu’un mist. Mais j’avoue que je suis curieuse d’entendre quel prix l’ancien ministre de l’économie est prêt à me soumettre… Surprenez-moi, allez-y !

Olenna ne minaudait plus et tenait à présent plus de l’oiseau de proie prête à s’envoler. C’était une posture qu’elle tendait à adopter lorsqu’elle revêtait son masque de joueuse politique. Derrière elle, la servante masquée demeurait là, à fixer le vide comme si elle ne respirait même pas. Attendant la réponse de Primus, Olenna conférait à son interlocuteur toute son attention…

Primus prend place en face de son interlocutrice, attentif à ses paroles. Il saisit la tasse devant lui et la porte lentement à ses lèvres, écartant légèrement son voile avant de le remettre en place. Il est vrai qu’il n’a jamais pris le temps de venir la voir auparavant. Ce n’était pas l’envie qui lui manquait mais plutôt le temps. Mais il peut difficilement lui dire qu’il avait à l’époque, des choses plus essentielles en tête alors qu’il vient tout juste de déclarer que rien n’est plus important que la mode !

Le thé est exquis. En revanche, Primus n’ose pas toucher aux sucreries qui sont apportées lorsque son hôtesse l'ordonne par un gracieux mouvement de sa main. D’une part, car il ne tient pas à passer pour un goinfre, et d’autre part car il craint que celles-ci ne puissent être dotées d’effets indésirables. A moins que les sucreries ne soient là que pour détourner son attention du thé, qui serait empoisonné ? Elle pourrait très bien être celle qui avait des griefs contre les Milan après tout. Queen avait très bien pu lui mettre les bâtons dans les roues pour une raison ou une autre.

Mais dans ce cas pourquoi commencer avec Nienor et Billus, et pourquoi… Il faut qu’il arrête. Plein de gens l’ont vu entrer ici, tous ses domestiques savent pertinemment où et surtout avec qui il se trouve. La couturière royale ne va certainement pas le tuer et si elle le fait, elle ne fera pas ça ici et maintenant ! Il est en train de devenir complétement parano, il doit absolument contacter sa sœur afin de savoir qui et pourquoi leurs parents ont été assassinés avant de sombrer entièrement dans la paranoïa.

Mais pour l’instant, il est en plein milieux d’un rendez-vous qui requiert toute son attention ! Il se concentre donc sur les paroles de la Lady en face de lui au lieu de se perdre en vaines et absurdes conjectures.

En effet, la styliste ne va probablement pas le tuer aujourd’hui. En revanche mener une négociation serrée, ça oui ! Comme on peut s’y attendre, derrière l’arc-en-ciel se trouve une véritable tornade. De toute évidence, Olenna Belmont n’est pas devenue couturière royale par son seul talent d’artiste mais également en étant une véritable femme d’affaire... Ce qui n’est pas sans rappeler à Primus sa propre condition. Il va donc devoir négocier avec une entrepreneuse autant qu’une couturière.  C’est comme si il l’a voyait se transformer sous ses yeux. Un instant elle entre dans le jeu des courbettes et des flatteries de courtisans, pour en sortir soudainement l’instant d’après et devenir un véritable rapace prêt à en découdre.

- Je constate que votre réputation de femme d’affaire n’est pas usurpée Lady Belmont. Mais je n’en attendais pas moins de la part de la couturière royale.

Cependant, quelque chose dans ses paroles  a fait tiquer Primus intérieurement. Elle semble s’intéresser à son ancien statut politique. Mais il est parti depuis plus d’un an, il a coupé tout contact. Il ne sait même pas qui travaille et qui ne travaille plus pas au gouvernement... Il a eu bien d’autres soucis pendant son absence. Qu’est-ce qu’il pourrait bien lui apporter de plus ? Même en supposant qu’il ait toujours de l’influence au palais, elle en aurait toujours bien plus que lui. D’une part car il vient de perdre un an et d’autre part, car son poste à elle, est moins officiel que celui d’un vrai ministre mais bien plus stable. Personne n’est en mesure de la remplacer et il imagine mal le roi ou la reine révoquer son statut de couturière royale… Ce qui relance sa paranoïa… Olenna Belmont serait-elle mêlée de près ou de loin à la mort de ses géniteurs ? Il se lance avant d’avoir le temps de retomber dans la paranoïa :

- Votre perspicacité vous honore, je ne suis effectivement pas venu les mains vides. Toutefois, j’espère ne pas vous décevoir car ce que je viens vous présenter n’a rien à voir avec mon ancien poste. D’ailleurs, pardonnez-moi mais je vois mal ce que je pourrais vous apporter sur le plan politique, après tout, vous êtes désormais bien plus impliquée que moi non ?

