Ce jour-là faisait cependant exception à la règle. D'ailleurs, la patrouille du jour était déjà passée, quelques heures plus tôt, et était, en quelque sorte, à l'origine de sa présence. Enfin, pas que, mais toujours était-il que son assignation du jour dépassait le cadre simple de la surveillance régulière des lieux habituellement menée par les Belluaires. Et la seule raison pour laquelle Enkhisae avait été dépêché sur les lieux plutôt qu'un autre relevait plus de la simple coïncidence qu'autre chose : un autre de ses devoirs de garde l'avait amené à être présent sur ce secteur de la forêt la veille, si bien qu'il ne lui avait fallu qu'une heure de vol à travers les arbres pour se rendre sur les lieux du crime. On lui avait par ailleurs signalé qu'il ne serait pas seul sur l'affaire, mais l'oiseau qui était porteur du message avait décidé de prendre la poudre d'escampette avant même qu'Enkhsiae n'ait eu le temps de lire en entier la totalité du message – et donc, de connaître l'identité de son partenaire. Il ne s'en outrait cependant pas plus que cela, s'étant résigné avec une certaine aisance à devoir essayer de repérer sur les habits de ceux qui l'approcheraient l'insigne de la garde agrémenté du rouge des Tsi'Lys – lui-même arborant le sien à la ceinture, parmi les plaquettes dorées gravées de prières à l'adresse de Lucy.
Quant à la nature du problème qui l'avait mené en ces lieux, elle était aussi ordinaire qu'à prendre au sérieux. Si, en effet, le vol n'était pas un crime qui sortait de l'ordinaire, il demeurait un crime, et il était du devoir de la Garde d'y remédier. En l'occurrence, il semblait qu'un voleur – ou plusieurs, cette donnée était encore incertaine – sévissait depuis plusieurs jours dans les parages, dérobant des biens non seulement aux habitants du Hameau Feuillu, mais aussi dans d'autres villages plus éloignés, aux alentours relativement proches – relativement, puisque les « environs proches » dans un milieu comme la Grande Forêt se faisaient tout de même assez éloignés, puisque l'on ne s'amusait pas à faire pousser des villages comme des champignons tous les kilomètres dans ce genre d'endroit. Les biens dérobés s'avéraient par ailleurs être plutôt des objets magiques que des cristaux ou d'autres bien jugés précieux – même si, quelque part, les objets magiques sont également des objets précieux. Du petit sac sans fond au pupitre flottant, en passant par le cadre magique ayant capturé les meilleurs instants passés avec Mamie Tartopommes, peu de choses en réchappaient, même les plus anodines.
D'ailleurs, la bicoque sur laquelle il rivait son regard appartenait à une des victimes des vols. D'allure ordinaire, nichée dans un arbre également des plus ordinaires, la petite maison en bois servant de demeure à un modeste chasseur n'avait rien de très mirobolant, et était loin de trahir une richesse qui en aurait fait une cible parfaite pour un voleur avide de fortune. De ce qu'il avait pu en apprendre, d'ailleurs, c'était que l'objet du vol de cette demeure n'était nul autre qu'un pauvre Air Coussin dont le vieux chasseur se servait pour les nuits un peu rudes et humides pendant lesquelles son arthrose se réveillait. Mais surtout, le vol avait eu lieu dans la nuit, ce qui faisait de l'endroit un point de départ idéal à une enquête sur le ou les responsables d'un tel vol.
Et alors que son regard allait distraitement dériver sur les branches avoisinant la porte de l'humble demeure du vieux chasseur, celui-ci fut attiré par un éclat. Un éclat métallique, qui ne trompait absolument pas ses instincts. Et, d'un coup d'aile, faisant totalement fi de l'échelle qui aurait pu lui permettre de grimper vers l'entrée de la maison, Enkhisae s'envola pour se jucher sur une branche juste au-dessus de la plate-forme servant de pallier à la demeure du vieux chasseur. Ses prunelles dorées rivées sur l'origine de l'éclat, à savoir une petite bille d'argent, gravés de motifs entrelacés, à peine plus grande que la phalange d'un doigt. Il cligna des yeux, une fois, toujours perché sur sa branche. Il ne lui suffisait que d'un bond leste pour descendre sur la plate-forme pour aller voir cela de plus près.
Mais non. Toute pensée avait déserté son esprit, celui-ci obnubilé par l'éclat de la bille. Et l'envie irrépressible de la contempler, pour un temps indéfini. L'enquête pouvait attendre un peu, non ?
Le lendemain, Java se met donc en route vers le Hameau Feuillu. Bien équipée, bien reposée, prête à donner le meilleur d'elle-même pour cette enquête farfelue. Si ses ordres avaient été relayés correctement, un Tsi'ly bien particulier devrait être sur le terrain également – un jeune hybride prometteur, dont elle avait complètement massacré le nom sur papier... Elle avait demandé à un autre de ses hommes de l'aider à répéter son nom pour pouvoir au moins communiquer correctement.
▬ Kikissé. Non... Ankissé ? Enskiyé !
Bon... Elle avait tout le trajet pour y arriver, au moins. Il faut dire que le « Kikissé » en question l'avait marqué, d'abord par son hybridation inhabituelle pour un garde, mais surtout par son attitude lors des entraînements de la division, qu'elle organisait régulièrement depuis sa promotion. Elle voyait en lui bien plus que ses faiblesses, et espérait pouvoir l'accompagner jusqu'à ce qu'il partage son point de vue. Au pire, elle serait juste une lieutenant pot-de-colle ! C'est pratique, d'avoir de l'autorité.
Quand elle arrive sur place, elle commence par discuter avec quelques locaux pour vérifier leurs informations. Tout semble cohérent, il ne reste plus qu'à trouver une piste pour démarrer l'enquête... Et c'est à moment qu'elle l'aperçoit, perché sur une branche en hauteur, visiblement fasciné par quelque chose.
▬ Enkhisae ?
Du premier coup ! Enfin, techniquement, plutôt le quarante-troisième, mais ne nous attardons pas sur les chiffres. Oui, elle reconnaissait son apparence caractéristique. Elle grimpe le long d'un tronc pour arriver au niveau de la plate-forme où il se trouve, et agite le bras dans sa direction pour attirer son attention.
▬ Hey ! Tu m'entends ? Qu'est-ce que t'as trouvé de beau ?
Ca n'a pas l'air très efficace. Elle arrache un petit bout d'écorce pour le jeter en direction de la tête de son camarade. Et au moment où c'est fait, elle se rend compte qu'il a l'air d'observer quelque chose de bien particulier. Est-ce que c'est... ? Elle plisse les yeux, mais a du mal à distinguer ce qu'elle voit depuis son tronc. Alors elle prend un peu de hauteur, et saute avec agilité pour atterrir sur le palier à ses côtés. Une bille gravée. Elle s'accroupit, et regarde l'objet de près, avec presque autant de fascination qu'Enkhisae.
▬ Pas mal, pas mal... Tu sais ce que c'est ? Si y en a une ici, on devrait en trouver d'autres dans le coin... Tu penses que tu pourrais m'aider à les repérer ?
Son regard brille, presque autant que la petite bille qui les a attiré jusque là. Voilà une enquête qui s'annonce prometteuse !
Un profil sculpté par un entraînement rigoureux. Un visage au teint mat éclairé de deux prunelles céruléennes surmonté d'un chignon brun. Un habit plus pratique que féminin, spécialement taillé pour la pratique d'un style de combat brillant à la fois dans l'agilité et la force. Enkhisae cligna de nouveau des yeux, se grattant distraitement la joue du bout du doigt, l'air de se demander s'il avait, quelque part dans sa contemplation, réussi à franchir la limite entre les rêves et la réalité. Que Java Anggun, sa supérieure directe, Lieutenant des Tsi'Lys se trouve sur place à lui lancer des bouts d'écorce pour enquêter sur des vols au fin fond de la brousse semblait quelque peu improbable, non ? Quoique. Les épaules de l'hybride s'affaissant légèrement pendant un bref instant, s'imposa quelque part dans son esprit la réalisation comme quoi, de toute façon, la Grande Forêt qui relevait de la surveillance des Tsi'Lys répondaient en majeure partie à la définition de 'perdu au fin fond de la brousse'. Réalisation accompagnée d'une autre réalisation, celle que son partenaire d'enquête était bel et bien la Lieutenante d'ores et déjà célèbre localement pour son investiture ayant dégénéré à la bataille d'eau des plus chaotiques – quelque part, Enkhisae regrettait ne pas avoir été au Village Perché ce jour-là.
