Bon, sans parler, ça va pas être pratique
Camille-Aurele Hvit & Yuka Dirren
Yuka avait très vite réalisé que l'esprit placidi n'était jamais bien loin de lui désormais. Il passait ses nuits à ses côtés, veillant sur ses rêves, et le jour il se faisait de moins en moins distant, semblant approcher dès qu'il sentait l'adolescent stressé ou contrarié. L'aventurier avait donc prit l'habitude de lui donner des fruits, les laissant à proximité faute que le renard accepte de venir assez près pour manger dans sa main quand il était réveillé.
Il avait donc rapidement décidé de ne pas abuser de l'hospitalité des Hvit et était reparti jusqu'à sa destination initiale. Il retrouva sa cabane en meilleur état qu'il ne l'aurait escompté, mais ce n'était pas la joie pour autant. Il avait enregistré le lieu avec sa boussole comme prévu, incapable de totalement tourner le dos à cet endroit où il avait passé tant de temps. S'il fallait accepter le passé comme le lui avait conseillé Valravn, alors cet endroit était sûrement une clé pour ce faire.
Même s'il ne voulait pas s'attarder, Yuka ne put s'empêcher de retaper un peu l'endroit comme il pouvait. Après tout, ça ne pouvait pas faire de mal d'avoir un refuge au cas où il repasserait dans le coin. Et il était sûr qu'avec un peu plus de savoir faire, l'endroit pourrait devenir assez sympathique à l'avenir. L'accès, en revanche, n'était pas très aisé, et l'esprit placidi se retrouva vite coincé en bas, à japper, visiblement peu heureux de cette mise à l'écart.
Pour au moins cette raison, et pas que, il ne resta pas plus d'une journée sur place, faisant rapidement demi-tour. Il avait bien raconté à Maïa et Camille voir souvent le renard esprit, mais ces derniers n'avaient jamais eu l'occasion de le constater de leurs propres yeux tant l'animal ne se montrait que quand ils étaient seuls, ou que la seule vie à proximité était d'autres animaux. Il voulait donc les rassurer, leur dire que le renard l'avait bien accompagné, et si possible qu'ils le voient à leur tour. Et aussi... Peut-être que revenir une dernière fois dans un lieu connu l'aidera à se rapprocher un peu, car si pendant le trajet le familier avait enfin accepté de venir grignoter dans sa main, il restait distant. Est-ce que c'était parce qu'il sentait le danger que représentait son pouvoir? Il avait pourtant encore ses gants, même pour lui tendre à manger! Va savoir...
Il n'avait pas eu à se plaindre de la présence de brigands sur la route en tout cas, c'était toujours ça! Il s'était improvisé un bâton de marche sur la route, bien différent de celui que Valravn lui avait fait, qu'il laissa à proximité du domaine Hvit.
Pour une fois, le renard esprit restait à proximité, s'éloignant néanmoins de plusieurs mètres à la vue de Maïa, qui semblait pourtant enchantée de le voir. Elle accueillit chaleureusement Yuka, le laissant aller jusqu'à la chambre qu'il avait déjà occupé en précisant qu'elle était vide, continuant son chemin étant donné qu'elle devait apparemment porter quelque chose jusqu'au village assez rapidement. L'aventurier continua donc seul, cherchant d'autres visages connus au loin, potentiellement celui de Camille, mais ne voyant personne il continua jusqu'à la chambre, l'esprit placidi dans son sillage qui reniflait un peu partout, avant de ressortir une fois ses affaires posées pour s'approcher du manoir en essayant de convaincre le familier de le suivre à coup de baies.
- Ne t'en fais pas, ils ne te feront pas de mal, ils sont juste heureux de te voir! On passe juste une dernière fois ici pour les rassurer, qu'ils voient que tu vas bien, et après on y va, ok?