Avant qu’elle ait le temps de répondre Primus pose sa tasse et extirpe de la poche intérieure de son manteau deux fioles de verre, de petite taille et d’apparence toute simple. L’une contient un liquide rosée et l’autre un liquide tendant sur le doré.

- Ce que vous avez ici est le fruit d’une année de recherches sur l’archipel. Je vous demanderais cependant de les manipuler avec moult précautions. Ce ne sont que des échantillons mais je dispose de réserves très minces… Voyez-vous, il s’agit de parfums, tout à fait nouveaux, que j’ai créés en utilisant des orchidées que l’on ne trouve que sur l’archipel. En ocre, vous avez le Stylosa Phumé et en rose pâle le Lucol de Corningiana.

Selon lui de véritables chef-d’œuvres ! Des parfums exotiques très complexes à produire du fait de leurs ingrédients, et donc avec une forte valeur marchande.  Alors que l’odeur de l’orchidée Stylosa adoucissait l’odeur épicée des feuilles de phume sans en enlever le piquant, dans le deuxième parfum, l’odeur florale et sucrée de l’orchidée corningiana sublimait les si précieuses baies de lucols rouge.

Restait à savoir si ajouter des parfums à ses tenues Milan intéresserait vraiment Lady Olenna qui semblait avoir des objectifs bien plus politiques que prévus.

Olenna prit délicatement les flacons que lui montrait l’aîné Milan pour humer la fragrance de leurs contenus. Primus disait vrai, l’orchidée corningiana possédait une odeur très fruitée, parfaite pour les cous les plus jeunes. Tendance féminine, cette senteur serait parfaite pour les promenades d’été au soleil, dans les parcs de la Capitale. Olenna voyait déjà défiler plusieurs tenues capables de sublimer le parfum, des robes de tulle aux couleurs pastel agrémentés de toutes sortes d’ornements… Elle passa au second flacon, la combinaison ingénieuse d’extraits d’épices et d'orchidées stylosa offrait au nez un parfum puissant mais froid, idéal le temps d’une soirée distinguée ou pour sublimer une élégance déjà intrigante. L’année de recherche de Primus avait porté ses fruits, ces parfums trouveraient sans aucun doute acheteurs s’il décidait de les mettre à la vente.

- Un être sans parfum est un être sans avenir. Fit simplement Olenna en reposant les flacons face à Primus, affichant un sourire sur son visage de porcelaine.

Elle déplia un éventail d’ivoire décoré d’or et de nacre, à l’image des plumes de la queue d’un paon qu’il déploie pour séduire… ou impressionner. La couturière agitait l’éventail en considérant les parfums. Peut-être était-ce un cadeau de la part de l’ex-ministre, mais elle voyait également comme un avertissement. Cet homme était suffisamment talentueux pour créer deux parfums aux fragrances superbes, c’était donc un érudit féru de plantes et de concoctions. S’il pouvait élaborer ces résultats en un an de recherches, il pouvait tout aussi bien élaborer des poisons divers et s’en servir pour frapper comme ça le chantait. Elle comprenait que, tout comme elle, Primus possédait sa propre manière de piéger. Malgré tous ses apparats et manières précieuses, il était dangereux et ces parfums en étaient la preuve.

- Vous savez mieux que quiconque comment la politique fonctionne, mon cher. Ce n’est pas à vous que nous allons l’apprendre, enchaîna-t-elle le plus sérieusement du monde. Votre retour à la Capitale sera remarqué, mon aide ne fera qu’accélérer le processus, et toutes les abeilles viendront butiner sur vos fleurs autant que sur les miennes.

La servante masquée glissa sur le sol pour venir se placer derrière sa maîtresse. Les joyaux de son manteau bleu nuit étincelaient avec chaque reflet de soleil, donnant l’impression que son masque de chouette n’était qu’un crâne luisant posé sur sa tête. La lady était en contrejour et ne distinguait pas les traits de Primus sous son imposant voile noir. Continuant de s’éventer, Olenna attrapa sa tasse de thé pour en boire une petite gorgée. En portant la tasse à sa bouche, la demoiselle se rendit compte qu’après avoir humé les parfums de Primus, n’importe quelle autre senteur faisait pâle figure aux côtés des deux mixtures…

- J’étais très curieuse de pouvoir vous rencontrer, je dois dire que j’en suis satisfaite. Nous jouons tous les deux dans le même jardin. Je veux être certaine que nous soyons à la même page. Vous conviendrez qu’il serait fâcheux de devoir transformer un champ de fleurs en champ de bataille…

Olenna cessa de battre la mesure et replia son éventail avant de fermer le poing dessus, tenant l’objet avec fermeté. Bien qu’elle ne puisse pas voir le visage de son interlocuteur, elle essayait d’en imaginer les réactions sous ce grand voile de veuve en plein deuil. Et lui, comment voyait-il le monde de là-dessous ? Battant des cils, elle reprit en esquissant un nouveau sourire, plissant les yeux par la même occasion :

- Mais, bien entendu, je suis sûre que tout ceci n’arrivera pas n’est-ce pas ?