Maudissant intérieurement le pigeon voyageur qui avait eu la mauvaise idée de partir avec sa missive entre les doigts sans qu'il n'ait eu le temps de lire le nom de son partenaire d'enquête – et par conséquent de s'y préparer psychologiquement – l'hybride s'efforça de reconstituer le fil des pensées qui lui traversaient l'esprit avant que celui-ci ne s'égare dans la contemplation de la perle argentée et de formuler un semblant de réponse à sa supérieure, d'un ton moins assuré qu'il ne l'aurait voulu – avoir été surpris dans cette situation quelque peu embarrassante n'aidait pas.
- Je, euh... Non. Je sais pas ce que c'est. Mais, euh... ça a l'air relativement pas à sa place.
Toussotant en s'efforçant de chasser son embarras, l'hybride sauta au bas de sa branche, se réceptionnant lestement sur les planches de bois, pour venir rapprocher son nez de la bille argentée, rangeant au mieux ses ailes pour qu'elles ne gênent pas Java accroupie devant l'objet. Avant d'en détourner à nouveau le regard, scrutant les alentours, non sans un certain effort de volonté.
- Ca vous dérange si je vous laisse la pren...
Le Belluaire n'acheva pas sa phrase, un autre éclat métallique attirant son regard, plus loin sur la plate-forme. Et comme monté sur ressorts, il se redressa d'un bond et délaissa totalement la première bille pour venir s'accroupir à côté d'une seconde, similaire en tous points. Même taille, mêmes gravures, à peine quelques pas plus loin. Tendant sa main vers la bille pour la toucher du bout du doigt, il se figea lorsque, dans un coin de son champ de vision, il repéra un autre éclat, en contrebas, sur le sol de la forêt, au pied de l'arbre soutenant l'humble bicoque du vieux chasseur. Son instinct d'hybride lui hurlant de se précipiter vers ce nouvel éclat, il s'efforça cependant de ne pas y répondre immédiatement, jetant un regard vers Java.
- Lieutenant... Euh, enfin, si c'est bien vous, lieutenant. Il y en a d'autres. Là. Et en bas. Et...
Il marqua une brève pause. Son regard repérant un autre éclat. Loin de savoir sentir le métal comme le faisaient les Kapitalistes, il n'en demeurait pas moins un... obsédé au regard sélectif. Pour tout ce qui était précieux et qui brillait. S'il s'efforçait en temps normal de réprimer cet aspect de son pouvoir, pour le coup... et bien, pour une fois, il avait la liberté de ne pas avoir à le faire. Pour une fois, cela ne serait peut-être pas délétère. A priori, il n'y avait pas, cette fois-ci, de nobliau pour en être offensé.
- Là, et là, ça continue. Ca s'en va hors du village, je crois... ? Vous pensez qu'on devrait les suivre ? Ou, euh... c'est peut-être trop tiré par les cheveux pour être une vraie piste ?
La piste continuait, en effet. Désigné d'un mouvement du chef par Enkhisae, la piste à la fois discrète mais éclatante s'éloignait vers les fourrés bordant le village. Peut-être ne s'agissait-il là que de poursuivre des chimères, mais... si c'était le cas, c'était des chimères qui avaient su charmer le cœur de l'hybride Kapitaliste.
▬ C'est bien moi. Tu peux m'appeler Java, ça ira plus vite. Et on va faire mieux qu'ça : on va les suivre, et on va les ramasser. C'est bien une piste, et vaut mieux pas la laisser à n'importe qui.
Elle tend sa main libre pour la poser sur l'épaule de son camarade, mais se rappelle juste à temps qu'elle porte ses Poings d'Acier. Ce serait dommage de taillader tout de suite ce pauvre garde, avant même qu'ils aient pu commencer à s'amuser. Elle rattrape son geste avec une espèce de salut maladroit, et pose la main sur le sol de plate-forme, plutôt. Quatre ou cinq clones devraient être assez efficaces... Il lui faudra par contre attendre une minute dans cette position pour pouvoir les placer correctement. Java reprend la parole, décidant d'en profiter pour éclaircir la situation.
▬ J'ai déjà croisé ces billes par le passé. Manque de pot, y avait personne avec nous qui savait aussi bien les repérer que toi. On a bien passé trois jours à écumer les hautes herbes... J'te dis pas la galère. Tout ça pour arriver jusqu'à une bande de voleurs. Qui nous attendait.
Ses clones apparaissent tout autour de la zone qu'Enkhisae semblait désigner. Leur objectif : suivre l'instinct de l'hybride, et signaler les billes.
▬ J'suis pas sûre que ce soit les mêmes types. Ils devraient être m- heu, au cachot. Dans tous les cas, priorité à l'enquête. Prends tout ton temps pour évaluer la zone et me signaler les billes, et dis-moi si t'as besoin d'une pause, d'accord ?
Effectivement, ce qu'elle ne dit pas, c'est que les voleurs en question étaient bien plus que ça. C'était comme une petite famille, mais uniquement composée de gens douteux. Ce qu'elle ne dit pas non plus, c'est que la majorité d'entre eux se battaient assez bien pour cocher toutes les cases d'un rapport pour « légitime défense ». En vérité, aucun d'entre eux n'avait atterri en prison, et l'affaire était considérée comme close jusqu'à présent... Pour autant, Java préférait ne pas faire peur à Enkhisae pour de simples réminiscences, pas avant d'avoir de quoi concrétiser ses doutes. Les objets reportés comme volés avaient une valeur bien dérisoire par rapport à ce que le groupuscule qu'elle avait affronté avait fauché, ou même par rapport aux billes qui lui rappelaient tant de souvenirs. Des admirateurs, des successeurs, une coïncidence ? Les possibilités étaient infinies, et elle comptait bien dénouer cette affaire et rétablir l'ordre au Hameau Feuillu !
Elle se balance de branche en branche pour saisir les premières billes que son compère Tsi'ly a débusqué, et ils arrivent vite à la sortie du village.
▬ Tout va bien se passer !
Difficile de savoir qui elle essaie de rassurer, pour cette fois. Pendant ce temps, les quatre autres Java sont dispersées devant eux, sur leur gauche et leur droite, prêtes à bondir au premier signal d'une bille.
Penchant légèrement la tête sur le côté, Enkhisae laissa les informations données par Java se graver doucement dans sa mémoire, alors que son esprit critique commençait à se réveiller de la torpeur dans laquelle l'obsession déraisonnable l'avait poussé. La curiosité reprenait le pas sur l'envie pure, et les habitudes professionnelles reprenaient leurs droits. Sans réellement le savoir, Java réinstaurait, petit à petit, un semblant de calme et de raison dans l'esprit de son interlocuteur. Lequel passa distraitement deux doigts sur son menton, avant d'arquer de nouveau les sourcils en avisant les clones apparaissant dans les limites de son champ de vision. Ah. Oui, c'est vrai. Le détail lui avait déjà été mentionné par un collègue belluaire, mais le savoir et le voir en action étaient deux choses différentes. Et il était quelque peu déstabilisant de se retrouver soudainement en la présence de cinq fois la même personne.
Pour autant, il ne questionna pas bien plus sa sobriété, avant de recommencer à suivre la piste des billes, le Kapitaliste en lui ne pouvant réellement tenir en place devant tant de petites choses brillantes à suivre et à récolter, ses pas et ceux de Java les menant bien assez vite à la sortie du village. Et si sa supérieure semblait en toute aisance voltiger de branches en branches, s'y balançant avec un naturel qui faisait douter de sa récente affectation forestière, lui-même ne rechignait pas à se servir de ses ailes pour se déplacer avec autant d'aplomb. Retrouvant les quatre autres Java dispersées dans les fourrés.
Son regard doré parcourut lentement les environs, mais malgré le calme retrouvé, il ne put s'empêcher de tressaillir légèrement lorsqu'un nouvel éclat argenté attrapa son regard, à quelques pas d'un des clones de Java, dissimulé sous un buisson aux fleurs bleutées. Inspirant profondément, il s'efforça, simplement, de pointer du doigt la bille, tout en faisant tourner entre les doigts de son autre main celle qui se trouvait d'ores et déjà en sa possession.
- Excusez la question, Java, mais... Ils sont vraiment vivants, les types auxquels vous avez eu affaire par le passé ? C'est pas vraiment un reproche, c'est juste que j'ai cru entendre un lapsus. Mais j'ai peut-être imaginé la chose.
Il avait trop fréquenté la population hétéroclite de la capitale pour ne pas s'arrêter sur un tel détail. Après tout, cela ne faisait pas si longtemps que son assignation avait changé, et au sein de la capitale, où les nobles côtoyaient les plus grands voleurs, le moindre mot ou la simple intonation différente pouvait parfois cacher bien des choses. Et si Enkhisae était loin de posséder la perspicacité d'un Espion en la matière, il lui arrivait de temps à autre d'arriver à connecter quelques neurones supplémentaires pour faire l'effort – ou la prouesse – d'une telle perception.
