Alors que la mort d’un aventurier est supportée par la guilde.
Evidemment, tout le monde est satisfait de cette situation. Les aventuriers ont du travail. La guilde a du travail. Le travail est bien fait pour le client. Les cristaux coulent à flots dans les poches de chacun. Et c’est tout naturel que le conseil se doit de soigner ces relations avec les plus gros pourvoyeurs de quêtes, où ceux fournissant les plus rentables. Vous vous imaginez bien que je ne vais pas me déplacer dans des lieux pareils qui ne servent même pas de bière au buffet par pur plaisir. Déjà que les pourvoyeurs de quêtes parmi la noblesse sont assez nombreux ; puisqu’ils souvent à la tête de gros commerces nécessitant une force d’intervention occasionnel de qualité ; on ne va pas squatter les réceptions de ceux qui ne donnent même pas un centime à la guilde. Comme j’ai pu le dire lors d’une précédente aventure, en tant que tout nouveau conseiller, il est naturel que les gens soient curieux et réclament ma présence. Avoir le dernier conseiller en date à sa soirée, c’est un petit plus, pas un joyau, mais ça fera parler un jour ou deux, peut-être. C’est surtout que refuser serait vraiment très mal vu. Alors, on essaie de bien se faire voir.
Même si bon, je suis pas très à l’aise avec ce genre d’événement quand même.
Dans un hall des invités dont le luxe n’a d’égal que les calculs menant la vie des personnes présentes, je tente tant bien que mal de trouver une opportunité de m’éloigner un moment, histoire d’être seul. Quand on est seul, on ne commet pas de gaffe. Et quand on ne connaît pas les innombrables codes de la noblesse, des gaffes, on en fait rien qu’en respirant. Je suis actuellement avec six personnes plongées dans un vif débat sur la nature d’un bijou gros comme un œuf de poule ornant la gorge de la maitresse de maison au bout d’un collier de perles du plus belle ouvrage. J’en sais pas grand-chose, mais je me dis qu’une seule de ces perles doit suffire à racheter mon petit appartement.
-Je suis sûr que c’est un subtil mélange de larimar et de Jaspe. Probablement d’un genre nouveau.
-Mon ami, j’en doute. Mes avis et que nous avons là un béryl carnée. Rare et précieux.
-Permettez-moi d’émettre un avis contraire, ma demoiselle, mais les béryls carnées sont exploités par une toute autre famille. Ce serait inconvenant. Je pense davantage à un grenat almadin.
-Qu’en pensez vous, monsieur le conseiller ?
Je sors un peu brutalement de mon apathie après constater que mon cinquième verre de la soirée était vide et je lève les yeux vers la noble entre deux âges secouant son éventail aux entrelacs doré, son regard hautain apparaissant juste au dessus, dissimulant ses lèvres carmins et son probable sourire calculateur. Tout le monde se tourne vers, haussant des sourcils d’entendre l’avis éclairé d’un conseiller de la guilde. Conseiller qui n’est foncièrement qu’un pécore qui il y a encore trois mois rédigé des rapports pour le compte d’un examinateur en chef plus proche émotionnellement du pupitre que de l’humain. Même en ayant bu, je sens ma gorge s’assécher. Mauvais signe. Je fais une grimace. Je réfléchis. Je puise dans mes souvenirs. Merde. Pourquoi moi ? Comme le silence est parfois pire qu’une bêtise, je me lance.
-Ca peut pas être juste un gros diamant ?
-Un … diamant, monsieur le conseiller ?
-Bah oui.
Mes voisins partent dans des rires de circonstances.
-Que vous êtes distrayant, monsieur le conseiller. Un diamant ! Comme si une chose si basique pouvait être au centre des atours de la matriarche Whytlys.
-Oh oui ! Particulièrement cocasse, monsieur le conseiller !
Faut que je me casse. Je trouve une idée qui marche dans de très nombreuses situations pour l’avoir souvent essayer. Sauf que la taverne, ce n’est pas le même environnement, le même public et le même taux d’alcoolémie qu’une soirée distingué chez des nobles influents. Je me penche vers un voisin.
-Excusez-moi. Vous savez où sont les cabinets ?
Il me regarde comme si je venais de faire une comparaison outrancière entre la maitresse de maison est une espèce porcine.
-Co… comment ?
-C’est que j’ai envie d’aller au petit coin.
Heureusement, on peut toujours compter sur le petit personnel dont l’existence sert principalement à ce que les soirées de leur maitre se passent sans accroc. Un serveur anonyme se penche à mon tour vers moi et m’invite à le suivre. Ce que je fais, bien trop heureux de fuir la situation et non sans lancer un sourire désolé à mon précédent interlocuteur qui me suit du regard, la bouche entrouverte comme si j’étais une sorte de primate particulièrement stupide. Après trois virages, un couloir parcouru en long, sept portes dépassés et un escalier en colimaçon monté. Le serviteur m’invite à passer une porte aussi luxueuse que les autres. C’est en effet les cabinets.
Heureusement, la décence qui me caractérise va faire que je vais vous éviter de décrire outre mesure les minutes suivantes, surtout que l’introduction commence à trainer en longueur. Juste, n’oubliez pas de vous laver les mains, c’est important. A la sortie, j’ai la surprise de voir le serviteur me tendre un bout de papier.
-Plait-il ?
-Un billet pour vous.
Je déplie le bout de papier d’une qualité qui me ferait presque penser qu’il va se déliter entre es mes doits. C’est autre chose que ce qu’on nous filait aux examinateurs.
Monsieur le conseiller.
Votre présence à cette réception est sans nul doute un signe de Lucy. J’ai ouïe dire de votre influence dans le milieu de l’information dans notre beau Royaume et j’aimerais m’entretenir avec vous de quelques sujets précis qui, je le pense, vous intéressera au plus haut point.
Si vous l’acceptez. Merci de me retrouver dans quinze minutes dans le petit salon ocre.Sincères salutations.
W.
Je replie le papier, intrigué. Je jette un regard au serviteur qui ne va, bien sûr, rien me dire sur l’auteur de ce message. Ni même discuter sur la teneur dudit message. Ce n’est pas son problème. Par contre, il y a une information qui m’intéresse grandement.
-Vous savez où c’est le petit salon ocre ?
-Oh oui. C’est très simple.
Après cette phrase a suivi une trentaine de secondes d’explications sur le chemin à parcourir et si vous vous souvenez de ce qu’on a fait pour trouver les cabinets, je peux vous dire que là, c’est pas la porte à côté.
-Je devrais trouver, mon brave.
-Evidemment, monsieur le conseiller.
J’aurais dû lui demander de répéter les instructions.
Toutes ces réceptions, ces lumières, ces odeurs et ces faux-semblants ; il y a quelques semaines, Gardenia s'imaginait un jour pouvoir rejoindre les siens et participer à leurs événements en bonne et due forme, prendre part à leurs activités, trouver sa place qui était la sienne. Plus le temps passait, plus elle remettait en question cette pensée. Ces derniers jours en particulier avaient été riches en émotions et la demoiselle réalisait à son rythme qu'elle voulait des choses contradictoires. Elle ne pouvait pas tout avoir. Entendre de la bouche d'un garde royal que son frère n'avait très certainement plus aucune chance de réaliser son rêve l'avait travaillé plus qu'elle ne l'aurait imaginé. Si ce n'était pas de sa responsabilité de faire des choix pour lui, elle comprenait que peu importait ses efforts pour lui venir en aide, il était déjà trop tard. Si son frère et elle ne s'entendaient pas, elle savait tout de même qu'il était trop fier pour vouloir jouer de ses relations afin d'entrer dans la garde.
Dans sa robe d'un drapé blanc, Gardenia déambulait dans les couloirs de l'aile dans laquelle elle était confinée. Les sorties étaient bien plus surveillées qu'à l'ordinaire et pour éviter toute tentative désespérée, il lui avait été autorisé de se promener dans les couloirs tant qu'elle restait loin de la salle des bals. Laevis réquisitionnée pour la réception, c'était seule qu'elle se retrouvait ainsi, seule avec ses songes et ses dilemmes. Gardenia ne s'en plaignait guère en ce jour de questionnement. Elle voyait son avenir comme voilée d'une brume épaisse et pourtant, deux bouts de chemin semblaient s'offrir à elle. Où aller ? Que devait-elle faire ? Pouvait-elle se faire entendre ? Les colères grandissantes et cette détermination à lui bloquer la route la laissait comprendre qu'en définitive, nul Whytlys n'acceptait de l'exposer. Avait-elle été si terrible par le passé ? Les traumatismes étaient-ils encore si vifs ?
Un soupir lui échappait, ses épaules s'affaissant, avant qu'elle ne relève les yeux du sol en entendant des bruits de pas. Un rythme qu'elle ne reconnaissait pas, un son qui n'avait rien des talons de sa mère ou des chaussures délicate des hommes de sa famille. Non, c'était un bruit plus sourd, plus lourd, et un peu confus. Un froncement de sourcil accompagna la confusion de son regard avant qu'elle ne se décide d'accélérer légèrement l'allure, apparaissant au bout du couloir pour croiser le regard d'un homme qu'elle ne connaissait pas. Un homme à la moustache assez unique somme toute, n'ayant guère l'habitude de voir de ce poil chez les visiteurs de sa famille. Gardenia arqua un sourcil puis s'avança à sa rencontre, se demandant ce que cet homme venait faire dans les parages ─ et il n'avait guère l'air d'un brigand.
─ Bien le bonsoir Messire, que faites-vous en ces lieux ? Cette aile de la demeure n'est guère indiquée pour la visite.
A mesure qu'elle s'approchait, elle trouvait que cet homme dégageait quelque chose de familier, d'unique. Elle ne savait pas l'expliquer car dans son esprit trônait la confiance de ne pas le connaître et pourtant, quelque chose la faisait douter, un peu. Un sentiment de bienveillance ressemblant presque à une amitié impromptue dès l'instant où leurs regards s'étaient croisés. Elle vit dans ses mains un papier plié, détail qui l'interpella ; avait-il rendez-vous avec quelqu'un ?
─ Cherchez-vous quelqu'un ou quelque chose ? Peut-être puis-je vous aider.
Elle ponctua sa phrase d'un sourire chaleureux, se voulant également accueillante. Il n'y avait aucune méfiante à son égard, aucune appréhension. Une chose peu commune en réalité et qu'elle ne réalisait pas encore.
-Euh, je me suis peut-être perdu. Je cherche le petit salon … ocre.
J’ai pris soin de vérifier mon papier avant de préciser. Et instantanément, je me mords la joue intérieure. La gaffe. Souviens-toi, Whiskeyjack. Le monde de la noblesse est un univers de requin qui profite de la moindre information pour servir leurs propres intérêts. Si mon mystérieux commanditaire m’a fait passer un message écrit par le biais d’un serviteur et qu’il m’a donné rendez-vous aussi loin des salles de réception, c’est qu’il cherchait la discrétion. Naturellement, qu’il espérait que notre entrevue ne s’ébruite pas et n’attirent pas la curiosité de certains convives. Et voilà que je balance l’information à la première venue que je ne connais même pas. J’ai la prétention de connaître les nobles, mais je peux vous dire que je sais réfléchir et cette femme, c’est certainement pas une Whytlys. Soyons cohérent. Ils seraient tous à la soirée pour se montrer, être le centre d’intérêt des convives, dispenser des flatteries autour d’eux et recueillant des informations pour le compte des intérêts de leur famille. Ils ne seraient pas là à flâner dans les couloirs silencieux de cette aile de la demeure. Ou alors, elle aussi cherche les cabinets, mais la probabilité me parait infime.
Non. Je dois me méfier.
Probablement, cette individu, sous son attitude bienveillante et l’impression de vouloir aider un pauvre conseiller perdu dans en ces lieux, dissimule un esprit retors ayant eu vent de quelques machinations lors de cette soirée et cherche à m’extirper des informations précieuses afin de gagner un pouvoir à monnayer avec mon contact. Mais ça ne passera pas. Qui ose penser que Whiskeyjack Callahan tomberait dans le panneau ? Ce n’est pas mon genre. Et je ne compte pas être le dindon de la farce à trahir la confiance qu’on place en moi face à la première nobliau-charognard venue. Mais je me dois de jouer fin. Car si dans les tavernes de la ville, ce genre de mouvement peut se régler d’un beigne dans le pif, il s’agirait d’éviter ce genre d’esclandre. C’est mauvais pour la réputation.
-Vous devez bien connaître les environs pour savoir que l’endroit ne sied pas aux visites, non, madame… ?
Que je fais un petit sourire un coin de celui à qui on ne l’arnaque pas si facilement. Le nom, c’est une information importante. Je ne sais pas qui elle est, mais elle sait qui je suis. Evidemment. Puisque c’est un piège. Et les nobles ne vont pas oublier le visage du dernier conseiller de la guilde en date. Ce serait oublié une information plutôt utile surtout quand celui-ci a déjà plusieurs gaffes à son actif. Si elle donne la vérité, je gagnerais un moyen de pression. Si c’est un faux nom, je pourrais la confondre plus tard. Malin le Jack. Je lui laisse peu de temps de répondre, histoire de garder un ascendant psychologique. J’ai lu ça dans un bouquin.
-Vous vous êtes perdus ? Enfin, pas ce que je veux dire, puisque vous connaissez les lieux…
Clin d’œil, clin d’œil, amis lecteur. Quel génie ce Jack. Il ne lâche rien.
-…mais vous devez être souffrante peut-être ? Des vertiges ? Faut-il que j’appelle à l’aide ?
Plus de témoins, moins d’exclusivité sur les informations.
