Camille. Une personne que Gardenia savait blessée par à la fois son refus et son absence. La jeune femme avait pris la fuite, royalement, incertaine de comment gérer la situation. Elle avait tenté d'apaiser des sentiments, autant les siens que ceux du jeune homme, prise au dépourvu ; puis elle avait juste disparu. Elle ne supportait plus sa cage, son incompétence, sa propre faiblesse. Oh, elle était consciente des possibles retombées dramatiques, des reproches et des colères. Elle était prête à tout encaisser maintenant qu'elle savait qu'elle le pouvait ; nul n'avait à craindre de se retenir dorénavant car elle se sentait plus forte que jamais, plus capable également.
Alors Laevis l'avait conduite chez Camille, à sa demande. Les retrouvailles des demoiselles avaient été larmoyantes, la jeune domestique soulagée mais également furieuse du départ précipité de sa dame ; et quand elle avait appris que les cris ne la blessaient plus, Gardenia en avait eu pour ses oreilles. Elle l'avait entendu râler et pester comme jamais, se faisant reprocher d'avoir agit de façon irréfléchie et qu'elle devait s'estimer purement et uniquement chanceuse que rien de dramatique ne lui soit arrivé. Avant qu'une énième étreinte ponctuée de je suis heureuse de vous revoir ne les rassemble à nouveau.
Si ce n'était pour sa chevelure soyeuse et ses traits doux, Gardenia n'avait guère plus l'allure d'une noble. Sa cape avait été salie par ses voyages et ne brillait plus de son bel éclat blanc, ses robes avaient été achetées au marché pour mieux se fondre dans la masse. Tout au mieux, elle semblait être une élégante paysanne mais en rien une noble. Laevis à ses côtés, elles semblaient plus comme deux amies qu'une noble et sa domestique.
Face au portail qu'on lui ouvrit pour l'inviter à entrer, Gardenia appréhendait ses retrouvailles avec Camille. Dans sa tête, il avait sûrement dû être déçu d'elle et elle craignait que la douceur ne laisse place à la rancune. Elle n'en serait pourtant pas à son premier coup d'essai et nulle rancune ne pouvait être pire que celle de Bartelot, de toute façon. Le personnel allant prévenir le propriétaire des lieux, Gardenia se risqua à regarder le jardin, observant la beauté et l'élégance des lieux. Le souvenir de sa première rencontre avec le noble lui revint en mémoire. S'ils s'étaient rencontrés en de différentes circonstances, leur relation aurait-elle été différente ? Si elle n'avait pas été aussi réservée et isolée, se seraient-ils vus dans une soirée ? Un soupir manqua de lui échapper alors qu'elle s'avançait doucement, prenant son temps. Elle ne voulait précipiter les retrouvailles, se donnant encore quelques courts instants de réflexion sur les mots à employer. Revoir ainsi, une à une, chacune de ses rencontres était également préparer son retour dans la demeure familiale pour y affronter les regards, jugements et colères de chacun.
Alors, un peu tendue, elle entrait, attendant que Camille vienne l'accueillir. Le souvenir de sa dernière lettre en mémoire, lettre à laquelle elle n'avait jamais pu répondre et que Laevis avait si précieusement gardé, attendant son retour.
Aussi fût-il prévenu que deux jeunes dames, Lavinia et Gardlys souhaitaient le voir. Au lever de tête curieux de Maïa il fit signe que non, il n’avait pas trouvé les « initiatrices » tant et tant préconisées par Arthas ! Il ne manquerait plus qu’il fasse venir des « professionnelles » au manoir pour se dégourmer ! La jeune femme, visiblement déçue, pouffa dans son écharpe et il sortit assez mécontent que la moindre visite féminine soit considérée comme un événement plus digne d’attention que l’éventuel mariage de la princesse Atheas…
Prenant la peine de se laver les mains avant de sortir de l’écurie dans laquelle Griselda était auscultée par un vétérinaire venu du Village Perché, il marcha d’un pas vif et quelque peu nerveux vers l’allée principale. Il essayait de retrouver son calme, contrarié que l’arrivée inopinée de ces visiteuses l’oblige à quitter sa si précieuse pouliche, patraque depuis une fugue de deux jours dont elle semblait pourtant être revenue sans dommage.