Et tant qu'il y était, il faudrait vraiment qu'il pense à demander son nom, s'ils en avaient connaissance, car il n'y avait pas pensé la dernière fois et il se sentait un peu con de ne pas l'avoir fait, ça aurait pu rassurer le renard d'entendre son nom.
C’est donc avec soulagement qu’il vit arriver Yuka suivi à courte distance par le renard. Laissant la jument se reposer, solitaire, les stalles proches avaient même été vidées de leurs occupants pour lesquels on craignait une réaction excessive, il eut un immense sourire en sortant de l’écurie. Au moins une bonne nouvelle dans cette journée qui commençait si mal !
« Ça y est ? Vous l’approchez ? Quelle joie ! »
Il souffla discrètement, un souci de moins, ils pourraient tous dormir la nuit, enfin les autres, lui envisageait déjà de la passer à l’écurie dans la stalle voisine de sa jument, au moins il n’aurait pas à choisir entre mettre le renard à l’abri et veiller sur Griselda.
A la question de Yuka, il resta sans réponse par-contre.
« Son nom ? Je crois que son maître ne l’a jamais nommé… Le pauvre homme est arrivé épuisé et malade, il s’est alité quelques heures après en refusant un médecin. Quand nous avons pris conscience de la gravité de son état il était trop tard… Le renard est resté jusqu’à son inhumation dans le petit cimetière du village, nous n’avons su ni le nom de l’homme ni celui du familier, il n’avait rien sur lui qui permette de connaître son identité. La Garde a essayé d’en apprendre plus mais rapidement ils ont conclu qu’il n’était mort que de son âge et d’une affection mal soignée, rien qui ne soit leur ressort. Le malheureux est resté anonyme, personne ne s’inquiétant d’un disparu. »
Il regarda le renard, méfiant mais pas franchement craintif, l’animal avait choisi qui suivre, librement.
« Je pense que vous devrez lui choisir son nom, voir comment il répond à l’un ou à l’autre… Je n’ai presque pas parlé à son maître précédent, il n’avait pas demandé à me voir et rien ne semblait le désigner comme si souffrant. J’ai peur d’avoir failli aux règles de l’hospitalité, mais si j’ouvre ma porte je ne rencontre pas tout le monde, certaines personnes ne tiennent pas du tout à être reçus. »
L’arrivée du vétérinaire en carriole monopolisa son attention et il s’excusa, se précipitant presque à l’intérieur. Maïa interrogée ne put que confirmer ses dires, jamais l’homme n’avait dit le nom de son familier, pas même le sien propre, juste son prénom : Omer… Lors de l’enquête de routine, aucun Omer n’avait été signalé comme disparu, il n’avait probablement personne d’autre que le renard.
Elle entra dans l’écurie et on entendit bientôt son rire, franc, soulagé, énorme !
Elle sortit en trombe, lançant à Yuka encore présent et abasourdi « Griselda est grosse ! Camille va être grand-père ! » Elle riait tellement qu’elle dut se retenir après le mur, hilare au point d’en avoir les larmes aux yeux.
En voyant le jeune noble raccompagner le vétérinaire, choqué mais rassuré, elle lui lança « Mon pauvre ami ! Au moins pour elle Arthas n’aura pas besoin de trouver de prétendant ! Reste à savoir qui est l’élu de son cœur »
Le regard noir que lui lança le maître des lieux déclencha une nouvelle crise d’hilarité « Camille je te jure que j’ignore tout des amours de Griselda ! Crois-moi ! »
L'histoire de l'animal à ses basques le fit grimacer. Ce n'était pas des plus joyeux, et il n'était pas étonnant que le pauvre renard ai eu besoin de temps pour s'en remettre. Peut-être que s'éloigner de l'endroit lui rappelant ces souvenirs lui avait fait du bien, d'une certaine façon? Ou c'était de sentir sa détresse à lui pendant ses cauchemars qui l'avait attiré, comme si l'aider le consolait de sa peine? Dans tous les cas, il ne risquait pas de se plaindre de sa présence apaisante, encore moins la nuit! Cela ne suffisait pas face à tous les cauchemars, et cela ne l'aidait guère une fois réveillé, mais ça restait un gros progrès. Valravn dirait sûrement que ce serait mieux s'il était la seule source de se progrès, mais il se débrouillait comme il pouvait.