La grande couturière voulait lui faire comprendre avec subtilité qu’elle était bien au fait des rouages politiques en vigueur, et que même si elle était une redoutable adversaire elle préférait qu’ils soient du même côté de l’échiquier…

La couturière royale teste calmement les parfums, et semble les apprécier. Mais Primus ne pourrait pas en jurer puisqu’elle ne tarde pas à déployer un éventail aux couleurs or et blanc, une pièce absolument ravissante note-t-il au passage. L’accessoire, en plus de lui cacher en partie le visage de son hôtesse, réverbère la lumière du jour, empêchant d’y voir clair. Mais après tout, il est lui aussi partiellement dissimulé par son voile…

La servante, étincelante dans la clarté l’astre solaire se glisse derrière sa maitresse, tel un gardien  omniprésent, omniscient ? Le contraste est saisissant. Elles, silhouettes lumineuses et lui, sombre forme dans l’ombre.  Depuis la mort de son fils, il est dans le noir et n’a pas souhaité en sortir. En est-il encore capable ? Est-il en mesure de faire face à Lady Belmont, sans craindre qu’elle n’ait que de funestes projets pour lui ? Avec le temps, ses songes sont devenus aussi obscurs que ses tenues.

Cependant, une chose, le rassure. Le discours de la noble jeune femme semble étrangement similaire à ses propres pensées intérieures. Elle a l’air de vouloir s’assurer qu’il ne sera pas un adversaire par le futur… cela signifie-t-il qu’il peut la rayer de la liste des suspects ?

- Abimer des plantes de notre qualité, serait effectivement un véritable gâchis, je ne peux qu’être d’accord avec vous.

Il prend le temps de bien choisir ses mots avant de continuer. Il n’est pas question de s’aliéner la couturière, mais il ne s’agit pas non plus de courber docilement l’échine. D’ailleurs quelque chose lui dit que cela ne plairait que très moyennement à la jeune femme de le voir trop servile. Elle a certainement bien assez de domestiques payés pour cela.

-Pour ma part, je considère que le jardin est assez vaste pour deux, et je tiens à vous assurer de la plus totale respectabilité de mes intentions en venant vous rencontrer. Je n’ai absolument aucune envie de vous causer le moindre tort. Après tout, nous sommes tous les deux les jardiniers de ce terrain. Et je crois que si vous êtes capable de reconnaitre la qualité des senteurs de mes fleurs, alors vous comprenez bien que je puisse reconnaitre et apprécier la beauté des vôtres, et l’admiration que j’ai pour votre travail est totalement sincère.

Il est vrai néanmoins, que mon retour à la capitale est aussi incongru que mon départ en a été précipité. Il se peut donc que j’ai omis certains évènements qui auraient eu lieux en mon absence. J’espère donc que vous aurez la clémence de me pardonner d’avoir à vous demander si vous avez connaissance d’une quelconque raison qui pourrait nous conduire à devoir procéder à certains… réaménagements dans ce jardin ? Mon nom, m’attire parfois plus d’inconvénients que d’avantages je le crains.

Façon détournée de dire que quoi qu’ait pu faire sa défunte mère, il n’y a certainement pas pris part. Mais Primus réalise en terminant sa phrase qu’il n’y croit pas une seconde. Si sa famille s’était mise en travers du chemin de la couturière il l’aurait forcément su. Il s’est abstenu de tout contact avec Queen et ses frères et sœurs mais il n’a pas enfilé d’œillères pour autant. Il s’est tenu informé, un minimum.

Non selon toute vraisemblance, Lady Belmont n’a aucun grief à son égard… enfin il l’espère.

- Je suis tout bonnement ravie que vous partagiez la même opinion, milord, répondit Olenna, toute sourire.