Tout en suivant l’allée, il se fit la réflexion qu’il n’était guère présentable, mais bon, les gens qui se présentent chez vous à une heure indue -il n’était même pas dix heures du matin- doivent bien s’attendre à vous trouver en négligé ? En tenue d’équitation, il sentait le bourrin à deux mètres, avait le chignon a demi défait et les bottes légèrement crottées… Qu’à cela ne tienne, Lavinia et Gardlys n’avaient qu’à se faire annoncer la veille… Il n’avait même pas leur nom de famille… Comment s’appelaient les jumelles du Grand Port déjà ? Ces délicieuses jeunes filles qu’il était supposé devoir courtiser deux semaines au moins pendant un séjour dans leur famille et auxquelles il avait rendu une visite éclair de deux heures ? Il dut à sa grande honte s’avouer qu’il l’avait oublié. Il avait à l’occasion de ce voyage rencontré Fedora Sanward, une personne autrement plus intéressante qu’un duo de filles à marier.
C’est donc luttant pour retrouver l’air aimable et calme qu’il offrait généralement à ses visiteurs qu’il arriva près du manoir, se trouvant à quelques dizaines de mètres d’UNE jeune dame et non deux, laquelle venait nonchalamment dans sa direction, admirant visiblement les parterres de fleurs. Prêt à demander à Gisbert si en plus de sa surdité de plus en plus invalidante il n’était pas atteint d’un strabisme qui dédoublait les visiteurs, il s’arrêta net.
Telle une apparition, cette silhouette aux cheveux blancs se mouvait avec une grâce et une souplesse qu’il n’aurait pu oublier quel qu’en fut son désir… Modestement vêtue à ce qu’il voyait à cette distance, elle avait toujours sa beauté gracile et son port de tête naturellement altier, cette merveilleuse démarche envoutante et sensuelle, bien qu’elle refuse d’en convenir assurément… Et l’offrande rageuse et désespérée des présents qu’elle lui avait fait au vent marin lors de ce mémorable séjour au Grand Port n’avait pas suffi à la repousser loin de son cœur…
Certes, un petit quelque chose de différent était perceptible, de l’assurance peut-être ? ou une espèce de… nouvelle maîtrise des éléments qui la faisait paraître en harmonie avec elle-même ? Toujours est-il que semblable ou différente, elle restait elle, et que le charme dont il avait pensé s’être délivré opérait toujours…
Le souffle court, Camille sentit la panique le saisir, pris de la crainte soudaine d’à nouveau gâcher leur relation. Malgré la teneur de sa dernière lettre, et la résolution qu’il avait prise ensuite de l’oublier et de la chasser de ses pensées, il se sentait à nouveau pris dans une nasse, n’aspirant qu’à respirer l’air qu’elle fendait d’un pas calme, à sentir son odeur, à poser sur sa douce main un baiser chaste et amical… Chaste et amical ? Oui ! Sans aucun doute.
Il se sentit soudain transpirer, et dut faire un effort surhumain pour ne pas tourner les talons pour s’enfuir, éperdu de douleur comme d’amour… Fermant les yeux, il fit appel à tout ce qu’il pouvait avoir de fermeté et de volonté, aspira un grand coup, et força son corps à avancer…
Un sourire probablement aussi niais qu’heureux ne put s’empêcher de fleurir sur ses lèvres tandis qu’il tendait les bras dans un geste qu’il voulait fraternel…
Gardenia ! Lucy soit louée vous êtes en vie !
Le soulagement qui s’affichait sur son visage était sincère, même s’il bataillait avec une partie de lui-même pour ne pas se jeter sur elle pour la saisir à bras le corps et la faire danser dans ses bras… Au prix d’un effort titanesque, il réussit à s’incliner le plus posément possible dans une révérence parfaite. Son regard trahissait le calme qu’il voulait afficher, hurlant que toutes les sottises qu’il avait pu dire et écrire restaient d’actualité, même s’il tenterait de son mieux de les museler.
Le visage tourné vers un arbre, Gardenia avait été rappelée à la réalité par Laevis qui souffla son nom, lui signalant que l'homme de la demeure arrivait. La noble se retourna alors pour poser les yeux sur Camille qui s'approchait, le sourire sur le visage ; un sourire que Gardenia lui rendit avec grand plaisir, rassurée d'être accueillie avec un visage lumineux. Un visage sombre aurait été difficile mais venant de Camille, elle ne s'imaginait guère le jeune homme afficher expressément une potentielle colère comme un enfant.
Répondant à sa révérence par une autre, Laevis suivant le même mouvement, Gardenia ne pu s'empêcher d'éprouver une once de culpabilité. Qu'il ait songé la concernant suite à la dernière lettre qu'elle avait laissée n'était pas une chose dont elle pouvait être fière. A nouveau droite, le regardant dans les yeux et veillant à ne pas laisser d'embarras quelconque gêner ses mots, elle s'exprima enfin, la voix posée.
─ Camille, je suis également heureuse de vous revoir. Je vous présente Laevis qui travaille à la demeure des Whytlys et m'accompagne depuis une dizaine d'années. Elle est également une amie chère à mon coeur.