Laissant Camille accueillir la carriole, qui semblait amener un vétérinaire, Yuka en profita pour interroger Maïa, qui lui expliqua la raison de sa présence et surtout répondit à ses questions sur l'ancien propriétaire du renard, sans hélas lui fournir beaucoup plus d'informations. Elle finit par le laisser aussi, s'approchant de l'écurie, laissant l'adolescent seul. Ce dernier s'accroupit et l'esprit placidi accouru aussitôt, comme appelé, sans pour autant arriver au contact, mais il était assez près pour que Yuka puisse le toucher s'il tendait la main.
- Va quand même falloir que j'te trouve un nom un jour, t'sais? T'as pas une idée?
L'intéressé pencha la tête sur le côté avant de répondre par un couinement, puis un jappement, comme s'il cherchait à répondre par toutes les vocalises qu'il connaissait, mais Yuka était incapable de le comprendre, et ça ne l'aidait pas franchement. Aucun de ces sons n'était aisé à transposer en prénom prononçable facilement après tout. Il était encore en pleine réflexion quand le rire de Maïa le fit sursauter. Il se redressa et se retourna, surpris, regardant la jeune femme avec un regard éberlué le temps de comprendre ce qu'elle voulait dire par là.
Il mit un moment à réaliser que Griselda était la jument de Camille et qu'elle était tout simplement gravide. Il ne comprenait pas trop en quoi c'était drôle, et la surprise le tenait éloigné de l'hilarité de la maîtresse des lieux, ce qui n'empêcha pas le renard de se faufiler, curieux, pour aller voir la jument en question pendant que le regard de Yuka allait d'un humain à l'autre.
- L'étais pas sensée être pleine c'est ça? Mais y'a bien d'aut' chevaux ici, non? 'fin, j'veux dire...
Mais pourquoi il l'ouvrait lui? Cela ne le regardait pas, mais il était prit au dépourvu, et il rirait volontiers avec Maïa - quoiqu'il ne souhaitait pas se moquer de Camille non plus - mais pour ça il fallait encore qu'il comprenne ce qui se passe. Or, s'il était plutôt en bonne voie, en revanche il ignorait qui était Arthas. Et même si Camille était proche de sa jument, ce n'était pas au point d'y voir sa fille, si? Sinon pourquoi le "grand père"? Remarque, il avait déjà entendu des gens parler à leur monture ainsi, alors ça ne serait peut-être pas si étonnant.
L'esprit placidi en profita pour revenir à ses côtés, traversant les murs en bois avec facilité et se replaçant à proximité de Yuka comme si de rien était, jappant comme pour participer lui aussi à la conversation, faisant à nouveau sursauter l'adolescent qui lui lança un regard étonné.
- Quoi, ça t'amuses aussi?
En même temps, est-ce que ce serait si surprenant que ça? Les animaux sentaient des choses que les humains ne voyaient pas, et il était dans le coin depuis un moment, alors il avait pu le percevoir bien avant les humains, et bien avant que le comportement de Griselda ne la trahisse.
Le jeune homme avait l’air gêné de se mêler de ça… Camille le regarda et sourit, comme si la remarque du garçon l’avait ramené à la réalité. Yuka avait parfaitement raison.