La conversation s’était avérée plus agréable qu’elle ne l’aurait pensé. Primus Milan semblait être sur la même longueur qu’elle, il n’avait pas l’air de vouloir transformer la Cour en champ de bataille. Encore mieux, il était disposé à s’entendre avec elle sur l’agencement de ce champ. Peut-être pouvait-elle s’en faire un allié en plus de cette entente cordiale ? Être dans les bonnes grâces d’un ancien ministre et membre d’une grande famille, ça ne pouvait qu’avoir du bon. Elle avait toujours beaucoup à offrir, comme enjoliver sa réputation. Après tout, au sein de cet océan de sycophantes qu’est la Cour du palais, seul l’opinion de celle qui donnait la tendance comptait. Et cela voulait dire, bien évidemment, le sien.

- Je sais reconnaître lorsqu’un joueur est digne de s’asseoir de l’autre côté de l’échiquier. Et vous, mon cher, pouvez être un redoutable adversaire. Comprenez-moi, on ne peut jamais être trop prudents, loin de moi l’idée de vous antagoniser ! Vous avez eu l’expérience de la Cour, elle peut-être impitoyable…

Olenna s’arrêta un moment pour boire une nouvelle gorgée de thé avant de reposer sa tasse. Par la même occasion, elle déposa l’éventail sur la table face à eux avant de repenser aux fioles de parfum qu’elle avait eu l’occasion de sentir. Ces fragrances étaient décidément divines, sans doute parmi les plus agréables et élégantes qu’Olenna eut l’occasion de pouvoir humer. Primus était bel et bien maître dans son domaine et avait accompli un véritable travail d’orfèvre. Lady Belmont ne pouvait s’empêcher d’avoir l’amusante pensée qu’il retrouvait sa vocation avec la confection de ces parfums. Quel talent gâché, quelle élégance perdue à vouloir s’enfermer au sein d’un bureau pour gérer un ministère. Alors que créer des parfums comme ceux enfermés dans ces bouteilles de verre, c’était plus puissant que la magie elle-même. C’était l’expression d’un art, d’un ressenti, d’un amour. Elle aussi concevait des œuvres. En tant qu’artiste, elle ne pouvait que comprendre…

- Voilà ce que je peux vous proposer. J’accepte de vous confectionner le plus beau des atours, vous serez sûr d’être aussi resplendissant qu’un phénix. En échange, peut-être pourrions nous bénéficier l’un de l’autre de cette petite entente. De cette façon, nous serons certains que notre merveilleux jardin restera calme, et paisible, et qu’aucun nuisible ne viendra troubler sa quiétude… et surtout la nôtre.

Olenna battit des cils, soutenant un regard si perçant qu’il aurait pu déchirer les mailles du sombre voile du noble Milan. La lady venait d’abattre ses cartes pour proposer un contrat tacite à Primus, essayant de mettre toutes les chances de son côté. S’il acceptait, ils pourraient tous les deux gagner gros. Ils n’avaient certes rien à perdre, mais le jeu en valait la chandelle. Peu de personnes pouvaient se targuer de pouvoir leur tenir tête sur la noble scène de la Cour. En combinant leurs forces, ils s’assuraient un champ parfaitement libre au sein de la haute société, une collaboration qui pouvait s’avérer des plus retentissantes.

Olenna repensait au rendez-vous qu’elle aurait dû avoir avec la reine. Considérant l’entrevue qu’elle venait d’avoir avec Primus, Olenna se voyait moins courroucée du lapin qu’elle venait de subir avec l’absence de la souveraine. Cette journée pouvait être riche en bénéfices, ça n’était pas tout les jours que l’on proposait une alliance à membre de la haute noblesse. Une faction pareille serait inarrêtable ! Olenna jubilait intérieurement, mais tâchait de garder sa contenance, il fallait après tout conserver bonne figure face à son hôte.

- Alors, qu’en dîtes-vous ?

Primus, pendu aux lèvres de sa charmante hôtesse se penche et prend une nouvelle gorgée de thé. Le nom de Lady Belmont semble plutôt vouloir s’inscrire sur a liste de ses alliés que celle de ses ennemis. Ce qui n’est pas pour lui déplaire, vu la longueur de cette dernière.

Le pacte tacite qui se dessine entre eux sera-t-il durable ? Seul l’avenir peut le dire, mais il l’espère, tant par goût personnel que par intérêt politique. Après tout, demeurer dans les petits papiers de la couturière royale ne peut que lui être profitable s’il souhaite retrouver une place dans l’écosystème du palais royal. Et elle en est pleinement consciente. Quoiqu’il arrive par la suite, le lien qui les unira sera plus qu’un simple contrat commercial que l’on peut briser sans en craindre les conséquences si on a assez de cristaux caché sous le matelas.

-Je suis flatté par la considération dont vous faites preuve à mon endroit en m’estimant digne de vous. Et soyez assurée de la réciprocité du sentiment.