─ Monseigneur, salua Laevis respectueusement.
Rapidement rattrapée par les raisons de son retour, Gardenia lança un bref coup d'oeil à son amie avant de reposer le regard sur Camille, ses mains de joignant délicatement sur le pan de sa robe.
─ Je tiens avant toute chose à vous présenter mes excuses si j'ai fait naître en vous des inquiétudes. J'aurais grand plaisir à tout vous raconter mais pourrions-nous nous rendre dans un endroit, disons... plus tranquille ?
Laevis fit un pas en avant, inclinant la tête devant Camille.
─ Si vous m'indiquez un lieu où l'on pourrait avoir besoin de moi, je vous en serai reconnaissante.
Uniquement dans le but de leur accorder l'intimité qu'ils méritaient. Gardenia avait des choses à raconter certes, mais avoir Laevis sur les talons risquait de causer un potentiel malaise. Loin d'elles l'idée d'incommoder Camille par une quelconque présence qui serait de trop. Lui raconter ce qu'il s'était passé, pourquoi, quel en était le résultat et parler plus intimement demandait un moment de tête à tête où seuls les concernés étaient présents.
L'on pouvait sentir tout de même que le sujet que Gardenia souhaitait aborder se devait de rester secret, son insistance pour un lieu tranquille confirmant qu'elle préférait l'isolation à de potentielles oreilles trop baladeuses. Elle était en territoire inconnu et même si elle faisait confiance à Camille, elle ne pouvait en dire autant de tout le monde et elle souhaitait par dessus tout éviter des regards curieux, sachant l'homme très spontané ─ peut-être trop pour son propre bien lorsqu'il connaîtrait les détails.
« Appelez-moi « Camille » Mademoiselle Laevis, ou éventuellement Monsieur Hvit, le « monseigneur » est réservé au prince Aeron je pense, ou en tout cas à des personnes dont l’utilité en Aryon est bien supérieure à la mienne ! »
Il souriait d’un air coquin, heureusement surpris de voir que le retour de Gardénia n’entrainait pas chez lui de bredouillis bégayant qui l’aurait fait rougir… Peut-être parce qu’il était chez lui, dans ce domaine qu’il chérissait et où il se sentait accepté et efficace.
« J'aurais grand plaisir à tout vous raconter mais pourrions-nous nous rendre dans un endroit, disons... plus tranquille ? »
Assurément… Rester ici à cette heure risquait d’attirer Arthas qui comme Maïa n’allait pas tarder à faire sa tournée pour vérifier que tout allait comme il se devait. Or, mettre en présence Gardénia et Arthas… Même Laevis et Arthas… Il n'était pas certain que la jeune domestique résiste longtemps à l'inquisition doucereuse mais redoutable de son intendant, et il ne voulait surtout pas que celui-ci apprenne l'existence d'une jeune Whytlys en âge d'être mariée.
« Si vous m'indiquez un lieu où l'on pourrait avoir besoin de moi, je vous en serai reconnaissante. »
Il ne pouvait pas confier la jeune fille à Gisbert, le portier serait ravi de lui faire découvrir le domaine, de la promener dans les jardins, mais il ne pouvait obliger cette jeune femme à hurler pour se faire entendre, d’autant plus que voir le portier se balader accompagné risquait aussi d’attirer l’attention.
Pouvait-il la confier à Maïa ? Si elle n’était pas encore partie, sa grande maîtresse des écuries l’accueillerait volontiers, mais elle ferait son boulot tout en la promenant, et voir Maïa travailler pouvait glacer le sang quand on ne la connaissait pas… La jeune femme était cinglante et péremptoire, un bourreau de travail, adorée de ses hommes mais terrifiante pour qui ne l’avait jamais rencontrée…
Camille regarda Gardenia, puis Laevis.
« Je pense que vous pourriez peut-être venir avec nous au petit temple de Lucy ? Nous l’avons retapé et nettoyé récemment, mais le fleurir serait une attention que la déesse apprécierait certainement, il y a un jardin autour, accepteriez-vous de faire quelques bouquets que vous disposeriez autour de l’autel ? »
Si Laevis s’occupait des fleurs, Gardenia et lui se retireraient dans les appartements du prêtre désormais vides, ils étaient en retrait de l’autre côté de la cour et leur donneraient l’occasion de se retrouver tout en restant à portée de vue de la jeune suivante, de vue, mais pas d’oreille, à moins que son ouïe soit particulièrement développée.
Le temple avait l’avantage à cette heure d’être désert, les quelques villageois et résidents du domaine qui venaient y prier le faisant très tôt avant de prendre leur travail, ou en soirée après l’avoir fini.