En fait, Griselda était la prunelle de ses yeux, il avait pour la pouliche un amour bien trop exclusif qui lui faisait souvent perdre de vue qu’elle n’était qu’une magnifique jument, et qu’en l’occurrence elle avait fait ce qui lui aspirait à faire : choisir le partenaire de ses rêves…
Si Maïa avait tellement ri, c’est qu’elle avait vu en lui une réplique d’Arthas, son intendant et mentor, en recherche permanente de la fiancée idéale avec laquelle son jeune maître pourrait se marier et perpétuer la lignée des Hvit… Camille avait sur son bureau un carnet complet de généalogies d’étalons prestigieux, une sorte de copie équine du fameux carnet de filles à marier rempli et soigneusement tenu à jour par le même Arthas. Livret désormais totalement obsolète puisque cette merveilleuse Griselda était pleine… Peut-être d’un cheval de bât ou d’une rosse du village…
Il l’expliqua rapidement au jeune homme, se moquant de lui-même, et lui disant qu’à n’en pas douter les palefreniers allaient prendre des paris sur l’apparence du poulain de la reine Griselda…
Reportant son attention sur le renard, il demanda à Yuka
« Vous avez trouvé son nom alors ? »
Il se demandait comment aider l’adolescent. A ce qu’il savait, le nom d’un familier était fondateur du lien entre lui et son compagnon humain. Il n’était donc pas convaincu que le nom donné au renard par le vieil homme lui serve pour s’attacher à Yuka. Ceci-dit, il n’était pas absolument certain de ce qu’il disait, et à part Maïa qui avait peut-être une idée fondée là-dessus, il doutait de trouver la réponse.
Son intendant, Arthas, était un puit de science dans de nombreux domaines, mais il lui suffisait de voir la façon dont il considérait la petite Lykke, sa shuppon, pour comprendre qu’il n’y connaissait rien en familier. Pour lui, ces petites bestioles n’étaient que des caprices d’hommes et de femmes immatures qui ne pouvaient survivre seul(e)s. Ce qui avait le don d’exaspérer le jeune noble, car enfin, multiplier les échanges d’amour quels que soient les êtres visés, n’était en rien une faiblesse ?
Il restait donc gêné, inutile et impuissant à assister le garçon. Le renard sortant de l’écurie en traversant le mur le laissa pantois. S’il avait entendu parler de cette capacité chez cette espèce il ne l’avait jamais vue en œuvre. Il se souviendrait du passage de Yuka, rien que pour la chance qu’il lui avait donné de voir de près un renard esprit… L’animal était en effet toujours resté extrêmement distant depuis la mort de son précédent propriétaire, et Camille n’avait pu admirer sa beauté que de loin.
« Quoi, ça t'amuse aussi ? »
C’est vrai que le renard avait l’air de se … moquer d’eux, ou simplement de lui ? Avait-il été témoin des amours de Griselda ? Camille lui aussi se demandait bien ce qu’elle avait trouvé comme prétendant, il y avait certes de nombreux chevaux dans les parages, aussi bien au domaine que dans les villages, lequel des étalons avait eu sa préférence ? Se pouvait-il que ce joli renard le sache et s’en amuse ?
Revenant à Yuka, il lui dit d’un ton de doute extrême :
« Il y a peut-être dans la bibliothèque un ouvrage sur les noms de familiers célèbres, ou simplement une sorte de liste des noms les plus donnés, mais est-ce utile ? Après tout, ça reste entre lui et vous non ? Il mérite probablement mieux que recevoir un nom déjà porté même si c’est par un héros parmi les familiers ? »
En ce qui le concernait, il en était sûr, mais si le jeune garçon voulait se donner des idées, il lui ouvrirait la porte de la bibliothèque sans la moindre arrière-pensée… Après tout, la connaissance était faite pour être partagée, pas réservée à une élite.
Il ne put que bafouiller pour souhaiter des poulains en bonne santé et que Griselda accouche sans soucis avant que la conversation ne revienne sur le renard esprit. Yuka soupira et se gratta la tête, se donnant quelques secondes de plus pour réfléchir avant de faire finalement non de la tête.