- D'ailleurs, elles leur servaient à quoi, ces billes, à l'époque ? Même si on est pas sûrs que ce soit les mêmes personnes, ça peut peut-être nous donner une idée sur le pourquoi du comment. Parce que ça reste quand même étrange de laisser une telle piste derrière soi, non ? Sauf si il y a d'autres raisons derrière. Que les billes servent à quelque chose. Ou que quelqu'un tient à ce que la piste soit remontée.
Et en parlant de remonter une piste, plus loin encore, à la limite de ce qui est discernable du commun des mortels au sein d'une forêt aussi dense, le regard influencé de l'hybride s'était d'ores et déjà posé sur une bille supplémentaire, à l'ombre d'un rocher surplombant un petit ruisseau. Faisant signe à l'un des clones de Java pour le lui signaler, il continua à laisser son regard se promener sur les environs, tout en s'efforçant de suivre le fil logique de ses pensées afin de ne pas se perdre à nouveau dans une observation béate des petites billes précieuses.
- Ils volaient aussi toutes sortes d'objets magiques ? Même les plus anodins ?
Il toussota cependant, réalisant l'avalanche soudaine de questions sous laquelle il menaçait d'ensevelir sa supérieure hiérarchique. Niveau premières impressions, on pouvait définitivement mieux faire.
- Enfin, hrm... désolé. Si je vous embête avec toutes mes questions. Si vous préférez, je pourrais aller lire le rapport qui a dû être fait à l'époque plus tard. Juste, hm... c'est bien la première fois que j'ai affaire à ce genre de situation.
La désignation était relativement vague, assez pour que cela puisse concerner le vol, le modus operandi bien spécifique, la cible des larcins, ou bien d'autres choses encore, mais quelque part, ce qui occupait les pensées de l'hybride à cet instant, en l'occurrence, s'avérait bel et bien être le caractère utile de son obsession. Que c'était étrange de mettre soudainement à profit son instabilité même pour le bien commun.
Elle finit par jeter un regard en coin à Enkhisae. Bon... Il va bien falloir lui dire, hein ? Après tout, sa perspicacité est un atout. Pas quelque chose à condamner.
▬ Tutoies-moi. Pas besoin de faire des manières.
Alors, oui, c'était aussi quelque chose qu'elle voulait lui dire, mais pas vraiment le plus important. Fichue mauvaise habitude de détourner les conversations... Elle inspire un grand coup.
▬ T'as l'oreille aussi fine que le regard. Ils sont pas en prison.
Bon, c'est une façon comme une autre de dire ça. Elle parle tout en continuant d'avancer.
▬ J'aurais beaucoup plus de réponses pour toi, sinon. Ils voulaient pas parler, ni se laisser arrêter. Tu sais, ce genre de gens qui te disent « plutôt crever » et qui l'pensent, si t'en as déjà croisé. Ils comptaient pas nous laisser repartir vivants non plus, donc... Ben... On a fait c'qu'il fallait faire.
C'est un peu plus facile, de raconter des choses comme ça, quand on ne regarde pas son interlocuteur. Alors elle continue de diriger ses clones.
▬ Ils volaient des objets assez puissants, en majorité dangereux. Enfin, dangereux entre de mauvaises mains. Et ils avaient l'air de trouver ça bien drôle que ce soient des gardes qui aient remonté leur piste. Ca, c'est les faits.
Java s'interrompt. Elle a un petit creux, et c'est toujours plus facile de parler de ces choses là en ayant quelque chose à grignoter. Heureusement, Xylia lui avait offert un petit en-cas avant qu'elle se mette en route. Elle ouvre son sac et en sort un muffin empaqueté avec un petit mot, dans lequel elle mord à pleines dents... Pour finalement se rendre compte que dans le muffin se trouve un cornichon, et visiblement, une bonne dose de piment. Le petit mot : « C'est pour la dernière fois ». Ah, oui. La fois où Java l'avait engueulée. Elle secoue la tête et engloutit le reste du muffin en ronchonnant. C'est peut-être dégueulasse, mais ça reste de la nourriture. Et au moins, ça l'aura assez réveillée pour être tirée de sa mélancolie. Quelque part, on peut le dire : merci Xylia !
▬ Le reste, c'est un jeu de devinettes. Les billes pourraient leur servir à marquer leur itinéraire, comme les miettes de pain dans le conte pour gamins, là... Ou à guider quelqu'un jusqu'à eux. Un aventurier curieux à dépouiller, un acheteur... J'suis pas vraiment sûre, mais je préfère qu'on les prenne quand même.
Son regard revient enfin à Enkhisae. Ils sont maintenant dans les fourrés, et le soleil perce à peine à travers les branches. Peu importe la dure réalité, elle tenait à le rassurer.
▬ Peu importe ce qui nous attend au bout du chemin, on est là pour identifier les voleurs. On s'battra pas tant qu'on aura le choix. J'préfère faire passer ta sécurité en premier, ce serait bien con de perdre un élément comme toi.
Détachant son regard de la bille, dont l'éclat devenait soudainement un peu moins attrayant, il surprit Java dans une drôle de grimace : alors qu'elle venait de sortir de son sac un gâteau sur le coup de la faim et croquer dedans, celui-ci recelait visiblement d'une surprise inattendue. Laquelle, difficile à dire, mais l'hybride dut se retenir de tout son être de ne pas poser la moindre question à ce sujet. Même si la lieutenante l'avait invité à la tutoyer, il y avait quand même des limites de familiarité à ne pas franchir, non ? Même si l'envie ne manquait pas.
Son regard se détourna cependant une fois le muffin disparu des doigts mats de la jeune femme, la main de l'hybride passant entre ses mèches brunes aux reflets émeraude, un soupçon d'embarras autant dans ses gestes que dans son regard doré.
- Oh, hm, vous savez... Enfin, hrm, tu sais, c'est surtout pour toi que ça ferait tâche si jamais tu disparaissais ou que tu prenais un très mauvais coup sur une enquête comme ça. Les gens qui savent regarder des trucs qui brillent, ça se remplace.
En profitant pour se remettre à la tâche, il laissa à nouveau son regard courir sur les environs, jusqu'à se figer, fronçant les sourcils, et scruter un peu plus attentivement les buissons, les arbres autour de lui. S'approchant du renfoncement au sein de l'écorce d'un arbre, il y glissa les doigts, pour n'extirper de la petite alcôve naturelle qu'un petit peu de poussière.
- C'est, euh... On est pas déjà passés par là... ?
Le sol portait en effet les traces de leur passage, aussi subtiles soient-elles. L'herbe foulée par leurs bottes, les feuilles légèrement écartées par leur passage, ainsi que des clones de Java. Les billes absentes. Et aucune visible dans les environs, comme si la piste s'était achevée... sur cette étrange boucle. Au milieu de trois arbres et deux buissons, nulle part. Littéralement nulle part. Une ombre passa dans les limites de son champ de vision, et il se retourna brusquement. Java et ses clones avaient dû le percevoir également. Tout comme elles avaient certainement dû percevoir l'anomalie de la situation. Et le plus probable était... qu'une magie était à l'oeuvre.
- C'est une blague... grommela l'hybride. Quoique. L'humour, le véritable, a au moins le mérite de faire sourire et rire tous ceux qu'il vise et concerne, dans le but à la fois humble et noble d'amener un peu de légèreté dans nos vies trop sérieuses et mornes. Parce que ce serait bien morne de passer sa vie sans rire, un rire qui est apporté par l'humour, et donc qui donne de la bonne humeur. Et on mourrait tristes, gris et aigris, sans même pouvoir rire de quoi que ce soit et sortir un peu du sérieux de notre vie de tous les jours. On pleurerait, encore et encore, alors que la seule vanne humoristique ou le seul jeu de mot un peu drôle aurait pu nous sortir de cette vie triste. Et puis, franchement, l'humour, ça permet de faire tout passer, même les choses les plus invraisemblables. Même la nomination d'un nouveau lieutenant, l'humour a permis de bien mieux faire vivre ça. Qui se souviendrait de l'investiture du Lieutenant Java sans la bataille d'eau qui l'a accompagnée ? Et pourtant, c'était bien plus de l'humour que du sérieux. Et donc... et donc je sais pas, je me suis perdu. Mais rigoler et plaisanter, c'est bien.
Et alors qu'il déblatérait cette avalanche aussi incessante qu'invraisemblable, il jetait régulièrement de discrets coups d'oeil à Java. L'ombre s'était arrêtée, derrière un arbre, au cours de la tirade, peut-être sous le coup de la surprise ou de l'incertitude. Dont Java pourrait peut-être bénéficier. Aussi orthodoxe soit cette méthode pour semer le trouble dans l'esprit d'une éventuelle menace.