Si l'un était très suspicieux, ce n'était absolument pas le cas de l'autre. Gardenia était aveugle à la suspicion de l'homme, ne voyant en lui qu'un homme amical perdu dans les nombreux couloir d'une demeure qu'il ne connaissait pas. Peut-être que si elle n'avait pas éprouvé autant de sympathie pour cet homme l'aurait-elle trouvé suspect également, mais rien n'était moins incertain ; ce n'était pas souvent que l'on se risquait à trahir les Whytlys au sein même de leur propre réception et quand bien-même ce fusse le cas, Gardenia n'était pas mise dans la confidence et n'avait pas cet automatisme de douter des invités de sa famille.
Les mains venant se joindre devant elle tout en délicatesse, sur la surface de sa robe blanche, elle offrit un sourire chaleureux à l'homme qui lui confia être à la recherche du petit salon ocre. Elle voyait bien duquel il s'agissait, un endroit relativement prisé par son père pour ses affaires un peu plus secrètes. Cet homme était donc quelqu'un dont son père avait des bénéfices à tirer. L'invité détourna ensuite l'attention sur elle, posant des questions plus personnelles. Gardenia ne s'étonnait pas qu'il n'ait aucune idée de qui elle pouvait bien être et seul un bref rire franchit ses lèvres, nullement froissée.
─ C'est une aile que les Whytlys réservent bien généralement à leurs contacts proches ou à leur besoin d'intimité. Je comprends donc que vous avez rendez-vous avec le maître des lieux.
Elle tourna les talons et l'invita à le suivre.
─ Suivez-moi, je vais vous conduire au salon qui vous a été indiqué.
S'engageant dans le couloir, elle semblait plutôt paisible ─ elle ne se l'expliquait pas d'ailleurs. Il y avait quelque chose d'étonnamment chaleureux et engageant dans cette rencontre fortuite. Peut-être cet homme dégageait-il une aura excessivement sympathique et qu'elle y était particulièrement sensible ? Allez savoir. Toujours était-il qu'elle se sentait étrangement à l'aise et en confiance. Elle se déplaçait tranquillement, confiante dans ces couloirs qu'elle ne connaissait que trop bien. Et puisqu'elle était à l'aise, elle ne voyait aucun problème à engager la discussion en attendant qu'ils parviennent à leur destination qui ne serait guère plus l'affaire de quelques courtes minutes.
─ Vous pouvez m'appelez Gardenia. Et vous êtes ...? C'est étrange, j'ai l'impression de vous avoir déjà vu quelque part et de vous connaître alors que je ne sors jamais, pour ainsi dire. Être-vous déjà venu à la demeure des Whytlys par le passé ? Je ne parviens pas à mettre de nom sur votre visage. J'espère ne pas vous froisser.
Peut-être était-elle un peu trop naïve et un peu trop en proie à une aura qu'elle ne devinait pas. Elle avait souvent observé les visiteurs lorsqu'ils étaient dans le jardin et à portée de vue depuis quelques fenêtres de l'aile où elle vivait mais jamais cet individu n'avait été présent. Peut-être s'agissait-il d'un nouveau contact ; c'était définitivement quelqu'un avec qui son père avait des affaires à traiter et bien que la curiosité de Gardenia la piquait, elle hésitait à vraiment le questionner, se doutant que c'était peut-être un sujet dont elle ne souhaitait pas être au courant.
-Je… je vous suis.
Puisque de toute façon, je suis un peu perdu. Même si le doute s’installe, c’est potentiellement dangereux de lui faire confiance pour me mener à bon port. Peut-être étais-je pas si loin et qu’elle m’éloigne pour mieux faire capoter mon entretien avec mon client. Information étonnante qu’elle m’a fourni, c’est que le petit salon ocre servirait à la famille Whytlys. Ça correspond à l’initial utilisé pour signer. Une initiale fort stylisée, en plus, comme une armoirie. Sacré coïncidence, non ? Décidemment, si c’est un piège, elle en sait beaucoup. Mais je gagne beaucoup plus d’informations au final que je ne lui en donne. Enfin, je crois. Décidemment, je ne sais quoi en penser. Et à nouveau, une sincérité innocente dans ces propos. Son prénom ; je ne connais personne de ce prénom là. Et l’aveu d’avoir l’impression de me connaître. Elle ne me dit rien, sans aucune animosité aucune, hein. Faut dire que je rencontre beaucoup de gens et qu’à ma grande honte, j’oublie souvent les gens. En tout cas, les gens ont souvent l’impression de me connaître sans que je puisse leur retourner le compliment. Une fois encore, me dire qu’elle me connaît, c’est se mettre en danger si elle joue un jeu de dupe, non ? J’ai les sourcils froncés dans ma réflexion et sa dernière remarque, je la prends pour un reproche. J’écarquille légèrement les yeux, décontenancés et le naturel revient au galop.
-Nonnonpasdutout ! Je suis le conseiller Whiskeyjack Callahan, de la guilde des aventuriers.
Ca, je peux le dire. Elle doit le savoir forcément.
-Mais vous pouvez m’appeler Jack.
Parce qu’elle me parait sympathique. Et puis, en créant un climat de confiance, si la théorie de la manipulation est véridique, ça peut l’amener à trébucher. Ou à comprendre ce qu’elle cherche véritablement.
-Je n’ai pas l’habitude de ce genre de demeure. Je ne suis que conseiller depuis que quelques mois. Avant j’étais examinateur. C’est… non oublié. Ce n’est pas intéressant. C’est pour cela que je commence à participer aux réceptions de la noblesse. Je pense pas être venu avant. Pas de raison… je pense. ‘fin, c’est pour cela que c’est trop grand, trop luxueux, trop quoi, par rapport à ce que j’ai l’habitude de côtoyer en temps normal. Une question d’habitude à avoir. Si vous ne sortez pas, l’extérieur vous paraitra surement tout aussi étrange que ce que je ressens pour ces lieux actuellement. C’est intimidant. J’ai l’habitude de me tenir informé sur de nombreux sujets divers autant générique que très spécifique, mais pour ça, il faut le vivre pour réussir à l’apprivoiser. Enfin, j’espère que monsieur Whytlys n’est pas trop intimidant, non ?
Un temps de silence.
-Excusez-moi, mais vous êtes une servante des Whytlys, c’est ça ?
Curieux de voir comment elle va réagir à celle là.
C'était étrange de voir cet homme sembler hésiter ; Gardenia mis cette hésitation sur le coup de la confusion de croiser une inconnue au détour d'un couloir. Elle ne s'attendait pas à être reconnue et ne s'étonnait pas de se voir provoquer des questions, même si elle ignorait desquelles il pouvait s'agir. L'homme ne se fit pas prier, lui emboîtant le pas, et la jeune femme ouvrait la marche tranquillement, le guidant avec une sérénité non feinte. Elle se sentait bien présentement.
Un sourire revint sur son visage lorsque l'homme se présenta mais une curiosité nouvelle brilla dans le regard de Gardenia ; de la guilde des aventuriers ? Réellement ? Qu'est-ce qu'un tel homme venait faire ici ? Il était le tout premier aventurier qu'elle rencontrait. Était-il de ces grands voyageurs ayant vaincu créatures gigantesques et traversé rivières et montagnes ? Mais elle n'eut guère le temps de poser la moindre question que l'homme s'engager dans une présentation plus complète qu'elle n'aurait osé l'espéré. Sans rien perdre de ses yeux surpris, elle l'écoutait, absorbait ses mots, très intéressée par ce qu'il pouvait dire. Il était donc sûrement venu aussi pour nouer des relations, peut-être demander un service... mais qui ? Son père, son frère ? Elle ne voyait pas sa mère oser sortir de son confort pour se confronter à la guilde des aventuriers ; elle en serait trop intimidée. A bien y réfléchir, elle ne voyait que son père s'il s'agissait d'affaires. Son frère n'aurait recours qu'à la guilde pour des bassesses ─ et cette seule pensée la fit légèrement culpabiliser, se disant qu'elle ne semblait plus offrir à son aîné le bénéfice du doute.
Confondue avec une servante, Gardenia se rappela subitement de sa condition. Elle n'était personne. Lui qui venait de faire un comparatif de ressentis entre deux mondes éloignés malgré leur proximité, lui renvoyait soudainement en plein visage qu'elle n'appartenait ni à l'un, ni à l'autre. Une ombre passant furtivement dans le regard de Gardenia, elle inspira tranquillement, le regard devant elle, un peu dans le vague.
─ Mon père est un homme difficile en affaire qui se soucie beaucoup des apparences et de son intégrité. Il est secret, fin calculateur, mais il n'est pas dangereux. Peut-être est-il juste intimidant à cause du rôle qu'il doit jouer.
Volontairement, elle l'avait appelé son père. Elle n'avait pas voulu expliquer qui elle était au travers d'excuses et de justifications pour pardonner l'ignorance de son interlocuteur. A bien y réfléchir, c'était son père, le fautif. C'était son choix de cacher sa famille et ses problèmes, une enfant impossible durant sa jeunesse qui avait été si difficile à canaliser qu'il avait privilégié l'ignorance de son existence afin que les affaires n'en pâtissent pas ou qu'il n'ait pas à diviser son temps. C'était comme ça qu'elle le comprenait, elle ; il s'était fait dépassé par les événements.
Un soupir lui échappa malgré sa volonté de ne rien laisser paraître et Gardenia s'arrêta devant une porte qu'elle ouvrit, s'engageant dans la pièce.
─ Voici la pièce que vous cherchiez.
Ce fut en voyant le petit bureau presque vide, dans un coin de la pièce, que Gardenia se questionna ; allait-elle se plier aux règles ? Allait-elle laisser les choses se faire ? Voulait-elle continuer de jouer contre l'autorité de sa famille, ou était-elle prompte à faire le saut de l'ange ?
Cette étrange question la fit s'arrêter au milieu de la pièce et, se retournant, elle planta son regard dans celui de Jack.
─ Vous n'avez aucune idée de qui je suis, n'est-ce pas ?
Allait-elle bluffer ? Allait-elle réussir ? Le convaincre ? Pouvait-elle s'en sortir seule ? Elle craignait les conséquences, les inconnues de ces équations.
─ Pourquoi pensez-vous que l'on vous a indiqué ce salon qui est pourtant bien à l'écart de notre salle de réception, à l'abris des regards ? Croyez-vous au hasard, Monsieur Jack ?
C'était culotté. Elle-même n'était pas très sûre du jeu auquel elle voulait jouer, ni même des réponses auxquelles elle pouvait s'attendre. Elle cherchait encore, à tâtons, un moyen d'avancer sur une route sombre. Et le hasard, elle ne voulait plus y croire. Ce qu'on lui offrait sur un plateau d'argent, elle allait le faire sien.
Je crois surtout que je suis dans une merde pas possible. Vous auriez du voir ma gueule quand elle a commencé à causer de son père. Au début, je me dis que j’ai dû mal entendre. Ça aurait pu être « son père » en parlant de sa maitresse ou bien « son père », mais genre le patron des domestiques, quoi. Il doit bien avoir des familles de domestiques servant de pères en fille, en l’occurrence, des familles de nobles. Où comment s’assurer de la fidélité des uns en recrutant les autres. Puis elle a décrit le personnage et là encore, ça entretenait le doute. On est jamais à l’abri de mal entendre, hein. Et puis, ça pouvait être encore la théorie du complot pour mieux me piéger. Théorie qui a volé en éclat lorsqu’elle a ouvert la porte de notre destination comme si elle était chez elle, rejoignant donc les nouvelles théories. Bon. On fait tous des erreurs, hein ?
On entre et c’est là qu’elle me sort le grand jeu. Là où il y avait une sorte de candeur bienveillante jusqu’alors, il y a maintenant ce qui semble être une détermination assurée. Elle me dévisage comme pour mieux cerner mes réactions. Pas comme une servante, jouant le jeu de ceux dont j’ai quitté la compagnie plus tôt et avec qui les mots de trop sont autant de clou dans le cercueil de notre réputation. Je déglutis. Je dois avoir une goutte de sueur qui prend naissance sur ma tempe et qui se met à glisser lentement le long de mon visage le temps que s’installe un silence seulement brisé par les rumeurs de la fête bien loin. Trop loin. Trop loin pour que ça soit un hasard, peut-être, oui. Mon regard glisse vers le bureau où l’on peut voir les armoiries de la famille propriétaires des lieux. Un W stylisé. Qui me rappelle étrangement celui de la lettre.
J’ai la gorge sèche. Elle continue de me fixer avec ce mince sourire de madame je-sais-tout-et-pas-toi.
-Vous… vous êtes entrain de me dire… que… vous… mademoiselle… euh… Nous avons… rendez-vous… en vérité ?
Elle a un geste d’ouverture de la main comme pour mieux prendre place dans ce salon comme si tout cela est normal, comme si elle était à sa place, confortant l’idée que je viens d’exposer et qui aurait pu paraître bien sotte en d’autres circonstances. Mais la situation et l’inspiration du moment ne me laisse que peu de place au doute. J’ai enfin mis le doigt sur la vérité, et elle n’est pas très reluisante. Je me cache de trois quart pour mordiller dans mon poing de mon enchainement catastrophique. Vous imaginez ? Je pensais que c’était un piège et c’en est presque un, mais pas d’une personne étrangère à la famille, mais d’une personne de la famille ! Et pas n’importe laquelle. J’ai beau fouiller, je ne la connais pas. Il doit probablement s’agir d’une éminence grise, manipulant et agissant dans l’ombre de la famille tout en bénéficiant d’un poids et d’influence énorme au sein même de la dite famille Whytlys. Je me suis pas fait avoir par n’importe qui. Et c’est terrible.
Tout ce que j’ai pu dire avant, tout cela peut se retourner contre moi. Mon ignorance. Mes remarques comme quoi elle s’était perdue. PERDUE. ELLE. ELLE UNE SERVANTE. Je l’imagine déjà raconter les détails croustillants à ses proches en jouant habilement pour les introduire les uns après les autres avec une minutie machiavélique. Whiskeyjack Callahan, je ne sais pas comment tu vas te sortir d’ici, mais tu marches désormais sur des œufs. Elle a clairement ton destin entre ses mains et il s’agit qu’elle ne le jette pas sans se battre un peu. Je souffle un coup. J’essaie de reprendre une contenance tandis qu’elle continue de me surveiller, attendant mon prochain mouvement ou ma prochaine erreur, sans doute. Il y’en a tant.