- J'arrive pas à r'trouver son nom, et j'ai pas d'idée... J'me sens pas légitime à l'nommer moi même, il avait sûrement d'jà un nom, et j'pensais que l'entendre ça l'rassurerait.
Mais hélas, il allait visiblement devoir faire sans. L'intéressé, lui, semblait avoir son propre avis sur la question, à moins qu'il ne réagisse à la situation avec la jument et pas à ce qu'il était en train de raconter. Reprenant ses étranges vocalises, plus proches du "hm" ou du couinement que du jappement cette fois, Yuka plissa cette fois les yeux. Cela lui donnait une idée...
Le noble reprit, l'air tout aussi incertain que lui quant à comment nommer le familier. Si sa proposition fit d'abord s'illuminer le visage de l'aventurier, la suite le tempéra rapidement.
Il avait sûrement raison. Il avait envie de succomber à la facilité et de juste regarder ces noms et en choisir un qui sonnerait bien. Il avait sûrement déjà des noms de familiers connus en tête, même s'ils ne concernaient pas forcément des esprits placidi. Mais il trouvait ça un peu triste de donner toujours les mêmes noms aux mêmes familiers. Ayant voyagé de village en village, il avait déjà pu remarquer des noms très récurrents, soit communs aux animaux en général ou à une espèce en particulier, et si à l'échelle locale ce n'était pas gênant, lui serait amené à voyager, et confondre son animal avec un autre ne serait pratique ni pour lui, ni pour l'autre animal. Bon, son familier devrait logiquement répondre à sa voix, mais ça c'était la théorie. Certes, le renard avait l'air peureux, mais il s'approchait déjà d'avantage des autres qu'avant, même si ça, Yuka ne le réalisait pas forcément, donc ça pourrait changer. Et il aimerait que ça change, sinon il aurait bien du mal à le ramener avec lui à la capitale!
- J'sais pas... Z'avez sûrement raison, mais j'vais p't'être quand même donner un nom qu'à d'jà été donné sans faire exprès après tout.
S'approchant un peu, Yuka s'accroupit pour être à hauteur du familier, causant de nouveaux bruits qui finirent par faire tilt dans sa tête. Tendant doucement la main pour inviter le renard à s'approcher mais sans grand espoir, l'aventurier fini par suggérer :
- Et qu'dirais-tu d't'app'ler Yume? Vu les bruits qu't'arrête pas d'faire, ça d'vrait t'aller comme un gant, t'en dis quoi?
L'intéressé le regarda quelques secondes avant de glapir joyeusement et de s'approcher au contact, touchant la main gantée de Yuka avec malgré tout un reste de réserve prudente, qui se dissipa bien vite quand l'adolescent, d'abord timidement puis plus franchement en voyant que l'esprit placidi aimait ça, se mit à le caresser puis le grattouiller au niveau du cou avant de tourner un regard émerveillé vers Camille sans cesser les caresses.
- Z'avez vu?! Il a l'air d'aimer! Et... C'la première fois qu'y m'laisse l'toucher! Merci beaucoup pour l'conseil.
Pour sûr, c'était là un sacré progrès qu'il venait de faire, et il n'en était pas peu fier. Est-ce que l'idée du noble de choisir soit-même un prénom de toute pièce avait joué? Va savoir, en tout cas des remerciements étaient de mise. Sans parler du gîte et du couvert qui lui étaient offerts ici, et du fait que c'était en venant qu'il avait eu l'occasion de rencontrer le renard et de se familiariser avec lui.
Aussi bizarre que soit le nom trouvé, en tout cas, ça avait bien l’air de lui aller « comme un gant », comme quoi, la légende qui disait que le nom liait un familier à son humain n’en était pas une. Le nom trouvé et donné paraissait faire partie de l’échange, en quelque sorte « si tu veux que je t’aime, prouve-moi que je suis unique… » Camille souriait, le garçon et le renard paraissaient comblés, c’était bien le résultat à obtenir non ?