Ou du responsable qui avait tissé la magie dans laquelle ils étaient pour l'instant pris au piège.
Elle sent le talisman d'indépendance se réchauffer contre sa poitrine, et baisse les yeux pour regarder ses mains. Par-dessus les bandages, la bague dans laquelle elle a fait incruster le sceau magique qu'on lui a offert luit doucement. Et elle aimerait bien en faire part à Enkhisae, mais il s'arrête plus de parler. De quoi, en plus ? De l'humour ? Elle le fixe, perplexe, en attendant qu'il finisse. Il parle vite quand il veut. Sa voix monte légèrement sur la fin de ses phrases. Il a bientôt fini ? Ah, oui, la bataille d'eau lors de sa fameuse annonce... Bah, quelque part, c'était thématique. Elle s'était toujours sentie en phase avec cet élément.
Ah, c'est bon.
▬ Alors, hum... Oui. C'est sympa de rigoler. Mais j'dirais que c'est pas le moment. Y a mes détecteurs de magie qui s'excitent, et t'as bien de la chance, parce que sinon j't'aurais remonté les bretelles comme il faut. T'es pas remplaçable, tête de nœud. Pas plus que moi, ou n'importe quel belluaire. Pigé ?
Effectivement, il avait de la chance, puisqu'il n'avait eu droit qu'à la version courte de l'engueulade qu'elle aurait aimé lui faire subir. Elle ponctue sa remarque en s'approchant pour lui donner une petite tape sur l'épaule, et accessoirement lui mettre sous les yeux son sceau magique. D'une voix bien plus basse, elle s'adresse de nouveau à Enkhisae, de manière à ce qu'il soit le seul à l'entendre.
▬ Mets-toi en position de défense. On a d'la compa-
▬ TROUVÉ !
Un petit râle accompagne le cri victorieux de la clone qui vient de sauter sur sa proie pour le coincer dans une prise de lutte. Java réalise alors qu'elle était la dernière du casting à comprendre ce qui était en train de se passer, et que son camarade essayait de leur faire gagner du temps plutôt qu'en perdre. Elle perd vite son air perdu, et le remplace par une façade confiante : après tout, les victoires des clones lui reviennent !
▬ Haha, oui, tout se passe comme prévu ! Allons donc voir qui qu'est v'nu nous embêter !
Bah voyons. Java s'approche du clone victorieux, et toutes les autres Java les encerclent, à la fois curieuses de voir la suite des événements et frustrées d'être ralenties dans leur recherche. Elle s'accroupit devant le bonhomme, un type qui a l'air d'avoir la vingtaine, et bien décidé à ne pas lâcher un mot.
▬ Identité ?
Silence.
▬ Pouvoir ?
Toujours rien.
▬ Tu préfères qu'on te ramène à la caserne pour t'cuisiner ?
▬ Je sais qui t'es, et c'est pas avec toi que j'parlerai !
Un frisson remonte le long de sa nuque. Si Enkhisae n'était pas là, elle se permettrait un autre type de réaction. Mais ça, c'était la Java d'avant. Celle de maintenant, sous le regard attentif et le jugement de ses clones, devait faire des efforts pour être différente. Pour montrer qu'elle avait évolué. Elle se redresse, et le regard mauvais, prend la parole une dernière fois.
▬ Enkhisae ? A ton tour.
Une part d'elle espérait que l'inconnu ne veuille pas parler plus, pour avoir une raison de lui mettre une bonne raclée. Mais ce n'était que les échos de l'ancienne Java. La nouvelle, elle, préférait laisser à son camarade Tsi'ly une chance de faire ses preuves. Quand bien même il n'y arriverait pas, elle lui en trouverait une autre. Et une autre, et encore d'autres, et toujours d'autres. Jusqu'à ce qu'il trouve sa place parmi les gardes de la forêt. Il le méritait.
Qui s'avérait être un poisson plutôt silencieux. Quoiqu'un poil irrespectueux, mais quelque part, il avait des circonstances atténuantes. Se grattant le sommet du crâne d'une main, le jeune hybride s'accroupit devant l'homme maintenu au sol par le clone de Java – ou était-ce l'original ? - et planta son regard ambré dans celui du suspect.
- Et moi, tu ne sais pas qui je suis, tu ne veux pas me parler ?
Le silence, à nouveau. Accompagné d'un regard de dédain. Enkhisae réprima un soupir. Il se doutait que cela ne serait pas aussi facile. Mais sûrement devait-il y avoir un moyen de faire parler quelqu'un fortement soupçonné d'avoir participé au vol d'un air coussin, d'un pupitre flottant, d'une paire de lunettes de jour, d'un dumctopus de bain et d'un peigne magique, non ?
- Le problème, c'est que si tu ne parles pas, il risque d'y avoir méprise, tu sais ?
Ses doigts vinrent distraitement jouer avec ses mèches aux reflets émeraude, entortillant quelques-unes de ces dernières autour de son inde, son regard rivé dans celui de son interlocuteur silencieux, dont les sourcils venaient, presque imperceptiblement, de se froncer.
- C'est que la chef et moi, on cherche un type dangereux. Tu sais, pas le genre de type à voler les chaussettes de ma grand-mère ou à faire chanter le marchand riche du coin. Mais plutôt un type qui est mêlé à des affaires louches de meurtres et d'assassinat, voire même de contrebande. Qui fait ça depuis des années, sur lequel on a jamais réussi à mettre la main et pour lequel...
Il se pencha un peu plus en avant, comme sur le point de confier un secret à son interlocuteur et baissa la voix.
- ...on réserve sans doute l'exil au-delà de la frontière.
Se redressant, il jeta un œil à Java, semblant se désintéresser un instant de l'homme interrogé, en apparence seulement, cependant. Le bruit de la déglutition difficile de l'homme n'étant pas tombée dans l'oreille d'un sourd. L'instant bref de silence passé, il posa à nouveau son regard sur le captif, affichant un air grave.
- Au vu de vos actions suspectes et de votre refus de parler, je crains que nous ayons à vous considérer comme complice de l'homme que nous recherchons. Et je dois malheureusement vous informer que vous encourez les mêmes sanctions.
Il bluffait, bien entendu. Pour autant, le visage de l'homme sembla se décomposer, alors qu'Enkhisae pouvait aisément deviner dans son regard s'esquisser l'idée menaçante de l'exil. Une forme plus ou moins déguisée de mise à mort, dans des conditions, qui, selon certains, étaient encore moins clémente que la hache et le billot d'un bourreau. Mais il n'était pas de son ressort de juger des moyens de la justice. Il n'était là que pour les mettre en œuvre.
- Tu... t'es pas sérieux, hein ? On a juste volé deux trois trucs, on a tué personne, on a rien fait qui mérite l'exil !
Les sourcils d'Enkhisae s'arquèrent, feignant la surprise. Dans son regard étincelant plutôt l'éclat de l'intérêt et de la curiosité. Son poisson venait de mordre à l'hameçon, alors autant en profiter.
- Oh ? Dis m'en plus. Rien me prouve que tu mens pour éviter...
L'hybride compléta sa phrase par un mime de ses deux doigts, de deux jambes qui s'éloignent, plutôt équivoque.
- C'est la vérité ! On fait que voler des petites choses magiques pour les revendre un peu ailleurs, mais jamais rien qui ne nous attirerait trop d'ennuis !
L'hybride plissa les yeux, l'homme se ratatinant sous son regard sévère. Rassemblant toute sa volonté en son for intérieur pour venir glisser ses doigts dans sa poche et en ressortir l'une des billes en argent gravées que lui et Java avaient ramassées jusque-là. S'efforçant de ne pas la regarder. De ne pas se perdre de nouveau dans la contemplation de celle-ci. Ce n'était pas le moment.
- J'ai besoin d'une preuve. Et aussi que tu m'expliques ça.
Nouvelle déglutition difficile, suivie d'une goutte de sueur perlant sur le front de l'homme.
- C'est... c'est pas moi, ça. C''est un type, un nouveau type qui nous a rejoint récemment, qui nous a dit que faire une piste comme ça nous ramènerait des trucs intéressants. Tu parles d'un truc intéressant...
Le regard de l'hybride se détacha de l'homme, dérivant peu à peu vers la bille. Pour s'y poser. S'y river, avec passion.
- Donc.. ça mène à tes potes ?
Pas de réponse. L'homme s'était renfrogné, comme réticent à en dire plus. Mais Enkhisae ne le regardait plus. Son regard captivé par la bille. Sur laquelle il referma, finalement, lentement les doigts. La soustrayant à son regard, fermant également les yeux le temps de glisser l'objet dans sa poche et laisser échapper un soupir. Avant de lever un regard interrogateur vers Java. La piste pouvait continuer. Dans bien des directions.