S’adressant à la jeune noble, il lui tendit le bras et lui dit
« Venez, vous verrez, notre petit temple est superbe et les jardins autour plus magnifiques encore »
La proposition de laisser Laevis avec eux sembla surprendre les deux jeunes femmes qui échangèrent un regard mais guère un mot de plus. Si cela ne posait aucun problème à Camille, alors elles n'y voyaient aucun souci à ce que la jeune domestique les chaperonne ; après tout, Gardenia avait une confiance aveugle en Laevis et... inversement, même si la noble avait gardé un tel secret pendant un moment. Laevis se sentait progressivement mise de côté mais n'en tenait pas rigueur à Gardenia, se doutant que toute cette nouvelle vie forçait un réajustement et une confusion de ses priorités. D'autant que cette autonomie fraîchement obtenue devait sans aucun doute envahir tout le petit espace de sa vie qui s'était limitée à sa chambre et sa domestique pendant de trop longues années.
La jeune femme hocha alors la tête en signe d'accord et Gardenia, rassurée, posa le regard sur le bras que Camille lui tendait. Le souvenir de leur première rencontre lui revint alors en mémoire ; pour un geste similaire, elle avait promptement vérifié qu'il n'avait pas eu la peau nue ce soir là, à son bras, afin d'éviter tout contact qui serait distrayant. Leur échange avait conduit vers une conversation qu'elle ne parvenait pas à oublier et dont les mots sonnaient encore parfois dans son esprit. Un homme qui avait bégayé au départ, puis complimentée son allure, son être entier. Une vivacité de parole qui n'était pas sans lui rappeler l'enthousiasme enfantin de Camille ; cette seule pensée fit sourire Gardenia en douceur, passant son bras autour du sien.
─ J'ai hâte que vous me fassiez visiter, souffla-t-elle, sachant qu'ils avaient tous deux une affection particulière pour les jardins.
La villa était belle et Gardenia ne semblait guère surprise par les décorations. Elle voyait le travail sérieux qui était effectué sur la propriété, comme chaque noble se devait d'avoir toujours un jardin impeccable. Des jardins qui témoignaient de la minutie, l'attention du détail et le type de personnalité du locataire. Gardenia ignorait depuis quand Camille était le propriétaire des lieux mais elle retrouvait une partie de lui dans ce qu'elle voyait ; beaucoup de verdure, une propreté impeccable, un choix de nature plus doux qu'imposant. Elle imaginait sans peine que, si son frère avait la même liberté sur les jardins des Whytlys, il y ferait pousser les plus grands arbres et et taillerait les buissons dans des formes toujours plus rocambolesques les unes que les autres. Se risquant à humer l'air, une odeur pourtant moins plaisante que celle des fleurs vint aux narines de la noble qui baissa la tête pour se rendre compte des chaussures de Camille. Elle releva le nez vers lui, curieuse, ne jugeant aucunement l'odeur forte qu'elle taisait au plus vite.
─ Vous êtes-vous dérangé pour moi ? Je me rends compte que vous deviez être occupé au moment où je me suis annoncée. Merci de me consacrer un peu de votre temps Camille.
Elle se doutait que l'homme ne la chasserait pas comme si la soudaine réalisation qu'il venait d'être dérangé dans ses plans allait le pousser à la mettre à la porte ; un tel scénario la laisserait sans voix d'ailleurs. Mais tout de même, arriver à l'improviste avait certainement chamboulé quelques uns de ses plans. Si elle, elle se permettait d'être oisive et libre de ses mouvements, lui ne pouvait certainement pas avoir un emploi du temps aussi évasif compte tenu de ses responsabilités.
« Si j’avais su qu’il s’agissait de vous j’aurais demandé qu’on vous introduise et quitte à vous faire patienter un peu plus j’aurais fait un brin de toilette, je vous prie de m’en excuser… Le matin, je couple toujours ma ronde avec une grande balade à cheval, cela me permet à la fois de m’entretenir et de repérer d’éventuels soucis… »
Il marqua un léger arrêt :
« Vous l’avez peut-être remarqué, Gisbert notre portier est un peu dur d’oreille -quel euphémisme, mais pouvait-il dire « sourd comme un pot de qualité supérieure ?- » il m’a annoncé « Lavinia et Gardlys »… »
Il sourit, cette fois-ci franchement amusé.