- Excusez-moi… mademoiselle… Je … je… je suis confus. Ce doit être… la fatigue. Peut-être quelque chose dans le vin… Les soirées, faut savoir les encaisser, hein ?
Erreur. Si elle n’est pas connue, elle ne fait pas les soirées. Je me mords la lèvre inférieure de cette nouvelle bêtise. Et le ma demoiselle est dangereux, toujours problématique quand on ne sait pas. On peut pas supprimer cette notion discriminatoire, quoi, merde ? On a rien pour nous les messieurs.
-Cette méprise… terrible. Je vous serais bien obligé qu’elle ne sorte pas de cette pièce et que l’on s’intéresse plutôt à dont vous vouliez discuter. Si je peux vous être d’une quelconque aide pour quoi que ce soit, n’hésitez pas, vous saurez trouver une oreille attentive et une volonté ferme de satisfaire votre demande.
Voilà. On y est. Puisque noyer le poisson, ça n’apportera rien de bon puisque je suis mauvais à ça, énonçons clairement ce que je veux, c'est-à-dire ne pas tuer ma réputation et ternir celle de la guilde en faisant ressortir cette histoire sur la place public. En échange, offrant nos services puisque de toute façon, c’était l’idée du message initiale, non ? Tout cela devait même être prévu. Me tendre un piège, me ferrer pour que ma seule demande en retour soit d’oublier mes erreurs d’une poignée de minutes.
Habile.
Le problème de l'audace, c'était qu'il fallait pouvoir en assumer les conséquences. Accepter que les retombées ne soient pas toujours très belles, ni qu'elles épargnent son entourage. Gardenia regardait cet homme visiblement confus, rendu mal à l'aise par sa présence, son rang et certainement le regard qu'elle avait vissé sur lui. Elle en était presque honteuse de profiter de la situation. Gardenia n'ignorait pas quels étaient les risques pour cet individu, pour qui le seul fait d'avoir croisé sa route rendrait les échanges un peu plus tendus avec son paternels ─ mais la rencontre avait été organisée par son frère ? Si jamais Bartelot avait été l'instigateur de ce tête à tête ? Il n'accepterait pas la présence de Gardenia, à aucun moment. Il risquerait même de s'en prendre à cet homme. La guilde des aventuriers avait-il dit ? C'était donc un homme haut placé dans cette guilde qui lui offrait son aide ? Il ne pouvait être un simple aventurier de bas rang pour être présent en ce lieu.
La noble, bien que son visage demeurait sérieux, sentait son rythme cardiaque s'emballer à mesure qu'elle se sentait prête à faire ce saut de l'ange. Elle ne savait rien ; mais elle voulait apprendre, elle voulait savoir. Rester derrière ses murs n'était qu'un frein à sa progression. A son âge... il fallait qu'elle avance. Désireuse d'apaiser leur échange, Gardenia pris une tranquille inspiration, avant de sourire à nouveau, souhaitant rassurer son invité. Elle n'avait surtout pas beaucoup de temps.
─ Ne vous inquiétez pas. Vous pouvez vous détendre en ma présence. J'aurai tout de même des questions auxquels j'espère vous pourrez apporter des réponses.
En tant qu'aventurier, il devait connaître du monde. Le relationnel devait forcément être son fort et il devait avoir voyagé. Par de-là les murs de la capitale ou dans les recoins sombres que nul n'ose fréquenter, peut-être connaissait-il une solution à son problème. La jeune femme allait se dépasser, encore ; les mots des uns et des autres résonnant toujours dans son esprit.
─ Connaissez-vous quelqu'un capable de prodiguer une amélioration de pouvoir indolore ? lança-t-elle.
Baissant les yeux sur la paume de sa main qui avait tant expérimenté récemment, Gardenia songeait encore aux paroles de Liory qui lui avait laissé penser qu'une solution devait exister, mais que ses parents avaient potentiellement abandonné leurs recherches. Une solution qu'elle devrait elle-même se procurer sans compter sur sa famille.
─ Voyez-vous, je ne peux participer aux soirées mondaines ni à une vie très active dans la ville, vivant recluse dans ma chambre car mon pouvoir m'est handicapant au quotidien. Je cherche un moyen de pouvoir le contrôler afin de pouvoir assister ma famille comme il se doit.
Le regard venant se poser à nouveau sur l'homme, elle espérait qu'une réponse positive l'attende et le sourire qu'elle lui offrait semblait plus mélancolique.
─ J'ai ouïe dire que la guilde des aventuriers bénéficiait d'un éventail de contacts très large. En dépit de la richesse de ma famille, certaines recherches ne sont pas aisées et nos tentatives n'ont pas été fructueuses me concernant car la moindre douleur peut provoquer un chaos difficile à contenir. Mon père est particulièrement intéressé mais ses contacts avancent que je suis une cause perdue. Si vous avez en votre possession le moyen de prouver qu'ils ont tort et de m'aider dans cette quête, mon père saura vous récompenser. Dans le cas contraire, cette discussion restera entre vous et moi et vous n'aurez nulle honte à devoir assumer, car aucun échec ne sera à mentionner.
Un pari risqué ; elle ne savait absolument pas à quoi s'attendre ni si son bluff était efficace. Elle ignorait s'il avait été fait mention d'un motif particulier pour la rencontre entre Jack et ce quelconque membre de sa famille, cependant elle voulait croire que l'aventurier ignorait tout. A en juger par son manque de certitude et sa volonté de ne pas vouloir l'offenser davantage ─alors qu'il n'y avait eu aucune offense aux yeux de Gardenia─ laissait penser qu'elle ne risquait rien à formuler ainsi sa requête. Un simple oui et ils partiraient sur le champ ; un simple non et elle disparaissait dans sa chambre, gardant leur rencontre secrète. Rien de plus, rien de moins.
Ça aurait pu être un mensonge. Un piège. Mais autant auparavant, la demoiselle semblait en totale contrôle de la situation, elle a dorénavant ouvert son cœur, sa détresse transpirant sur son visage et ses gestes. Son malheur est sincère. Sa souffrance est perceptible. L’émotion est palpable. Le changement rapide d’ambiance me glace sur place, ma poitrine sautant un coup de l’horreur que l’on me décrie. Et les sentiments visibles chez Gardenia sont de ceux avec lesquels on ne peut rester indifférent. Ou bien l’on ne se considère pas comme un être humain doué d’émotion. Ignorer cette souffrance, c’est ne valoir pas mieux qu’une bête dévorant sa propre espèce dans les neiges glaciales de la Frontière. Enfin, je me sens honoré. Touché qu’elle me confie ce poids. Beaucoup doivent ignorer. C’est un secret de famille. Et pourtant, on me fait confiance. C’est que malgré ma faible carrière dans les hautes sphères de la noblesse, ceux qui se renseignement me tienne pour respectable et honnête. Des qualités indispensables là d’où je viens. De ce fait, je ne peux m’empêcher de rétablir certaines vérités sur la guilde.
-Mademoiselle. La guilde des aventuriers a en effet un large éventail de contacts à travers le royaume, mais il s’agit là plus de relations de clientèles où des proposent des quêtes et les aventuriers satisfont les demandes. Il n’est pas acquis que l’on peut obtenir l’information que l’on souhaite via ces contacts car comme vous devez le savoir. Toute information vaut son prix.
Mais pour une noble quête, une information n’a pas de prix.
-Il y a bien des gens capables de prodiguer des améliorations de pouvoirs indolores, mais encore faut-il qu’ils aient les compétences pour réaliser cette même amélioration de pouvoir. Ce n’est pas donner à n’importe qui et les spécificités de chacun sont parfois des barrières infranchissables pour ces spécialistes. C’est probablement contre ces limites que votre père a été confronté. Trouver un artisan et trouver celui qui pourra faire votre amélioration sont deux choses différentes. Indolore ou pas, en passant.
Je m’approche d’elle et je viens chercher une de ses mains dans les miennes, comme un cocon tout en fixant mon regard dans le sien. La suite est une promesse. Et pour m’avoir fait confiance dans sa révélation, je veux lui faire comprendre que mes paroles ne sont pas en l’air.
-Par contre, je suis moi-même à la tête d’un réseau d’informateur à travers le royaume. Les informations sont si nombreuses que je ne peux pas vous dire maintenant si je connais la personne adéquat, mais si les contacts de votre père ont échoué, surement qu’il n’a pas pu avoir accès à des franges plus discrètes de la société. Ce qui n’est pas le cas de mes informateurs. S’il doit exister quelqu’un capable de vous permettre de mener une vraie vie et non pas de survivre dans la cage de votre propre corps, mes petits potes et moi le trouveront. J’ai une totale confiance en eux. Vous espériez une réponse franche, je ne peux que vous promettre de remuer ciel et terre pour y parvenir. Vous pouvez avoir confiance en moi. Ce n’est pas de l’espoir jeter comme une poignée de sable. Nul ne devrait avoir à souffrir de son pouvoir. Et si le destin et les dieux ont voulus cette horreur, il y a forcément une solution. Ou bien ces dieux ne méritent pas d’être honorés.
Instant de silence et je romps le contact. J’ai bien une pensée que parvenir à la sauver de son propre pouvoir m’offrirait un certain soutien de la part des Whytlys, mais cette pensée est bien malhonnête. Même si c’est une possibilité, ce que je fais doit être fait par pur altruisme. Car c’est ça être Whiskeyjack Callahan.
-Je ne peux vous offrir de délai précis, mais je vous tiendrais au courant de mes avancées. Soyez en certaine.
La réaction de l'homme ne se fit pas attendre mais surtout surprit Gardenia à un point qu'elle n'avait pas anticipé. S'il n'avait pas encore la solution à son problème, il promettait de remuer ciel et terre pour l'aider dans sa quête. Une telle promesse vint comme un choc pour elle, comme s'il prononçait des mots qu'elle avait rêvé d'entendre toute sa vie sans jamais en avoir eu conscience. La simple réalisation qu'une personne la jugeait méritante d'un tel effort, prouvant que son existence valait plus qu'une simple présence créée par hasard. Elle pouvait aussi sentir par le simple contact de sa main qu'il était sincère et ne lui mentait pas ; pourquoi un inconnu dont elle venait de profiter lui paraissait subitement être plus héroïque que tous les chevaliers et rois de ses romans ? Pourquoi semblait-il plus empathique à son égard que nul ne l'avait jamais été ? Ce n'étaient que des mots, certes, mais il venait d'ouvrir à fracas une porte derrière laquelle toute une vague d'espoirs déferlait en Gardenia.
Alors si elle ne répondit pas de suite, elle sentit quand même ses yeux s'embuer sous l'émotion. Il l'aiderait, il trouverait une solution, il lui offrirait le moyen de vivre et cette seule idée l'emplissait d'une joie incommensurable. Assez pour qu'elle ne puisse cacher l'émotion et que sa mâchoire se serre alors qu'une première larme glissait, impossible à contenir. Gardenia baissa la tête, un peu honteuse de s'afficher de la sorte, même s'il n'y avait aucun mal de fait. Il ne l'avait pas blessée, nullement. La main de Gardenia enserra alors celle de l'aventurier, presque pour le rassurer sur ses paroles ; il n'y a rien à se reprocher. C'était ce soir ou jamais. Cette opportunité était à saisir maintenant, elle le savait.
─ Suivez-moi.
Et sans lâcher sa main, elle le traîna avec elle en dehors du petit salon. Il fallait qu'ils le quittent avant que son véritable rendez-vous n'ait lieu et qu'il ne découvre le pot-aux-roses ou que sa famille vienne lui mettre des bâtons dans les roues. Elle craignait que Jack change d'avis ou que la crainte de représailles ne vienne freiner cette si belle promesse qu'il venait de lui faire. L'idée qu'il se rétracte la terrifiait, alors elle l'entraînait derrière elle, courant presque dans le couloir pour le conduire à sa chambre.
La porte poussée, elle fit entrer l'homme et le laissa là, à l'entrée de la grande chambre. Le désordre y régnait, des dizaines de dessins au sol, des livres ouverts, un lit à moitié défait et une colombe en cage près de la fenêtre.
─ Attendez là, Jack, lâcha-t-elle sans un regard.
Elle essuya d'un revers de main une larme qui n'avait pas fini sa course et ouvrit vivement son grand placard dont elle tira une cape blanche ─ voyante, certes, mais la plus épaisse qu'elle avait pour ce temps froid. Elle la plaça sur ses épaules, jetant ensuite de coups de pied vifs les chaussures qu'elle avait pour enfiler à la place des bottines plates et chaudes. Lorsqu'elle se redressa, Gardenia fit à nouveau face à l'homme, déterminée.
─ Emmenez-moi avec vous. Nulle promesse de votre part ne saurait faire entendre raison à mon père, même si je sais qu'améliorer ma condition ne pourra être qu'un bénéfice aux affaires familiales. Ma mère est terrifiée et me confine ici. Ne me laissez pas dans cet endroit si la solution se trouve en dehors. Je suivrai toutes vos indications, je vous paierai, je resterai confinée ailleurs s'il le faut, mais je ne peux pas attendre dans cette... cage.
Partir, partir. Il fallait qu'elle parte, immédiatement. Ces mots résonnaient dans sa tête comme un chant d'espoir, un ordre que son coeur lançait à sa raison, au de-là de toute notion de prudence. Il en allait de sa santé mentale et la préservation de son être. Pour elle, partir était la seule issue qu'elle voyait ; toute autre alternative n'était qu'une cage avec un différent nom. Il était d'autant plus difficile pour elle de nier sa propre faiblesse en cet instant présent, entourée de tout ce qui composait son quotidien. C'était malgré elle encore, que ses yeux laissaient voir de nouvelles larmes d'appel à l'aide.