Il repensa à Griselda, la coquine ! Avec qui s’était-elle liée elle ? Qu’allait-elle lui ramener comme poulain ? Il se mit en tête de faire non plus la liste des étalons de race qu’on pourrait lui présenter, mais la simple liste des étalons à portée de sa princesse, sachant qu’elle avait plusieurs fois fugué, et parfois deux jours durant.
A défaut de lui permettre de tomber juste, ça allait bien lui faire perdre du temps. Pourquoi s’en mêler après tout ? Connaître le père du poulain à naître ne servirait à rien… Et même si c’était le cheval le plus contrefait d’Aryon, le petit viendrait au monde.
Il repensa à Arthas et se dit que le vieil intendant et lui avaient finalement un point commun, bien plus qu’il ne l’aurait pensé.
Revenant à Yuka, il eut une idée… saugrenue ?
Plus il le regardait et plus une autre image se superposait dans son esprit… Et si pour une fois, il acceptait de dessiner ses souvenirs ? Pas comme il l’avait fait pendant des années après le drame en gribouillant des amas de couleurs qui faisaient penser à des buissons de ronces empoisonnées en train de dévorer un pauvre individu victime d’hallucinations, mais comme il s’en souvenait, jour après jour…
S’il venait à dessiner une clairière, une calèche, un groupe d’hommes et de femmes, deux petites filles qui courent en hurlant, une mère qui les suit… Non, ça il ne faisait que l’imaginer. Mais l’endroit, il s’en souvenait, avant, et après… et il se souvenait de l’enfant, et de lui-même comme l’enfant avait dû le voir…
Certes, c’était une épreuve, il pourrait juste esquisser l’endroit, et une calèche, sans hommes ni femmes, sans en faire sourdre la peur et le désespoir ? le saurait-il ? En aurait-il la force ?
Si Yuka lui était totalement un étranger comme il était probable, au pire il lui dirait « oh vous dessinez bien… » Mais si comme pour lui cela signifiait quelque chose ? Après, si l’enfant disparu ce jour-là avait survécu mais oublié… cela suffirait-il à le faire surgir du passé ? et s’il n’avait pas oublié mais juste comme lui recouvert ces horreurs d’un voile épais ?
Lui-même n’était pas certain d’arriver à faire un croquis… Même la clairière seule, sans rien qui renvoie à ce qui s’y était passé. Il lui arrivait de la traverser en allant vérifier que la maison de son enfance était toujours intacte et ne nécessitait pas de trop gros travaux… Quand il se forçait à le faire, pour exorciser le passé justement. A chaque fois, il lui semblait entendre des cris, son regard se perdait, il ressentait la peur et l’impuissance. Le petit cousin était plus jeune, il avait à ce qu’il savait subi un premier traumatisme pour que ses parents aient décidé de fuir comme ils l’avaient fait…
Mais autrement, comment savoir ? Allait-il passer son existence à rechercher des garçons aux yeux vairons et aux cheveux foncés ? Et s’il proposait à ce jeune homme de lui montrer où il avait grandi ? Certes c’était fourbe… surtout si Dame Elvyr, la femme du forgeron, avait raison. Est-ce que ce n’était pas jouer avec les sentiments et … Mais pouvait-il dire à Yuka : ne serions-nous pas cousins ? Il avait abordé le sujet, à pas de loup… Et rien, pas un écho… S’ils ne l’étaient pas, insister ne risquait-il pas d’avoir un effet contraire à celui attendu, et un opportuniste voyant le domaine, ne se dirait-il pas « quelle aubaine ! cousins ! un peu tiens ! à moi les cristaux et la belle vie ! ».
En raisonnant ainsi, il se faisait l’impression d’un vieux pingre qui ne souhaite pas partager ce qu’il a alors qu’il ne demandait pas mieux que partager… Mais partager avec la bonne personne !