« Je suis doublement confus, mais ces dames ne m’ont pas paru mériter une toilette, alors que vous… Est-ce que c’est incommodant ? Ma pouliche ne peut être montée en ce moment, j’ai peur d’avoir eu comme partenaire un étalon dont l’odeur n’avait d’égal que sa ferveur auprès des juments… »
Il laissa ses yeux errer sur la jeune femme, retrouvant avec un bonheur qu’il avait cru à jamais perdu ses lignes gracieuses, sa silhouette à la fois gracile et forte, sa superbe chevelure, son visage à nul autre pareil… Fermant soudainement les yeux, il se souvint qu’elle n’avait donné son accord qu’à une amitié naissante, allait-il encore la perdre en se jetant sur elle et ses sentiments avec une voracité d’ogre ? Il se devait de se comporter en homme du monde, poli, affectueux si elle le permettait, mais en rien en prédateur assoiffé d’amour !
Il hésita à lui tendre de nouveau le bras, même sa redingote devait être imprégné de l’odeur de cet « Hurrican » le bien nommé… Si le grand étalon n’avait en rien l’impétueuse allure de Griselda, on ne pouvait lui dénier une puissance et une fougue bienvenue pour le cavalier téméraire qu’il était… C’était toutefois un cheval… entier, et la proximité de quelques juments consentantes décuplait ses ardeurs... et son parfum.
« Si vous le souhaitez, j’ai un carré réservé aux fleurs odorantes ? Si vous ne craignez pas d’en être entêtée ? Cela couvrira peut-être ma mâle odeur équine ? » -il sourit, les yeux brillants d’espièglerie- « autrement… » -son regard se fit plus taquin encore-« je peux vous proposer de prendre un bain dans le bassin devant le temple ? »
En lui-même il se dit que si elle le prenait au mot, il serait le premier à rougir comme un enfant pris en faute. Pour ne surtout pas lui laisser le temps de répondre ni même d'envisager cette dernière solution, il pivota de façon à se trouver bien en face d’elle et poursuivit :
« Si vous me racontiez ? Avez-vous trouvé ce que vous cherchiez ? Comment cela s’est-il passé ? Dites-moi ? »
Il n’ajouta pas « j’ai failli mourir de vous savoir perdue… Si vous aviez une idée de ce que j’ai enduré, me voir là, inutile et rejeté, alors que je ne rêvais que de vous seconder… ». Non, il n’était pas habilité à lui faire des reproches, jamais elle ne l’avait pris en traître, lui seul s’était figuré qu’il pourrait s’imposer.
Il avait néanmoins eu si mal… Il se revoyait offrir au vent tous les souvenirs qu’il avait d’elle… Enfin tout ce qui pouvait être offert, car la blessure au cœur et ce manque qu’il avait ressenti, et ressentait encore tout à sa terreur d’être repoussé à nouveau…
Se forçant à adopter une attitude impassible, il la regarda donc, les yeux brillants débordant d’affection et un sourire gourmand de curiosité aux lèvres… Dites-moi.
Une activité matinale fort plaisante ; Gardenia ne pouvait que sourire et rêvasser d'une promenade en cheval au travers de sa propriété ou bien de s'éloigner du brouhaha de la ville pour s'éclipser dans la nature. Un moment de détente et de bien-être avec pour seule compagnie un animal.
Le regard bleu posé sur le jeune noble, Gardenia ne put retenir une expression de surprise suivie d'un rire lorsqu'elle entendit le massacre de son prénom et celui de Laevis. Un rire franc.
─ Bien dommage pour ces dames que de ne pas bénéficier des mêmes faveurs ! Peut-être que je me présenterai à nouveau à vos portes avec un nom encore plus alambiqué que celui-ci afin de voir sous quel nom vous penserez me recevoir.
Le simple amusement de faire tourner en bourrique les deux hommes la réchauffait quelque peu. Elle n'était pas de nature à faire des blagues à tout va mais si l'occasion lui était présenté, très certainement qu'elle la saisirait sans trop craindre que ce soit mal perçu. Elle jugeait cet amusement bon enfant et empli de bons sentiments car fondamentalement, elle respectait les deux hommes. Il lui était en revanche de nier la taquinerie que certains aveux pouvaient entraîner ; alors comme ça, il s'évertuerait à être bien présentable pour elle, mais oserait se montrer naturel et dans une image moins flatteuse pour les autres ? C'était à se demander qui était privilégié entre les deux.
─ Ne vous inquiétez pas pour les odeurs, je n'en suis pas incommodée.
Bien heureuse qu'il n'ait jamais eu à la voir entêtée par tout ce qui auparavant avait empoisonné sa vie. L'invitation au bain, en revanche, la fit hausser les sourcils ; elle n'eut guère le temps de réagir car Camille se détourna rapidement, leur lien physique se défaisant alors qu'il se trouvait devant elle. Décontenancée pendant quelques courtes secondes, Gardenia papillonna des yeux avant de lui répondre, retrouvant le sourire.