─ Je crains le bruit, la douleur, les odeurs, mais je saurai m'en accommoder. En revanche je ne saurai pas supporter une journée de plus entre ces murs, à dessiner ou lire pour passer les journées, sachant que dehors, il y a toute une vie que je rate. Alors... je vous en supplie, emmenez moi, ce soir. S'il vous plait.
Peut-être n'avait-il pas les moyens de la protéger ou la tenir à l'écart du reste. Peut-être souffrirait-elle jusqu'à ce qu'ils trouvent une solution et peut-être n'y arriverait-il pas non plus ; mais elle voulait partir, elle voulait l'aider, tester, avancer, apprendre, et faire de son mieux. Les poings serrés, la jeune noble le regardait avec une forte détermination mais beaucoup d'anxiété. C'était ce soir ou jamais.
Bon, la suite est bien plus surprenante.
Vous savez, il arrive souvent qu’il y ait des malentendus. C’est le hasard. On ne fait pas exprès, hein. Qu’une demoiselle vous tire par les mains dans une direction, ça veut dire tout et n’importe quoi. Quand ladite jeune femme vous amène dans sa propre chambre sans trop vous prévenir et vous dit de l’attendre là. Je peux vous dire que votre cervelle fonctionne à cent à l’heure et que les théories les plus extravagantes prennent leur ticket. Je reste là, comme un pantin stoïque, un peu rouge de la situation et essayant de ne pas poser les yeux sur quelque chose dont je pourrais regretter. Le bordel règne, mais dans la grande bonté du destin, j’ai la chance d’être confronter à la chambre d’une jeune noble et donc récipiendaire d’une certaine forme de respectabilité. On laisse rien de particulièrement suspect en plein milieu, surtout pour les yeux d’un moustachu. Du coup, on se préoccupe de voir ce qu’elle fait et le malaise grandit quand je me rends compte qu’elle fouille dans son armoire. Je passe au rouge pivoine sans trop savoir si c’est mon charme naturel ou mes beaux vêtements qui ont fait cet effet. Bon, normalement, il ne s’agit pas de s’habiller dans ce genre de circonstance, mais bon, les nobles, ils sont bizarres. Il ne faut pas non plus les questionner sur leur gout.
Evidemment, même si au début, quand elle me reparle, je pourrais croire d’un truc, je finis par comprendre que j’ai fait fausses routes. Encore une fois. Et vous savez quoi ? Je pousse un soupir de soulagement que j’espère passé inaperçu. Difficile, puisqu’elle ne fixe d’un air déterminé, mais elle ne doit pas comprendre. Et c’est mieux. A nouveau, je prends conscience de la situation dans laquelle j’ai mis les pieds. Ce n’est pas juste aider quelqu’un, c’est fourrer son nez dans des affaires de familles qui peuvent me dépasser très facilement et me provoquer beaucoup de soucis. Le genre de déclaration qui vous fait refait considérer votre offre l’espace d’un instant. C’est pas sympa, mais c’est humain. D’un côté, il y a des emmerdes. Beaucoup d’emmerdes. Rien que tenter de l’extraire d’ici, ça peut foirer en beauté. Et là, on part sur le kidnapping d’une fille d’une noble influente. Je suis mort après ça. Si ça, ça passe, il va falloir que je m’occupe d’une jeune femme qui ne connaît rien du monde extérieur et qui met d’autre mots sur le mal qui l’emprisonne. Souffrir du bruit et des odeurs ? Ça brosse plutôt bien le portrait et on s’imagine facilement que tout le reste est comme ça. Qu’il faut une cage dorée de guimauve pour l’empêcher de souffrir, sauf que l’extérieur n’est pas forcément très connu pour être adapté à ce genre de pathologie. C’est la vraie vie quoi. Parfois brutal, souvent désagréable, mais vrai. Authentique. C’est quand même pour ça que l’on l’aime. Et puis, il faut réussir à trouver le remède. Echouer et ce serait horrible. Une trahison, mais aussi une mise en danger inutile. On en reviendrait aux premiers problèmes ; la famille qui me tombe dessus. Une chose que j’aimerais éviter si je veux continuer à vivre, moi-même.
Bref, je prends conscience du poids des conséquences de ma prochaine décision. Et il est lourd. Certains diraient même qu’il est insoutenable. Qu’il ne vaut pas le risque encouru. Qu’est ce que j’y gagne pour ce que j’ai à gagner ? C’est ce que les gens se diraient. Les gens normaux. Mais je ne suis pas normal, je vous le dis. Je suis Whiskeyjack Callahan et personne ne peut rester indifférent à un tel malheur. Sa demande, son supplique, c’est une mise à nue. Il n’y a plus rien derrière, si ce n’est du désespoir. Lui refuser, c’est s’attendre à apprendre dans les journaux qu’elle s’est envoyé en l’air d’ici quelques jours. Quand un gamin est prisonnier d’un immeuble en flamme, est-ce que vous avez vraiment envie de calculer les risques ? Non. Car personne n’y arrive. Il n’y a que l’instinct. Celui d’y renoncer parce qu’on a peur. Cette lâcheté est très humaine. Ou alors, on y va. Qu’importe les risques. Qu’importe même si le succès n’est pas au rendez-vous. Une fois face à sa conscience, il n’y a rien pour vous laver les mains.
Veuillez cacher ces larmes que je ne veux voir.
Je m’approche d’un pas lent sans rompre notre échange de regard. J’essaie de paraître plus sûr que jamais car même si mon choix est pris, on ne peut vraiment contenir l’appréhension et les palpitations de l’inquiétude. Je suis tellement concentré que je finis par marcher sur quelque chose, provoquant un bruit de déchirure. Je m’arrête. On baisse mutuellement les yeux vers le dessin posé dans un équilibre précaire que je viens d’arracher en deux sous la pression de mon pied. Un joli dessin, pourtant.
-Euh… désolé.
Je reprends ma progression car on ne va pas en rester là. A ses côtés, je reprends ses mains dans les miennes et je le regarde gravement, la tête penchée sur le côté.
-Vous devez me promettre une chose…
Je sens son regard interrogatif. Je lève une main pour essuyer ses larmes d’un geste lent du pouce.
-… Ne pleurez plus. Je vous monterais assez de belles choses à l’extérieur pour que n’ayez plus à pleurer.
Puis je me secoue la tête pour mettre fin au passage mélodramatique et répondre concrètement.
-Mes parents ne m’ont pas éduqué pour refuser une aide aussi désespéré. Je vais vous sortir d’ici. Je veillerais sur vous. Et je vous trouverais le moyen de ne plus à souffrir de vivre.
Mon destin est scellé. Nos destins sont liés. Je sens un énorme poids se poser sur mes épaules et dans ma poitrine et en même temps, quelque chose en moi se libère : pas de calcul. Juste de l’humanité. Je réfléchis un instant concernant la première étape. Sortir de la demeure.
-Je ne pense pas que ce soit une bonne idée de faire le mur. Il vaut mieux sortir par la grande porte en profitant du départ massif des invités. Si vous pouvez dissimuler au maximum votre visage, ça serait plus facile. Peut-être le maquiller pour vous rendre méconnaissable ? C’est surtout pour les membres de votre personnel. Naturellement, vous ne pouvez pas partir avec grand-chose. On ne sort pas de ce genre de fête avec un sac de voyage. Enfin… il me semble. Dernier point, on ne peut partir maintenant. Mon départ à cette heure pourrait faire l’objet de nombreuses attention et compromettre votre fuite. Je suggère que nous nous retrouvions le plus proche de la sortie possible pour vous, dans … deux heures ? Je pense que c’est l’heure à laquelle on aura le plus de départ. Le mien n’en sera pas suspect et dans le nombre, je pourrais vous faire sortir sans qu’on pose trop de question. Des gens s’apercevront forcément de votre présence, mais s’ils ne vous reconnaissent pas, ils pourront vous prendre pour n’importe quelle noble intéressée par… enfin… m’accompagnant quoi.
Je retrouve plus facilement les idées en clairs en songeant aux détails pratiques. C’est mon historique d’examinateur de la guilde qui veut ça. S’attacher aux détails et à faire le boulot, c’est important. On verra pour la suite immédiate et les conséquences, mais réussir ce bout de l’opération sera déjà pas mal, car il comporte le plus de risques. Il faut donc nous séparer, mais une dernière fois, je pense à rassurer Gardenia de ma sincérité.
-Il nous faut nous séparer temporairement. Mais vous pouvez me faire confiance. Je ne vous abandonnerais pas. Je le jure.
Faisait-elle bien de se confier à lui ? De se jeter aveuglément dans sa suite, le coeur gonflé d'espoirs, et de prendre le risque de l'entraîner dans sa chute ? Peu importait le dessin déchiré, comme le dernier signe qu'il fallait à Gardenia pour confirmer que ce serait cet homme qui briserait ses chaînes et pas un autre ; peu importaient les risques à prendre, elle était décidée à partir.
Jack lui prit la main encore, pour la rassurer ; elle accepta le contact. Il vint même essuyer ses larmes en un geste si doux qu'elle se sentit comme une enfant consolée par un adulte. Elle se sentait si fragile en cet instant présent et pourtant, en sécurité également. Elle hocha la tête, retenant au mieux ses larmes pour satisfaire la demande de l'homme. Ce n'était pas chose aisée mais elle voulait l'écouter et ne pas le faire douter de sa décision, aussi ravalerait-elle ses larmes autant que possible.
Il jurait, il promettait, il s'engageait ; et elle y croyait. A ses yeux, il était adamant. Il trouverait une solution. Gardenia l'écoutait, extrêmement attentive à ses idées et aux informations qu'il lui donnait. Elle comprenait chaque intention et chaque raison menant aux directives qu'il donnait, hochant la tête vivement en signe d'accord formel. Elle trouverait de quoi se déguiser, maquiller sa personne, passer pour une autre. Gardenia put enfin déglutir et se concentrer sur l'objectif de la soirée avait suffit à calmer ses larmes, la détermination brillant toujours avec vivacité dans son regard.
─ Je comprends. Je vous fais confiance. Je viendrai, j'irai vous retrouver, mais attendez-moi à la sortie des cuisines, dehors.
C'est plus sûr eut-elle envie de dire.
─ Il faut que vous repartiez. Si on vous demande où vous êtes allés, dites juste que vous vous êtes perdu en cherchant le salon, ne cachez pas le message. Prenez le couloir à droite, continuez tout droit et une fois devant le grand portrait de mon père sur le mur, prenez à gauche, puis à droite.
Elle réalisa ne pas lui avoir dit la vérité et s'en voulu quelque peu, ses yeux se baissant un instant, coupable ; mais l'heure n'était plus aux doutes ni aux regrets. Elle le conduisit jusqu'à la porte, consciente que les minutes tournaient et qu'ils allaient le chercher rapidement s'il ne retournait pas dans la soirée.
─ Allez-y vite, je vous retrouverai. Jack, surtout... la main sur la porte, elle lui souffla avec un léger sourire, merci.
Et la porte se referma, tout en douceur, les séparant pour l'instant présent. Gardenia se laissa contre la porte un instant, soupirant. Elle fit attention à entendre ses bruits de pas s'éloigner, s'assurant que personne ne venait bloquer la route de Jack ; il n'en fut rien le temps qu'il disparaisse du couloir menant à sa chambre. Parfait.
Gardenia quitta alors le bois de sa porte, retournant à son bureau ; il y avait tant à faire mais en même temps, rien à faire. Elle ne savait pas trop par où commencer et sa première idée fut de répondre à Camille pour qu'il sache qu'elle partait. L'oiseau messager fut libéré avec son message et la noble s'assit un instant à sa fenêtre, contemplant la nuit avec envie. Elle voulait juste sortir, pouvoir courir dans les rues, rire aux éclats normalement ; un rêve qui ne lui semblait plus si inatteignable dorénavant.
Elle laissa un message énigmatique à sa domestique Laevis, ne souhaitant pas donner trop d'informations mais lui faisant juste savoir qu'elle irait bien. Plus que jamais il lui fallait maintenant être créative. Elle sortit la robe prêtée par sa domestique, une robe d'une piètre qualité et indigne d'une noble. Gardenia se changea et se regarda dans son miroir, se questionnant sur comment cacher son identité, essayant de deviner ce qui pourrait la trahir. La réponse n'était en vrai pas si compliquée ; le blanc, ses cheveux et ses oreilles. Elle leva ses cheveux en un chignon fouillis et lâche. Un rapide tour dans ses affaires en vrac et elle en ressortait une vieille coiffe de travail de Laevis ; jamais autant elle n'avait remercié son amie de parfois dormir ici. Ses cheveux et ses oreilles cachés dans la coiffe, elle décida de se faire passer pour une servante. Ses petits cheveux salis d'une poudre brune, camouflant son blanc naturel, des joues plus creusées par une ombrage, des cernes. N'exagérait-elle pas un peu trop ?
Non. Elle se regarda longuement dans le miroir. Se faire passer pour une noble vendrait immédiatement la mèche car elle ne pourrait pas sortir avec la foule, pas dans le bruit ; malgré le coton qu'elle venait de poser dans ses oreilles dans une vaine tentative de réduire le bruit. L'idée marchait, un peu, mais clairement pas assez pour qu'elle supporte des départs en fanfare.
Le temps lui semblait terriblement long. Gardenia regardait ses mains, hésitant à prendre des gants ; puis ses pieds, toujours fourrés dans une paire de bottines blanches. Elle dû changer pour quelque chose de moins confortable puis retourna attendre, encore.