Regardant l’esprit placidi il se fit soudain la réflexion que ces animaux avaient la réputation de ne s’attacher qu’aux âmes pures, aux personnes « bonnes » dont l'essence ne recelait ni noirceur ni mensonge. Or il était indubitablement beaucoup plus attaché à Yuka qu’à n’importe qui dans le domaine, même lui qui avait pourtant la prétention de ne rien cacher de sombre…
A moins que le familier ne sente justement sa volonté d’occulter la mort des siens et ne la prenne pour de la fourberie ?
Dans ce cas-là, ou le jeune garçon n’avait rien à voir avec les Hvit ou il avait véritablement éjecté ses souvenirs loin en dehors de sa mémoire. Avait-il le droit dans ce cas de le propulser de nouveau en plein dedans ?
Une fois encore, il se dit que la solution tenait à ce détective qui semblait avoir des difficultés à rassembler les informations puisqu’il ne lui envoyait aucun nouveau rapport. L’homme paraissait pourtant fiable et professionnel. Camille se figea, pourvu qu’il ne lui soit rien arrivé !
La vision de Yume -quel nom étrange mais qui paraissait si bien accepté- et Yuka qui se caressaient mutuellement, le regard du familier semblant sourire autant que les lèvres du garçon…
Il se renseignerait pour être sûr que Desmond le Blanc allait bien, et laisserait le temps et l'homme de l'art faire leur œuvre…
Prit dans ce moment de complicité, il finit par réaliser que le noble se trouvait toujours à ses côtés, immobile, pensif. Aussitôt, il remit son gant et se redressa, gêné, tandis que le renard s'éloignait un peu, intimidé par la taille de l'adolescent une fois debout, avant de rapidement prendre des attitudes invitant au jeu tandis que l'aventurier reportait son attention sur l'adulte.
- Pardon, je... C'est vraiment incroyable d'voir un animal m'accorder sa confiance! J'vais pas vous déranger très longtemps, mais j'peux rester la nuit?
Cela laisserait au familier le temps de faire ses adieux à l'endroit. De toute façon, la journée était avancée, et Yuka n'était pas pressé, alors autant profiter de savoir pouvoir profiter d'un toit! Mais cette fois, il prendrait bien garde à éviter la veillée, il ne tenait pas à être flippé pour la soirée, même avec la présence de Yume pour apaiser ses nuits. Et tiens, le nom du renard commençait comme le sien... Il ne l'avait pas fait exprès et ne le remarquait que maintenant, mais après tout, c'était plutôt amusant et à propos, non?
Camille sourit en retour, bien sûr, il pourrait rester autant de temps qu'il le souhaitait et le lui dit. Ayant de nouveau bien regardé le garçon, il fut de nouveau pris d'un doute...
- Prenez le temps qu'il vous faudra, vous êtes le bienvenu, si vous voulez bien m'excuser j'ai des courriers à envoyer.
S'éloignant doucement, pensif, il remonta jusqu'au manoir et entra dans son bureau. Prenant une plume, il ouvrit son encrier et entreprit d'envoyer trois missives.
Au supérieur du temple de Lucy, dans le sud, il écrivit pour confirmer son arrivée prochaine, au détective Desmond le Blanc il s'étonna de ne pas avoir de nouvelles, et à son notaire il fit part de ses doutes et demanda une enquête sur Yuka Dirren...
La plume en suspens, il rédigea un autre message qu'il joignit au courrier pour le notaire, à ce même Yuka...
Il lui disait son intention de quitter le domaine et la vie "du siècle" pour partager celle des frères reclus de Lucy, lui racontait la disparition de ses parents et lui faisait part de la rencontre de son cousin et des circonstances dans lesquelles elle s'était faite...
Il termina en s'excusant de lui imposer cette lecture et de n'avoir pas eu le courage d'aborder la question de vive voix...