Elle pose sa main sur l'épaule de son camarade, et lui adresse un hochement de tête en signe d'approbation. Le lieutenant a décidé de la suite des événements, et elle sait déjà qu'il sera couverts de compliments en temps et en heure. D'abord, les choses importantes. Elle s'abaisse près du bonhomme et le clone qui le tient en grippe la laisse accéder à ses poignets pour les menotter sèchement. Plus de magie qui fait tourner en rond.
▬ Complicité à un délit, entrave à une enquête, vol... J't'embarque au Hameau Feuillu, et un collègue s'occupera de t'escorter à la caserne.
Sans rajouter un mot devant lui, elle le saisit par le bras et le tire vers elle pour le relever, avant de commencer à avancer. Il grogne, mais semble déterminé à ne pas en rajouter. Un signe de loyauté qui ne passe pas inaperçu.
▬ J'te laisse avec les autres Java, d'accord ? Elles ont déjà leur but à accomplir, donc c'est moi qui doit m'occuper de ça. Je vous rejoins quand j'ai fini. Si elles disparaissent avant que je revienne, attends-moi et fais le hibou. Allez, à toute !
Elle se retourne, et tire sur les menottes pour chuchoter quelque chose à l'oreille du bandit de bas-étage qu'il sera le seul à entendre. Vu sa tête, c'est suffisant pour le motiver, puisqu'au lieu de traîner la patte pour la retarder, il se met d'un coup à trottiner à ses côtés.
Et maintenant, les quatres clones de Java reportent leur attention sur la même chose : leur objectif, remonter la piste. Il y en a une qui passe son bras autour des épaules d'Enkhisae, une autre qui se penche pour examiner la bille qu'il observait plus tôt, et deux autres qui annoncent qu'elles vont quadriller le périmètre. Les deux Java qui restent ne se privent pas d'éloges pour l'efficacité de l'hybride.
▬ Eh ben ça, tu lui as dit les choses comme il fallait mon vieux ! T'as vu sa tête ? C'était du beau jeu, pour sûr !
▬ T'as même sorti la carte de l'exil ! Et il y a cru, le con ! Vraiment, sacré talent.
▬ Java elle a rien dit parce qu'elle voulait que ça reste entre nous, j'pense. Mais, bon, « nous », c'est aussi nous, les doublons, hahaha !
Bien sûr, c'est la totale : petits coups de coude dans les côtes, ébouriffage de cheveux, le rire qui part un peu dans les aigus... Elles finissent par reprendre leur sérieux. Les éloges, c'est bien, mais l'action, c'est mieux, quand même.
▬ Je reste avec lui, et tu pars un peu en avant ?
▬ Yep. A toi de faire marcher tes beaux yeux, Enkhi ! Et dis-nous si tu veux un changement de formation, hein.
Même entièrement fonctionnels, les clones de Java restent qu'ils sont : une porte grande ouverte sur son ressenti. Heureusement, pour cette fois, cela n'avait servi qu'à exprimer sa camaraderie.
Se grattant la joue du bout de l'index, détournant le regard, légèrement embarrassé par l'avalanche de compliments et démonstrations de camaraderie qui s'ensuivirent, le jeune homme émis un léger raclement de gorge, ses doigts se refermant sur la bille que l'un des clones était en train d'observer, s'astreignant à ne pas l'imiter au risque de perdre de nouveau dix minutes à contempler l'éclat brillant de la petite bille gravée.
- Quatorze ans de Capitale, rien de bien impressionnant, toussota-t-il. D'autres seraient arrivés à tout lui faire cracher et même à lui extorquer son caleçon s'ils le voulaient.
Cela avait certes l'air exagéré, mais ce n'était pas si loin de la vérité. Pour dénouer les sacs de nœuds que pouvaient être les intrigues de la Capitale, certains gardes se devaient de déployer des trésors d'ingéniosité pour parvenir à débusquer les criminels qui frayaient tant avec la noblesse qu'avec les plus pauvres hères de la ville. En comparaison, la communauté réduite du Village Perché paraissait bien plus simple aux yeux de l'hybride récemment muté, mais peut-être se trompait-il, au vu du peu de temps qu'il avait passé au sein de la Grande Forêt. Mais même dans l'éventualité où il revenait sur cette pensée, il s'était surpris à bien mieux apprécier les contrées reculées du Royaume plutôt que sa Capitale. Au sein de laquelle, d'ailleurs, il avait également appris à raconter de sérieux bobards afin d'éviter les ennuis liés à son hybridation. Mais cela, il ne s'en vanterait pas auprès de qui que ce soit, et encore moins auprès de sa supérieure hiérarchique directe.
Laissant les clones de Java reprendre leur sérieux – et reprenant le sien au passage – Enkhisae fit glisser la bille dans sa poche, son regard parcourant les environs, ses ailes remuant machinalement dans son dos, feignant de ne pas avoir entendu l'énième compliment du clone de Java – rares étaient les compliments qui venaient sur ses yeux avides d'éclat précieux. Reprenant la traque, Enkhisae s'employa de nouveau à scruter les hautes herbes, les branches basses, les bosquets de fougères et tout ce qui pouvait servir à dissimuler les fameuses billes en argent gravé.
Il ne tarda pas à retrouver l'une des billes, à peine dissimulée au pied d'un arbre massif, entre les racines de celui-ci, à présent que la magie de l'homme appréhendé plus tôt avait disparu. Faisant signe aux clones de Java, il récupéra l'objet, s'enfonçant toujours plus dans les bois, hors des sentiers battus que les deux gardes avaient quitté depuis bien longtemps. Et ce fut l'odeur fine du bois que l'on brûle alliée au doux crépitement d'un feu de camp qui firent s'arrêter l'hybride dans sa lancée, ses pas le menant, lui et les clones de Java, vers une clairière au sein de laquelle semblait avoir été établi un petit campement. Les clones de la Lieutenant ne tardant pas à se disperser sur indication d'Enkhisae pour examiner attentivement la zone, en vue notamment de dénicher d'éventuels bandits en embuscade.
Le plus silencieusement possible, l'hybride, quant à lui, vint se hisser dans un arbre en lisière de clairière, les ailes repliées, afin d'examiner plus attentivement la scène. Un feu de camp, entretenu, avec quelques bouts de bois qui n'étaient pas encore noircis, témoignait de l'activité qui devait régner en ces lieux de manière assez récente. Autour du feu étaient disposées des peaux et des couvertures, au nombre de cinq, traces des individus qui avaient manifestement passé la nuit sur les lieux. A proximité de celles-ci se trouvaient une petite pile de bois sec, plusieurs sacs en toile, certains semblant contenir des denrées alimentaires, d'autres vides et une outre de vin laissée ouverte. En revanche, pas de traces des cinq individus, ni de leurs armes. Niché sur son arbre, l'hybride continua à scruter le camp, cherchant à repérer des traces de pas de son perchoir, jusqu'à ce que son regard vienne se river sur une bille en argent se trouvant à proximité de l'outre de vin ouverte.
Tous les muscles de son corps se tendirent, prêt à bondir en avant, mais il demeura immobile, employant toute sa volonté à ne pas se précipiter imprudemment seul au milieu de ce qui aurait très bien pu être un piège.
Seul.
La pensée eu le mérite de calmer légèrement ses ardeurs de Kapitalist, amenant une question dans son esprit : où étaient les clones de Java ? Se concentrant sur les bruits environnants, il tenta de déceler un son, un bruissement, qui aurait trahi la présence des clones. Peut-être l'imitaient-ils, s'étant dissimulées pour surveiller les alentours ? Une sensation de malaise commençant à s'installer en lui, l'hybride parcourut de nouveau les environs du regard, sans y trouver âme qui vive. Seule persistait la présence de cette bille argentée vers laquelle son regard était attiré, et dont la présence taraudait son esprit comme un trait de feu le brûlant à vif.
- Hou-hou ? laissa-t-il échapper, dans l'incertitude totale.
Un bruissement de feuilles non loin lui répondit. Peut-être une bonne, ou une mauvaise chose.
▬ Tiens, t'en auras encore besoin, j'imagine ?
▬ On verra. Pour l'instant, on enquête par là-bas avec le garde Yëtre, et on verra ce que ça donnera. Fais passer le mot, je tirerai une flèche messagère si on a b'soin d'aide. Allez, j'y r'tourne !
▬ Oui chef !
Java se retourne et court pour prendre de l'élan, et sauter sur une branche. Son instinct lui dit qu'elle ferait mieux de rejoindre Enkhisae par les airs, et elle ne perd pas une seconde pour revenir sur ses pas. Grimpant et sautant d'arbre en arbre comme un singe, elle fait attention à ne pas casser les branches qui lui servent d'appui pour ne pas trahir sa présence, ni à faire trop de bruit.