Elle rangea sa chambre, ramassa ses dessins pour soigneusement les poser sur le bureau, tria ses vêtements, remis ses livres en place. Elle laissa la fenêtre ouverte, le froid s'engouffrant et lorsque l'heure fut venue, elle ne ferma pas la porte derrière elle et ne se retourna pas. Elle fila dans les couloirs, vérifiant régulièrement que ses oreilles demeuraient cachées et que sa coiffe ne bougeait pas. Elle suivait l'odeur de la nourriture, se préparant psychologiquement à passer par un endroit qu'elle redoutait. Gardenia prit une profonde inspiration, puis s'élança.
C'était terriblement bruyant, comme si on lui hurlait dans les oreilles, mais elle avançait. Le personnel ne faisait que son travail, ignorant une énième servante qui passait en regardant le sol. Ces quelques mètres à traverser furent une horreur ; si elle put retenir sa respiration pour éviter d'inhaler les épices enivrantes, elle ne parvint pas à cacher ses grimaces de douleur avant qu'elle ne cède à la fuite. Ses mains furent plaquées sur ses oreilles dans un espoir d'atténuer le bruit et elle s'enfuit, traversant la cuisine jusqu'à la porte de sortie du personnel, se ruant vers l'extérieur. Elle continua jusqu'au buisson voisin derrière lequel elle se cacha, haletante, recroquevillée sur elle-même et toujours les mains sur ses oreilles. Pendant de longues secondes, elle lutta, reprenant progressivement le dessus sur ses émotions, jusqu'à ce qu'elle parvienne enfin à se releva et libérer ses oreilles. Le froid mordant la prit mais elle ne rechigna pas, croisant juste ses maigres bras sur elle-même. Elle attendit un temps, guettant l'arrivée de l'aventurier.
Les minutes furent longues et elle espérait qu'il n'avait pas rencontré le moindre problème ou qu'il ne s'était pas perdu en route. Peu importait de toute façon, Gardenia attendait. Elle restait dans son coin, jetant régulièrement des coups d'oeil vers la sortie des cuisines d'où le personnel allait et venait avec les déchets. Le postérieur se posant au sol, Gardenia plia les jambes et croisa les bras autour de ses genoux, attendant patiemment l'arrivée de Jack, convaincue qu'il ne l'abandonnerait pas ici.
J’apparais par derrière, posant une main apaisante sur sa tête avant de passer l’autre bras sous l’épaule pour la relever en douceur. Rassuré, elle se repose un peu sur moi et je peux constater qu’elle est frigorifiait. Il ne faut pas perdre de temps, temps que j’ai un peu perdu, vous m’excuserez. Qu’est ce qui s’est passé entre temps ? Beaucoup d’inquiétudes, vous pouvez me croire. Avec un peu de chance, j’ai réussi à revenir à la fête sans me perdre. J’avais oublié si c’était à gauche où à droite du portrait, mais les rumeurs de la fête étaient audibles, heureusement. A peine arrivé, on m’a sauté dessus ; au sens figuré hein ; pour m’attirer dans des conversations dont l’intérêt était assez plates. Mais je peux vous dire que ce fut une épreuve particulièrement retorse. D’abord parce que j’avais l’impression que tous les membres du personnel me regarder avec des yeux en coins, comme s’ils savaient quelque chose. J’ai eu des sueurs froides à chaque fois qu’un vigile s’approchait de moi, tournant sa tête patibulaire dans ma direction comme s’il connaissait les crimes dont je m’étais rendu coupable. Et puis, au milieu des conversations des nobles et des gens influents, les œillades en coin que l’on m’adressait était autant des accusations pour mon esprit paranoïaque du moment.
En cours de l’heure et demi à tuer sans devoir réagir aux menaces potentielles qui passaient à côté de moi, il s’est passé une drôle de chose. J’ai reçu un nouveau message. Assez laconique. Vous en conviendrez.
Je vous pensais intelligent. Vous m’avez déçu. Ne comptez jamais sur mon aide.
Cette fois, il n’était pas signé, mais la qualité du papier était la même. L’écriture semblait aussi identique. Je me suis alors dit que quelqu’un m’avait peut-être vu et qu’il essayait de faire naitre l’inquiétude en moi, se faisant passer pour Gardenia dans ses mots. Après l’avoir lu, j’ai levé les yeux vers l’assemblée et c’était comme si tout le monde me jetait un regard entendu, un bref instant, avant de revenir à leur discussions insipide. Comme si tout le monde savait. Comme s’il était futile de dissimuler quelque chose d’aussi gros dans la demeure d’une grande famille noble. Comme si j’avais été piégé. Mais à nouveau, j’ai repensé à ces larmes. A cette détresse. On ne peut feindre une telle souffrance quand chaque fibre de son corps vibre à l’unisson de cet appel à l’aide. S’il existe pareille créature, je voudrais le voir. Et tant que ce n’est pas le cas, je continuerais à lui faire confiance comme elle a montré qu’elle me faisait confiance.
Finalement, l’heure de prendre congé arriva. Déjà, des personnes partaient. On approchait minuit. Je prétextai à qui voulait l’entendre que la fatigue me gagnait. C’est que je bosse quand même en tant que conseiller de la guilde. Je fais pas la grasse matinée en attendant qu’une servante vienne m’apporter mon petit déjeuner. Je glissai de groupes en groupes, acceptant les invitations à de nouvelles occasions de participer à des soirées avec des sourires de circonstances tout en oubliant à qui je faisais ses promesses. Toute façon, on vous renvoie des invitations dans ce genre de cas, non ? Petit à petit, je migrai vers la sortie, récupérant mon manteau au vestiaire et parvenant à sortir dehors. Pour l’instant, j’étais toujours maitre des mes gestes et on ne m’avait pas encore plaqué au sol, le genou contre la tête en punition de mon crime abominable. D’après le schéma mental que je m’étais fait, ayant repérer d’où sortait les plateaux de victuailles, j’identifiais la sortie des cuisines sur la droite de l’entrée principal, dans l’enceinte du domaine. Un garde me surveillait du regard tandis que j’hésitais à partir sur des chemins que je ne devais pas emprunter, normalement. J’étais bien gêné. Surtout qu’il savait que je l’avais vu. Alors je me suis approché et j’ai sorti la première excuse qui m’est passé la tête.
-Je peux pas retourner à l’intérieur, ça ferait mauvais genre, mais je dois absolument aller pisser. Il y a pas de souci, non ?
Le garde m’a jeté un regard surpris avant de sourire. Il ne devait pas croiser souvent des gens comme ça. Il me fit un signe de tête d’aller faire mon affaire, que ça ne devrait pas, a priori, porter à préjudice. Je me suis alors dépêché de passer dans la pénombre de cette partie du domaine qui n’était pas beaucoup fréquenter et après plusieurs minutes, j’ai retrouvé Gardenia.
Frigorifié, donc. Avec une extrême douceur, je passe mon bras autour de sa taille, lui permettant de s’appuyer sur moi, au cas où. Si elle n’a pas voulu passer par l’entrée, c’est qu’il y avait une bonne raison. Trop de monde. Mais il y a quand même un peu de monde à la sortie, entre les visiteurs sur le départ et le ballet des voitures. Les cheveux hennissant dans l’obscurité et les ordres des cochets compensent le bruit perdu par les nobles déjà parties. Je la guide avec lenteur vers le chemin principal menant vers cet endroit, dissimuler dans la pénombre le plus possible pour ne pas attirer l’attention. Je surveille les gens, cherchant à trouver le meilleur moment de rentrer dans le flux sans paraître trop suspect. Heureusement, le garde que j’ai croisé en passant est retourné à l’intérieur pour aider un vieux grabataire à sortir. Mieux, la petite scène qui se joue en haut des escaliers a le don d’attirer l’attention d’une majorité de gens ici présent. Personne ne se moque, évidemment, car même si l’individu est proche des quatre-vingt printemps, son influence est encore suffisante pour mener la vie dur à ceux qui ont le rire un peu trop facile.
- Allons-y.
J’incite Gardenia à s’avancer sur le chemin, mettant en opposition aux gens les plus proches pour dissimuler encore plus la véritable identité de celle qui m’accompagne. On arrive dans la lumière des lanternes. Un type nous jette un coup d’œil sans s’attarder. On s’avance d’un pas qui ne se veut pas précipiter, mais on a du mal à faire sans. Je sens Gardenia faiblir à mes côtés. Le bruit est plus fort. J’augmente la pression de ma main sur son côté, essayant de lui insuffler un peu plus de force et de courage et, au pire, de pouvoir reprendre la main si ses forces viennent à manquer. Malheureusement, on finit par croiser le regard interrogatif d’un garde. Je réagis très vite. Je lui lâche un sourire libidineux accompagné d’un clin d’œil malicieux. De ceux qui veulent dire que la soirée est loin d’être terminer. Le type fronce les sourcils avant de sourire à son tour. J’ai dû être assez convainquant. On arrive sur le trottoir et je hèle une voiture sans client qui vient s’arrêter devant nous. Je fais monter la jeune noble sans me précipiter, mais c’est assez et il faut bien l’avouer et je ferme derrière moi en jetant un regard inquisiteur. Je ne remarque personne de suspect. Bien. On peut souffler un bon coup.
-Vous allez bien ? Vous avez besoin de quelque chose ?
-Où est-ce qu’on va ?
Que le conducteur me dit. Vrai que j’y ai pas songé. Je réfléchis à toute vitesse. J’aurais bien dit chez moi, mais c’était très certainement la pire idée, pour de nombreuses raisons, mais surtout parce que ce n’était pas l’endroit le plus discret. Une auberge pouvait être risquée, même si c’est des petits potes. Il y a du passage et le but n’est pas d’enfermer à nouveau la jeune femme. Non. Je trouve rapidement l’endroit le plus convenable pour elle. Elle sera protégée par des gens en qui j’ai une totale confiance, dans un quartier populaire qui sait garder ses secrets, à l’abri des regards indiscrets.
On va chez papa et maman.
Dire que la suite des événements fut une grande confusion n'était pas peu dire. Gardenia, retrouvée par l'homme, se relevait avec son aide et se laissait guider vers la sortie. Jack lui offrait un appui, une épaule sur laquelle s'appuyer pour toutes les fois où elle se devait de fermer les yeux et se concentrer sur ses sens, essayant autant que faire se peut de contrôler l'intensité pour ne pas avoir à trop subir. Pas un bruit ne lui échappait, pas un grognement ou un gémissement quand bien même le claquement des sabots sur la pierre était un bruit terriblement douloureux et désagréable. Elle ne parvenait même pas à voir où elle allait et sa vue se floutait par instance, un bourdonnement vrombissant dans ses oreilles. Il lui semblait quitter le portail de sa demeure lorsqu'elle manqua de défaillir une première fois, se reposant sur Jack qui la tenait toujours. D'un point de vue extérieur, elle avait juste l'air ivre à ne pas pouvoir marcher aussi tranquillement.
Guidée à l'intérieur d'une calèche, Gardenia ne se retint pas davantage et se laissa complètement aller sur la banquette, les mains se plaquant sur les oreilles. Mal. Elle avait juste mal et cela se voyait à son visage, crispé, ses dents serrées et cette position foetale qu'elle adoptait. Mais malgré tout, malgré la douleur, elle avait grand espoir.
Il lui fallut du temps pour s'habituer, progressivement. Assommée par ces changements brutaux, Gardenia n'avait pas été bien pendant quelques jours, faible et sensible. L'on comprenait mieux pourquoi elle avait dû rester enfermée ; un repas aux bonnes odeurs lui donnait des nausées, le voisinage bruyant la figeait les mains sur les oreilles ; l'odeur même de la rue parfois suffisait à la clouer au lit. Une fois elle s'effondra même au sol, épuisée par cette douleur qui mettait son endurance à rude épreuve. Il devenait clair qu'elle n'était définitivement pas faite pour la vie citadine, mais elle s'obstinait. Elle était têtue et chaque jour, sous la bienveillance de la famille Callahan, Gardenia faisait de petits pas, souriante, voulant aider, posant des questions. La nuit était salvatrice pour elle, seuls instants de quiétude où elle pouvait s'autoriser à regarder dehors, écouter plus tranquillement les bruits de la ville. Quand l'un des parents n'était pas encore couché, elle discutait avec, curieuse de leur métier, de leur fils, leur vie en générale.
L'expérience humaine était différente de celle des livres et les sentiments, un moteur instinctif que nul ouvrage ne pouvait lui apprendre. Elle découvrait un couple aimant, souriants et empli d'une chaleur qu'elle retrouvait en Jack également, mais aussi la passion plus que le devoir. Cette liberté de choisir, d'aller et venir sans contrainte, tant que l'on savait l'autre en bonne santé et sécurité. Elle voyait de ses propres yeux cette famille lui offrir le gît par pure générosité et se montrer patient envers elle, malgré l'égoïsme de sa requête. Je leur revaudrai ça un jour, se disait-elle. Parfois elle les observait juste silencieusement, se demandant ce qu'aurait été sa vie si elle n'avait pas été une Whytlys mais une Callahan. Nul doute qu'elle aurait énormément souffert durant sa jeunesse mais peut-être n'auraient-ils pas abandonné leurs recherches ou trouvé une solution plus tôt ; ou peut-être aurait-elle succombé avant. Peut-être qu'elle aurait été privée du son. Peut-être qu'elle aurait été isolée, encore. Nul ne pouvait savoir.
L'adaptation fut difficile mais pas impossible. En dépit de ses manières que l'on devinait tout de même d'une éducation noble, Gardenia ne rechignait pas à se plier aux changements. Elle ne râlait pas, ne grognait pas, ne pleurait pas. Jack continuait ses recherches et elle attendait docilement, préférant dormir durant les heures actives, tentant d'aider durant les heures nocturnes. Et à chaque fois que Jack venait rapporter des nouvelles, elle ne manquait pas de le remercier pour l'aide qu'il lui apportait. Peu importait que ce soit par intérêt, bonté de coeur, de son plein gré ou forcé ; le fait était qu'il l'aidait et cela était amplement suffisant pour mériter sa reconnaissance.