─ J'ai... effectivement pu trouver une solution à mon problème. Cela n'a pas été sans difficultés et n'a pas été sans douleur également mais j'ai pu m'en sortir.
Lui raconter le récit de son escapade, de ses rencontres, des risques encourus, du fait que sa famille risquerait de lui sonner les cloches comme jamais ou bien conter la terreur qu'elle avait ressentie au moment de la pose du tatouage... à voir le visage doux de Camille, la jeune femme préféra ne pas entrer dans les détails. A la place, une question lui brûlait les lèvres, curieuse et culottée.
─ Camille... souffla-t-elle, s'accordant encore une seconde d'hésitation. Que seriez-vous capable d'abandonner pour avoir la liberté d'agir comme bon vous semble ?
Une question qui la taraudait. Elle voulait lui dire tout ce qu'elle avait traversé et pourquoi elle en était là, mais plus que tout, elle voulait son avis sur cette question. L'expression de la demoiselle était sérieuse mais empreinte d'une sincère curiosité. Elle ne pensait pas que la réponse soit simple à trouver, aussi précisa-t-elle son idée.
─ Seriez-vous capable d'abandonner toutes vos richesses, vos contacts, vos amis ? Renonceriez-vous à votre nom si vous aviez la certitude d'obtenir en échange la liberté d'être ce que vous désireriez être ?
Car dans sa position, les responsabilités étaient nombreuses. Parmi son entourage, il y aurait forcément des déçus et des blessés ; mais que serait-il donc prêt à faire ?
Il sursauta, comme il était étrange qu’elle lui demande cela, là, de but en blanc… Tout abandonner… Se réfugier dans un monde où il ne serait qu’une minuscule fourmi ouvrière au sein de la fourmilière, un anonyme, un inconnu pour toutes et tous…
Quand elle avait disparu, évaporée emmenant avec elle les rêves fous qu’il avait échafaudés, son premier réflexe avait été de s’enfuir aussi. Non pas comme certains, parce que sa vanité et sa fatuité avaient été foulées au pied par une dame qui le refuse, lui, à qui la plupart des familles proposaient leur fille volontairement… Non, il avait souhaité oublier, enfouir au fond de lui la blessure atroce qu’elle lui avait faite en déniant à son amour toute légitimité…
Qu’est-ce qui l’avait retenu ? Ses responsabilités justement… Des dizaines de familles vivaient de ce domaine, ceux qui n’y travaillaient pas bénéficiaient de sa présence par ricochet, fournissant à ses ouvriers agricoles, à ses palefreniers, domestiques ce qu’ils ne pouvaient trouver sur place… Des bateliers acheminaient ses denrées, des commerçants de la capitale les vendaient… Pouvait-il par simple lassitude réduire tous ces gens à la misère ? Assurément pas.
Pourtant, il y pensait, il sourit, pas à les priver de leur moyen de subsistance non ! Il pensait à s’éloigner, se mettre en retrait, trouver un successeur. Sa « lubie » de découvrir son cousin participait de cette démarche même si elle était infructueuse pour l’instant. Arthas pourrait gérer le domaine sans problèmes, il le faisait déjà, mais sa santé était chancelante depuis peu et il prenait de l’âge même s’il n’était pas si vieux… Maïa partirait sans doute… Dommage, au pire il avait envisagé un « mariage de raison » qui lui permettrait à elle de regagner l’estime des siens et son rang, et à lui de se mettre en retrait. Elle avait elle-aussi les capacités et la volonté nécessaire à faire tourner l’immense machine qu’était le domaine… Peut-être parviendrait-il à la convaincre à force, au moins de rester pour la gestion de Hvit ?
Mais il aurait voulu que l’enfant de sa tante soit à l’abri, s’il était vivant, et aussi… devait-il lui dire ? Il avait pris ses dispositions, épouvantant le notaire de la famille qui l’avait cru suicidaire…
Se retournant vers Gardenia, il sourit tristement.
- C’est étrange que vous abordiez ce sujet… Je ne pensais pas parler si sérieusement si tôt après vous avoir retrouvée…
Il la regarda à nouveau, englobant toute sa silhouette tant aimée en un seul coup d’œil prolongé.
- Lorsque vous êtes partie ma Chère, j’ai pris l’attache d’une communauté de saints hommes au service de Lucy… J’ai effectué quelques retraites parmi eux et participé à leurs travaux… Mon pouvoir voyez-vous m’interdit de prendre les armes, peut-être dois-je y voir une indication de la déesse ? Toujours est-il que cette vie besogneuse et calme me conviendrait absolument, et réglerait une fois pour toute ces histoires de mariage imposé, car si je me consacre à la déesse, je ne me consacrerai qu’à elle et serai son époux plus que celui de n’importe quelle dame de la haute société.