"Voyez-vous Yuka, j'ai toujours été lâche... Il est possible que cette histoire ne soit pour vous qu'un conte triste, mais si elle éveille des échos en vous et que vous vous vous souveniez d'un garçon blond aussi effrayé que vous ce jour là, je serai heureux d'apprendre que mon cousin est enfin retrouvé"
Il sécha l'encre et roula les parchemins, sonnant son valet il lui donna les trois lettres avec pour mission de les porter lui-même.
Attachant ses cheveux il s'en alla du même pas pensif vers les écuries, Griselda dans sa stalle était au repos, les palefreniers avaient sellé Hurrican sur le dos duquel il sauta plus qu'il ne monta, il avait à faire encore avant la nuit !
- Merci beaucoup!
Pas d'au revoir, il était persuadé de recroiser son hôte plus tard. Il ne réalisa que plus tard qu'il aurait pu ajouter "bonne chance avec vos courriers", mais sans savoir si ça se disait, et surtout prit par la présence de Yume, il n'y avait pas réfléchit. Tant pis!
L'aventurier passa le reste de la journée à s'amuser comme un gosse, insouciant, profitant d'être dans un endroit sûr malgré le nombre de gens inconnus qui s'y trouvait. Voyant Camille partir, il le salua de loin, avant de continuer ses jeux avec le renard, qui semblait très joueur. Ses affaires déjà déposées dans la chambre qu'il occuperait le soir même pour la plupart, la nourriture et le logement étant assurés gratuitement - et ça, même aujourd'hui, il n'allait pas cracher dessus - il pouvait juste se détendre pour une fois, penser à autre chose. On ne lui demanda pas d'aider, il se proposa spontanément pour quelques tâches rapides, mais le reste fut dédié à de l'exploration des lieux accompagné de Yume, qui semblait s'amuser à lui faire découvrir l'endroit, oubliant visiblement parfois que son compère humain ne pouvait pas traverser les murs, lui.
Cela occasionna plusieurs rires, tant animaux qu'humain, dont un particulièrement mémorable qui laissa Yuka plié en deux, pouvant à peine respirer alors qu'il observait Yume poursuivre sa queue et finir par trébucher tant il était concentré à tourner sur lui-même. Le fou rire le laissa au sol plusieurs minutes et il se redressa avec des crampes d'estomac, le visage hilare. Il essaya tant bien que mal d'expliquer à l'esprit placidi qu'il était en train d'essayer de se croquer lui même mais il resta incapable d'articuler plusieurs mots pendant encore plusieurs longues minutes avant d'enfin réussir à se reprendre, ce à quoi Yume réagit en s'approchant pour l'inciter à se relever en tirant sur ses manches.
- Mais! D'jà qu'j'arrive pas à garder d'fringues avec une tête acceptable plus d'quelques jours, n'en rajoute pas!
Le familier jappa en réponse, moqueur, avant de reprendre ses pitreries, tant et si bien que Yuka le suspecta rapidement de l'avoir fait exprès pour l'amuser. Difficile à savoir tant le renard semblait agir avec naturel, alternant les signes d'intelligence et les étourderies basiques. Remarque, l'adolescent n'était pas exactement en reste, il avait tant rit qu'il en avait la tête qui tourne, à le voir marcher on pourrait presque le croire bourré tant son équilibre semblait précaire.
Cela les défoula bien, et le soir, après avoir mangé, Yuka se contenta de quelques discussions ici et là avant d'aller s'endormir comme une masse, Yume au fond du lit, tout ça pour le retrouvé collé à lui à son réveil, après un sommeil réparateur et apaisant.
Il ne tarda pas après cela. Ne trouvant pas Camille, il demanda à Maïa de le saluer de sa part, et après avoir fait un brin de toilette, mangé et rassemblé ses affaires, il prit la route, son nouveau compagnon à ses côtés semblant quitter l'endroit sans regret pour suivre son humain sur les routes.
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