Les jours filèrent et Gardenia ne fut pas capable d'en tenir le compte exact. Elle savait juste que plusieurs nuits s'étaient passées et qu'elle avait également beaucoup dormi, se devant de récupérer l'énergie perdue à supporter la douleur. Il y eut enfin ce soir là, à la fin du repas, tandis qu'elle aidait à débarrasser la table malgré les protestations de la mère Callahan. Le confort de la noble était tel qu'elle se risquait même à plaisanter avec la femme, n'écoutant volontairement pas les indications et apportant les assiettes vides pour la vaisselle. Jack était venu, comme très souvent, apportant nouvelles, s'assurant que tout allait bien et passant simplement du temps avec sa famille. Gardenia, progressivement, se fondait un peu dans le décor nocturne. Lorsqu'elle revint s'asseoir à table, elle posait les yeux sur Jack avec un sourire. L'espoir ne la quittait pas ; même s'il revenait en lui disant qu'il n'avait pas encore trouvé, elle répondait toujours qu'il faisait de son mieux et qu'elle comprenait, qu'elle patienterait. Est-ce que ce soir serait différent ?
Trois heures après, je ne pouvais plus rien faire. Et c’était extrêmement frustrant. Certes, les petits potes sont un peu une extension de moi-même, mais à l’origine, c’est moi qui ai promis. C’est mon honneur que j’ai engagé. Et le fait de ne pouvoir rien faire, c’est assez difficile à vivre. Du coup, je me suis réfugié dans le travail pour le reste de la journée avant de repasser à la maison familiale au soir même. Et de repasser régulièrement pour de nombreuses raisons. La première, c’est avant tout pour lui montrer que je ne l’abandonne pas. Même si je n’ai pas forcément de nouvelles et qu’elle m’assure que ce n’est pas bien grave, les jours s’accumulant, le poids dans ma poitrine en devenait que plus grand. L’échec. Quelle affreuse sensation. Chaque minute sans nouvelle était une déconvenue à ajouter à une liste interminable. C’était d’autant plus dur à porter que lors de mes visites, je constatais la situation à laquelle Gardenia était confronté. Son hypersensibilité lui menait la vie dure et malgré les efforts de mes parents, ce n’était pas toujours facile de lui épargner de douloureux tracas. Comment faire pour atténuer la vie telle qu’elle est censé être, si ce n’est la mettre dans une cage comme sa propre famille l’a fait ? Il n’y a pas de solutions. Et la cage n’est pas une solution humaine.
Fort heureusement, Gardenia démontra d’une force de caractère qui lui permit de survivre à cette épreuve de la vie et, peut-on même dire, de vivre un peu. Enfin. Des choses simples de la vie de tous les jours. Quand vous revenez avec le lourd poids d’une inaction intolérable sur les épaules, la voir sourire et apprécier ce que la vie peut lui offrir vous réchauffe un peu le cœur. Vous vous dites que tout cela n’est pas vain. Vous pouvais même penser qu’avec de la pratique, elle arriverait à se défaire toute seule de sa situation, mais au prix de combien d’années de souffrance ? S’il existe un moyen, il doit être trouvé. Le travail ne fait pas tout. Il y a des limites aux pouvoirs magiques que l’on ne saurait s’affranchir. Avec le temps, l’amener chez mes parents est apparu comme une bonne idée, avec ces quelques défauts. Bonne, parce qu’ils offrent le cadre parfait pour que Gardenia se repose sans donner cette impression d’être prisonnier de ces murs. Si elle le demandait, elle pourrait aller dehors et ils l’accompagneraient. La soutiendraient. Tout naturellement. Mais l’épreuve est bien grande pour être tenté. Alors elle s’évade dans leur histoire, dans leurs expériences et dans leur bonne humeur. Je garde un très bon souvenir de mon enfance et je suis toujours resté proche de mes parents, même si le travail était parfois conséquent. Je leur rends visite de temps en temps. Travailler à la capitale me facilite grandement la vie sur ce point. La présence de Gardenia a l’agréable effet de leur redonner une seconde jeunesse, presque. S’occuper de quelqu’un, ils aiment ça. Et ils comblent là peut-être le vide que j’ai créé lorsque je suis parti battre de mes propres ailes. Qu’il l’ait installé dans ma propre chambre n’y est surement pas pour rien.
Quelques défauts, aussi. Vous vous imaginez bien que les premiers jours, ils n’ont pas trop posé de questions, mais les parents restent ce qu’ils ont : des gens qui ont un formidable instinct et une capacité à s’imaginer des tas de choses sur ce qui se passe avec souvent un troublant font de vérité qui vous fait vous demander s’ils ne sont pas un peu télépathe. Aider Gardenia est une chose, comprendre les circonstances dans lesquelles nous avons été mis en relation et la nature du pacte que nous avons lié est une autre chose. Ils s’imaginent bien des choses et je peux comprendre que faire héberger une jolie fille chez ses parents après l’avoir amené après minuit, en leur faisant promettre de rester discret à son sujet, il y a matière à faire fonctionner la machine à spéculation. Malgré les démentis, il ne se passe pas une fois, quand je leur rends visite, où je ne fais pas l’objet de regards suspicieux. Bien naturellement, ils prennent soin de ne pas embarrasser la jeune noble avec leurs interrogations et j’ai parfois recours à l’astuce de rester dans la même pièce que Gardenia pour éviter qu’on ne m’emmerde sur le sujet.
Le temps passa ainsi. Le travail. Les visites. Les quelques passages chez Domovoï en espérant avoir des informations qui ne viennent pas, alors que mon associé me certifie à chaque fois que s’il entend quelque chose d’utile, il me les transmettra. Les jours passent. Les semaines passent. Plusieurs fois, on récupère une information, mais après vérification, elle s’avère une fausse piste. Je prends bien soin de vérifier ce genre d’information. Distiller l’espoir pour le retirer aussitôt n’est pas une bonne idée. A force, on fait naitre une détresse qui commence à vous pourrir la vie. Déjà qu’elle a déjà tant à supporter, je ne compte pas lui infliger ça, même si ça m’oblige à souvent revenir vers elle bredouille. Trois semaines passèrent. L’inquiétude commençait à me ronger. La peur se penchait sur mon épaule. Les derniers passages à la maison, j’avais une boule au ventre et j’évitais parfois de croiser le regard de Gardenia. Je ne pouvais rien y faire, mais je le prenais pour moi. Ma responsabilité. Mon poids sur les épaules.
Puis le salut arriva. L’information fut vérifiée et revérifié. C’était maigre, mais c’était quelque chose. Domovoï me la transmit en main propres et j’attendis le soir pour l’annoncer, commençant à préparer les détails techniques. Arriver à la maison, je fis comprendre à Gardenia que j’avais quelque chose pour elle, mais je gardai le silence, préférant attendre que le repas soit passé pour lui en parler en privé. Je ne voulais vraiment pas impliquer mes parents. Ainsi, on se retrouva plus tard en tête à tête.
J’observais longuement Gardenia. Me remémorant la jeune noble pleine d’assurance que j’avais rencontré devenu bien plus ouverte et vibrante par le traitement qu’elle avait accepté. Subir son pouvoir. Vivre la vie. Peut-être que ce temps était sur le point de s’arrêter.
-Nous pensons avoir trouvé quelqu’un capable de réaliser ce tatouage. C’est un vieil homme, presque un rebouteux, vivant non loin de la frontière. On y raconte dans le village le plus près qu’il s’est sauvé lui-même d’un mal similaire quand il était jeune à l’aide d’un druide. Il doit posséder la connaissance pour réaliser le tatouage qui conviendra le mieux à ta situation.
Je déglutis. On a dit les bonnes nouvelles. Place aux mauvaises.
-A priori, toujours selon l’histoire qui circule, le procédé n’est pas sans douleur. Malheureusement. Il faudra être forte. Le voyage en lui-même risque aussi d’être un peu difficile. Plusieurs jours et si on n’attend pas, la météo n’est guère clémente en ce moment. Je ne crains pas pour des bêtes sauvages en particulier, mais c’est un peu reculé. Pour cela qu’il est resté introuvable jusque là.
A nouveau, comme ce jour où je lui ai fait cette promesse, je prends sa main dans la mienne. Comme pour mieux rappeler le pacte qui a été scellé.
-Je peux régler les détails du départ. Es-tu prête à ce voyage ? Car même s’il est celui capable de réaliser l’opération, rien ne garantie qu’elle sera sans danger, au-delà de la douleur qu’elle pourrait engendrer. C’est entre tes mains. Car c’est de ton destin qu’il s’agit.
C'était comme arriver à discerner des formes dans un halo de lumière ; après tant d'années à lutter pour ne pas perdre espoir, la main tendue vers une lumière floue, il lui semblait enfin que tout ceci prenait forme, que ses questions obtenaient des réponses, qu'une personne avait marché la route qu'elle n'avait pas pu prendre elle-même. Jack lui expliquait qu'il avait trouvé quelqu'un, possiblement, et Gardenia avait cet air stupéfait sur son visage, celui d'une personne qui peinait à réaliser les mots qu'elle entendait. Est-ce que cet individu vivant loin de la capitale existait vraiment ? Est-ce qu'il était capable de la sortir de là et par extension, Jack, maintenant qu'il avait choisi de l'aider ? Rendus là où ils en étaient, il était important pour eux deux qu'ils parviennent à trouver une solution. Gardenia répondit à son contact par ses mains entourant la sienne, le coeur gonflé d'espoirs.
─ Je suis prête. Quand vous voulez. Je suis prête à traverser le royaume tout entier si je peux enfin en finir avec tout ceci. Ce ne serait qu'un terrible aller, pour un retour en paix de toute façon, non ? dit-elle avec un léger sourire. Et même si cela se terminerait en échec, je ne veux pas perdre espoir qu'un jour je trouverai une solution...
Pensive, elle baissait les yeux, serrant la main de Jack avec douceur.
─ Dire que je n'ai pas peur serait vous mentir. Avoir mal me terrifie. L'idée d'échouer également. Néanmoins... je veux y aller. Je veux essayer, tenter, même si je dois passer les instants les plus difficiles de ma vie. Ma détermination n'a pas changé et je préfère une semaine de douleurs intenses soldées par une réussite que rester cloîtrée dans la peur à ne jamais quitter le nid.
Elle ignorait tout du monde au de-là de la capitale, ne savait pas quel type de créature allait se montrer à eux, s'ils allaient être en danger et si elle pouvait être utile. Elle espérait, un peu naïvement peut-être, que son ouïe lui permette de se rendre utile durant le voyage, qu'elle puisse apporter un petit quelque chose à l'homme qui faisait déjà tant pour elle. Plus que n'importe laquelle de ses rencontres, Jack la rassurait comme nul n'avait été capable de le faire. Elle se sentait respectée et écoutée à un niveau qu'elle-même ne pouvait décrire. Elle lui avait promis de ne plus pleurer devant lui, chose qui s'avérait difficile en cet instant compte tenu du bond gigantesque que son espoir venait de faire ; elle s'y tenait, pourtant. Son regard brillait mais aucune larme ne se manifestait. Elle pu le regarder à nouveau, non sans sourire franchement cette fois-ci ; lui aussi, dans cet quête, donnait beaucoup de lui-même. Pour lui aussi ce devait être pesant et stressant, de ne pas être sûr et d'avoir peur de fair des promesses en l'air.
─ Merci, Jack, de ne pas avoir abandonné. J'ai confiance en vous et je sais que vous vous démenez pour moi. Aucun mot ne saura vous exprimer à quel point je vous suis reconnaissante et j'espère que vous en avez conscience.
Ils allaient partir, au de-là des murs de la capitale. Il l'emmènerait au loin vers une promesse d'un monde meilleur, sans pour autant garantir que cette fois-ci serait la bonne ; elle suivrait. Gardenia le suivrait, fût-il en train de l'emmener au bout du monde ou dans les étoiles, elle irait. Elle marcherait dans son ombre, le suivant au pas, écoutant ses ordres, guidée par sa voix et ses gestes, unique point de repère sur une route confuse dont elle ne connaissait pas la destination. Elle ne se laisserait pas tenter, ne quitterait pas ses yeux, guettant le moindre instant où elle pourrait à son tour l'aider.
Le départ sera précédé d'étreintes encourageantes, en pleine nuit pour pouvoir quitter la capitale sans encombre. Gardenia avait peur, oui, terriblement peur. Le noeud dans son ventre était viscéral quand bien même son coeur semblait calme. Elle osait se risquer au de-là de tout ce qu'elle avait pu rêvé, espérait bien plus qu'elle ne se l'était autorisé. Pour chaque pas qu'elle faisait, c'était un nouveau pas l'éloignant de chez elle plus qu'elle ne l'avait jamais été. Un petit centimètre, un pas grand chose, mais une nouvelle distance jamais atteinte qui la jetait dans l'inconnu.
Elle ne savait pas se battre. Elle n'avait jamais dormi à la belle étoile, n'avait jamais chevauché ni même voyagé. Tout était nouveau, intense, terrifiant. Mais elle était là et elle n'était pas seule. Comme une enfant docile, elle suivait Jack partout où il allait, ne s'éloignant guère plus de quelques mètres, dormait dans sa proximité. Pour qu'elle ne le perde pas de vue, lui, son seul point d'encrage dans un monde qu'elle ne connaissait pas. Et même lorsqu'elle souffrirait, ce serait dans son regard qu'elle chercherait du réconfort, dans le contact saisissant de sa main qu'elle tenterait de se calmer, respirant à son rythme, ravalant ses larmes, serrant les dents, taisant les cris qu'elle ne pouvait pas exprimer. Elle encaisserait tout pour pouvoir enfin être libre de vivre pleinement.