Il marcha quelques pas, ayant lâché son bras… Il affichait un visage serein, totalement à l’opposé de ce qu’il était avant d’avoir pris cette sage décision qu’il amenait doucement devant les regards ébahis de ceux qu’il aimait. Arthas avait commencé par hurler qu’il outrepassait ses droits et devait à sa famille de leur assurer une descendance, Maïa avait cru à une plaisanterie particulièrement réussie… Mais non, sûr de lui, il l’était, restait à mettre en place les conditions idéales.
- J’ai abordé le sujet avec mon notaire Gardenia, à vrai dire, je lui ai surtout dicté mes volontés. J’étais à l’époque dans l’ignorance de ce que vous étiez devenue, je ne savais pas plus si mon unique cousin était encore de ce monde… Ce domaine me vient de ma mère, les terres de mon père son plus à l’ouest, beaucoup plus proches du Village Perché que du fleuve… J’aime par-dessus tout ma vie ici…
Il se tut pris d’émotion, quitter ces champs tirés au cordeau, cette profusion de fleurs, ces gens agréables et travailleurs, ce fleuve qui avait bercé son enfance… Quitter sa vie, pour renaître autre…
- Tout ce qui me vient de ma mère, par mon grand-oncle Adalbert ira à mon cousin, j’ai engagé un détective privé, j’espère que bientôt nous saurons enfin ce qui lui est arrivé… Ce qui me vient de mon père… Je l’ai partagé, la disposition des terres s’y prête… J’en ai légué partie à Maïa Skyggeulv, la seule véritable amie que j’ai sur cette terre… et l’autre,
Il se retourna, il lui tournait le dos pour ne pas voir sa si délicieuse silhouette et se sentit obligé de lui parler yeux dans les yeux. Il n’avait parlé de ce projet à personne hormis ses deux très proches compagnons. Maïa recevrait Lykke, la toute douce shupon, des terres et une maison de garde-chasse, une… grande… maison de garde-chasse, ainsi qu’un leg qui devrait lui permettre d’entretenir tout ça tout en restant indépendante et libre d’aller où bon lui semblait. Arthas n’avait rien voulu, il lui avait quand même alloué une pension à vie, confortable. Le cousin, s’il vivait, aurait le domaine, et le gros de la fortune, amputée d’un don confortable à la communauté qu’il voulait rejoindre et d’un moindre au temple de la capitale. Le manoir paternel et l’appartement en ville, ainsi que quelques terres et une somme d’argent correcte, irait à … Gardenia, seul amour de sa vie. Libre à tous de refuser, lui, là où il souhaitait aller n’aurait plus besoin de rien, et ne souhaitait plus voir quiconque lui rappelerait qu’un Camille-Aurele Hvit avait vu le jour, par un matin funeste, avant de perdre petit à petit tout ce qui rendait sa vie heureuse et pleine. Sur l’insistance du notaire, il avait juste accepté une petite pension qui lui permettrait de faire quelques aumônes et de participer à la vie du monastère.
- L’autre, vous me pardonnerez cette audace, je vous l’ai légué. Parce que vous êtes en Aryon la seule femme que j’ai aimée et que j’aime encore. Ce que je me promets de faire revient à mourir, du moins socialement… Je m’inquiétais pour vous et pour votre survie si vous veniez à être totalement rejetée par les vôtres… M’en voulez-vous de la liberté que j’ai prise ? Vous n’étiez pas présente, je ne pouvais vous consulter ni vous en faire part…
Il lui tourna à nouveau le dos, cachant les larmes qui lui envahissaient le visage, se mordant les lèvres… L’achèverait-elle en lui disant « vous avez osé ! mais je n’en veux pas ! de quel droit ! »
Un choc.
Toutes ces déclarations de la part de Camille n'avaient provoqué qu'une seule chose en Gardenia ; un choc si inattendu qu'elle demeura muette, du début à la fin. Si poser cette simple question avait provoqué un tel déluge, peut-être ne l'aurait-elle pas posée. Peut-être n'aurait-elle pas préféré savoir tout ça. Il avait tout prévu, tout anticipé, déjà réfléchit à une potentielle disparition. La différence entre cet homme et lui ne devenait que plus flagrante et le fossé qui vint les séparer fit prendre conscience à la jeune femme qu'elle vivait malgré elle déconnectée du monde qui l'entourait.