Alors qu'elle a fait un tiers du trajet, les souvenirs de ses clones lui reviennent. Elle sourit, attendrie de revivre par procuration la réaction timide de son camarade à « ses » compliments. Puis elle se concentre à nouveau pour retenir la direction dans laquelle ils se sont dirigés après son départ. La nouvelle bille. Le camp vide, mais pas encore abandonné. Un mauvais pressentiment avant la fin d'une existence. Java décide de prendre un raccourci.
Plus elle s'approche, moins elle fait de bruit. Les seules choses qui pourraient la trahir seraient les mouvements de son ombre qui fend celles des feuillages qu'elle traverse, et les quelques grincements de bois caractéristiques qui accompagnent ses atterrissages. Heureusement, ce n'est pas assez pour camoufler le « Hou-hou ? » timide qui l'appelle. Redoublant de prudence, Java se dirige vers la source du signal... juste à temps pour voir un homme armé de deux hachettes se faufiler dans les fourrés vers une jolie tête aux cheveux bleutés.
Elle considère ses options rapidement, puis décide d'armer son arbalète avec un carreau explosif. Maintenant, tout est une question de timing... Au moment où l'homme armé soulève les armes pour attaquer furtivement, elle tire en direction du camp. Le carreau touche le sol dans une petite explosion qui brûle une touffe d'herbes hautes innocentes, assez bruyante pour détourner son attention. Et potentiellement celles d'autres individus dans la zone qu'elle n'aurait pas repéré, mais surtout : celle d'Enkhisae, qui devrait avoir le temps de se mettre en posture défensive maintenant.
Java descend doucement de son arbre sur la face opposée, en gardant espoir que la trajectoire de son projectile n'ait pas trahi sa position. Elle a juste le temps de s'approcher assez de son subordonné pour intervenir en cas de problème, avant de se rendre compte qu'elle est suivie.
Que faire ? Le protocole demanderait qu'ils se replient immédiatement, quitte à perdre la trace du prochain camp de leurs attaquants, pour mieux lancer l'assaut plus tard. Mais en auront-ils seulement le temps ?
Tout s'était passé bien trop vite pour que l'hybride ne comprenne l'entièreté de la situation, mais la précipitation des événements avait au moins eu le mérite de faire disparaître de son esprit l'obsession pour la bille argentée reposant au sein du camp pour la remplacer par la tension du combat, la nervosité de la bataille. Et alors que son propre fer de lance venait mordre à son tour le flanc de son agresseur d'un mouvement rapide d'estoc, il perçut de son regard doré le mouvement d'une silhouette familière, au teint hâlé, qui venait de descendre d'un arbre. La présence de la lieutenant des Tsi'Lys venant compléter le puzzle dans son esprit pour l'assembler en un enchaînement parfaitement logique des événements qui venaient de se produire.
S'il remerciait intérieurement sa supérieure hiérarchique pour son intervention providentielle qui lui avait permis de garder la tête sur les épaules – au sens littéral du terme – il demeura silencieux, ses mains se crispant un peu plus sur la hampe de son arme lorsqu'il avisa bien assez tôt les mouvements dans les fourrés proches de Java, trahissant la présence d'au moins un ennemi supplémentaire. Et il ne put s'empêcher d'un coup d'oeil rapide de dénoter également l'aspect un peu débraillé du malfrat qui lui faisait encore face, comme si il avait été tiré du lit un peu trop vite et qu'il n'avait pas eu le temps de ceinturer correctement ses chausses.
Cinq.
Le chiffre lui revint rapidement en tête, alors qu'il reculait sous l'assaut soudain du malfrat qui lui faisait face, qui s'était mis en tête de se servir de ses deux hachettes pour le transformer à l'état de hachis. La situation était loin d'être à l'avantage des deux Belluaires, si le nombre d'assaillants correspondait bel et bien à celui des couchettes encore disposées dans la clairières, quoique dans un état un peu plus explosé à présent. Il ignorait toutefois comment les clones de Java pouvaient entrer dans le calcul, et surtout, s'il était possible de fuir dans de telles conditions. Sans compter que la nature de l'affaire qui les avait amenés ici demeurait encore quelque peu obscure, et que dans l'absolu, obtenir quelques éléments supplémentaires afin de pouvoir lancer une future traque serait les bienvenus. Si possible.
Cette dernière pensée résonna amèrement dans son esprit lorsque le manche d'une hachette vint percuter son flanc, sans y laisser bien plus grave d'une contusion qui s'ornerait probablement d'un joli bleu sous ses vêtements d'ici quelques heures. Plongeant à ras du sol d'un mouvement vif, il vint, de sa main libre, tirer de sa botte l'une des dagues qui y étaient dissimulées, pour la lancer plus loin, droit vers le second malfrat qui avait suivi Java, et qui menaçait de la décapiter d'une épée à la lame récemment affûtée. Nul doute que la lieutenant s'était d'ores et déjà préparée à accueillir à sa façon l'homme, mais Enkhisae espérait que la lame qu'il venait de lancer, et qui alla se perdre en tournoyant entre les arbres, déviée par un coup de lame, permettrait d'offrir une ouverture à Java pour qu'elle puisse prendre l'avantage sur son adversaire.
Et lui-même, se redressant, vint enfoncer son genou dans le plexus solaire de son propre adversaire, le faisant reculer de plusieurs pas en titubant. Profitant de l'instant de répit, l'hybride se rapprocha davantage de Java.
- Java ? Que fait-on ?
Une simple question, d'un ton qui avait laissé derrière lui l'hésitation du nouveau subordonné incertain pour laisser la place au soldat de formation qu'il était. Plissant les yeux, il jeta un regard vers les hauteurs, à l'instant où un carreau d'arbalète vint de ficher à quelques pas de son pied, ayant raté sa cible. Laissant la vague certitude à Enkhisae que ce troisième adversaire devait au moins prendre le temps de recharger de son arbalète, ce qui offrait de précieux instants aux deux gardes.
Si la fuite était de mise, Enkhisae pouvait même envisager la voie des cieux. Mais il préférait attendre les prérogatives de Java, qui demeurait sa supérieure hiérarchique, quand bien même il avait d'ores et déjà envisagé plusieurs des possibilités qui s'offraient à eux, connaissant toutefois assez mal les capacités du lieutenant des Tsi'Lys pour vraiment pouvoir prédire ce qui restait dans le domaine du raisonnable.
Son visage se referme dans une expression sérieuse, et elle lui fait calmement part de ses ordres, accroupie... la main sur le sol.
▬ On se replie. Retourne à la caserne et fais analyser tes trouvailles. Ne m'attends pas.
Sa phrase finie, la vraie Java part en courant vers le camp. Un clone prend sa place et se met en position d'attaque.
▬ Je m'assure que personne te suit. Fonce.
De son côté, la Java créatrice fonce à toute allure. Sa manœuvre lui a peut-être fait gagner une minute ou deux, mais elle peut toujours se faire repérer à tout moment. En même temps qu'elle court, elle fouille dans sa sacoche pour sortir le dossier qu'on lui a donné sur les vols du Hameau Feuillu, afin d'en sortir la carte qui y était attachée... elle a à peine le temps d'attraper le papier désiré qu'elle voit une énorme silhouette apparaître derrière un vieux cèdre. Une grande dame avec une grosse épée qui fait des étincelles.
Elle commence à dire un truc, mais Java n'écoute pas et profite de son élan pour se jeter sur la droite. La dame s'élance après elle, et la garde est obligée de redoubler de prudence dans ses acrobaties pour ne pas se prendre un coup d'épée-magique-qui-fait-la-taille-de-sa-cuisse. Après deux galipettes et une esquive latérale, elle arrive enfin au campement, et heureusement pour elle, personne ne l'y attend. Même si ça ne devrait pas tarder, et qu'elle a toujours une femme bien armée dans son dos.
Tout va se jouer au détail, et elle a intérêt à pas se rater. Java prend appui sur le sol pour donner un coup de pied en l'air et forcer l'ennemie à esquiver sur sa droite. Ce faisant, elle pose la carte à plat sur le sol. Pour cacher la première étape de son plan, elle se redresse et enchaîne avec un uppercut – qui s'avère bien moins efficace que prévu. Difficile de savoir si elle a plus mal aux phalanges qu'elle a fait mal à la mâchoire solide de l'épéiste. Cette dernière ricane et la repousse du plat de son épée, et balance une réplique cliché de bandit satisfait. Ou peut-être qu'elle dit quelque chose d'important ? Java ne l'écoute toujours pas et sort sa Gemme de position pour la jeter discrètement sur la carte, ainsi qu'un morceau de crayon cassé.
▬ Alors ? Qu'est-ce que t'en dis ? Pas mal, hein ?
▬ Ouaip. Attends, j'prends des notes.