Beaucoup de détails à régler à réfléchir, mais au final, le tout était récompensé par le fait de savoir que l’on rendait formidablement service à quelqu’un. Quelqu’un qui faisait tant d’efforts pour être courageuse et qui cherchait en moi un roc au milieu de la marée de ces tourments. Ce voyage fut probablement une des ces expériences les plus riches à ce jour. La première nuit à la belle étoile. Le ciel était aussi sublime que le froid était mordant. Les flammes du feu étaient grandes et faisaient danser les ombres dans la clairière ou nous nous étions installés. Elle parlait de ses propres jeux d’ombres qu’elle faisait avec ces mains quand le sommeil ne la trouvait pas. Elle écouta avec attention les belles chansons des aventuriers qui campaient avec nous, l’un jouant d’une douce mélodie à la flute, pas trop fort pour ne pas trop paraître oppressant pour la noble. Puis une fois que les la fatigue tombait, dormir sous d’épaisses couches de fourrures à l’intérieur de la voiture.
Elle regardait avec curiosité chaque voyageur que l’on croisait sur la route. Des marchands transportant bien des curiosités. Des fermiers ramenant leur production. Des gardes en missions. Un jeune noble explorant les grands espaces. Elle les regardait comme si elle cherchait à les connaître, à les reconnaître, à s’en souvenir comme si elle cherchait à reconnaître le monde qu’elle n’avait pas su fréquenter jusqu’à maintenant. Parfois, on croisait un troupeau d’animaux et malgré la curiosité évidente de pareils attroupements, les bruits d’animaux étaient trop forts pour être supportable. Enfermé dans la voiture, c’était une nouvelle cage. Encore une. Possiblement la dernière. C’est ce que l’on espérait. La majorité du temps, je conduisais. Quand je le pouvais, j’allais la voir pour m’assurer que tout se passer bien. S’il ne fallait pas s’arrêter pour qu’elle se repose des tourments de la journée. Elle cherchait du réconfort et je lui en donnais car il était important qu’elle tienne. Plus que la douleur physique, ce devait être une lutte mental pour endurer tant afin d’obtenir bien plus. Jamais elle ne pleurait. Je l’ai remarqué. Comme si elle suivait ma demande à la lettre. A force de les retenir et d’être forte, j’avais le sentiment que les premières larmes seraient terribles. Le signe que la carapace se fissurerait et qu’elle céderait à la souffrance qu’elle endure. C’est pourquoi, chaque jour, je veillais sur ses yeux, cherchant à y déceler les prémices de ses limites pour cesser au plus vite et lui permettre de reprendre de l’énergie pour tenir davantage. Possible qu’elle cherchait à puiser dans mon attention un certain réconfort, mais plus le temps passait et plus je m’inquiétais.
Le dernier jour fut le plus dur. Nous étions seuls et la route était peu praticable. La voiture avançait lentement, secoué par la route défoncée et le silence s’était abattu dans la voiture. Je la tenais au courant, décomptant les heures qui nous séparaient de notre destination, comme un moyen de tenir toujours un peu plus. Tenir alors que l’on était si proche. Et plus j’approchais et plus j’avais peur. Plus j’étais terrifié. Et s’il n’était pas capable de faire ce que pourquoi on venait ? Après tout ce qu’on avait traversé. Après tant de sacrifices. Je n’osais imaginer la détresse dans laquelle allait se trouver Gardenia. Ni même le profond sentiment de trahison que j’allais vivre. On ne promet pas à la légère. Sinon, les promesses n’ont plus de sens. Les paroles n’ont plus de valeur. Et ce que je suis n’est plus que poudre aux yeux.
C’est dans un silence de mort que l’on arrive à destination, traversant le village adjacent où quelques passants nous voient traverser avec curiosité. Quand on prend le chemin du vieux rebouteux après que l’on m’ait précisé la route, on hausse les épaules. Ça doit arriver de temps en temps. Dix minutes plus tard, on arrive devant une maison de pierre et de chaume, trapu, installé contre une paroi rocheuse. J’arrête les chevaux et je saute à terre pour aller vérifier l’état de Gardenia. Je la trouve dans recroquevillé contre la banquette, serrant ses bras autour de ses jambes comme une petite fille pleurant au fond d’un placard, mais quand je m’approche, nul trace sur son visage. Jusqu’au bout, elle est restée forte. Je lui souris.
-On est arrivé. Reste là un instant, je vais voir le type.
Et la boule au ventre, je pars dans la direction de la maisonnée. L’heure fatidique approche. L’instant où tout bascule. Je frappe trois coups. J’entends un bruit à l’intérieur puis quelqu’un vient m’ouvrir. Une sale odeur accompagne l’ouverture de la porte. L’intérieur sent le moisi et le renfermé. Devant moi, un vieil homme édenté et bossu lorgne vers moi un regard suspicieux.
-Ouai… C’est pour quoi ?
-Vous êtes bien Grishko ?
-L’vieux Grishko. Qu’est ce que me vaut l’honneur des gens d’la ville ?
-Nous avons besoin de vos services. Je transporte une jeune femme qui souffre de son pouvoir. Elle ressent tout beaucoup trop fort que c’en est insupportable.
Le vieil homme lâche un glaviot au sol avant de rire grassement.
-Ahah. Une belle saloperie ça. Et elle n’est pas morte en venant ici ?
-Non. Est-ce que vous pouvez l’aider ?
-J’ai bien une pelle pour abréger ces souffrances, hé.
Je m’approche de lui, l’air menaçant. Il recule d’un pas.
-je parle d’un moyen de la guérir. Vous n’êtes pas capable de lui faire un tatouage ?
Il me lorgne d’un regard mauvais.
-Ah… ça… Ouai… je sais faire. C’est pas donné.
-Je vous paierai.
-Et ça ne sera pas une partie de plaisir. Faut tatouer à vif. Avec des plantes, ça apaise. Mais entre l’épine et les plantes, pas sûr qu’elle sente davantage les deuxièmes.
-Vous pouvez être prêt quand ?
-Z’êtes pressés ? C’est que je dois couper un peu de bois…
-Je vous le couperais. Combien de temps ?
-Oh… bah… deux heures. Amenez là dans mon… laboratoire. Hihi. Ah et préparer de la gnole. Ça aide mieux que les plantes, aussi. Maintenant, laissez-moi.
Il fait demi-tour trainant sa patte dans sa demeure. Je ne sais pas si je suis rassuré, mais mes informations m’ont dirigés jusqu’ici et jusqu’à maintenant, elles ne m’ont jamais trahi. Ce n’est pas ma vie qui est en jeu, mais c’est tout comme. Protège la vie des autres autant que ta propre vie. C’est ce que je me disais ma maman. Avant d’ajouter deux, trois exceptions. Mais l’idée est là. Plus inquiet que jamais, je retourne à la voiture pour prévenir Gardenia que le calvaire est peut-être sur le point de se terminer.
L'odeur était insupportable. C'était une horreur avant même qu'elle ne s'en approche et si Jack avait disparu quelques minutes, pour Gardenia la notion du temps venait de disparaître. Tentant de respirer par la bouche autant que faire se peut, diminuant comme elle pouvait le calvaire des odeurs, elle finit par sortir de la voiture avant que Jack ne puisse l'atteindre, s'éloignant en courant pour tomber au sol et vomir. Il n'y eut guère plus que de la bile mais ce simple soulagement suffisait pour la sonner un peu. Entrer dans cet endroit allait s'avérer compliqué, mais c'était nécessaire et elle le savait.
L'aide de Jack pour se relever fut appréciée mais il semblait que cet endroit, bien qu'étant la destination finale, s'avérait également être la limite de la jeune femme. Elle fit quelques pas, respirant difficilement, incapable de prononcer le moindre mot à Jack qui pourtant lui parlait ; ses mots étaient flous et elle ne les comprenait pas. Puis finalement, elle fit un pas dans maison miteuse ; et ce fut son dernier pas avant que sa masse ne cède sous son point, sa conscience lui échappant. Rattrapée de justesse pour éviter la moindre blessure, c'était donc un poids mort qu'il avait sur les bras. Le dénommé Grishko assista à la scène puis eu un rire gras, postillons élégants brillant au rayon du soleil.
─ Ah ça y'est, elle est morte la bonne dame ? On dirait bien qu'y'a même pas b'soin d'la gnole ! P'tite nature, tcheh !
Juste évanouie, fort heureusement. Les odeurs avaient eu raison d'elle. Gardenia n'en était pas à sa première mauvaise expérience avec les odeurs et si ce sens était le moins douloureux, il était celui qu'elle avait toujours considéré le plus sournois. Guidé dans le... laboratoire de quelque sorte, Gardenia fut allongée sur ce qui ressemblait à une table, clairement pas brillante par sa propreté. Jack devait-il s'estimer heureux qu'elle soit inconsciente afin qu'elle n'ait pas à voir la saleté sur laquelle elle était allongée ? Allez savoir ; il fallait tout de même la réveiller, même si rien ne pressait. Si la perte de conscience rendait le lieu plus supportable pour elle, alors peut-être était-il mieux de ne la réveiller que lorsque tout serait prêt. Le temps d'honorer une promesse de couper du bois, tandis que le vieil homme s'affairait en grognant.
Quelques mots et une simple main sur sa joue suffirent pour qu'elle reprenne doucement conscience... avant que ses yeux s'écarquillent à nouveau en sentant l'odeur. La jeune femme plaqua ses mains sur son visage avec sauvagerie, ses jambes remuant subitement alors qu'elle tentait de se lever ou s'enfuir, on ne savait pas dans quel ordre ; elle se jeta finalement sur Jack, tirant sur ses vêtements pour y cacher son visage. Il fallait engourdir ses sens, rapidement. L'alcool, finalement, aurait son utilité ; probablement, car elle n'avait aucune idée de l'effet de l'alcool sur elle.
Une gorgée, une deuxième ; grimace de dégoût ; puis tout d'un coup. Sa très faible résistance à l'alcool allait certainement jouer en sa faveur, maintenant qu'elle semblait ne plus trop contrôler ses sens et que tout semblait chaotique au possible. Mais tout du long, elle se refusait à lâcher la main de Jack. La vérité ? Elle était terrifiée. Elle avait besoin de lui, de sa présence à ses côtés. Qu'importait que l'homme ait demandé un service à Jack, il ne pouvait pas quitter son chevet et ça, Gardenia le faisait comprendre à chaque agitation dès qu'il esquissait un mouvement pour s'éloigner, l'appelant et ordonnant des "Non !" paniqués.
L'endroit du tatouage avait été choisit, sur le haut de sa cuisse, sous sa hanche. Il n'y avait qu'à remonter la robe et qu'elle s'allonge sur le côté, offrant assez de place pour un tatouage suffisamment grand. L'homme se préparait mais elle ne voyait rien, faisant face à Jack qu'elle ne quittait pas du regard. Ses mots l'apaisaient, mais surtout sa présence et son contact. Elle pouvait sentir son inquiétude également car ils partageaient la même ; est-ce que ça allait marcher ?
Puis vint la première goutte d'encre.
Malgré les plantes, l'alcool et sa promesse, elle ne put se contenir. Le calme apparent du paysage cachait dans cette maison une jeune femme qui ne parvenait pas à décrocher son regard de Jack tandis qu'elle pleurait à chaudes larmes, les gémissements de douleur fuyant d'entre ses lèvres, les suffocations irrégulières trahissant sa panique et la peur dans les yeux. Une peur telle qu'elle n'en avait jamais éprouvée et une lutte si violente pour éviter qu'elle ne s'agite qu'il fallut même lui attacher la cheville à la table, l'empêchant de se débattre. Le bout de sa cape qu'elle mordait la protégeait de se faire du mal et l'aidait à étouffer des cris qu'elle ne pouvait pas laisser sortir, sans quoi travailler serait impossible pour Grishko. Ses mains serraient si fort celle de Jack qu'elle tremblait, concentrant autant que possible ses émotions dans ce seul contact afin de ne pas ruiner le tatouage en court de réalisation. Ses membres se crispaient, sa douleur était palpable et les commentaires du tatoueur lui sommant d'arrêter de trembler dans ses sanglots sonnaient comme une punition divine. A quoi Lucy avait-elle joué quand elle l'avait affublée d'un tel pouvoir ? Pourquoi le hasard avait-il choisi celui-ci plutôt qu'un autre ?
Pendant un moment, Gardenia se demandait si elle avait fait le bon choix. Elle se demandait si endurer une telle souffrance valait le coup ou si dans sa précipitation elle n'avait pas finalement opté pour la facilité alors qu'il y avait peut-être autre chose de mieux. Elle n'avait guère besoin de se voir pour sentir que son corps était éprouvé à un point qu'il ne l'avait jamais été. La sueur de ses efforts perlait sur son front comme si elle courrait à vitesse maximal depuis plus d'une heure, les cheveux collés à elle. On lui devinait également une fièvre sauvage, réaction du corps se sentant agressé mais incapable de se défendre. Faisaient-ils vraiment le meilleur des choix ? Ils ne pouvaient, dans tous les cas, plus faire marche arrière.
Lorsque le tatouage fut terminé, Gardenia ne répondait plus. Elle était allongée, inerte, complètement évanouie. Il avait pourtant semblé sur la fin qu'elle endurait mieux la douleur, juste un peu. Si le tatouage avait marché ? Il n'y aurait qu'à son réveil qu'ils le découvriraient, tandis que Jack s'occupait du bois, le vieux Grishko s'occupant d'autres de ses affaires. Le tatouage avait été nettoyé, proprement et malgré l'homme bourru, le dessin était élégant. Presque ironiquement. Choisir la forme avait été simple aussi ; un gardénia, comme pour éviter d'avoir à se prendre la tête ou faire quelque chose de trop poétique.
Il fallut bien trente minutes à la jeune femme pour se réveiller, toujours en sueurs. Elle se sentait extrêmement faible, fébrile comme si toutes ses forces l'avaient quittée. Elle s'assit lentement, difficilement.