Camille avait tellement de responsabilités, de devoirs envers tellement de personnes. Des gens dépendaient de lui et son domaine pour pouvoir assurer leur survie et un revenu stable. Certains avaient juste le confort d'un travail, un environnement paisible et un bon noble qui ne les traiter d'aucune mauvaise manière. Plus elle l'écoutait, plus Gardenia se rendait compte de la liberté à laquelle elle aspirait et à quel point elle ne pouvait pas tout avoir. Capricieuse, exigeante, idéaliste ; quand bien même Camille lui avait semblé grand rêveur, il se pliait finalement à la réalité quand elle cherchait à la fuir. L'ardeur qu'ils avaient, ils ne la mettaient pas dans le même usage.
La jeune noble demeurait sans voix encore un moment. Elle l'observait, abasourdie, la confusion profondément dessinée dans ses traits, comme si elle ne parvenait pas à se détacher du tourbillon de questions qui l'assaillait. Une confusion qui fut remarquée du coin de l'oeil par Laevis qui, fleurs à la main, s'était arrêtée brièvement dans son mouvement, subitement inquiète.
Parmi toutes les questions et toute la confusion que Camille avait créé, il y eut une noirceur qui se dessinait là, dans quelques pensées égoïstes. Une noirceur qui vint teinter progressivement le reste, tandis que le coeur de Gardenia s'emballait à un rythme progressivement sauvage. Ses sourcils se froncèrent, son regard se plissa ; puis elle souffla, difficilement, quelques mots.
─ Personne ne peut vous en vouloir d'être prudent. Personne ne peut vous blâmer de vouloir assurer sécurité et confort pour tous ceux qui vous entourent. Mais vous savez quelle liberté vous avez prise, exactement ?
Oui, elle sentait la colère pointer. Elle ne voulait pas le blesser car elle savait que ses intentions étaient bonnes, mais elle ne pouvait pas juste se taire et accepter cet héritage.
─ La mienne, déclara-t-elle en le fixant droit dans les yeux. Je lutte pour me défaire de l'emprise de ma famille. J'ai fugué, j'ai risqué ma vie pour avoir enfin l'opportunité d'explorer, d'apprendre, sans obligation sociale ou inquiétude vis à vis d'une personne dont je ne suis pas responsable. Je suis venue vous dire que je suis prête à abandonner ma richesse, ma famille, ma demeure pour avoir cette liberté. Et vous...
Elle déglutit, les mots mourant un instant dans sa bouche. Sa tête secouant légèrement sur les côtés en signe de négation, elle-même sentait les larmes perler.
─ Vous n'avez pas le droit de m'imposer vos responsabilités. Vous n'avez pas le droit de décider pour moi. Si je décide de ne plus rien avoir, c'est mon problème et je n'ai jamais demandé à ce que vous voliez à mon secours. Je n'en veux pas. Donnez-les à quelqu'un d'autre.
Laevis, plus loin, s'était tournée vers eux, définitivement inquiète de la tournure des événements. Et le plus étonnant fut de voir Gardenia serrer les poings et élever la voix.
─ Je ne vous reprocherai jamais vouloir assurer toute cette sécurité et vous n'avez pas pensé à mal, mais je n'en veux pas. Je refuse catégoriquement cet héritage et refuse toute implication. Je ne peux juste... pas.
Elle fit un pas en arrière. Le souvenir de Jack, du service qu'il lui avait rendu, de la terreur qu'elle avait éprouvée, des cris de douleur et de panique, jusqu'à perdre connaissance dans ce taudis, tout ça pour juste se retrouver dans une position où ses rêves et ses devoirs ne coïncidaient pas. Elle n'avait pas les épaules ni la force. Ce cambrioleur, cette aventure, cette liberté de mouvement, n'avoir à se soucier que de soi... peut-être inconsciemment savait-elle déjà ce qu'elle voulait faire.
Mais là, dans l'immédiat, elle n'avait envie que d'une chose.
Fuir.
Parce que cette étrange idée que ce Camille faisait, c'était quelque chose qu'elle même voulait faire, bien qu'à une échelle un peu différente, la noyait sous l'anxiété.
─ Je suis désolée, Camille. Je ne m'attendais pas à ça et... j'ai besoin de respirer. Seule, un moment.
Elle tourna les talons et s'éloigna rapidement, Laevis la rejoignant sans tarder ; une courbette rapide en direction de Camille fut offerte en signe de respect, mais la noble ne s'arrêtait pas. Elle fuyait et elle le savait. Camille avait des épaules bien plus larges et si elle n'approuvait pas ce qu'il avait fait, elle comprenait quand même pourquoi il l'avait fait. Et cette contradiction était le plus difficile à avaler. Finalement, elle n'était encore qu'une enfant immature.