Sous le regard perplexe de l'ennemie, Java s'accroupit et fait une croix là où sa gemme de position est tombée. Elle plie ensuite le papier et active son tatouage de rangement pour y mettre la carte marquée, sa gemme, et son p'tit bout de crayon.
Maintenant, y a plus qu'à s'amuser.
Un coup d'oeil sur le côté lui permit de réaliser que Java s'était de nouveau dédoublée. Chassant de son esprit les multiples questions métaphysiques qui lui venaient sur la mort potentielle de l'un des clones de la lieutenant, l'hybride fléchit sur ses appuis, réprimant le frisson qui lui parcourait l'échine. D'un bond, aussi soudain que l'offensive du clone de Java qui fut son déclencheur, le garde aux prunelles d'or s'élança vers le haut, ses ailes se déployant largement prenant le relais, pour le porter bien au-dessus de la cime des arbres en quelques secondes. Secondes qui suffirent à l'arbalétrier de recharger son arme, mais au son du cliquetis caractéristique de l'arbalète que l'on remonte et au sifflement du carreau qui fuse dans les airs, l'hybride pirouetta dans les airs, laissant le projectile se perdre dans les feuillages touffus des arbres environnants tandis que lui prenait le large sans plus de cérémonies, plusieurs dizaines de mètres au-dessus du sol.
Le vent cinglant son visage alors qu'il frayait dans les airs le plus rapidement possible en direction du Hameau Feuillu ne faisait qu'entretenir l'état de tension dans lequel son corps et son esprit étaient plongés. La douleur et le sang n'étaient que des préoccupations secondaires, tout comme l'éclat précieux des billes chassées par les deux Belluaires s'était atténué dans son esprit en laissant perdurer l'étrange exaltation que produisait le danger. Un danger qui ne semblait pas le poursuivre, à présent qu'il était hors d'atteinte, mais qui planait toujours sur celle qu'il avait laissée derrière, l'inquiétude qu'il éprouvait pour la lieutenant des Belluaires se muant peu à peu en une détermination claire : il suivrait les ordres, mais il ne laisserait pas Java mourir au sein de cette forêt sans lever le doigt.
Son arrivée dans le village ne fut guère des plus discrète. Perçant la canopée des arbres haut en produisant un fracas de feuilles et de branches malmenées, il fusa en piqué vers le sol, avant d'atterrir à quelques pas de son pauvre collègue qui s'était déjà occupé de prendre en charge le captif ramené par Java, l'aspergeant des feuilles et des pétales de fleurs que l'hybride avait embarqué pendant sa descente hâtif. Ne se formalisant pas du regard ébahi que lui jetait son collègue, il plongea sa main dans sa poche, pour en ressortir les billes, les maintenant fermement dans son poing serré en détournant légèrement le regard.
- Tiens moi ça, s'il te plaît. C'est de la part du Lieutenant Anggun. C'est des pièces à conviction, fais gaffe avec.
Bien que surpris, le garde tendit ses mains pour réceptionner les billes qu'Enkhisae laissa pleuvoir sur ses paumes, le regard toujours détourné, sa mâchoire légèrement crispée trahissant l'effort mental qu'il fournissait pour se défaire de telles possessions. La sensation de s'arracher une partie de lui-même de ses propres doigts n'était guère des plus agréables, mais la situation de Java revêtait bien plus d'importance que ces billes argentées.
- Merci. J'y retourne, le lieutenant a des ennuis.
Il ne laissa guère le temps à son collègue d'hésiter entre le « quoi ?! » et le « encore ?! », ses ailes se déployant à nouveau pour battre l'air et le propulser vers le haut, d'une impulsion soudaine, faisant à nouveau voler en tous sens feuilles et pétales de fleurs. Baissant les yeux sur son collègue confus en contrebas, il lui cria rapidement de brèves indications de direction, avant de s'éclipser à travers la canopée des arbres. Même surpris, son collègue comprendrait. Mais s'il dépêchait des renforts pour aller aider Java... Enkhisae avait la certitude d'être plus rapide que ces derniers. Ses ailes n'étaient en rien étrangères à la décision de l'affecter à la division des Tsi'Lys.
Aussi les fit-il battre les airs avec empressement, prenant le chemin inverse de celui qu'il avait emprunté quelques minutes plus tôt, fusant en ligne droite au-dessus des arbres, là où une cohorte de gardes terrestres auraient été retardées par les détours nécessaires imposés par la végétation dense de la forêt. Se fiant à sa mémoire pour tenter de retrouver l'emplacement du camp qu'ils avaient déniché, il se mit à tournoyer au-dessus des arbres, tel un oiseau de proie cherchant à repérer entre les branchages Java et les malfrats, la tâche cependant rendue difficile par l'épaisse couche de feuillage s'étendant au-dessus de lui. Et il se mit à faire ce qui aurait pu paraître insensé dans une telle situation.
Il siffla. Continuant de tournoyer dans les airs, il laissa échapper, à plusieurs reprise, un sifflement aigu et strident, imitant celui qu'un prédateur venu des cieux aurait pu avoir, ignorant cependant si une telle créature existait dans le biome de la Grande Forêt. Ignorant même si un tel sifflement appartenait à une quelconque créature, alors qu'il cherchait vaguement dans sa mémoire d'enfance au sein des montagnes au Nord d'Aryon, pour tenter d'imiter quelque chose de menaçant – car Lucy sait qu'il y a des choses menaçantes dans le grand Nord. Au mieux, il parviendrait peut-être à effrayer les malfrats. Au pire, il leur offrirait peut-être une distraction qui serait suffisante pour Java.
Le clone n'a pas eu de mal à remplir sa mission, puisque les bandits qui voulaient poursuivre Enkhisae se sont rabattus sur les bruits qui ravageaient leur camp. Elle disparaît lorsqu'elle est sûre de leur trajectoire, à l'opposé de celle qu'avait pris l'hybride. Java récupère ses souvenirs, puis remarque le sourire satisfait de la femme contre qui elle se battait.
▬ Merci de m'avoir aidée à rameuter les copains.
▬ J'ai mon p'tit charme, ça attire le chaland.
▬ Tu rigoleras moins quand on t'amènera au Quartier Général.
▬ Oula, on vient de se rencontrer, attendez un peu avant de me présenter à Beau-papa et Belle-maman !
Elle saute en l'air par réflexe en voyant un projectile se diriger vers sa jambe, et se rend compte après coup que c'est une Fléchette gros dodo. Dans son dos, un homme lève ses hachettes pour frapper, et quand elle rebondit sur le côté pour éviter les coups, la grosse épée qu'elle affrontait plus tôt s'abat à dix centimètres de son visage.
Java se concentre. Elle ne doit pas paniquer, elle a déjà affronté plusieurs personnes en même temps. Il faut qu'elle se concentre. Il y avait un ennemi armé de deux hachettes, plus vif au corps à corps, mais capable d'utiliser ses armes comme projectiles. Deux épéistes. Un arbalétrier. Un combattant non identifié équipé d'au moins une sarbacane. Cinq, comme les couchettes. Ca va être compliqué...
Un sifflement perçant détourne les regards. Ca sonne comme une harpie avec le nez bouché, ou peut être un genre d'aigle fatigué ? Java regarde vers le ciel, intriguée, comme tous les ennemis qui l'avaient rejoint. Un murmure circule parmi eux. Ils n'ont pas été assez prudents... Les anciens sont revenus punir la nouvelle génération... Mais non, ça doit être la dryade qu'ils ont vexé l'autre jour ! Java profite du chaos qui s'installe dans le petit groupe.
▬ Si vous vous barrez maintenant, vous s'rez peut-être pas chassés tout d'suite.
Elle tend son sabre devant elle, et fait mine de se préparer à accueillir un terrible adversaire.
▬ J'vous retrouverai. Dans cette vie ou la prochaine.
Le groupe échange quelques regards, puis s'enfuit en attrapant le plus de leurs affaires possibles. Dans le tas, un gros coffre qui se retrouve sur l'épaule de la première épéiste. Java les écoute courir jusqu'à ce qu'ils semblent hors de portée de vue et d'ouïe. Elle fait ensuite un petit sifflement modulé, un cri d'oiseau que les Tsi'lys connaissent bien.
« La voie est libre. »
qui pouvaient traverser l'esprit d'un garde novice, ce qu'il n'était plus réellement après dix ans de service. Et il se surprit ironiquement à penser qu'il avait bien plus d'aisance à contrôler de tels élans d'ardeurs imprudents que de se tirer de l'admiration de deux pierres précieuses se battant en duel.