Avec cette alliance, Primus signe la fin officielle de son deuil… est-il prêt ? Surement pas, non. Mais il ne peut pas passer sa vie à pleurer ses morts. Ils lui manquent terriblement. Mais cette entrevue avec Lady Belmont lui rappelle à quel point il aimait sa vie sociale d’avant. La nature luxuriante de l’Archipel vaut le détour, cela ne fait aucun doute. Mais cela ne remplace pas la cour, ses intrigues, les diners fastueux ou les discrètes conversations secrètes qui se tiennent dans des alcôves plongées dans l’ombre. Tout un ensemble des choses qui rendent la vie de la noblesse si passionnante.


Alors, même s’il n’est pas prêt, il est temps pour lui de se remettre dans le bain. Si dans son entreprise il peut avoir Belmont de son côté alors c’est un signe de Lucy pour l’encourager dans ce sens. Quelle alternative s’offre à lui de toute façon ? Vivre reclus, seul et isolé de tous, incapable de se remettre de la mort de son fils illégitime, de sa femme ou de son amant ? Pas encore, il peut encore avoir une place dans ce monde peuplé de prédateurs déguisés en fleurs. En tout cas c’est ce que Lady Belmont semble croire. Il faut dire qu’il a lui-même une des fleurs les plus belles et les plus dangereuses de ce monde qu’il a brusquement quitté il y a plus d’un an.

-Si nous nous entendons, ce dont je ne doute pas un instant, alors notre jardin sera le plus somptueux qui ait jamais existé  Après tout quoi de plus naturels pour nous que nous entendre puisque nous sommes tous les deux des artistes du bon goût ?

En posant délicatement sa tasse Primus s’autorise un sourire satisfait… Les occasions où il s’autorise à laisser tomber son masque d’indifférence aristocratique sont faites très rares, mais tout semble indiquer que ça ne sera bientôt plus le cas. Si Olenna et lui arrivent vraiment à s’entendre, on pourra bientôt dire que le Serpent s’habille en Belmont !

- Je suis tout bonnement ravie de vous l’entendre dire. Abandonnons le thé, s’exclama Olenna toute sourire, c’est si convenu. Il est grand temps de célébrer notre petite entente avec une bonne coupe de champagne !

La servante au masque de chouette glissa soudainement au côté des deux nobles avec un plateau d’argent sur lequel trônaient deux coupes de cristal taillé dans lesquelles baignaient une boisson dorée qui pétillait bruyamment. Le plus étonnant, c’était que la domestique n’avait même pas attendu qu’Olenna ne lui commande quoi que ce soit. À l’instant même où sa maîtresse avant prononcé le mot “champagne”, la femme masquée s’était animée d’elle-même pour apporter le précieux alcool. La couturière prit l’une des deux coupes tandis que sa servante posa le plateau sur la table face à Primus pour qu’il puisse faire de même. Trinquant d’un geste gracile, la lady trempa ses lèvres dans la boisson, les notes acidulées et boisées se mêlant aux bulles pour lui chatouiller le palais.

Olenna venait de contracter une solide alliance avec un noble d’une très grande famille. Leur petit manège pourrait leur rapporter très gros et risquerait de faire grand bruit au sein de la noblesse et l'intelligentsia aryonnaise. De quoi asseoir définitivement leur emprise sur les courtisans avec une faction imposante, magnifique et indétrônable ! La prochaine étape était sans doute de se rapprocher de la trésorière royale et sœur de Primus, Queen. En apprendre plus sur les liens qu’ils entretiennent pouvait avoir un certain intérêt. Mais d’après bon nombre de cancans, la trésorière passait le plus clair de son temps au Grand Port plutôt qu’au palais royal. Sûrement à cause des affaires liées à un certain garde, lui avait appris Luz Weiss, la fondatrice de l’Astre de l’Aube.

Après avoir échangé quelques formalités d’usage avec Primus, ce dernier se retira poliment en la remerciant à nouveau. Olenna lui promit la livraison de ses nouveaux atours d’ici quelques jours, ayant déjà visionné plusieurs tenues de saison, et laissa son nouveau partenaire se retirer pour vaquer à ses affaires. La demoiselle avait eu bon flair de profiter de la situation et se sentait beaucoup mieux après cet entretien. Commandant une seconde coupe de champagne, Olenna sirotait son verre sereinement, toujours assise sur le divan, ayant complètement oublié l’absence non prévenue de la reine partie pour les jardins botaniques.

La reine Allys…

En espérant que les jardins botaniques valaient plus le coût que d’essayer de somptueux vêtements…