─ Hé l'moustachu ! Elle est réveillée ta gonzesse ! bleuglait le vieux à Jack.
Il se ruait à ses côtés, appelant son prénom et voulant s'assurer qu'elle allait bien. Gardenia se tenait la tempe, un horrible mal de tête l'empêchant de bien se concentrer.
─ Est-ce que ça va ?
─ Je... crois...
Jack lui offrit son bras et elle posa sa main sur lui. Ce simple geste, seul, fut le point de départ d'une série de réalisations qui lui redonnèrent progressivement de l'énergie. Le toucher était différent. Elle ne sentait plus son pouls au travers de ce simple contact, ni le détail de la texture de sa peau. Sa chaleur était bien plus atténuée ; et les odeurs ! Elle pouvait respirer, même si la demeure avait ce parfum infect, ce n'était plus irrespirable. La surprise dans le regard, Gardenia regarda autour d'elle sous l'oeil curieux des deux hommes.
─ Jack...
Que cette promesse fiche le camp ; il y avait des réjouissances qui méritaient d'être vécues pleinement. Ses yeux brillaient déjà alors qu'elle le regardait, une expression indescriptible sur le visage.
─ ... ça a marché ! Ca a marché !! souffla-t-elle, l'émotion dans la voix.
Une délivrance. La lumière au bout du tunnel avait disparue ; elle baignait dedans maintenant, pleinement, et devant elle s'étalait un paysage sans fin qui ne demandait qu'à être exploré. Gardenia sauta au cou de Jack, le soulagement que tout soit enfin terminée balayant violemment tous les calvaires passer pour ne laisser plus qu'un océan de paix. Elle pleurait, gémissait, une joie impossible à refréner faisant trembler chaque parcelle de son être. Il l'avait sauvée et tous ses rêves et espoirs lui semblaient plus proches qu'ils ne l'avaient jamais été. On pouvait bien lui dire de se calmer, Jack comme l'homme savaient que cette émotion ne pouvait être contenue. Peut-être que la vision d'une personne renaissant de la même façon que lui-même avait pu le faire par le passé ne laissa pas le vieillard indifférent. Il se retourna simplement pour retourner à ses affaires, laissant Gardenia pleurer jusqu'à ce qu'elle parvienne enfin à se calmer.
L’horreur de quand elle s’est réveillée avant l’opération. Le regard panique qu’elle a eu ? Comme si on l’amenait à l’abattoir et qu’elle prenait conscience du sort qui lui était réservé. La façon dont elle avait enfoui son visage contre moi. Alors que c’était moi qui l’amenait dans cette horreur, finalement. La panique s’est muée en terreur. Chaque fibre de son corps n’était que répulsion. La faire boire pour mieux la contrôler comme le ferait le dernier des enfoirés. Pour lui infliger des tourments insoutenables. Rester là. Protecteur et bourreau. Hésiter, puis serrer le poing, rendre hermétique son cœur et continuer à faire front. Malgré les cris. A chaque fois, je voulais fuir. A chaque fois, elle me ramenait à mon devoir. Les premières larmes ont été des poignards dans ma conscience. Je me suis souvenu de sa promesse qu’elle a tenu tout ce temps, démontrant sa force de caractère. Ça a été le moment le plus dur. Celui où l’on se rend compte que l’on a passé le point de non retour. Que quoi qu’il arrive, rien ne sera plus jamais comme avant. En bien ou en mal. La suite était un mélange confus de sensations pleines dégouts. Ses mains. Son corps. Son visage. Serré. Retenu. Bloqué par le mien. Pour qu’elle ne puisse pas fuir. Qu’elle ne puisse que ressentir l’enfer absolu.
Après la pluie est venu le beau temps. Le soulagement de la sentir en vie, mais évanoui. Le bonheur de la voir se réveiller. L’allégresse de se rendre compte que son calvaire était finie. Que malgré les apparences et les défis, elle avait réussi. Nous avions réussis. Et ce moment resta pour toujours éternel.
Un mouvement derrière moi. Je me retourne doucement pour constater l’arrivée de Gardenia qui a probablement utilisé son temps à apprivoiser les nouvelles limites acceptables de son corps et de ses sens. Elle semble transfigurée, à juste titre. Glissant sur l’herbe. Elle sourit. Elle rit même. Elle vient s’asseoir à côté de moi pour regarder le paysage se présentant devant nous. Je la regarde de côté un instant. Elle me fait soudainement penser à une enfant. Comme si elle venait de naitre. Enfin. Regardant le monde au travers des yeux de quelqu’un qui n’a jamais pu l’apprécier à sa juste valeur et dont le poids sur le cœur s’est envolé. Une grande enfant innocente avec le monde, mais pas avec ce qu’elle a vécu qui restera toujours quelque part en elle, comme une part d’ombres. Le souvenir que peut-être rien n’est jamais définitif quand on n’y prend pas garde.
Elle parle de ses sensations. Du bonheur qu’elle ressent. Elle parle de la dette qu’elle a envers moi et ça me fait sourire. Il y a peut-être des cristaux, mais ça n’a pas d’importance. Il y a toujours quelque chose de sale de parler de l’argent quand celui-ci a servi à rendre service à quelqu’un. J’ai tendance à dire que dans ce genre de situation, je laisse la personne avec sa conscience. Car je sais bien que certains veulent toujours payer leur dette. Je suis comme ça moi-même. Alors ils le font, quand ils le veulent. Et s’ils ne font pas, ce n’est pas grave. L’investissement en valait le coup. Elle parle aussi de la dette morale qu’elle a envers moi. Des efforts que j’ai faits pour elle. Du temps que j’ai consacré à son salut. Des épreuves que j’ai traversées avec elle. De ma présence aux moments ultimes. Elle voudrait faire quelque chose pour ça.
Je reste perdu dans mes songes un instant. Puis je lève à nouveau mon regard vers elle. Vers cette enfant aux traits d’adultes. Vers ce cœur pur.
-Tu es maintenant capable de vivre ce monde, Gardenia. Si tu me veux vraiment payer une sorte de dette, prends avec toi ces trois conseils pour ta vie future.
Instant de silence.
-Le premier, soit libre. Ne laisse personne décider pour toi. Tu es bien placé pour savoir que les prisons peuvent relever bien des formes. Et il y a des chaines qui te ralentissent que l’on peut bien accepter de porter. L’important, c’est que c’est ton choix.
J’ai toujours choisi ma voie. J’ai choisi la guilde des aventuriers. J’ai choisi les examinateurs. J’ai choisi d’être conseiller. On m’y a incité, certes. Mais j’ai décidé moi-même de le devenir. Et j’ai fait en sorte de le devenir. Etre conseiller, c’est avoir son lot d’entraves. Devenir quelqu’un de public qui ne peut pas faire forcément ce qu’il veut. Devoir participer à des événements mondains et devoir parfois kidnapper de jeunes filles. J’ai un sourire à cette pensée. Plus j’avance dans la vie et plus je pourrais me sentir enchainé. Prisonnier des mes responsabilités, du devoir que j’ai envers mes amis et ceux que j’aime. Mais à la fin, c’est à choix qui m’appartient. Et c’est la seule liberté qui compte car de celle-ci dépend toutes les autres.
-La deuxième, c’est de toujours aider ton prochain. Celui là aussi, tu te doutes bien qu’il est important. Rien ne serait arrivé sans ça. Il y a tant de gens en ce monde qui ont besoin d’aides. Et si tout le monde s’entraide, le monde n’en devient-il pas plus beau ?
C’est un peu la raison d’être des petits potes. Ce n’est pas que récupérer des informations et les exploiter en quelques sortes. C’est rendre service aux gens. Ça peut être des choses bien banales. Des choses que le quidam sait déjà, mais il y a nombres de raisons plus profondes et secrètes qui empoisonnent la vie des gens. Des gens qui ont besoin d’un coup de mains. Gardenia a été le parfait exemple. Rendre service, c’est se rendre service un peu soi-même. Se dire que notre existence n’est pas que vouer à vivre égoïstement sa propre existence, mais de rendre plus belle celle des autres. A la fin, on peut se dire que l’on a servi à quelque chose.
-La troisième. C’est de trouver le bonheur. Tout simplement.
Mon regard glisse lentement vers le sol, mon sourire devenant un trait fin mélancolique. Est-ce que je suis heureux ? Est-ce que j’ai trouvé le bonheur. Je sais que je l’ai trouvé. Un jour. Et que le destin me l’a retiré. Et qu’il a fallu traverser les abimes du désespoir pour sortir la tête de l’eau. Aujourd’hui, je ne saurais dire si je suis heureux. Ni même si foncièrement, je cherche encore le bonheur. Car le perdre est si douloureux que l’on en redoute de ressentir sa cruelle morsure. Plutôt s’enfermer dans le refus de l’espoir plutôt que de gouter un seul instant à l’amère saveur de l’abandon. Mais Gardenia, elle n’est pas comme moi. Peut-être un peu de moi quand j'étais plus jeune. On n’est pas si différent en âge, mais de par le fait qu’elle a vécu dans une cage dorée si longtemps, elle a l’esprit si jeune pour son âge. C’est ce que je peux lui souhaiter. Qu’elle n’emprunte pas les mêmes chemins que moi. Qu’elle trouve ce qui fait battre son cœur et qu’elle le conserve aussi longtemps que possible. Pour rester le rayon de soleil qu’elle est devenue.
Mais ne pensons plus à soi. Enfouissons sa nostalgie en fond de soi. N’éclipsons pas le nouvel astre qui vient de naitre.
-Tel est la voie des Callahan.
Ça ferait plaisir de rendre fier mes parents qu’ils ont choyés pendant trois semaines, non ? Je finis ma cigarette que j’écrase sur un caillou puis je jette un regard vers la voiture. J’ai un sourire malicieux.
-Bon. Est-ce qu’il ne serait pas le moment de rentrer chez nous ? Et puis… est-ce que tu as déjà fait du cheval, Gardenia ?
Pour elle, c’est une vie de nouvelles expériences qui s’annoncent.
Être libre. Toujours aider son prochain. Être heureuse. Gardenia comprenait et approuvait chacun de ces conseils, consciente que c'étaient ces mêmes conseils qui avaient poussé Jack à être l'homme qui l'avait aidée. Elle acquiesçait et se faisait le serment d'épouser ces paroles. Même si elle ignorait de quoi la vie serait faite, de nouveaux horizons s'ouvrant à elle, le champ des possibilités était énorme et pleine d'intrigues. A ce temps précis, elle ne songeait plus au non-dit qui avait conduit une telle situation ; elle n'avait pas encore avoué qu'elle n'avait pas été la personne qui avait donné ce rendez-vous dans le petit salon. Trop émerveillée par ses premiers pas à dos de cheval, Jack à ses côtés, la noble ne songeait pas aux répercussions de son absence. Trois semaines, c'était long ; terriblement long. Elle avait disparu, sans un mot, sans donner signe de vie à quiconque. Nul ami n'avait été tenu au courant, pas même Laevis sa plus proche confidente. Peut-être qu'on la cherchait, peut-être qu'on la pensait même morte ; nul ne pouvait savoir, là où ils étaient. Si loin de la capitale, dans un petit monde à part où, à deux, ils s'entichaient d'une amitié qu'aucun n'aurait pu prévoir. Gardenia trouvait en Jack un ami d'une valeur inestimable et du point de repère dans ses ténèbres, il s'était transformé en un compagnon de voyage bienveillant et patient à son égard.
Il répondait à ses questions, la guidait dans ses premiers pas, écoutait ses émerveillements et descriptions de choses que lui-même connaissait si bien ; mais peut-être que les entendre de la bouche d'une toute autre personne sincèrement heureuse avait une saveur différente. Le vent, l'herbe, l'odeur des chevaux, le bruit de la pluie ; tout était singulièrement différent et fascinant. Gardenia se sentait invincible dans cette excitation nouvelle et voulait autant que possible partager son bonheur avec l'homme qui lui avait permis de le vivre. Jack-ci, Jack-ça ; Gardenia l'appelait pour s'émerveiller d'une bestiole attrapée, poser une question sur une empreinte, pointer du doigt des animaux au loin dans les champs. Puis quand elle se fatiguait d'être tout excitée, elle s'endormait, assise à côté de lui sur le siège conducteur de la voiture. Elle se refusait à être dedans, préférant s'asseoir aux côtés de l'homme jusqu'à ce que la fatigue la prenne.
Exténuée par toutes ces péripéties, c'était dans le lit qu'elle avait connu pendant trois longues semaines qu'elle se réveillait, de retour chez les parents Callahan. Les retrouvailles furent belles, Gardenia semblant revivre. S'ils n'avaient pas eu d'explication bien claire au départ, tout leur semblait évident ; la noble était agitée, débordante d'une énergie nouvelle qui déroutait au départ. Ses gestes étaient grands, ses descriptions exagérées, et ses envies d'exploration plus que virulentes. Elle resta en leur compagnie trois petits jours de plus, souhaitant les remercier proprement ; puis elle se retira, désireuse de partir elle-même se débrouiller pour la suite.
─ Merci pour tout ce que vous avez fait.
Des étreintes sincères en guise d'adieux, autant pour les parents que pour Jack, et la jeune femme partait.
Elle avait confié ne pas vouloir immédiatement retourner chez elle et d'abord profiter un peu de la capitale ; elle avait quelques amis de confiance chez qui elle pourrait se rendre en cas de besoin, de sa caste, qui sauraient garder sa présence secrète. Et surtout, elle confiait à Jack qu'elle ne l'oublierait pas et qu'il la reverrait, certainement plus vite qu'il ne le pensait.
Elle réfléchissait encore comment justifier son absence auprès de ses parents mais tôt ou tard, le retour dans le nid serait nécessaire. Et là, elle saurait ce qu'elle veut véritablement.