Au bout de ce qui sembla être un temps interminable, l'hybride perçut enfin un indice de ce qu'il se passait en contrebas, sous la forme d'un sifflement bien plus modulé et bien moins ridicule que celui qui s'était échappé de ses propres lèvres quelques instants plus tôt. Marquant par ailleurs un léger temps de latence en entendant le sifflement venant du sol, Enkhisae cessa de tournoyer dans les airs, tâchant de se souvenir des éléments qui lui avaient été inculqués lors de son entrée dans la division des Tsi'lys, en réalité assez récente. Les messages codés n'étaient pas rares au sein de la garde, au contraire. Mais la pluralité des divisions et des régiments faisait qu'il n'y en avait pas deux similaires, et que quelqu'un qui s'amuserait à passer de régiments en régiments se verrait probablement apprendre l'équivalent de deux dictionnaires de langage codé.
Un soupir de soulagement franchit ses lèvres lorsque le sifflement fit enfin sens dans son esprit. Traversant doucement le couvert des arbres, il ne tarda pas à découvrir la lieutenante des Tsi'lys, un sabre dans la main, semblant se porter aussi bien que lorsqu'il l'avait quittée. Peut-être avait-il eu tort de s'inquiéter, ce qui ne l'empêcherait toutefois pas de faire à nouveau de même si une situation similaire se présentait à nouveau. Se posant à quelques pas de la jeune femme au teint hâlé, Enkhisae replia ses ailes en offrant un vague salut à sa supérieure, avant de parcourir les environs de son regard doré.
– Ravi de te revoir en un seul morceau. Est-ce que ça va ?
Le port confiant de la lieutenante laissait peu de doute quant à la réponse, mais la question avait franchi ses lèvres avant qu'il n'y réfléchisse réellement. Déjà, son regard s'arrêtait sur les affaires que les malfrats avaient laissé derrière eux, dans la précipitation. A première vue, rien qui ne sortait de l'ordinaire, pour autant il ne se garda pas de s'approcher des tentes malmenées par le combat de Java pour venir les soulever une à une du bout de la lance, au cas où elles recèlent quoi que ce soit de pertinent, avant de faire de s'intéresser aux caisses, en écartant les débris toujours de la pointe de sa lame.
Il n'y avait rien de particulier, pas même la moindre bille en argent qui aurait pu capturer le regard de l'hybride kapitaliste. Réprimant un élan de déception, le Belluaire ailé vint poser son regard sur les traces fraîchement laissées par les fuyards, qui n'avaient pas fait grand effort pour les couvrir, dans la précipitation. Peut-être tenait-il là une possibilité de reconversion professionnelle au cas où la Garde en ait un jour marre de sa présence au sein de ses rangs. Dragon théâtral qui fait peur.
– J'ai prévenu des gens. Des renforts devraient pas tarder à arriver. Est-ce qu'on les suit ou est-ce qu'on attend que les autres arrivent ?
Il marqua un léger instant d'hésitation, conscient que sa présence était liée à une légère entorse à l'ordre que Java lui avait donné plus tôt lorsqu'ils s'étaient retrouvés confrontés aux bandits. Quoique. Techniquement, il était retourné à la caserne, il avait remis ses éléments d'enquête à un collègue, et il n'avait pas attendu Java. Bon, d'accord, il était juste retourné la retrouver. Aucun mot supplémentaire ne franchit cependant ses lèvres, son regard alternant entre Java et la piste fraîchement laissée par les fuyards, attendant le jugement de la lieutenante.
▬ Tu t'es mis inutilement en danger, et même si ta stratégie a fonctionné, elle nous a fait perdre de précieuses informations. Mes ordres sont pas là pour faire joli, et c'était risqué de jouer les impulsifs sur ce coup.
Sa sévérité est sans appel – après tout, c'est aussi une partie importante de son rôle, de savoir imposer son autorité. Mais elle sait bien que c'est un brave petit gars, qu'il a tout donné, et qu'il veut bien faire à tout prix. La tendresse gagne, et son expression s'adoucit.
▬ Mais tu m'as sauvé l'cul, alors merci.
Elle lui ébouriffe les cheveux en rigolant, puis se tourne vers ce qui reste du campement. Elle sort sa carte de sa poche pour y noter la direction dans laquelle tous les bandits sont partis, et la montre à Enkhisae.
▬ On a mené une belle enquête quand même. Entre le matos qu'ils ont laissé, les cahiers de compte et les différents objets, on va restituer une partie de ce qui leur est dû au Hameau Feuillu : et surtout, on va avoir assez d'informations pour organiser une vraie arrestation.
Java annonce ensuite qu'elle préfère en profiter pour jeter un œil aux cargaisons laissées derrière, et éviter de laisser les renforts tomber dans un piège bêtement oublié. On sait jamais, il pourrait y avoir des choses dangereuses, là-dedans... Elle invite Enkhisae à la rejoindre dans son ouvrage, mais ne trouve rien de concluant. Une douzaine de gourde-fontaines, des chaussures de danse à paillettes, quelques potions...
▬ Rien à signaler.
Elle replace les objets, satisfaite, puis se retourne vers Enkhisae.
▬ On va attendre les renforts pour tout cataloguer, contacter les gens avec les bons pouvoirs et les compétences pour analyser nos trouvailles. Et après, on reviendra.
Elle lui montre sa carte avec un petit sourire.
▬ Faut tout faire dans l'ordre pour que la Commission soit contente. D'abord, on finit l'enquête. Ensuite, on organise l'arrestation. Tu vas m'aider, hein ? On devrait trouver une stratégie sympa avec ta p'tite technique où tu cries dans les airs...
Ses épaules s'affaissèrent légèrement, un pâle sourire s'étirant sur ses lèvres lorsque la jeune femme se tourna vers le reste du campement, le Belluaire retenant par ailleurs un soupir de lassitude et de soulagement mêlés. Suivant le regard de Java, il arqua un sourcil surpris en observant la carte de la jeune femme, aux ressources insoupçonnées – mais après tout, elle n'était pas Lieutenante pour rien. Notant mentalement les informations de la carte – au cas où – l'hybride s'affaira ensuite à contribuer à la vérification des caisses laissées derrière par les malfrats.
Rien de tel qu'un peu de travail manuel pour reposer l'esprit après l'excitation de la bataille et les remontrances amendées d'une supérieure. Telle fut sa pensée en ouvrant la première caisse, en écartant distraitement le cadre magique de grand maman d'une scribouilleuse qui s'était coincée dedans, mais le relâchement ne tarda pas à faire place à un certain ennui après le sixième thermos magique des plus banal mis de côté dans le tri. Songeant distraitement qu'il se trouvait tout de même là une certaine fortune d'objets magiques, Enkhisae referma la dernière caisse à vérifier, avant de rejoindre Java, partageant avec elle l'absence totale de danger dans les caisses, l'hybride prenant par ailleurs la liberté de s'asseoir sur l'une d'entre elles.
- Ca marche, chef... Java. Et je m'occuperais de la corvée de nettoyage des latrines de la caserne la semaine à venir, ou quelque chose comme ça, soupira-t-il.
Même s'il avait toujours fait de son mieux pour ne pas créer de vagues, il était tout de même familier avec les sanctions qui tombaient suite à des actes d'insubordination. Souvent causés par sa curiosité ou son impulsivité dans certaines situations. Mais s'il assumait sa décision de désobéir aux ordres, la petite pique moqueuse de la jeune femme ne tarda pas à faire légèrement s'empourprer les joues du Belluaire ailé.
- Je, euh... toussota-t-il. J'avais pas d'idées. Appelle ça l'improvisation du Nord.
Après tout, il avait vaguement cherché à imiter le sifflement menaçant d'une créature des Montagnes. Vaguement. Il fut néanmoins épargné du détail des explications lorsque déboulèrent des bois une dizaine de gardes, portant également l'insigne des Belluaires, l'hybride reconnaissant parmi eux celui qui avait été sa victime de largage express de pièces à conviction. Qu'il alla aider à organiser l'inventaire des biens volés dans un élan de remord sympathique, pendant que deux autres de ses collègues allèrent s'enquérir des détails des événements auprès de Java.
Un inventaire plus tard et l'explosion malencontreuse et maladroite d'un Arrozoar trempant la moitié des gardes présents, Enkhisae se retrouva finalement avec une caisse sur les bras, dans l'effort collectif de ramener au Hameau Feuillu l'ensemble des pièces à conviction trouvées au sein du campement des malfrats. Au moins la moitié de ses collègues se retrouvèrent chargés de manière similaire, si bien qu'il sentit qu'il se devait de poser la question qui brûlait les lèvres de chacun lorsqu'il tourna son regard doré vers Java :
- On rentre ?
Il n'avait d'ailleurs pas vraiment répondu à la question de Java quant à son implication prochaine dans l'arrestation des hors la loi sur lesquels l'enquête portait, mais à vrai dire... La réponse semblait être d'une évidence telle qu'il n'avait pas ressenti le besoin de la formuler.